Abstracts
Résumé
Institutionnalisée en 1986, la médecine palliative française est née d’une critique de la gestion hospitalière de la fin de vie. Les Unités de Soins Palliatifs (USP) sont des structures spécifiques pour les patients en phase avancée de maladies graves et incurables. Partant d’un travail ethnographique, nous nous centrerons sur les pratiques mises en oeuvre par l’équipe pour mettre en scène, en langage et en image les scansions du passage de patient à défunt. S’attarder sur le moment qui entoure le décès permettra d’analyser plus spécifiquement la scène post mortem et d’en interroger la ritualité et la sacralité pour montrer comment fonctionne cette double matérialisation architecturale et corporelle.
Mots-clés :
- Soins Palliatifs,
- Rituel funéraire,
- Architecture hospitalière,
- Toilette post mortem
Abstract
Established in 1986, French palliative medicine emerged as a response to criticism of the hospital management of end-of-life care. Palliative Care Units (PCUs) are specialized facilities for patients in the advanced stages of serious and incurable diseases. Drawing from ethnographic research, we will focus on the practices employed by the team to stage, in language and imagery, the transitions from patient to deceased. Examining the moments surrounding death will enable us to analyze the post-mortem scene more specifically and explore its ritualistic and sacred aspects, demonstrating how this dual architectural and corporeal materialization functions in tandem.
Keywords:
- Palliative Care,
- Funeral Ritual,
- Hospital Architecture,
- Post-Mortem Care
Resumen
Institucionalizada en 1986, la medicina paliativa francesa nació de una crítica a la gestión hospitalaria en el final de la vida. Las Unidades de Cuidados Paliativos (UCP) son estructuras específicas para los pacientes en fases avanzadas de enfermedad grave incurable. A partir de un trabajo etnográfico, nos centraremos en las prácticas implementadas por el equipo para escenificar, en lenguaje e imagen, las secuencias del paso de paciente a difunto. Detenerse en el momento que rodea el fallecimiento permitirá analizar más específicamente la escena post mortem e interrogar su ritualidad y sacralidad para mostrar cómo funciona esta doble materialización arquitectónica y corporal.
Palabras clave:
- Cuidados Paliativos,
- Ritual funerario,
- Arquitectura hospitalaria,
- Aseo post mortem
Article body
Les Unités de Soins Palliatifs et la mort annoncée
La médecine palliative française est née conjointement d’une critique de la gestion hospitalière du mourir et d’une autonomisation du temps de la fin de vie – un double phénomène qui s’amorce au sortir de la Seconde Guerre mondiale (Castra, 2003; Launay, 2019; Ollivier, 2021). Depuis son institutionnalisation en 1986, plusieurs plans de développement nationaux ont rendu hétérogène le champ palliatif. Les Unités de Soins Palliatifs (USP), premières structures à émerger, y conservent une place caractéristique : elles sont les seuls lieux clos qui accueillent spécifiquement des patients atteints de maladies graves dont l’évolution met en jeu le pronostic vital, c’est-à-dire des patients en phase avancée ou terminale avec un arrêt des traitements à visée curative. Bien que les USP ne soient pas à proprement parler « représentatives » du champ palliatif (son développement actuel favorisant les équipes mobiles en institutions et à domicile, et s’élargissant aux soins de support), elles y conservent une place centrale de coordination et de diffusion de la culture palliative.
Notre propos se centre donc ici sur une USP au sein de laquelle nous avons mené une enquête de type ethnographique. Nous avons pu observer sur une durée de trois mois les activités quotidiennes propres à chaque fonction de l’équipe pluridisciplinaire[1] ainsi que les différents temps collectifs (réunions, staffs, supervisions, repas, pause…). Après les deux premiers mois de présence, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs auprès des professionnelles et des bénévoles ainsi qu’avec l’architecte du lieu. Quatre ans plus tard, nous nous sommes rendue à plusieurs reprises dans le service pour réaliser une seconde vague d’entretiens. À l’instar des 164 USP en France, l’unité étudiée réserve sa capacité d’admission de 12 patients aux situations dites « les plus complexes ou difficiles ». Ainsi, l’unité a accueilli 232 patients en moyenne par an, atteints à près de 80 % de pathologies cancéreuses, pour une prise en charge de 17 jours en moyenne. Ils y ont été admis à environ 50 % pour un « accompagnement de fin de vie », à 25 % pour une « adaptation du traitement symptomatique » et à 25 % pour un « séjour de répit ». Pour autant, plus des deux tiers des hospitalisations (65 %) se sont conclues par un décès au sein de l’unité (soit de deux à trois décès à gérer par semaine pour l’équipe[2]).
Partant de la proposition foucaldienne de dégager les conditions d’émergence de la médecine moderne à partir de l’évolution de la spatialisation du regard médical, nous avons porté une attention particulière à la dimension spatiale de l’unité (architecture, topographie et ambiance). En effet, Michel Foucault décline, dans Naissance de la clinique, les trois niveaux de la spatialisation médicale : le premier renvoie à la configuration théorique du système pathologique, le deuxième à sa localisation dans le corps malade, le troisième à l’espace social et institutionnel de la gestion de la maladie. Les rapports que ces niveaux entretiennent, en particulier leur déconnexion/superposition, définissent une épistémè médicale particulière au fil de l’histoire. Pour Foucault, avec la médecine moderne, le corps mort devient le pivot de l’acquisition des savoirs anatomopathologiques, révélant alors l’invisible mieux que les symptômes, et loin de ne concerner que le cadavre et sa mort, le savoir ainsi obtenu vaut pour les vivants. Ce n’est donc pas tant l’ouverture des cadavres qui est le moment déterminant de la transformation du champ médical – l’autopsie se pratiquant bien avant –, mais plutôt l’expérience des liens entre les lésions organiques et les faits pathologiques faisant coïncider la maladie (espace primaire) et le corps du malade (espace secondaire).
La maladie se détache de la métaphysique du mal à laquelle, depuis des siècles, elle était apparentée; et elle trouve dans la visibilité de la mort la forme pleine où son contenu apparaît en termes positifs. Pensée par rapport à la nature, la maladie était l’inassignable négatif dont les causes, les formes, les manifestations ne s’offraient que de biais et sur un fond toujours aussi reculé; perçue par rapport à la mort, la maladie devient exhaustivement lisible, ouverte sans résidu à la dissection souveraine du langage et du regard. C’est lorsque la mort s’est intégrée épistémologiquement à l’expérience médicale que la maladie a pu se détacher de la contre-nature et prendre corps dans le corps des vivants.
Foucault, 2009 [1963], p. 200
La dichotomie vie/maladie, sur laquelle était fondée la médecine, se trouve dès lors modifiée par l’intégration d’un troisième terme, la mort, depuis lequel est née la positivité de la maladie : la santé (Foucault, 2009).
Au cours du XIXe siècle, la première forme de médicalisation de la mort, c’est-à-dire son intégration conceptuelle et la maîtrise croissante des processus biophysiologiques, se double d’une médicalisation du décès et de l’agonie, portée à son comble avec l’hospitalisation de la médecine au sortir de la Seconde Guerre mondiale (Carol, 2004). C’est au moment même où se stabilise l’hospitalisation de la fin de vie et des décès dans les années 1980 que la médecine palliative s’institutionnalise. Après une décennie de stabilisation des pratiques (Hardy, 2007), les premières formes de médicalisation de la mort s’articulent à celle de la fin de vie et, avec elle, celle de l’après-mort, qui réunit la destinée post mortem des défunts et le vécu des proches[3] endeuillés. Dès lors, le corps mort, non plus l’« anonyme » des planches anatomiques (Mandressi, 2013), est désormais entre les mains de professionnels qui n’avaient pas, jusqu’alors, pour fonction d’assurer le passage de vivant à défunt.
