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Je vois des gens qui sont morts… ils vont et ils viennent comme n’importe qui... ils ne se voient pas entre eux... ils ne voient que ce qu’ils ont envie de voir... ils ne savent pas qu’ils sont morts.

Cole Sear dans Sixième Sens

Un grand-père et son petit-fils discutent tranquillement dans une rue de Zeebruges (Beau Rivage, Basteyns, Beels et Nuyens, 2022); deux collègues plaisantent dans une voiture de police (River, Morgan, 2015); une jeune fille semble assister à sa propre autopsie (Beau Séjour, Basteyns et Beels, 2017); une jolie épouse écoute son mari philosopher (Balthazar); ou bien un étrange garçonnet nommé Victor saute du quatrième étage et réapparaît tout sourire devant la femme qu’il a « choisi » d’aimer (Les Revenants, Gobert, 2012-2015)…

Devant ces scènes, on ressent un indéfinissable malaise lié à leur difficile attribution générique : fantastique? rêve éveillé? délire d’une conscience malade? On comprend vite qu’elles montrent un mélange inédit de morts et de vivants, les uns sous forme de fantômes, les autres en train de communiquer avec eux ou, au contraire, de parfaitement ignorer leur présence – ce qui reste indiscernable à l’image, tant les codes du filmage spectral « grand public » ont évolué en quelques années, ou plus exactement tant l’acceptabilité collective d’une nouvelle codification esthétique s’est manifestée. Là où Mankiewicz, dans L’Aventure de madame Muir (1947), montrait encore des surimpressions, des halos iridescents, les cinéastes et les télécinéastes d’aujourd’hui ne recourent plus à ces subterfuges et alignent indifféremment acteurs incarnant les morts et ceux incarnant les vivants, dans une similitude troublante de représentation, ainsi que le rappelle Mireille Berton :

Parfois, le fantôme endosse des régimes de visibilité variables, susceptibles de changer au cours du récit et de s’adapter aux personnages qui auront un accès plus ou moins sélectif au monde de l’au-delà. Tandis que « l’inclination première des films ayant à mettre en scène des fantômes aura sans doute été d’accuser l’intangibilité, voire l’évanescence des corps spectraux », les films contemporains emploient les effets spéciaux avec davantage de parcimonie, de sorte à exploiter les potentialités narratives et dramaturgiques du spectre « pris dans le monde de la même manière que les vivants ».

Berton, 2021, p. 271

Bien sûr, l’angoissant Carnival of Souls de Herk Harvey (1962) propose déjà une version singulière des « souls » (spectres), puisqu’il s’agit de la survie problématique d’une jeune femme morte dans un accident de voiture… et qui, malgré tout, se croyant vivante, continue d’exister à l’identique de ce qu’elle a connu d’elle-même; mais l’homme blafard qui la poursuit relève bien, lui, d’une codification horrifique classique. Il est d’ailleurs à signaler une nouvelle version allemande de ce film, Yella, de Christian Petzold (2007). Pour le grand public, tout a peut-être vraiment commencé avec Sixième Sens de M. Night Shyamalan (1999), comme le signale encore Mireille Berton :

Ce « tournant spirituel » de l’horreur se nourrit des codes du ghost melodrama de manière à suggérer que la grille de lecture rationaliste ne permet pas de tout expliquer. Un enfant (ou un adolescent) se charge alors d’escorter un homme ou une femme sceptique dans la reconnaissance d’une réalité parallèle trop longtemps ignorée. Tom, dans La Maison des ombres, ou Cole Sear (Haley Joel Osment), dans Sixième Sens, jouent ce rôle d’intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts, obligeant les adultes à admettre l’indicible.

Berton, 2021, p. 271

Les séries télévisées ont alors relayé cette indifférenciation dans la vision : on est ainsi passé d’un usage « highbrow » (élitaire) à un usage « middlebrow » (populaire), quelquefois à l’intérieur de la même série (Dexter).

En effet, et particulièrement lorsqu’il s’agit d’enquêtes criminelles, les fantômes des victimes viennent assister à l’enquête, et même parfois discuter avec les policiers qui en sont chargés, à moins encore qu’ils ne se rencontrent entre eux, puisque le petit-fils et le grand-père dont il est question au début de cette étude sont tous les deux… morts; ce sont leurs fantômes qui devisent gravement, l’un devant apprendre à l’autre sa « nouvelle situation », comme dans le film Les Autres d’Alejandro Amenábar (2001). Le petit garçon l’ignore en effet et se demande à longueur de temps pourquoi personne ne répond à ses sollicitations, dans les cafés ou les salles de jeux d’arcade. Au fur et à mesure que son grand-père fait la paix avec des personnes de son passé, il disparaît aux yeux de celles-ci… ce qui est une façon de solder les comptes.

Ces nouvelles visualités marquent-elles une rupture esthétique et sémiotique majeure, ou une accentuation contemporaine généralisée d’un choix formel? En effet, l’imagerie gothique a longtemps tenu lieu de répertoire reconnu des effets de spectres, comme on peut encore le voir, plus ou moins parodique, dans La Famille Addams ou Ghostbusters; ce lexique visuel, hérité des romans noirs et frénétiques, propose châteaux lugubres, apparitions terrifiantes, bruits inquiétants et développements macabres, à l’instar de Dracula (Francis Ford Coppola) ou de Crimson Peak (Guillermo del Toro). Mais les « policiers fantômes » n’appartiennent pas à l’horreur; ils jouent plutôt les « sidekicks » affectueux et nostalgiques, rappelant régulièrement à ceux qu’ils hantent qu’ils seraient bien avisés de se débarrasser d’eux, pour se remettre à vivre, tout simplement.

Notre corpus priorisera les séries françaises (Sharko, Balthazar…), anglaises (River) et belges (Beau Séjour…), mais sans exclusivité afin d’exhausser ces représentations devenues massives de spectres familiers, comme si les conventions réalistes, qui présidaient aux séries policières plus encore qu’à d’autres types de fiction, cédaient devant la revendication de subjectivité « paranoïaque » des enquêteurs, choix scénaristique qu’on aurait pu juger risqué dans un pays aussi cartésien que, entre autres, la France; mais la mondialisation des imaginaires, la circulation rapide des modèles entre cinéma et sérialité, et la porosité constatée des genres et des poétiques semblent avoir eu raison de la rationalité implicite du polar en série, et c’est cette mutation que nous allons désormais scruter.