L’attention portée à la dimension spatiale de l’USP (Launay, 2019; Launay et Loute, 2023) a donc permis d’analyser la manière dont ce lieu a été pensé comme un dispositif de « lutte contre le tabou de la mort » et, par-là, d’annonce de la mort à venir[4]. Cela est d’autant plus vrai dans les USP qui ont bénéficié d’un bâtiment autonome et construit spécialement pour remplir cette mission; c’est le cas de 32 % des USP et de cette unité (64 % des USP sont installées dans des locaux hospitaliers réaménagés). Ainsi, le service fait circuler les corps en fonction de leur statut pour articuler les temporalités hétérogènes de la fin de vie, en façonnant les relations sociales, en investissant la subjectivité et en mettant en scène la mort annoncée (Launay, 2016). Une matérialisation de la mort par l’architecture et l’aménagement de l’espace vient se doubler d’une matérialisation par le corps dans les prises en charge. Ainsi, à partir de l’observation de Madame O., nous verrons comment son corps devient le lieu à partir duquel se tissent les liens (entre elle et ses proches par la médiation de l’équipe et entre les membres de l’équipe elle-même) et s’affirment les identités (de mort, d’endeuillés, de médiateur).
Préparer le corps et s’en séparer
La toilette post mortem de Madame O.
Alors que je prends ma pause déjeuner avec une partie de l’équipe, une aide-soignante fait irruption dans la salle de pause pour nous apprendre le décès de Madame O. Cette annonce inhabituelle provoque un silence. L’aide-soignante me regarde alors et lance avec ce que j’interprète comme une pointe de reproche, ou d’ironie, dans sa voix : « C’est toi qui as demandé à voir, t’es contente?! » Quelques jours auparavant, j’avais en effet pris la parole à la fin de la réunion hebdomadaire du personnel pour demander à demi-mot si je pouvais assister aux toilettes de présentation. Arrivée il y a un mois et demi à l’unité, mon intégration dans l’équipe se passait bien et le suivi des différentes professionnelles dans leurs tâches quotidiennes ne posait pas de souci particulier. Pourtant, je n’avais jamais été confrontée à la mort d’une personne et à la prise en charge qui s’ensuit.
Après l’interpellation de l’aide-soignante, je me lève, mal à l’aise[5], pour la suivre dans la chambre de Madame O. Ne sachant pas trop comment me comporter, je suis légèrement poussée par l’aide-soignante vers le mur qui fait face au lit; je m’y adosse donc. Plusieurs personnes entourent Madame O., allongée dans son lit. Une femme sort de la pièce en pleurant. La médecin présente enjoint alors les autres à se rendre avec elle dans le salon des familles. Une fois les proches et la médecin sortis de la chambre, il ne reste, dans la pièce, que moi et trois soignantes[6], qui s’affairent en silence.
Premier mouvement. Clore la chambre, dénuder le corps
Une des soignantes ferme doucement les paupières de Madame O. – ce geste de passer la main sur les yeux est systématique, y compris lorsque les paupières sont déjà closes ou mi-closes. Elle se retourne pour abaisser les volets roulants de la grande fenêtre qui offre à chaque chambre une vue sur le parc environnant, puis coupe le chauffage encore allumé en cette fin d’hiver[7].
Pendant ce temps, ses deux collègues ont retiré la couverture orange et bleue ainsi que le drap blanc qui recouvraient Madame O. L’une d’entre elles soulève délicatement sa tête pendant que l’autre retire son oreiller. Une quatrième[8] soignante est entrée dans la chambre avec un chariot qu’elle laisse sur le côté du lit. Elle prend une bassine, va la remplir d’eau dans la petite salle de bain attenante à la chambre et la dépose près du lit. Elle prend la pile de linge et ressort – elle fera ainsi plusieurs allers-retours entre la chambre et l’extérieur. Les deux soignantes qui s’occupent de Madame O. la déshabillent entièrement et lui enlèvent son alliance. Elles retirent ensuite la sonde urinaire, aspirent et nettoient les sécrétions qui s’écoulent.
Deuxième mouvement. Ranger la chambre, laver le corps
La première soignante effectue des va-et-vient de la chambre à la salle de bain pour évacuer les déchets, cacher le matériel médical, ranger et nettoyer la pièce principale au fur et à mesure de l’avancée de la toilette. Elle regroupe et trie les affaires dont elle dresse l’inventaire : celles que l’on jette, celles qui seront gardées à l’unité et celles qui seront remises à la famille.
Les deux soignantes affairées auprès du corps entament la toilette à l’aide d’un gant en coton blanc. Le visage, le cou, puis les mains sont soigneusement lavés. La bouche est nettoyée, la prothèse dentaire brossée, puis repositionnée. Le gant est passé plus rapidement sur les bras et le thorax, puis à nouveau plus soigneusement sur la région intime[9]. Une protection est mise pour éviter tout écoulement. Bras et jambes sont ensuite frictionnés pour rectifier la position incongrue prise par le corps au cours de l’agonie. Les membres sont disposés de manière rectiligne, les jambes serrées l’une contre l’autre et les bras le long du corps. Les ongles des mains sont ensuite nettoyés. Au cours de cette toilette, une soignante a rompu le silence en s’adressant doucement à Madame O. pour lui expliquer les gestes qui sont réalisés sur son corps, comme elle le fait habituellement lors des toilettes quotidiennes. Une mentonnière est calée entre le menton et la poitrine pour maintenir la bouche fermée.
Troisième mouvement. Aménager la chambre, habiller le corps
La toilette terminée, les soignantes changent la literie et le corps parfumé est revêtu des habits que portait Madame O. au début de son hospitalisation et qui avaient été remplacés par une chemise d’hôpital du fait de sa dégradation physique. Une soignante remet la bague de Madame O. à son doigt et appose un bracelet d’identification autour de sa cheville[10]. Les cheveux sont ensuite soigneusement coiffés et son visage légèrement maquillé, à la manière dont Madame O. aimait l’être.
Un oreiller propre est replacé sous la tête de Madame O. et son corps est recouvert d’un drap blanc qui monte sous les aisselles, tandis que les bras sont positionnés au-dessus de la literie. Une fois que le corps de Madame O. a été paré des attributs reflétant sa personnalité, un de ses livres est replacé sur la table de chevet[11]. Une soignante diminue la lumière en substituant à celle du tube néon de la gaine horizontale suspendue au-dessus de la tête de lit la petite lampe rouge placée sur la table de chevet, qui vient éclairer plus doucement le visage. Une soignante met en marche un diffuseur d’huile essentielle. Quelques chaises sont installées autour du lit pour que les proches puissent venir veiller le corps. Une soignante revient avec un vase contenant des fleurs. Après avoir jeté un dernier coup d’oeil sur l’ensemble, nous sortons toutes de la chambre. Je m’aperçois alors que quelqu’un a apposé sur la porte de la chambre un écriteau indiquant « Avant d’entrer s’adresser à l’équipe médicale ». Près d’une heure s’est écoulée[12].
Quatrième mouvement. Présentifier l’absence, se séparer du corps
À la sortie de la chambre, l’équipe se disperse. Une des soignantes s’éloigne pour rejoindre les proches dans le salon des familles et les inviter à venir se recueillir auprès de Madame O. Sa collègue va vérifier et terminer les papiers administratifs dans la salle de transmission. Une troisième allume une bougie électrique qu’elle place au bord de la fenêtre de la salle de transmission, de sorte que tout le monde puisse la voir; elle restera allumée jusqu’au départ du corps. La quatrième soignante se dirige vers la salle de pause.
Je n’assiste pas au départ du corps de Madame O., mais j’apprends que les transporteurs sont venus le lendemain matin en passant, comme à leur habitude, par l’arrière du bâtiment. L’équipe attend que les autres familles ne soient pas dans les couloirs et ferme les portes des chambres pour que le corps parte discrètement. L’agente des services hospitaliers va autant que possible accompagner le départ du corps, pour s’assurer qu’il ne soit pas malmené par les employés des pompes funèbres qui viennent le chercher :
Même quand le corps part, j’y vais toujours, souvent. Je vais aider les gars des pompes funèbres à emmener le corps. C’est bien d’être là aussi, voir s’ils respectent bien... Bon, la personne n’aura plus mal parce qu’elle est décédée, mais j’ai vu, des fois... sur le lit, il est là et la table est là et ils tirent comme ça [elle mime un corps secoué]... Faut quand même de l’aide, que le corps parte dans de bonnes conditions.
Agente des services hospitaliers, USP
Une période de vacuité de la chambre se prolonge 48 heures après le constat du décès : elle n’est pas réinvestie avant, et son nettoyage a généralement lieu le lendemain du décès[13].