Nous interrogerons d’abord cette nouvelle sémantisation de la mort « de plain-pied », puis nous établirons une forme d’être-là de l’absence afin d’esquisser une pragmatique d’un sacré laïcisé où la présence des morts se démétaphorise pour devenir, comme dans le film Truly Madly Deeply (Minghella, 1990), une semi-résurrection improbable et transitoire, une nouvelle imagerie acceptable du deuil; par là, nous entendons une eschatologie qui n’excipe d’aucune religion particulière, mais qui permet en revanche une transcendance intime, personnelle, liée à sa seule histoire.

Froide pierre, calme pierre[1] : la mort de plain-pied

Si nous pensons que nous ne pouvons plus leur parler puisque nous n’aurions plus rien à leur dire et qu’ils se sont eux-mêmes définitivement tus, reste qu’ils nous parlent encore silencieusement.

Baudry, 1999, p. 15

De nombreuses grilles d’analyse peuvent être sollicitées, qu’elles soient plutôt philosophiques (Vinciane Despret, Jacques Derrida), historiques (Caroline Callard), psychanalytiques (Tisseron, encore Derrida), anthropologiques (Patrick Baudry), esthétiques (du Mesnildot) ou liées aux problématiques de réception (Alain Boillat…), comme le souligne Mireille Berton :

En France, donc, les travaux tendent à privilégier une lecture plutôt formaliste de la spectralité, en empruntant leurs outils à la philosophie, à l’esthétique et à l’anthropologie. Plus nombreux, les chercheurs anglo-saxons ont publié, depuis la fin des années 1990, une série d’ouvrages qui s’intéressent explicitement aux films de fantôme. Que l’optique choisie soit historique (Leeder), psychanalytique (Fowkes, Walker) ou thématique (Curtis, Kovacs, Ruffles), les auteurs développent des analyses de corpus […]. Ils analysent à des degrés divers les enjeux de la représentation filmique du fantôme, qui remet en question les frontières entre visible/invisible, matérialité/immatérialité, réalisme/imaginaire.

Berton, 2021, p. 42

L’objet de pensée que représentent ces « fantômes pas fantomatiques » mérite à notre sens l’étoilement de ces perspectives, à la fois esthétique, psychologique et évidemment formelle car, dans une épistémé tout interagit : le traitement (réel) de la mort, l’affaiblissement du sens du sacré, l’individualisation des espoirs et des désirs, le besoin de garder des liens avec ce qui n’est plus là… et une accoutumance significative à la grammaire plus sophistiquée du récit visuel. Quand les fantômes enquêtent, nous sommes confrontés à un traitement formel renouvelé de la mort et des morts, dans le cadre de séries à la convention pourtant réaliste, comme si la proposition illustrée par Shyamalan et Aménabar – encore que, dans ce cas, les fantômes soient invisibles sauf à d’autres fantômes – est devenue la norme. Nous étions certes parfaitement habitués aux anthologies revendiquées comme fantastiques, où morts et vivants échangent parfois laborieusement expérience et ressenti : on pourrait citer quasiment à l’infini des opus comme Afterlife (Volk, 2005-2006), où nous retrouvons à peu près la même tonalité inquiétante et les mêmes composantes formelles que dans Temps mort, une série de six courts métrages français (Frachon et Giraud, 2007) qui mettent en scène un thanatopracteur capable de communiquer avec les morts – élément que l’on trouvait déjà dans la série américaine Tru Calling : Compte à rebours (Feldman, 2003-2004).

Maud Desmet analyse d’ailleurs l’ironie tragique qui préside à l’évanescente présence des fantômes, envahissants ou obstinément absents :

Dans Intuitions [...], après s’être confrontée à des revenants durant tout le film, la medium se trouve enfin face à la froide abstraction de la pierre tombale de son mari, prête à accepter son invisibilité. Tous les morts visibles avec qui Annie est entrée en contact ne pouvaient la mener qu’à se trouver face à la disparition totale de l’être aimé qui est celui qui n’est pas là et ne revient jamais.

Desmet, 2016, p. 230

On ne peut non plus faire l’économie de iZombie, qui présente la vie post mortem d’une jeune assistante de médecin-légiste, contaminée lors d’une soirée tragique, et devenue, comme le titre l’indique… un zombie (Barbara Le Maître a consacré à ce type particulier de mort-vivant son texte Zombie, une fable anthropologique, 2016). Mais, dans ces séries, le fantastique induit est tout de suite présenté comme une donnée a priori, et ne prend donc pas longtemps au dépourvu. C’est, si l’on peut dire, la marque de fabrique de la série, et à ce titre, peu d’éléments exogènes aux prémisses viennent vraiment interrompre le déroulé de l’anecdote, jusqu’à ce que la multiplication incontrôlable des zombies détruise de fait l’équilibre et précipite l’apocalypse. Il en va tout à fait autrement dans quelques productions plus récentes, puisqu’au moment où la série commence, la situation nous est donnée comme parfaitement vraisemblable (quelle que soit la définition que l’on mette sous ce mot). Dans les séries franco-belges Beau Séjour ou Beau Rivage, rien ne vient distinguer les personnages morts des vivants, si ce n’est que certains les voient et d’autres pas, et que rapidement le procédé consistant à défamiliariser le spectateur finit par se systématiser et devenir simplement une des astuces de l’épisode.