La salle de présentation devenue un placard
À la suite de cette observation, j’interroge une aide-soignante sur la raison pour laquelle les toilettes post mortem ont eu lieu dans la chambre des patients, et non dans la « salle de présentation » prévue à cet effet; voici ce qu’elle me répond alors :
J’aime bien qu’elle reste quelque temps avant de... qu’on la transfère ou quoi... parce que... bien que je ne sois croyante qu’à 60 %, on dit que l’âme reste dans la chambre pendant quelques heures et que le corps a besoin, la personne a besoin de rester dans la chambre… pour que l’âme puisse s’en aller tranquillement et le fait de les bouger très rapidement ça peut perturber le… Mais, ça, c’est moi qui crois ça... mais au cas où…
Aide-soignante, USP
Si la plupart de ses collègues ne partagent pas la dimension spirituelle qu’elle évoque, les membres de l’équipe semblent unanimes sur leur préférence de ne pas bouger le corps du patient vers la salle de présentation. Plusieurs évoquent la préférence des familles, voire leur demande explicite de garder le corps dans la chambre du patient pour maintenir une continuité : mêmes murs, mêmes objets, même chaise sur laquelle on s’asseyait de son vivant. En regard, la chambre de présentation est souvent décrite comme solennelle et froide – de température comme d’ambiance. Dans les faits, le choix n’est souvent pas présenté comme tel aux proches (en trois mois de présence continue, je n’ai jamais entendu l’équipe leur laisser explicitement le choix du lieu d’exposition du corps). Il est probable que la plupart des proches ne songent même pas à la question, voire ignorent jusqu’à l’existence de la pièce. Une anecdote relatée par une des médecins va même à l’encontre de ces justifications, le déplacement du corps dans la salle ayant permis à la famille de mieux prendre acte du décès, selon les dires même des proches.
Cette volonté de continuité dans la prise en charge cohabite avec un ensemble de gestes et de mots qui viennent, au contraire, marquer la rupture que provoque le décès dans la prise en charge. Pour mieux saisir cet apparent paradoxe et ses enjeux, il est intéressant de revenir à la construction même de l’unité et à ses dispositions spatiales.
Du projet architectural aux usages
Dans les plans initiaux, l’architecte avait placé la salle de présentation des défunts, aussi nommée « salle du départ », au sous-sol du bâtiment (figures 1 et 2). Cela permettait d’y associer une chambre froide de plusieurs places et de faciliter l’arrivée des véhicules chargés de venir chercher les corps après le décès.
L’équipe initiale, constituée en vue de l’ouverture du service, a refusé ce projet considérant que cela matérialiserait trop brutalement une rupture dans la prise en charge :
Finalement, les personnels et tout le monde a dit : « Non, il vaut mieux que cela reste au même niveau parce que pour les familles de dire : “Je descends au sous-sol pour…” Non, il vaut mieux... » Voilà, ils ont pris l’habitude d’être dans un environnement, bon, ils vont aller au bout du couloir, mais ils vont être toujours dans cet environnement-là. Voilà, on ne leur dit pas à un moment : « Voilà, vous ne rentrez plus par en haut, vous rentrez par en bas pour... » Non, on reste dans le même… on reste dans la même histoire, c’est... : « Voilà, on a vécu… peut-être quelques semaines, quelques… dans cet endroit-là. » Le prolongement, il doit être à ce niveau-là, avec un même rapport aux espaces, on entre au même endroit, on ne part peut-être pas par la même porte, mais en tout cas, au moins, on rentre par la même porte.
Architecte, USP
L’architecte de l’unité a donc finalement intégré la salle de présentation dans le service lui-même, proche de la partie réservée aux professionnelles. Nous pouvons noter le traitement opposé et complémentaire des deux angles à la base du triangle que dessine l’unité : le renfoncement nord-ouest (qui est dès lors un espace extérieur) et l’avancée nord-est (de la salle de présentation, qui voit son extension circulaire dans le tracé des chemins et de la végétation à l’extérieur) semblent se répondre (figure 3).
Figure 3
Construit en quart de cercle, le mur arqué de la Salle des départs est percé de fenêtres allongées. Les vitres en verre dépoli diffusent une lumière naturelle et adoucie, à laquelle s’ajoutent des lampes murales indirectes. De hauts tabourets sur lesquels sont posées des fleurs encadrent la table réfrigérée centrale; en face, des chaises sont disposées le long du mur.
Plusieurs mois après mon terrain, au cours d’une visite à l’unité, je me suis rendu compte que l’équipe avait définitivement réaffecté la salle de présentation en espace de stockage, arguant du manque de place. Pourtant, l’architecte avait justement fait en sorte de pouvoir moduler l’espace si tel était le cas, en concertation avec l’équipe. L’équipe ne s’est pas saisie de cette possibilité. Les arguments hygiéniques, la facilitation des rituels religieux ou encore la volonté de laisser le choix à l’entourage n’ont pas tenu non plus. Ce refus est intéressant en ce qu’il décale le regard habituellement porté sur les espaces que constituent les USP, lorsque celles-ci se trouvent dans des bâtiments autonomes et construits en vue de cette fonction. Alors que ces bâtiments sont souvent regardés comme des espaces de recréation du sacré, l’attention se focalise souvent sur les attributs spatiaux plutôt que sur leur fonction et sur la spécificité des corps qui l’habitent.
Une architecture du sacré?
Vingt ans plus tôt qu’en France, les premiers services de médecine palliative ouvrent en Angleterre, puis au Canada. Les pionniers français se rendront dans ces deux pays pour se former et visiter les centres, tissant des liens communs. Ces établissements signent « le passage du privé à l’institution, d’une prise en charge qui s’effectuait traditionnellement dans le cadre familial » (Genyk, 2004). L’Agence Avant-Travaux se voit confier par l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris la réalisation de l’USP de l’hôpital Paul-Brousse à Villejuif, qui ouvrira ses portes en 1990. Première unité à être construite dans un bâtiment autonome, elle va marquer l’architecture et l’ambiance des USP françaises qui ouvriront à sa suite. Isabelle Genyk, qui en analyse les propriétés architecturales, défend la thèse qu’il s’agit là d’une production d’espaces sacrés : utilisation de formes géométriques isomorphes et centrées (cercle, carré…) qui constituent une imago mundi appelant à la recréation du monde; importance du centre, axe de communication entre le Ciel, la Terre et la région souterraine; matérialisation d’une rupture (faille, lumière, passage…); utilisation d’un symbolisme « universel » avec des références aux quatre éléments : l’eau, la terre, l’air et le feu (Genyk, 2006). Si ces aspects formels se retrouvent effectivement dans nombre d’USP, l’analyse qui en est faite n’est pas sans poser quelques difficultés. Mircea Eliade, sur lequel se base Isabelle Genyk, s’inscrit dans les approches exclusivement essentialistes ou substantialistes des symboles-types que Camille Tarot regroupe sous l’appellation des théories des symboles-réalités, selon lesquelles le sens d’une chose réside dans la forme ou dans la matière et ses propriétés sensibles (Eliade, 1965; Liégard et Tarot, 2010). Il n’est pas étonnant que la pensée d’Eliade trouve des échos significatifs dans la production contemporaine d’espaces en demande de sacré.
Lecteurs ou non, les concepteurs et architectes de lieux en lien direct avec le mourir et la mort baignent depuis les années 1980 dans cette atmosphère : le thème de la rupture, qui revient sans cesse – rupture avec la biomédecine, avec l’hôpital-machine, avec l’hyperfonctionnalité des espaces thérapeutiques et mortuaires –, les pousse à puiser dans des formes et des images qui appellent et rappellent le « sacré », d’où un usage profus de symboles-images, hâtivement qualifiés d’universels et dont on risque de faire des surinterprétations en les chargeant d’une sacralité substantielle. Si la question du sacré n’est pas à évacuer, elle semble moins tenir à la forme du service qu’à sa fonction. L’unité n’est pas en elle-même référentielle. Une analyse substantialiste évacue trop vite – ou masque – la question des corps et de la violence.
La scène post mortem d’hier à aujourd’hui : fantasmes et continuités
L’idée de « mort taboue », socle de la « culture palliative »
Dans les années 1970 et 1980, les pionniers du champ palliatif sont au fait des travaux en sciences humaines et sociales qui renouvellent le champ des études sur la mort, bien que leurs usages soient souvent extirpés des cadres premiers d’analyse. Florence Ollivier montre bien comment se véhicule, au cours de ces décennies, l’idée selon laquelle « la modernité » causerait une « perte du sens de la mort » (qui recoupe largement l’image de la mort hospitalière), basée sur une opposition plus ou moins explicite avec « les sociétés traditionnelles » (Ollivier, 2011). Ces dernières réunissent souvent confusément les sociétés de « l’ailleurs » et de « l’autrefois », marquant une volonté de retour à « l’origine » et à « l’authenticité » (Jolissaint, 2014) – volonté que l’on retrouve dans la tendance actuelle d’un retour de la fin de vie à domicile (Launay et Loute, 2023).
L’usage fréquent de ce « tabou de la mort » révèle en creux les représentations que les acteurs de la médecine palliative se font de la « mort familière d’autrefois » : prise en charge communautaire du mourant et des endeuillés, acceptation de la mort, symbolisation et ritualisation assurées par les institutions religieuses, événement « naturel » de la vie. Tel un mythe fondateur, cette « mort familière » viendrait se heurter au « tabou de la mort » qui, selon eux, se propagerait dans nos sociétés occidentales modernes, constituant le socle négatif de leur discipline : abandon social du mourant, déni psychique de la mort et perte de son sens collectif, artificialisation et non-respect du cycle « naturel » de la vie. Reprenant une à une les dimensions plurielles de la souffrance induite par le « tabou de la mort », la médecine palliative tente de mettre en place des processus pour y remédier (Launay, 2016). C’est donc en écho à la « mort familière d’autrefois » et en résistance à l’avènement de la « mort taboue » que se dessine une configuration palliative du mourir par des processus de socialisation, de subjectivation, de symbolisation et de naturalisation.
Partant de l’analyse d’une « crise du lien social », un certain nombre de professionnels exerçant dans le champ palliatif se réfèrent ainsi à la « mort d’autrefois » pour envisager leur travail comme la reconstruction d’un lien brisé :
Il fut un temps où, quand la personne décédait, il y avait la veillée, les gens venaient, il y avait un travail sur la mort… C’était tout un processus. Maintenant, tout est cassé […] Les gens ne sont pas préparés à ça et il n’y a pas tellement le processus de deuil. [Avec les soins palliatifs,] il y a tout un cheminement pour la personne et pour l’entourage. Nous, ça fait partie de notre travail… tout ça, tout ce qui manque maintenant [remettre] les choses à leur place : par exemple, il y a des enfants qui viennent voir leurs proches qui vont mourir et ils sont incapables de leur prendre la main, ils sont complètement paralysés, ils ne savent même pas quoi leur dire, ils sont complètement… sidérés.
Aide-soignante, USP
Les gestes et mises en scène autour de la fin de vie et du décès en USP sont imprégnés de cet imaginaire d’une perte d’un rapport familier à la mort.
La femme-qui-aide : celle qui fait les bébés et les morts
Yvonne Verdier nous offre dans son ouvrage Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, publié en 1979, une ethnographie des propos, des gestes et des fonctions des femmes dans un village français, Minot. Parmi les trois figures qui rythment la vie collective[14], il y a la femme-qui-aide, celle qui fait les bébés et les morts[15].
À la mort, c’est le même appel : la même femme, la-femme-qui-aide, « fait les morts ». La famille, nous dit-on, répugne à ce travail : « Ils ne le font pas, ils se retirent. » Et après nous avoir dit comment elle « faisait les bébés », Marcelline raconte tout uniment comment elle « fait les morts ».
On m’appelle dès qu’ils sont morts. Il faut laver le mort, le raser si c’est un homme, le coiffer bien; l’eau dont on s’est servi pour le laver, il faut la jeter au loin, pas dans l’évier, dans la rue. Ensuite, je l’habille en principe avec quelque chose de propre (les gens âgés tiennent prêt dans l’armoire leur habit de cérémonie, le costume de mariage ou la robe de lendemain de noce). Quand le mort est prêt, bien habillé, il faut un homme pour le soulever, le mettre dans le fauteuil pendant que je prépare le lit. On met un drap propre sur le lit d’où on a tout enlevé, sauf le sommier[16]; fallait prendre un drap, pas un drap neuf, non, un drap qui soit assez souple, ça prend moins de place dans le cercueil[17]. Ensuite, on réinstalle le mort sur son lit, on lui ferme les yeux, on lui ferme la bouche. On lui cache le visage avec une serviette ou un mouchoir blanc; on lui croise les mains sur le ventre, et on lui met un chapelet dessus avec un brin de buis. On le recouvre ensuite avec un autre drap blanc, un joli drap, bien fin, on le plisse bien. Pour le mettre au cercueil, on ôte le drap de dessus et on rabat celui du dessous par-dessus.
Le mort « bien arrangé », la femme-qui-aide se livre à tout un ménage mortuaire : fermer les fenêtres, les volets, couvrir le miroir d’un linge – blanc selon les uns, noir selon les autres – sinon il refléterait, retiendrait pourrait-on plutôt dire, éternellement le visage du mort, « on le verrait toute sa vie dedans parce que le miroir est généralement placé en face du lit ». On voile également aujourd’hui l’écran de télévision, surface qui évoque le miroir, capte, emporte, conduit vers des mondes lointains? Ou bien encore regard indiscret? Tous ces gestes attestent un souci de fermeture et tendent à interdire tout passage vers l’extérieur. Rien ne doit sortir de la chambre du mort, hormis, rappelons-le, l’eau qui a servi à sa toilette : jetée dehors, à la rue.
La femme-qui-aide arrête les horloges (on ne les remet en marche qu’après l’enterrement) et finit d’apprêter la chambre mortuaire en recouvrant la table de nuit d’une nappe blanche sur laquelle elle dispose un verre d’eau bénite où trempe une branche de buis. À côté, elle pose un christ et une bougie allumée[18]. On éteint les lumières électriques, on s’éclaire faiblement à la chandelle, on ne fait plus de feu. Toutes les activités domestiques des femmes de la maison sont suspendues : les parentes ne doivent ni cuisiner, ni laver, ni faire le ménage, surtout dans la chambre du mort. Une voisine vient préparer les repas, s’occuper de la maison, traire les vaches.
Le corps reste ainsi trois jours gisant et exposé en son enclos. « Il faut, nous dit-on, toujours quelqu’un avec le mort, qu’il ne soit pas seul jusqu’à son enterrement, mais la famille n’aime pas rester avec lui. » Le jour, les voisins passent, aspergent le mort d’eau bénite; ceux qui veulent le voir une dernière fois soulèvent le mouchoir. La nuit, la femme-qui-aide organise la veillée pour laquelle c’est encore la présence des voisins qui domine; ils se relaient toute la nuit. À minuit, elle fait le café, sert la goutte.
Aujourd’hui, on se plaint que les choses aient changé : « Maintenant, c’est terminé, la veillée, ça se fait encore un peu, en famille mais des étrangers n’iraient plus, alors qu’autrefois c’était tout à fait normal, on s’offrait à passer deux heures. Aujourd’hui la famille se couche et y a plus de voisins. » Le public de la mort s’est ainsi rétréci ces dernières années jusqu’à sa plus simple et symbolique expression, la femme-qui-aide : « Y a plus guère que la Marcelline qui va encore vers les morts; quand elle ne sera plus là, on se demande ce qu’on fera. »
Verdier, 1987, p. 101‑103
Isomorphie corps/espace
Tout se passe comme si la mise à nu du corps mort, notamment de ses ouvertures desquelles pourrait s’échapper quelque chose du mort, ne pouvait se faire que dans un espace clos. L’espace dans lequel repose un mort, du fait de ses effets de contamination (physiques et psychiques), devient une extension de son corps. Cette clôture vise à préserver l’état du corps du défunt en évitant la lumière directe du soleil, mais aussi à se protéger des regards extérieurs, tout comme, à l’inverse, à empêcher toute fuite vers le dehors[19]. De plus, si, à l’USP, les téléviseurs et les miroirs ne sont pas voilés, cela suscite des tensions et des questionnements (Launay, 2019; Sâles, 2005). Rien ne doit sortir de la chambre du mort[20]; rien ne doit sortir du mort.