La série River reste exemplaire à ce titre, car elle présente l’enquête quasi désespérée d’un policier britannique, John River (Stellan Skarsgård). Il a perdu sa collègue chérie, Stevie, dans des circonstances tragiques qu’il tente d’élucider, tout en la gardant auprès de lui sous forme de spectre résiduel que lui seul – et les téléspectateurs – peut voir[2]. Stevie aide à l’enquête, en inspirant à River des hypothèses et en constatant avec lui des impasses… mais elle est plus une muse qu’une détective classique, le défi interdisant que l’assassinée révèle le nom de son assassin. Elle a succombé à un meurtre brutal, et il va, seul, trouver la vérité. Une scène déchirante clôt l’histoire : il danse avec elle, sur le bitume luisant, en la prenant enfin dans ses bras; ceux qui assistent, médusés, à cette valse post mortem, où lui seul est visible, comprennent alors de quel amour il était capable. Une remarque cependant : puisque lui seul la « voit », les plans qui ne sont pas directement perçus par sa conscience ne devraient jamais la montrer; or (insouciance du réalisateur? flottement de l’attribution perceptive?) quelques plans la montrent quand même, à l’intérieur de la voiture, mais vue de l’extérieur, autrement dit, directement par le spectateur. Cette légère anomalie de point de vue contribue à laisser flotter l’indécision : qui voit? qui est vu? Mais l’image filmique n’est-elle pas toujours/déjà un conservatoire de fantômes? Jacques Derrida en témoigne tout au long de ses écrits, en particulier dans Spectres de Marx (1993) et dans Trace, archive, image et art, et plus généralement dans sa convocation constante du « fantôme » comme figure psychique majeure. C’est pourquoi, sur le plan de la « feintise ludique », la sémiotique des séries induit une forme de continuum entre les formats culturels d’hier (feuilletons, récits populaires, colportages) et les fictions d’anticipation spéculative qui portent les fantômes. La réalisation de la série Dexter est donc passée, en huit ans (2006-2013), de la représentation traditionnelle du spectre du père (aura lumineuse, décalage chromatique, insistance réitérée sur le vrai « vide » du siège passager) aux visions finales complètement banalisées (Harry assis à côté de son fils, comme si de rien n’était).

Cette convention désormais actée semble montrer que les producteurs font de plus en plus confiance à l’intelligence du spectateur et à ses possibles interrogations métaphysiques, inséparables d’une mutation du rapport occidental à la mort et aux morts. Moins on meurt chez soi, au vu de tous, et plus les fictions entérinent une forme de coprésence, de côtoiement qui perdure, thème actualisé également dans Six Feet Under, où le fantôme de Nathan, l’un des fils Fisher, vient hanter les lieux avec constance. Ces séries télévisées, pour modeste que soit leur ambition anthropologique et humaniste, fournissent quand même quelques essais de cohabitation et de coexistence, encore inouïs et rarissimes il y a une vingtaine d’années. C’est ce que rappelle Monica Venturi-Desportes à propos de iZombie :

Un médecin légiste, Ravi Chakrabarti, [...] ami des zombies, se positionne comme le véritable faber de leur résurrection. La morgue, puisqu’elle est à la fois laboratoire d’étude de cadavres et lieu d’expérimentation de recherches pour le retour à la vie, acquiert la fonction oxymorique de lieu de mort et de lieu de vie (ou plutôt de retour à la vie).

Venturi-Delporte, 2021

Ces directions, dont les choix à la fois formels et philosophiques dessinent une sorte de pensée continuiste de la vie et de la mort, éveillent à la vie fictive aussi bien revenants (en corps), zombies effarés, vampires bouleversants et fantômes douloureux. Cinéma, séries et romans se font les conservatoires de ces imaginaires « propositions de survie », parallèles aux existences normales, et témoignent tous d’un lancinant besoin de continuer, coûte que coûte, l’histoire interrompue : « Par où commencer pour bien raconter une histoire? » Cette question, Vinciane Despret la pose à différentes reprises dans son récent essai, Les Morts à l’oeuvre (2023), prolongement d’un travail engagé avec Au bonheur des morts (2015) sur la manière dont les morts peuvent faire agir « ceux qui restent » :

Celui qui m’avait demandé de le faire, Xavier Douroux, est mort. Il disait simplement : il y a eu des oeuvres qui ont été commandées au nom de morts et ces morts sont devenus nos morts en commun. [...] toi qui as travaillé sur ce que les morts font faire aux vivants, est-ce que ça ne vaudrait pas la peine que tu ailles voir de ce côté-là?

Stélandre, 2013

Comme une forme de proposition canonique (ou comme une réponse fictionnelle aux interrogations de V. Despret), Beau Séjour a immédiatement suscité une forte charité herméneutique. On le comprend à l’énoncé ainsi du synopsis : Kato, une adolescente assassinée, recherche son meurtrier dans une campagne hors du temps, le Limbourg semi-rural… Entre fantastique et naturalisme, la série ressemble à un cauchemar (et parfois aussi à une blague de collégien), puisque dans la lumière blafarde d’une morgue, une jeune fille assiste à sa propre autopsie[3]. Kato guide alors le spectateur dans une atmosphère nauséeuse de conte métaphysique noir : 

L’hôtel Beau Séjour existe réellement, explique Nathalie Basteyns, coréalisatrice de la série avec Kaat Beels : « Nous ne voulions pas que Kato soit un fantôme, qu’elle puisse traverser les murs et faire des choses surnaturelles. Il fallait que les spectateurs puissent s’identifier à elle, et que les acteurs jouent de manière très spontanée, crédible. »

Marzolf, 2017

Il est tentant de contredire les créatrices, en notant qu’il s’agit tout de même bien d’un fantôme – certes sans drap, chaînes et hurlements sinistres, mais spectralement présent/absent, perçu avec stupeur par certains, ignoré par le plus grand nombre. Se voir et se savoir fantôme est une chose, mais interagir entre morts et vivants informe un grand pan de la littérature policière parapsychique. Ce qui tranche et apporte le novum, c’est le choix de faire « visualiser » ensemble d’impossibles états de réel, comme le démontre l’analyse de Beau Séjour, par exemple par le chercheur Benjamin Campion (« Beau Séjour, un whodunit flamand dont la victime devient une figure active de l’investigation », à paraître en 2024[4]); celui-ci note l’ambiguïté fondamentale qu’il y a à montrer l’interaction entre un fantôme et l’univers postulé comme réel; il signale que l’emprise de Kato sur les êtres et les choses n’est d’ailleurs pas fortuite, comme l’illustrent ses retrouvailles avec sa mère, au cours desquelles elle jette une pile de feuilles de papier en l’air, avant qu’un cut ne les fasse réapparaître sur le bureau comme si de rien n’était… Ce qui présuppose en même temps une action et une inaction, en deux plans : Kato apparaît debout dans le jardin, le visage maculé de sang, épuisée d’avoir fui la chambre d’hôtel dans lequel gît son double putrescent, traversé la forêt attenante et tenté de faire du stop sans parvenir à attirer l’attention des chauffeurs engoncés dans leur routine quotidienne. Kato se trouve prise dans un déconcertant paradoxe : trop présente car ostensiblement absente, absente bien qu’ostensiblement présente. Meurtri à double titre, son corps porte les stigmates de son assassinat, mais aussi de ses efforts désespérés pour s’y soustraire et rejoindre les siens, car, selon B. Campion :

Marquée par les épreuves endurées, Kato pose la tête sur l’épaule de sa mère comme elle l’a fait lors de leurs premières « retrouvailles », puis à de nombreuses reprises par la suite. [...] Absorbée par le passé, enrobée d’une époque révolue, Kato ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Mais un souvenir tenace.