La neutralité de l’espace et de la dépouille qui en découle permet une réappropriation de la mort par le groupe. La toilette est alors le moment charnière qui opère une purification du corps, suivie immédiatement de la fermeture de ses orifices. Les soignantes réalisent ensuite le chemin inverse par des gestes symétriques, du corps vers la chambre, en manifestant l’absence du sujet incarné par la présence d’attributs extérieurs de la personnalité dont elles ornementent le corps (maquillage, coiffure, habits, lunettes, perruque, parfum, etc.) et l’espace de repos (livre, musique, fleurs, photographies, etc.), restituant l’identité de la personne[21]. L’attention portée au visage et aux mains ainsi que leur accessibilité, en tant que support de l’identité, sont mises en lien avec la présentation du corps aux proches qui suivra la toilette post mortem et la possibilité pour eux d’avoir un dernier contact physique.
Dans les deux univers, la bougie tient une place importante. À l’unité, le passage de la lumière crue et uniforme des espaces hospitaliers, et en cela anonymisante, celle plus intimiste de la lampe de chevet permet de se focaliser sur le visage et de restituer une atmosphère d’avant la maladie, venant ainsi en remplacement du cierge traditionnellement allumé pour la veillée. On peut considérer comme un rappel de cet objet la bougie électrique allumée par l’équipe. Rapidement, à l’ouverture de l’unité, le personnel a changé la place de la bougie. D’abord allumée au centre de la table de réunion d’équipe (uniquement visible des professionnels et bénévoles), elle est déplacée au bout de quelques mois à un endroit depuis lequel elle est visible par tous, malgré le rejet par l’équipe des autres signes (habits sombres, couleur violette sur les murs, etc.) et des termes (comme « mourant », « cadavre », etc.) évoquant trop manifestement la mort, et cela, alors même que la visibilité de la bougie provoque chez certains proches et professionnels extérieurs à l’unité des réactions négatives : un recul, un rejet, un évitement, voire de l’agressivité. Si toutes les professionnelles sont attachées au geste, l’objet et sa symbolique connaissent des degrés d’investissement très variés selon les membres de l’équipe. Les visiteurs en comprennent d’emblée la signification, ce qui permet une certaine régulation des émotions, ou plutôt de leur expression, dans le service. La visibilisation de la bougie marquant la présence d’un mort dans le service a également pour fonction de sortir le décès de la sphère uniquement familiale pour venir concerner une collectivité. Une des différences notables est cependant la veillée qui, si elle succède pour les deux époques à la préparation du corps, ne convoque que les proches et les soignantes qui se sont occupées de la personne, et non le voisinage comme c’est le cas à Minot.
Contrairement au domicile, l’USP en tant qu’univers hospitalier a pour fonction d’accueillir successivement les patients. La période de vacuité qui succède au départ d’un corps vient alors signifier le caractère insubstituable de sa personne et des relations qui se sont nouées. La vacuité de la chambre semble surtout répondre à celle, précédente, du corps mort par le vide du lit. L’ouverture des fenêtres et la désinfection de la chambre clôturent la prise en charge en en effaçant la trace biologique, mais également symbolique : une fois parti, le mort doit être définitivement expulsé, au risque de revenir… Les agents de services hospitaliers ont un pouvoir régénérant en rendant un espace de nouveau neutre et prêt à accueillir d’autres personnes (Moréal de Brevans, 2020)[22]. La plupart des retours – majoritairement positifs – sont effectués sous forme de lettres, de dons ou d’appels téléphoniques; certaines personnes reviendront quelque temps après dans l’unité « dire bonjour », donner des nouvelles.
Scansions rituelles
Stabilisation. Acter le décès
Ainsi que le montre Marika Moisseeff, le raidissement du corps au moment du décès, en particulier des traits du visage et de l’expressivité, provoque un « inquiétant familier[23] » par la sensation d’une échappée de la subjectivité jusqu’alors incarnée par la personne vivante. La matérialité propre du cadavre et les phénomènes de décomposition qui le frappent entraînent des réactions viscérales de dégoût chez les vivants, faisant éprouver physiquement une « contiguïté entre le mort et le vivant ». Cette métamorphose donne au cadavre « la capacité de faire [et donc de faire faire] des choses aux vivants » (Moisseeff, 2016, p.265), lesquels doivent tout autant agir au nom du mort (assurer sa « dignité », respecter sa parole), pour le mort (lui assurer une place de défunt et donc s’en séparer), mais aussi contre lui (s’en protéger). La mort humaine est toujours provoquée – dès lors, le mort endosse un double rôle paradoxal : ennemi (on l’exclut) et allié (on le venge).
La corporéité humaine est toujours objet de fascination et de répulsion, faisant jouer la polarité du pur et de l’impur. Le mourant, en passant à l’état de cadavre, connaît deux états liminaux successifs, aux identités paradoxales. Dans ces deux cas, il est pris entre le monde des vivants et le monde des morts, sans pleinement appartenir ni à l’un ni à l’autre. Louis-Vincent Thomas relève des attitudes opposées et complémentaires d’éloignement du mourant du monde des vivants et de retenue du cadavre dans celui-ci, qu’il englobe sous le terme de « conduites oblatives ». Ces dernières, comme un refus de la séparation, traduisent « l’acharnement à prolonger l’illusion de la vie […] pour repousser l’échéance de la coupure » (Thomas, 1985, p. 147). « Au regard de l’imaginaire, le premier [le mourant] est déjà un peu dans la mort et le second [le cadavre] n’a pas tout à fait quitté la vie » (Thomas, 1985, p. 31). On peut nommer ici le fait que certaines soignantes maintiennent des pratiques qui visent à limiter l’intrusion dans la sphère intime des patients, comme le découvrement par partie du corps (Schrecker et Toupet, 2016) ou le fait de s’adresser à la personne en expliquant les gestes (Schrecker et Toupet, 2016; Launay, 2019; Drillaud, 2021). Cette oscillation du corps tout juste mort entre personne et chose se retrouve aussi sur le plan juridique (Iacub, 1999; Touzeil-Divina et Bouteille-Brigant, 2015). Mais, finalement, si le mourant doit être écarté du monde des vivants, le mort doit, lui, être définitivement sorti du monde des vivants.
Séparation. Contenir la contamination
Le caractère liminal du cadavre, a fortiori lorsqu’il est encore chaud et que son statut de corps mort n’est pas encore stabilisé, produit un effet de contamination sur l’espace qui l’entoure. On peut noter la division horizontale des tâches entre les soignantes : celle qui a plutôt la charge de l’aménagement de la pièce, deux autres de la préparation du corps et la quatrième qui assure les entrées/sorties. Pour contenir la contamination, on lave le corps et la pièce – « Laver, disait Louis-Vincent Thomas (1980, p. 82), c’est prévenir magiquement l’abjection de la pourriture ».
Au-delà de l’espace de la chambre, l’unité elle-même, du fait de ses prérogatives, est conçue et vécue comme un espace de délégation/relégation interne au champ médical et un espace de marge permettant d’assurer une transition entre les vivants et les morts (Launay, 2019). Ainsi, l’accompagnement de fin de vie jusqu’au décès semble répondre à trois visées : régler la sortie du mort, dont le passage doit être définitif; assurer celle de ses proches qui, s’ils connaissent un statut liminal au cours de leur période deuil, doivent quant à eux rester in fine du côté des vivants; y maintenir également les professionnelles qui, par leur statut d’actant, sont particulièrement menacées. Dès lors, la réaffectation de la salle de présentation rend plus claires les trois circulations-types qui sanctionnent les chemins que chacun doit pouvoir traverser. Ainsi, si tous se retrouvent dans les espaces internes de circulation, qui matérialisent l’entre-deux de la fin de vie, chacun entre et sort de l’espace par un itinéraire distinct (figure 4, schémas 1, 2 et 3).
Professionnelles et proches ont des circuits opposés. Les premières (schéma 1) arrivent par l’arrière du site, passent par les vestiaires du rez-de-chaussée, puis montent l’escalier qui donne sur la zone qui leur est strictement réservée; elles effectueront le chemin inverse à leur départ. Les proches (schéma 3) entrent par la porte principale et sortiront de même; après le décès; ceux qui poursuivent un suivi avec la psychologue ou l’assistante sociale ne sont pas obligés de pénétrer dans l’unité proprement dite (chemin pointillé rouge). Seuls les patients qui finissent leurs jours à l’unité connaissent un itinéraire dont la porte d’entrée est distincte de la sortie (schéma 2).
Médiation. Faire tiers entre le mort et ses proches
Dans la description d’Yvonne Verdier, la femme-qui-aide est une femme âgée, ménopausée. Elle hérite de sa fonction de manière privilégiée par sa mère. Elle agit seule, hormis l’intervention d’un homme pour le déplacement du corps du lit au fauteuil, et est bénévole, rémunérée en nature par des dons qui relève de « l’épicerie », c’est-à-dire par des choses qui ne peuvent s’obtenir que par l’argent – et non par des produits de la ferme, par exemple. À l’inverse, si les soignantes sont des femmes dans les faits, elles accèdent à cette fonction par une voie professionnelle : leurs habilités à la remplir ne sont pas liées à leurs caractéristiques personnelles, mais à la sanction d’un diplôme[24]. Elles sont rémunérées et exercent dans un collectif de travail.
Pour autant, Marceline comme les soignantes jouent un rôle de tiers entre le mort et ses proches. En effet, contrairement à une opinion répandue, les proches du mort n’entretiennent traditionnellement aucun contact « naturel » avec ce dernier. « La famille, nous dit-on, répugne à ce travail : “Ils ne le font pas, ils se retirent.” » (Verdier, 1987, p. 101) Bien au contraire, du fait de l’intimité partagée, ils sont les premiers menacés :
[Vis-à-vis du mort,] c’est l’entourage immédiat qui est vulnérable : il s’agit de se protéger de lui. La famille semble être spécialement visée, elle se met en retrait, et on « avance » les étrangers. Ceux-ci doivent, à l’inverse de ce qui se passe au baptême, se montrer nombreux à l’enterrement, formant à des degrés divers un écran protecteur. La femme-qui-aide, seule apte au contact, doit se montrer ici invulnérable.
Verdier, 1987, p. 104
C’est bien un collectif qui vient protéger les proches du mort : celui du voisinage, qui rejoint vite Marceline dans le cas de Minot, celui de l’équipe dans les USP[25]. Dans ce cas, les professionnelles jouent ce rôle de tiers de l’entrée dans la fin de vie jusqu’au décès, mais ce dernier vient en modifier les enjeux. En effet, au cours du séjour dans le service, l’enjeu principal des accompagnements, avec celui de soulager les souffrances, est alors de synchroniser les différentes temporalités propres au patient et à ses proches. Les USP peuvent ainsi être analysées comme les institutions qui viennent matérialiser la durée de la fin de vie. Les professionnelles cherchent ici à faire prendre le temps de mourir, pour donner le temps « de voir mourir » (Memmi, 2014) en oeuvrant à des rapprochements entre les patients et leur entourage, dont elles se font les tiers (Launay, 2019). Avec le décès, s’il s’agissait jusqu’alors de synchroniser les patients et leurs proches, il faut à présent les séparer pour que le mort rejoigne le monde des défunts et que les proches restent, eux, bien du côté des vivants.
Pacification. Polariser la violence
Au début des années 2000, sociologues et psychologues développent des réflexions à partir de leurs observations dans les structures palliatives, alors naissantes. Michel Castra (2003) mène notamment les premiers travaux de recherche sociologiques sur les pratiques professionnelles. Pour l’auteur, la survenue fréquente des décès en USP les inscrit dans une « routine », fabriquant « une mort banalisée, presque passée sous silence : les échanges sont peu nombreux, les réactions émotionnelles rares » (Castra, 2003, p. 324). Dans les discours tenus par les professionnels, il pointe une certaine « inversion des valeurs » : alors que la mort est a priori violente, dans les USP, sa proximité « est vécue comme un épisode exaltant et enrichissant où les spécialistes du mourir viennent permettre au mourant de s’accomplir pleinement. Cette imagerie naïve de la “belle mort” en soins palliatifs évacue son caractère violent, perturbateur et désorganisateur. La réalité de la mort est redéfinie comme potentiellement chargée de sens, d’émotion, douce, calme, sereine » (Ibid., p. 334‑335). L’auteur analyse la fonction de la mise en récit de telles « expériences idéalisées de la fin de vie » qui deviennent « le principal support de l’épanouissement personnel du travailleur et [qui] offre[nt] dans le même temps une image de soi plus positive ». Du côté de la psychanalyse, des auteurs comme Martine Derzelle (1998), Derzelle et Dabouis (2004) et Robert Higgins (2003) publient des analyses qui aboutissent à une même critique de ce « palliativement correct », qui génère, paradoxalement, plus de violence. S’il est vrai que ces normes et représentations traversent le champ palliatif, de ses origines à aujourd’hui, il nous semble que derrière cette « idéologie défensive » (Dejours, 1993) se trouvent des noeuds de tension peu étudiés au sujet de celles et ceux qui prennent en charge ces accompagnements particuliers.
Si les USP sont des espaces où la parole est centrale (réunions, staff, supervision…), il est aussi notable que quelque chose, à propos de la mort, ne se dit pas. Les soignantes sont nombreuses à évoquer un aspect qui leur est en grande partie spécifique du fait de leur proximité avec les corps et qui imprime, pour reprendre leurs mots, « des images » dont le caractère brut reste toujours en deçà des mots – certaines soignantes développent d’ailleurs des pratiques manuelles ou artistiques qui leur permettent de « faire du beau avec du moche » (Infirmière, USP), au-delà de la mise en parole.
Plus collectivement, il est très fréquent que les soignantes décrivent les morts, une fois préparés par leurs soins, comme devenus « beaux » – en mimant le sommeil des vivants (Urbain, 1978), en offrant une image « présentable et contrôlée » (Memmi, 2015) ou en effaçant les stigmates de la chosification du corps pour maintenir le statut de personne au défunt (Courtois, 2015); elles s’en réjouissent auprès des autres professionnels. Ces discours interrogent, voire heurtent les médecins et les psychologues, qui évitent autant que possible de rentrer dans la chambre d’un mort (Schrecker et Toupet, 2015; Launay, 2019; Drillaud, 2021). Ces professionnels estiment que leur rôle est de rester aux côtés des vivants (du patient jusqu’à son décès, puis des proches endeuillés).
Je n’ai pas ce besoin, enfin il est mort, voilà, on a fait notre travail d’une certaine façon, donc maintenant il y a les proches, faire un entretien avec la famille, oui, mais trouver un corps magnifique, un macchabée beau... ça me heurte, mais d’une violence terrible ! Je ne sais pas, c’est vraiment un truc qui me... à chaque fois qu’elle revient en disant : « Mais qu’est-ce qu’il est beau ! », c’est... je ne peux pas ! Enfin... la mort n’est pas belle, les proches à côté qui pleurent, ce n’est pas « beau » ! Enfin... c’est tellement antinomique, enfin tu peux mettre « mort » avec « magnifique » ou « mort » avec « beau »... Nan, mais ça me... je te jure, c’est un truc qui me...
Médecin, USP
Pour autant, les soignantes ne sont pas dupes quant aux pratiques de pacification qu’elles mettent elles-mêmes en oeuvre. Une aide-soignante évoque, par exemple, au sujet de la toilette et de son effet « apaisant » sur le corps (similaire aux sédations en fin de vie), une « illusion » derrière laquelle pourrait se cacher une souffrance (antérieure ou toujours là, mais masquée). Elles sont donc loin d’être « naïves » sur la réalité de la mort ou de dénier sa violence; il se joue ici la division du travail entre les médecins et les soignantes. Alors que les secondent doivent clore « une relation intime » (Schrecker et Toupet, 2015), les premières envisagent surtout leur rôle auprès des vivants : d’abord auprès du patient et de ses proches, dans un rôle médical de décryptage des symptômes et de leur mise en sens, puis d’annonceur des diagnostics et pronostics, suivis des prescriptions; ensuite, lorsque l’agonie et le décès ont lieu, les médecins semblent se tourner majoritairement vers les proches. La parole médicale étant chargée d’une forte légitimité sociale, ce sont les médecins qui endossent une fonction d’annonceur qui sanctionne les étapes du rituel. On y retrouve quelque chose de la division historique du travail à l’égard de la mort depuis la constitution du champ médical. En effet, même dans ces services consacrés à l’accompagnement des fins de vie, les médecins sont ici en retrait de la scène[26]. Les soignantes forment à ce titre « une équipe dans une équipe », dans laquelle on entrevoit les coulisses de la pacification de la fin de vie, où se joue à huis clos l’affrontement violent avec les morts[27].