Cette apparition rappelle celle du fils d’Asako Adachi, mère dévastée par le viol et le meurtre de la petite Emiri, dans le dernier épisode de la mini-série japonaise Shokuzai (WOWOW, 2012, 01x05). Stéphane du Mesnildot (Fantômes du cinéma japonais, 2011) y voyait le signe d’un remplacement ponctuel de notre regard par celui d’un être insoupçonné, autrement dit ni hétérodiégétique ni intradiégétique, à la fois objectivation d’une manifestation de l’au-delà et refus d’une prise en charge subjective du phénomène. À cet égard, il est tentant de citer le cas de Mister Robot et de Fight Club : qui voit quoi? Dès que l’on quitte le champ de conscience du héros, la vision doit s’effacer, même si on sait que le film Fight Club, par ailleurs, appartient au « genre » du mind-game-film (selon Thomas Elsaesser) ou du puzzle film (selon Warren Buckland), oeuvres où la question de l’ambiguïté perceptive est traitée de manière sensiblement différente par rapport aux films-séries mettant en scène des morts-fantômes qui s’ignorent. Quant au geek de Mister Robot, sa conscience flotte aux confins de la folie, où il reconstruit une fiction réparatrice pour guérir des abus de son père… Il s’agit plus d’un délire que d’une hantise, mais seul le dernier épisode lève le voile sur la solution.

Pour en revenir à l’enquête de Kato, parallèle à celle des autres instances policières, elle débouche vite sur un paradoxe cruel; résoudre son meurtre, c’est s’autoriser à partir pour de bon… « T’as pas peur de disparaître? », lui demandera par la suite Charlie Vinken en évoquant la potentielle résolution finale (01x06). La réponse est bien entendu : si! La « monstration » du fantôme est d’ailleurs ici détaillée par Benjamin Campion dans ces termes :

La dichotomie entre les modes perceptifs des proches de Kato et des spectateurs que nous sommes est clairement établie par le raccord d’images continues filmées selon un angle différent, avec ou sans la défunte selon les cas. Ainsi de cet enchaînement A/B/A’ (01x01) montrant Kato serrer sa mère dans ses bras, de dos, en plan rapproché (A), puis Kristel tenter en vain de l’appeler au téléphone, latéralement, en plan moyen (B), puis de nouveau Kato la serrer dans ses bras, toujours en plan rapproché, mais cette fois-ci selon une perspective latérale (A’). La distance fait disparaître Kato – manière purement esthétique de nous indiquer que c’est en s’éloignant de sa fille que Kristel l’a perdue, bien avant que la mort ne les sépare.

Anecdotiquement, il est remarquable que la plupart des séries envisagées soient franco-belges, et souvent écrites, sinon réalisées, par des femmes; y a-t-il là un combo facilitateur pour ce type de fiction « à spectres »? La mention méritait en tout cas d’être portée.

L’expérience fantôme : être-là dans l’infranchissable distance… (Alain Charreyre-Méjean)

Le fait d’être morte ne rend pas la personne clairvoyante, c’est la leçon que les séries contemporaines thématisent à l’envi : dans la série fantastique Medium créée par Glenn Gordon Caron (2005-2010), avec Patricia Arquette, ou Ghost Whisperer créée par John Gray (2005-2010), avec Jennifer Love Hewitt – quelques-uns des plus célèbres opus du moment –, les morts ont désespérément besoin des vivants pour accepter leur fin, prendre congé de ce monde et partir en paix… Autre scansion funèbre, le film Hypnose, tiré du roman Échos de Richard Matheson, se place à l’intersection des deux genres : la parapsychologie fait jeu égal avec le réalisme, et l’interprétation du héros Tom Witzky, par Kevin Bacon, suffit à « hanter » l’oeuvre, et à rendre crédibles les visites du fantôme de la jeune fille qui s’en remet à lui. Déclencheurs d’enquête plus qu’enquêteurs en tant que tels, les spectres signalent le besoin de restauration, la nécessité d’une justice; ils objectivent, par la solennité de leur intenable présence, le refus de l’oubli et l’urgence d’une réponse. Ces messagers psychopompes, chargés d’accompagner l’accomplissement d’un deuil qui ne peut se faire sans le départ définitif du défunt, ont un lien qui semble fort avec l’univers policier de Matheson. Les séries les plus populaires et les plus scientifiquement « pointues » ne se détournent d’ailleurs nullement d’un certain kitsch macabre, comme Maud Desmet le développe dans son ouvrage :

Certains épisodes hors normes osent même l’actualisation de ce fantasme comme le parodique « Petits meurtres entre collègues » (Les Experts, saison 8, épisode 8). On y assiste à une autopsie loufoque dans laquelle le cadavre se met à parler notamment pour rectifier l’estimation de son âge que donne le légiste. « Drôle d’endroit pour des rencontres » va plus loin encore : deux femmes mortes s’éveillent et se mettent à discuter entre elles dans la morgue, elles expriment leur déception de se trouver là plutôt que dans l’au-delà, mais lorsque le crime de chacune est élucidé elles retournent paisiblement au trépas. [...] Cinq cadavres s’éveillent dans la morgue. Ils se racontent chacun leur histoire personnelle sans que les enquêteurs sachent rien de leur réveil.

Desmet, 2016, p. 70

Par leurs spécificités narratives et leurs héros à la personnalité limite, les fictions criminelles sont souvent comparables à un pays où survivraient les morts, ou du moins leurs fantômes, puisque c’est par exemple dans Vortex (Slimane-Baptiste Berhoun) qu’un policier revoit, dans une reconstitution informatique poussée – de type Anacrim[5] – la plage où vient d’avoir lieu un meurtre… qui est aussi le lieu où sa première épouse s’est tuée il y des années de cela. Or elle est là, ramenée par une science futuriste qui fait revivre le jour de sa disparition. Que faire? remonter le temps pour l’empêcher de mourir? et supprimer du coup sa femme actuelle et leur enfant?

Plus conforme au canon « policier » traditionnel, Syndrome(E) (Laure de Butler) raconte l’histoire du commandant Franck Sharko, dont l’enfant et l’épouse font partie des victimes de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice. On retrouve à peu près la même structure narrative dans la série Mentalist (Heller), à ceci près que l’enquêteur Patrick Jane, lui, refuse de toutes ses forces ce qui serait une fausse consolation, plus cruelle encore que la perte, ce que commente Maud Desmet :

Dans « l’art du mensonge » (Mentalist, saison 4, épisode 23), alors que Jane est en train de se recueillir sur les tombes de sa femme et de sa fille, une fillette blonde de huit ans vient vers lui pour lui parler. Elle a l’âge qu’avait, on le suppose, Charlotte lorsqu’elle a été assassinée, c’est-à-dire environ huit ans. [...] [D]ans « La tête d’ailleurs » (Mentalist, saison 5, épisode 2), Charlotte prend l’apparence d’une jeune fille de dix-sept ans sortie de l’imagination de Jane. Lorsque l’adolescente lui annonce qu’elle est sa fille, l’enquêteur lui répond froidement : « Tu n’es pas ma fille. Ma fille est morte. J’ai trouvé son corps. »

Desmet, 2016, p. 234

Peu différente semble être l’histoire de Raphael Balthazar, héros de la série éponyme et brillant légiste (Clothilde Jamin et Clélia Constantine). Depuis l’assassinat épouvantable de son épouse Lise Castel, il vit avec le fantôme de cette dernière, incapable de renoncer à elle[6]. À la fois symbole et symptôme d’un attachement toxique au passé, ces spectres aimables et familiers bloquent la marche en avant d’une vie qui veut reprendre, mais s’alimentent aussi de cette mémoire absolue, avant de sombrer dans le néant qui, à chaque fois, finit par triompher : trouver l’assassin de Lise est une seule et même chose que de trouver un faux nouvel amour, peut-être une épouse… et tout voir s’effondrer dans le sang, une nouvelle fois. Pourtant, en provoquant le dialogue (intérieur!), les spectres favorisent l’enquête, puisque leurs objections permettent, comme la maïeutique ou le pilpul juif qui procèdent par détours métaphoriques et apologues illustratifs, d’avancer dans la résolution des mystères; lieutenants venus d’un autre monde, les fantômes sont « l’ami imaginaire » de chacun, rendu manifeste par les codes de représentation du cinéma, mais qui ne fait que traduire en visualité ce qui reste de l’ordre de la rumination solitaire.

Quant au vieux policier désoeuvré et à la jeune morte de The Sinner (Simonds et Hammesfahr, 2021, saison 4), ils entrent en relation télépathique, et se guident mutuellement vers la résolution du drame[7]. Les policiers sont de fait plus exposés aux morts violentes (collègues en danger pendant les interventions, famille menacée comme outil de chantage, terrorisme), c’est pourquoi ils sont surreprésentés dans nos corpora. Cependant, ils s’adossent aussi à une certaine tradition culturelle de l’étrange et du parapsychique : les revenants y sont « comme chez eux », se mêlant à l’intrigue à la façon d’un épisode d’Afterlife (Volk, 2005-2006).

C’est pourquoi au-delà de l’esthétique de la surprise liée au choc contre-intuitif des termes, les significations génériques, idéologiques, stylistiques et transmédiatiques du surgissement multiplement observé, dans nos fictions, de cette « clinique du fantôme » (Le psychisme à l’épreuve des générations, Tisseron, 2012) entérinent à la fois la fin globale des terreurs irrationnelles et la confiance dans les capacités déductives des spectateurs. En effet, à travers les images de la crypte et du fantôme, les contributeurs réunis par Tisseron s’efforcent d’analyser le rôle, en vue d’une cure psychique, des « spectres générationnels » qui hantent chacun, au gré des transmissions incomplètes et des secrets inavoués – et qui contrarient ou anémient le lien social. On en retrouve la transposition fictionnelle dans le grand memento mori sériel, Twin Peaks (Lynch et Frost, 1990-1991, 2017), qui prolonge sur plus de vingt années ses harmoniques funestes, refusant l’extinction de l’histoire au point de ressusciter celle qui pourtant a marqué, de son visage glacé à la surhumaine beauté, l’imaginaire de toute une époque : on sera aidé par la réflexion de Jessica Villaroig dans Qui n’a pas tué Laura Palmer – réflexion qui l’amène à rappeler de fait le traitement lynchien du fantôme :

Laura erre donc depuis longtemps sur les ruines de la mélancolie. Elle ne fait que changer de nom de famille et la Laura Hunt d’Otto Preminger en 1944 signe, bien avant la série de David Lynch, la persistance du retour de la morte pour qui le héros dans la première partie du film développe une sorte de passion nécrophile. À mi-chemin entre Écho et Eurydice, l’aura de Laura nimbe les lieux mélancoliques du manque et de la perte, elle hante autant qu’elle possède, bien au-delà des limites de la réalité des oeuvres dans lesquelles elle apparaît, puis disparaît.