L’autonomisation de la fin de vie et ses effets sur la ritualité
Sociologiquement, la prise en charge de la mort dans notre société a connu des évolutions majeures depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : changements démographiques (élévation de l’âge de la mort et augmentation du nombre de morts), temporels (prévalence des maladies chroniques qui étire et autonomise le temps de la fin de vie) et spatiaux (multiplication des lieux et déplacement de la mort vers les établissements de santé), et changement des acteurs en charge (laïcisation, professionnalisation et médicalisation). Ces évolutions ont notamment eu pour effet de recomposer la division du travail, les cadres rituels traditionnels et l’imaginaire de la mort individuelle comme collective. La focalisation du problème de la mort vers l’ici-bas, vers les contours de la fin de vie et de ses conditions, vient ainsi articuler, voire superposer deux champs : celui de la prise en charge de la mort et celui de la médecine.
Les USP viennent cristalliser un espace particulier de relégation/délégation du soin au mourant et créent ainsi, en interne, une matérialisation de la nouvelle phase que constitue la fin de vie. L’architecture hospitalière s’adapte aux nouvelles temporalités des pathologies chroniques et fonctionnelles qui amènent progressivement à resituer l’institution hospitalière, moins comme un espace « clos » que comme un établissement par lequel les malades transitent. La médecine curative est une pensée spatialisante qui proclame une supériorité du spatial sur le temporel. Elle opère un découpage du corps en de multiples espaces qui font écho à l’hyperspécialisation de la médecine hospitalière moderne. Ainsi, la médecine curative privilégie le regard localisateur dans le corps, le dialogue étant écourté au profit d’une projection spatiale et quantitative, afin de déceler la cause et de localiser le siège de la maladie. Au contraire, une vision temporelle des maladies met en avant les notions de période, de phase, de chronicisation, de temps intérieur du malade et de la mise en récit qu’il produit (Armstrong, 1984; Laplantine, 1993).
Pourtant, par-delà tous ces changements sociologiques, on observe une certaine permanence. Dans un contexte médical, la gestion du cadavre passe entre les mains de professionnels qui n’avaient structurellement pas, jusqu’aux années 1980, pour fonction d’assurer les passages que sont la naissance, la puberté et le décès. Et c’est au moment même où l’hospitalisation de la naissance et de la fin de vie se stabilise – mais aussi au moment où les pratiques médicochirurgicales et l’immobilisation induite par l’anesthésie générale banalisent les hospitalisations (Moisseeff, 2013) – que ces professionnels déploient un ensemble de pratiques rituelles. Le travail spécifique des soignantes, de l’agonie à l’exposition post mortem du corps, est à ce titre révélateur.
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Repenser ces nouvelles pratiques qui entourent la fin de vie depuis les pratiques effectuées sur et autour des mourants et des morts – et non depuis les religions institutionnalisées ou depuis un symbolisme détaché des pratiques – permet de repenser la ritualité par le bas (Tarot, 2008, p. 49-51). Dans cette perspective, deux phénomènes méritent particulièrement notre attention : d’une part, le dédoublement des toilettes mortuaires[28] semble lié à l’autonomisation du temps de la fin de vie, qui favorise la période prae mortem et, d’autre part, les évolutions concomitantes, bien que non concertées, qui touchent la naissance et le décès (Verdier, 1987; Memmi, 2014). En effet, l’allongement des temporalités du mourir (Castra, 2003), la multiplication des lieux de décès et des types de professionnels impliqués (Clavandier, 2009) a rendu complexes les trajectoires du sanitaire au funéraire. Arnold Van Gennep (1991) avait déjà repéré que, dans le cas de la prise en charge de la mort, on observe un dédoublement de la structure ternaire classique des rites de passage du fait qu’une phase de « marge est assez développée pour constituer une étape autonome » (p. 14). Cela devient d’autant plus évident du fait de l’autonomisation de la fin de vie. Deux rites de passage, pris en charge dans des lieux et par des acteurs différents, se superposent donc autour de l’événement pivot qu’est le décès : les rites du mourir, qui ont pour objet l’actualisation de la mutation d’être vivant en mort; les rites de l’après-mort, qui opèrent la métamorphose du cadavre en défunt. À l’heure où nos sociétés légifèrent et débattent sur l’ouverture d’un droit à une aide active à mourir, ces pratiques nous rappellent combien la mort est traversée de part en part par la question du pouvoir. Au fond, il s’agit toujours de savoir parmi ces substances, de la maladie, du poison et de la main qui l’a versé, laquelle porte la responsabilité du mal, laquelle transforme le malheur de la mort en délivrance, laquelle a tué[29]…
Appendices
Remerciements
Je tiens à remercier chaleureusement Célia Cristia et Marika Moisseeff, à qui cet article doit beaucoup.
Notes
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[1]
L’équipe est composée d’une trentaine de personnes : une médecin responsable, deux médecins, une cadre de santé, une dizaine d’infirmières, une dizaine d’aides-soignantes (dont l’une est également esthéticienne), une agente des services hospitaliers (ASH), une secrétaire médicale, une kinésithérapeute, une psychologue, une assistante sociale et quatre bénévoles d’accompagnement. L’ensemble des membres de l’équipe est ici féminisé en raison du fait que les professionnelles sont quasi uniquement des femmes.
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[2]
Ces chiffres sont très proches des moyennes nationales (Observatoire National de la Fin de Vie, 2013).
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[3]
En général, ce sont les membres statutaires de la famille qui sont présents lors de la fin de vie d’un patient et qui peuvent être proches du patient (au sens de liens électifs) ou non. Il arrive, plus rarement, que des amis, collègues ou voisins passent voir la personne hospitalisée.
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[4]
Cette attention forte à l’architecture du soin s’inscrit plus largement dans la conception de l’environnement comme agent thérapeutique, qui est née au début du xxe siècle à partir de l’expérience des sanatoriums et des hôpitaux psychiatriques (Garré, 2006; Grandvoinnet, 2014) avant de se diffuser progressivement à tous les espaces thérapeutiques. À la révolution hospitalière d’après-guerre, dont le soubassement est fonctionnaliste (Foucault, 1979), succède ainsi une autre dans les années 1980, « douce et progressive », qui repose tout autant sur la précédente qu’elle la dépasse (Violeau, 2004).
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[5]
Frédérique Drillaud (2021) évoque également son sentiment « d’imposture à vivre ce moment [d’observation d’une toilette post mortem] » à sa demande.
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[6]
Le terme « soignante » regroupe ici les professions paramédicales : kinésithérapeutes, infirmières et aides-soignantes.
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[7]
Cherry Schrecker et Lauréna Toupet (2016) relèvent que dans certains services palliatifs, le confinement de la chambre (fermeture de la porte, rabattage des volets, abaissement des lumières) débute dès l’agonie.
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[8]
Constance Moreal de Brevans constate sur son propre terrain (un service hospitalier mixte accueillant des patients en service de soin de suite et de réadaptation [SSR] gériatrique et en soins palliatifs [Lits Identifiés de Soins Palliatifs]) que les soignantes n’effectuent jamais la toilette post mortem à trois : cela porterait malheur à la plus jeune des trois (Moréal de Brevans, 2020). Pour leur part, Cherry Schrecker et Lauréna Toupet (2016) observent que dans l’USP étudiée, c’est un binôme d’aides-soignantes qui effectue la toilette post mortem.
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[9]
Les gestes des soignantes sont très proches de la toilette réalisée sur les patients vivants : le corps est débarrassé, à l’aide d’une eau tiède, de ses souillures visibles du haut vers le bas, soit du plus propre vers les zones plus sales. Comme au quotidien, elles n’utilisent pas de gant de protection à usage unique pour favoriser le contact cutané. La toilette d’un mort est toutefois plus rapide. En effet, lors des toilettes quotidiennes, les soignantes veillent à insister au niveau des plis naturels (aisselles, dessous des seins, aines, nombril, genoux, orteils, etc.), sièges de transpiration et d’irritation; sur une personne décédée, ces zones ne sont pas lavées ou le sont très rapidement. De même, alors que la toilette quotidienne est effectuée par zone du corps avec un découvrement/recouvrement successif afin de respecter la pudeur, le corps est ici entièrement dénudé. Cherry Schrecker et Lauréna Toupet (2016) relèvent, pour leur part, que certains services palliatifs conservent l’habitude d’un découvrement successif même avec les personnes décédées, mais qu’il est d’usage de porter des gants pour la toilette post mortem, contrairement aux toilettes avec les patients. Laurence Hardy (2007) décrit, elle, une toilette post mortem en sens inverse, partant « du bas du corps du défunt jusqu’au visage où les soins sont encore plus minutieux ».