Villaroig, 2021

Nous pourrions alors constater que la sérialité fantastique propose en effet, depuis une vingtaine d’années, une riche distribution de spectres ignorant l’être, vivant une vie modelée sur celle d’avant (vélo, jeux d’arcade, lieux familiers, rencontre avec les proches) dans une incompréhension de plus en plus terrifiée, puis avec une résignation soulagée quand tout se dissipe enfin – y compris eux-mêmes (Kato, Eugénie, Lise, Malcolm, Grace, Maurice, Jasper, Anne, Nicholas…). Investiguer sur leur propre mort assure le liage entre la violence de l’achèvement et l’acceptation du devenir, quel qu’il soit. Si l’on voulait historiciser ce corpus séminal – qui, d’une certaine façon, répond à la question des uchronistes « What if... » –, on pourrait y lire une réponse socialement acceptable, car purement rêveuse, à un double phénomène : le recul de l’orthodoxie religieuse et l’avancée des recherches transhumanistes, pourvoyeuses de promesses d’éternité. L’historienne Caroline Callard a d’ailleurs traité de ce sujet dans son ouvrage Le temps des fantômes, Spectralités d’Ancien Régime XVIe-XVIIe siècle, dans lequel elle éclaire la place, centrale dans l’Europe de la première modernité, des fantômes qui peuplent maisons et tribunaux, et qui prolifèrent indépendamment du registre de la superstition. Aujourd’hui aussi, regarder des séries policières et en parler ensemble pendant des années (ou des saisons) favorise une praxis collective qui consiste en cette « conversation mondiale », que Sandra Laugier défend dans ses textes théoriques, si bien qu’au sentiment généralement admis du « You never know », les fantômes sériels proposent des modèles, des schémas de comportements et de réactions, des questionnements inédits, comme dans Les revenants; ils appartiennent de toute façon à la mort, et repartent un jour comme ils sont venus, sans savoir pourquoi… Notons encore la grande proximité des histoires de fantômes et des techniques d’enregistrement qui pérennisent et « éternisent » l’instant fugace, d’où, sans doute, la prolifération des scénarios de « K7 » maudites et de films mortels, comme dans The Ring; les supports numériques captent les fantômes et les restituent au pire moment, comme pour le pauvre Vincent, patient de Malcolm dans Sixième sens, dont seule l’écoute attentive et doublement post mortem révèle les hantises qui le terrifiaient et le rendaient impuissant. Là encore, l’analyse de Mireille Berton est précieuse pour ressaisir le parallélisme entre enregistrement et spectralité :

Aussi Sixième Sens est-il doublement « métafictionnel » : non seulement il manipule le voir et le savoir spectatoriels, comme le remarque Alain Boillat, mais encore il enseigne que les médias audiovisuels font toujours la promesse d’une immortalité par la technique. […] Le film invite donc les spectateurs à envisager les médias audiovisuels dans leur fonction d’inscription de l’invisible et de moyen de communication avec les morts.

Berton, 2011

On se souvient alors du roman de Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, où un savant un peu fou filme la femme qu’il aime, la tuant au passage, mais l’éternisant par sa passion dans une sorte de « préhologramme »; la même angoisse diffuse et déstabilisante nappe également les romans de l’Américaine Laura Kasischke, elle aussi grande pourvoyeuse de fantômes contemporains.

Cependant, s’il est un cas plutôt rare, c’est bien celui des ressuscités « absolus », gardant toutes leurs spécificités et leurs besoins humains, mais ramenés d’entre les morts pour accomplir la plupart du temps une mission dont ils ne distinguent pas clairement les contours, et qu’ils regretteront même d’avoir à assumer[8]. Alors, sans procéder à une archéologie (ou à une anthropologie) des savoirs sériels comme le proposerait sans doute Yves Citton, on peut faire remonter à l’onde de choc propagée par Lost (Lieber, Abrams et Lindelof, 2004-2010) la capillarisation du thème spectral, jusque-là présent mais éparpillé, secondarisé[9]. On reconnaît là une fois de plus le schéma porteur des Revenants de Fabrice Gobert, dont la série est strictement contemporaine; il n’en reste pas moins que cette soudaine « concurrence » de morts-vivants enquêteurs est sans doute symptomatique d’un discours que la société occidentale désire se tenir à elle-même, sur elle-même. C’est ce que nous allons évoquer maintenant.

« Tous ceux qui errent ne sont pas perdus » (Tolkien) 

La figure du fantôme est avant tout un appel au changement. En cumulant trois forces : celle du fantasme, du fantôme et du revenant, Laura la « mal morte » agit sur les personnages de la série qui sont tous en mutation identitaire et forcés au changement, ce qui démultiplie les potentialités sérielles car le spectateur s’attache, au-delà d’un jugement moral, à suivre plusieurs destinées simultanées.

Villaroig, 2021

Si nous avons brièvement évoqué d’autres manifestations fantastiques, liées au retour des morts (zombies, vampires…), c’est pour montrer l’effet réticulaire du thème, qui contamine de nombreuses figures archétypiques du fantastique, et par là-même des modalités narratives, romanesques et filmiques; il est par exemple difficile de voir dans les personnages de Gobert des « entités désincarnées », puisque certains font l’amour à des vivantes, en ont des bébés, etc. ; ils excipent néanmoins du motif de la réanimation de cadavres, dont ils gardent des séquelles de plus en plus prégnantes (lésions, blessures envenimées, délabrement proche de celui d’un zombie); sans doute que cerner les conditions de ce retour au sein d’un dispositif narratif – dont le principe même est, pour le dire sommairement, la réitération d’un schéma qui s’étend pour durer et dure pour s’étendre (Besson, 2015), peut amener à mettre en abyme les mécanismes de réception de l’attachement sériel, puisque le spectateur « ressuscite » lui aussi à chaque saison. En outre, la ludo-diégèse y est pour beaucoup, en ranimant régulièrement des vies terminées et des êtres disparus, mais le revenant, matériel ou immatériel, symbolise fréquemment ce « lien faible » qui oeuvre dans l’ombre à la reproductibilité filmique; ainsi le biais fantomatique élu repose-t-il sur une sorte de rethématisation du message de la philosophe Vinciane Despret, qui, dans une réflexion consacrée aux nouvelles formes du deuil contemporain, interprète les phénomènes de hantise comme des signes socioculturels, ce qu’étaient déjà, sous de tout autres habillages mentaux et formels, les spectres du Moyen-âge européen  :

Les indices abondent, notre relation aux défunts est peut-être en train de changer et ce que les psychothérapeutes nous disent qu’il faut entendre sous la notion de deuil pourrait bien devoir subir quelques aménagements. […] Une thématique commune traverse nombre de […] séries : les morts s’obstinent à rester parce qu’ils attendent quelque chose des vivants.

Despret, 2008

Elle rejoint par cet aspect tout un compendium de propositions critiques qui se rapportent grosso modo à la pensée de Jacques Derrida, comme l’entretien mené avec Adolfo Vera le rappelle nettement :

L’expérience cinématographique appartient, de part en part, à la spectralité, que je relie à tout ce qu’on a pu dire du spectre en psychanalyse – ou à la nature même de la trace. Le spectre, ni vivant ni mort, est au centre de certains de mes écrits, et c’est en cela que, pour moi, une pensée du cinéma serait peut-être possible […]. Le cinéma peut mettre en scène la fantomalité presque frontalement, certes, comme une tradition du cinéma fantastique, les films de vampires ou de revenants, certaines oeuvres d’Hitchcock. Il faut distinguer cela de la structure de part en part spectrale de l’image cinématographique. Tout spectateur, lors d’une séance, se met en communication avec un travail de l’inconscient qui, par définition, peut être rapproché du travail de la hantise selon Freud. Il appelle cela ce qui est « étrangement familier » (unheimlich) [...].

Vera, 2014

L’histoire du spiritisme, fortement documentée par Mireille Berton, Caroline Callard ou Guillaume Cuchet, rejoint asymptotiquement l’histoire du filmage des fantômes, comme l’évoque ici M. Berton :

Grâce au mouvement spirite, la maison hantée devient, on l’a vu, un territoire de retrouvailles possibles entre morts et vivants. Pour ses défenseurs, le spiritisme apparaît « à la fois comme une science expérimentale et comme une religion véritablement universelle » qui permet de « prouver à nos sens si limités l’immortalité de l’âme et la survivance ». C’est pourquoi, « il console ceux qui pleurent un être cher en leur montrant dans la mort éphémère le prélude à d’autres vies », s’enthousiasme un rédacteur de La Revue spirite fondée par Allan Kardec. Selon ce dernier, il n’y a pas lieu de craindre les maisons hantées car elles sont d’abord le signe d’un attachement des esprits aux personnes aimées.

Berton, 2011

C’est exactement le cas dans Beau Rivage, série jumelle de Beau Séjour (même équipe, même technique promotionnelle) : un vieux commandant de marine flamand, Maurice Terlinck, se réveille en hurlant sur le pont de son voilier le « Beau Séjour », joli clin d’oeil à la série d’origine – en pleine tempête au large de Zeebruges… pour voir son corps pendu au mât. Son spectre, de retour à terre, va essayer d’en savoir plus, et des indices le guident immédiatement vers sa famille, qu’il a quittée depuis sept ans. Lui est persuadé qu’il ne s’est pas suicidé, et veut découvrir son meurtrier : est-ce l’une de ses trois filles, avec lesquelles il entretenait des rapports houleux? Ou l’un de ses gendres? Son investigation va être profondément perturbée par la survenue d’un autre meurtre, celui de son petit-fils Jasper. À partir de là, ce n’est plus un, mais deux fantômes qui vont enquêter sur leurs décès, et tout se complique, car si les membres de son clan peuvent converser avec Maurice, lui seul peut voir son petit compagnon d’infortune. Et ce duo improbable de héros morts-vivants va traquer les traces de leurs assassins, zombies sillonnant en voiture, la nuit, les rues désertes de Zeebruges… jusqu’au dénouement multiplement compliqué. Daniel Larangé[10] y perçoit d’ailleurs une nouvelle investigation du réel… irréalisé – ce qui, à ses yeux, constitue le renouveau pas entièrement maîtrisé des topoï du genre :

Elle [la série] met en scène des fantômes qui enquêtent sur leur propre décès. La seconde saison (2021) se concentre sur une famille représentative de la société bourgeoise belge de langue néerlandaise de Zeebruges. [...] Il s’agit de mener une investigation sur la présence « d’une finitude qui n’en finit pas » caractéristique d’une postmodernité cherchant à s’affranchir de son passé sans y parvenir dans la paix et l’harmonie.

Larangé, à paraître, 2024

Il s’agit en effet de régler post mortem toutes les questions restées en suspens, ce qui renvoie au désir de bien des survivants subissant la mort d’un proche comme le suspens éternel d’une résolution désormais impossible, et pourtant ardemment et désespérément souhaitée. Plus d’une fois, d’ailleurs, on pense aux analyses de M. Desmet sur une oeuvre thématiquement très proche :

Lovely Bones (Peter Jackson, 2010), exemple frappant en la matière. Entre drame familial, teen movie et thriller, le film est une adaptation du livre à succès d’Alice Sebold¸ La Nostalgie de l’ange (2002). L’histoire est celle de Suzie Salmon, jeune adolescente violée et assassinée par son voisin, qui observe de l’au-delà la façon dont sa famille et ses amies essaient de survivre à sa mort. […] L’excentricité assumée de même que la représentation stéréotypée de la jeune fille morte – elle apparait à son père sous une forme ectoplasmique – semblent être des réponses démesurées à la peur du caractère invisible et abstrait de la mort.