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[10]
Le bracelet est mis à la cheville de manière à ce qu’il ne soit pas visible des proches. Frédérique Drillaud (2021) note également que, si dans le service palliatif étudié les soignantes posent le bracelet au poignet, elles attendent que les proches soient passés « dire un dernier au revoir ».
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[11]
Marika Moisseeff (2016) explore la matérialité paradoxale du corps mort, notamment comment ce dernier, en se figeant, perd sa capacité à incarner la personnalité et comment, dès lors, les attributs qui ont caractérisé une identité deviennent plus signifiants pour les personnes qui ont entretenu une relation d’intimité que le corps lui-même. Elle illustre cela à travers deux photographies. La première, intitulée « Ce qui lui ressemble encore », montre les vêtements d’une femme, du chapeau aux chaussures, disposés de sorte à reconstituer un corps allongé sur un lit. La deuxième, intitulée « Ce qui ne lui ressemble plus », montre le même lieu (un lit dans une chambre), mais c’est cette fois la femme âgée, dont l’expression du visage est figée, qui est allongée dans le même lit (Moisseeff, 2016).
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[12]
Frédérique Drillaud (2021) note aussi la durée d’une heure pour la toilette post mortem à laquelle elle a assisté dans un service palliatif.
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[13]
Ce système est commun à de nombreuses USP. La circulaire no DHOS/O2/2008/99 du 25 mars 2008 relative à l’organisation des soins palliatifs « recommande le respect d’un délai de décence après le décès d’un patient avant une nouvelle admission ». Cela change ces dernières années du fait des pressions économiques sur les services hospitaliers.
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[14]
Dans son ouvrage, Yvonne Verdier associe trois figures féminines – la couturière, la cuisinière, la femme-qui-aide – à trois fonctions – faire les jeunes filles et les mariées, faire les noces, faire les bébés et les morts –, à trois techniques – coudre, cuisiner, laver – et à trois moments de la vie – l’âge nubile, l’âge de la fécondité, l’âge de la ménopause. Ce travail est le fruit de la participation d’Yvonne Verdier à l’enquête collective sur le village de Minot, situé en Côte-d’Or, organisé par le Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, de l’EHESS et du CNRS (Verdier, 1987).
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[15]
Voir aussi les descriptions similaires offertes par Françoise Zonabend (1980) et Françoise Loux (1983).
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[16]
Note originale du texte d’Yvonne Verdier : les lits sont aujourd’hui équipés de sommiers et de matelas. Le matelas commence à s’introduire vers 1910, on le faisait refaire par le bourrelier après le décès. Auparavant, il y avait la « paillasse » de paille de seigle (sans sommier), on la brûlait.
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[17]
Note originale du texte d’Yvonne Verdier : c’est aussi, on le verra plus loin, pour que le mort ne soit pas trop empêtré dans son drap, qu’il puisse en sortir plus facilement.
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[18]
Note originale du texte d’Yvonne Verdier : autrefois, chaque famille possédait un cierge appelé le « cierge de famille » que l’on allumait à cette occasion. Il était béni le jour de la chandeleur. On l’allumait aussi pour se protéger de l’orage.
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[19]
Constance Moréal de Brevans a, elle, observé dans un service mixte de Soins de Suite et de Réadaptation et de Lits Identifiés de Soins Palliatifs que les opinions des soignantes divergent concernant l’ouverture/la fermeture des fenêtres : certaines estiment leur ouverture essentielle pour éliminer les odeurs, tandis que d’autres craignent que cela puisse altérer le corps (Moréal de Brevans, 2020).
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[20]
Seule l’attention portée à l’évacuation de l’eau par Marceline à l’extérieur de la maison ne se retrouve pas à l’USP. Elle est en effet, dans ce cas, jetée dans le lavabo, comme habituellement – cela tient peut-être au fait que l’USP, contrairement au domicile, est un espace dédié en grande partie à la fin de vie.
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[21]
Jean-Marie Gueullette (2008) note à ce propos : « Les soignants dont la première tâche avait souvent été, aux urgences, de dépouiller le malade de tout ce qui faisait de lui un être humain comme les autres, en lui enlevant ses vêtements, ses lunettes, etc., tiennent beaucoup, dans la toilette mortuaire, à faire d’une certaine manière le chemin inverse, afin que le dernier regard porté par les proches sur le défunt ne garde pas mémoire de leur intervention. » Frédérique Drillaud (2021) décrit également l’attention des soignantes à personnaliser la scène post mortem : fleurs, musique et parfum aimés par la personne de son vivant, objets intimes.
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[22]
Dans l’USP observée par Cherry Schrecker et Lauréna Toupet (2016), c’est un binôme d’aides-soignantes qui désinfecte la chambre après le départ du corps, binôme différent de celui qui a effectué la toilette post mortem.
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[23]
Expression freudienne (« Das Unheimliche ») initialement traduite en français par Marie Bonaparte (1933) en « inquiétante étrangeté », plus récemment retraduit en « l’inquiétant familier » (Freud et Hoffmann, 2011); cette nouvelle traduction appuyant précisément sur le paradoxe d’un familier qui devient menaçant – sous-entendant une révélation de ce qui devait rester caché ou d’une transgression.
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On observe toutefois une sélection de certaines « qualités » des professionnelles au recrutement, notamment pour les soignantes (Launay, 2019), et une mise à l’écart des « profils à risque » : « les candidats trop jeunes, les soignants ayant subi le deuil d’un proche trop récemment ou vécu un “deuil pathologique”, de même que les personnes atteintes d’un cancer » (Castra et Schepens, 2015).
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Il est d’ailleurs intéressant de voir les résistances à la volonté récente d’inclure les proches dans la toilette post mortem. Selon l’étude menée par Marion Broucke, infirmière exerçant en USP, compte tenu du stress induit par la toilette mortuaire chez les soignants, il paraît a priori difficile « de s’exposer au regard d’une famille alors que ce soin représente une charge émotionnelle déjà trop intense pour soi-même. La mise à distance des proches peut être expliquée comme un mécanisme de défense collectif. La famille est perçue comme faisant intrusion dans ce corps à corps » (Broucke, 2016, p. 30; voir aussi Gueulette, 2008; Wolf, 2012). Il apparaît que ce temps dévolu à la préparation du mort est un moment fortement chargé auquel il est difficile d’avoir accès sans être intronisé. L’accès que j’ai eu aux toilettes mortuaires semble à ce titre révélateur.
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Ceci est également noté par Cherry Schrecker et Lauréna Toupet (2016).
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Du fait de la forte charge émotionnelle, il est recommandé de ne pas laisser seule une professionnelle avec une personne décédée (Dupont et Macrez; Petrognani, 2007). Sur ces aspects, voir Launay (2019). On retrouve aussi ces enjeux émotionnels (de la peur au rire en passant par l’humour noir) chez le personnel des métiers du funéraire (Trompette et Caroly, 2004; Bernard, 2009; Wolf, 2012).
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Une première toilette est généralement effectuée tout juste après le décès dans les espaces hospitaliers ou médicosociaux qui ont pris en charge la fin de la vie du patient (Weber, 2008). Une seconde toilette est effectuée par les services funéraires; elle est parfois suivie de soins de conservation (Trompette et Caroly, 2004). Dans son article, Françoise Hardy (2007) proposait d’analyser les transformations récentes comme un remplacement successif de la toiletteuse, par l’infirmière, puis par les thanatopracteurs. Il semblerait avec le temps qu’il s’agit plutôt d’une démultiplication de ces rôles, bien que la figure rurale de la toiletteuse soit effectivement remplacée par des soignantes.
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C’est ce que Camille Tarot (2019) s’attache à articuler par la notion de pharmac/kologie, dont la mort privée ou collective fait toujours, tôt ou tard, tout l’horizon.
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Figure 3