Desmet, 2016, p. 226-227

Enfants fantômes, enfant medium : le lien consubstantiel entre l’enfance et les fantômes est constamment rappelé, par exemple, par une remarque sur Anne, la fille de Grace dans Les Autres : « [...] le personnage d’Anne lui-même qui correspond parfaitement au stéréotype de l’enfant médium : il s’agit d’une fillette à l’orée de la puberté qui affirme être en contact avec des fantômes. C’est pourquoi on pourrait penser qu’elle attire à elle les spectres. » (Berton, 2011) Medium innocent traversé par des énergies auxquelles il ne résiste pas, l’enfant go-between se retrouve aussi bien du côté du positif (Shining, de S. King) que du maléfique (L’Exorciste, W. Friedkin); et, de fait, le seul à voir réellement les fantômes dans Les Autres, c’est Victor, le fils de la famille récemment installée là où furent perpétrés les meurtres et le suicide, exactement comme dans Visions (Isker, Le Guillou et Dega, 2022). Cette série met en scène un (ou plusieurs?) tueur d’enfants et les victimes qui, après leur mort, surgissent littéralement dans la chambre, ou la baignoire, du petit Diégo. Celui-ci devient à son corps défendant le principal vecteur de l’enquête, traducteur souvent mutique de la souffrance et de la peur des victimes, qui n’ont plus que lui pour manifester encore une fois leur savoir imprécis sur le déroulement des crimes; certaines scènes sont copiées-collées de Sixième Sens, mais ce qui compte ici, c’est le filmage, sans apprêt, de ces âmes perdues. Une petite fille dans sa chambre se retourne et le regarde… et lui sait qu’elle est morte. Le plan suivant voit la porte s’ouvrir et sa mère entrer : il n’y a jamais eu personne. Ainsi, et comme le suggère Tinam Bordage, « il n’est nullement difficile de faire bondir un spectateur de son siège avec une succession de jumpscares primaires, et cette redondance lasse finalement une bonne partie du public. Imprégner le spectateur avec une réelle atmosphère et des idées s’avère nettement plus compliqué mais aussi plus efficace pour faire perdurer le sentiment d’horreur » (Bordage, 2023). C’est que l’enquête post mortem s’est popularisée, et que le tabou de l’animation de la mort a cédé; et c’est presque sans surprise que nous – le public – comprenons, après coup, que la tendre et prévenante épouse d’Alexis Michalik (William) dans Une histoire d’amour est un fantôme obsédant, et que le beau Léo, le grand frère de Tom, protecteur et rieur, dans Un vrai bonhomme, est mort dans un accident de voiture… il y a longtemps (Benjamin Parent). Tout se passe comme si les réalisateurs sériels et filmiques avaient décidé de mettre au défi les maîtres en la matière : « Que es un fantasma? Quelque chose de mort qui semble parfois encore vivant, un sentiment suspendu dans le temps, comme une photographie floue, comme un insecte pris au piège dans l’ambre. Un fantôme, c’est moi[11]. »

D'innombrables opus ont donc, depuis quelques années, validé ces « retours » intempestifs ou souhaités, entraînant un lot de questionnements plus ou moins farfelus car aporiques : par exemple, un ressuscité peut-il re-mourir? D’ailleurs, le mort-vivant peut-il être autre chose qu’un « je » qui ressemble à un « il », selon Maurice Blanchot[12] (L’espace littéraire)? est-il alors avatar sans intériorité, ou monade insécable? C’était le propos des Revenants, série qui porte sans doute au désespoir, mais pas à la désespérance (The Returned, l’adaptation américaine de ce succès français par Cuse en 2015, n’a d’ailleurs pas su trouver son public). Quand nous observons ces récits, actés et sédimentés, d’une nouvelle pentecôte funèbre, nous saisissons aussi que le long temps des séries comme les Revenants mesure de fait la durée de nos propres vies, et l’anticipation de nos départs. Qui a tué Victor-Louis Levanski? Ou plutôt qui l’a créé, puisqu’il apparaît comme le génie du lieu (peut-être, de toute éternité, voué à renaître et à réinitier la boucle des retours)?

On se souvient que dans X-Files (Carter, 1993-2002), à l’épisode 24 de la quatrième saison, Mulder meurt... ou, à tout le moins, est retrouvé mort. Trente millions de fans le pleurent (nous sommes en 1997), alors qu’en fait, il est bien vivant. Puis il meurt à nouveau, plus tard (fin de la onzième saison), et sera plus ou moins ressuscité par Scully, ou par son fils William[13], aux pouvoirs sans doute surhumains, salvador mundi[14] et improbable enfant de Fox et Dana. Ainsi Buffy Summers « tueuse de vampires » n’est-elle pas la seule à plonger régulièrement au royaume des morts : on dirait presque que l’ADN sériel contient cette « catabase » dans son programme de création, et que tout se passe un peu comme si la reconduite épisodique feuilletonnante s’était muée (et intériorisée) en « passion » permanente ou, selon l’expression de Sandra Laugier parlant de Lost, en « préparation à la perte » (2019). Buffy, elle, n’a pas à enquêter sur sa propre mort, puisqu’elle s’est suicidée : mais elle se hante elle-même, puisque la Force, entité démoniaque, peut prendre toute forme à condition que la personne soit décédée… ce qui est son cas.

Les disparitions présentées dans The Letfovers (Lindelof et Perrotta, 2014-2017) ne posent pas tant la question de la naturalisation des codes spectraux que celle du point de vue et de la relativité perceptive; les « laissés de côté » ne sont pas forcément ceux que l’on croit, ou qui le croient, mais cette réponse reste inaudible au plus grand nombre; c’est flagrant, et c’est frappant. Et on ne compte plus dès lors les spectres familiers ou, beaucoup plus inquiétants quand même, les fantômes de Lars von Trier qui, dans « Exodus » (2023), dernier épisode de la troisième saison de L’Hôpital et ses fantômes (titre original : Riget), fait advenir toutes les hantises possibles, encloses tristement dans le Rigshospitalet; on se souvient alors d’une formule de Victor Hugo : « Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort. » (Les Misérables)

Pourtant, ces « enfantômements » fictionnels risquaient de heurter, chez un public rationnel et attaché aux codifications génériques bien identifiables, une conviction réaliste profondément enracinée, soulevant une sorte d’embarras éthique fondamental devant ces fictions de vie revenue, qui violent la conception générale des finitudes humaines et déroutent l’attente grand public d’un polar intrigant, précis dans sa machinerie et sa logique d’élucidation... Or, dans ces séries (ou ces films, les unes et les uns se répondant dans le même moment esthétique), les détectives/spectres ne reprennent pas le cours de leur existence comme si de rien n’était : l’embellie est généralement brève, comme le signale in fine le deuil qui dure, même en présence du redivivus (mais ce qui est mort ne saurait revivre vraiment, ni longtemps)[15].

C’est pourquoi la synthèse de ce parti pris majoritaire du filmage « naturalisé » semble contenue dans le film (bien nommé) Le Secret de la chambre noire (Kurosawa, 2016) : un photographe maniaque fait successivement poser sa femme, puis sa fille, pour des daguerréotypes. Toutes deux en meurent, mais la survie spectrale de l’une et de l’autre n’obéit pas au même régime de monstration : furieux et terrifiant, le fantôme de l’épouse « fonce » sur le mari coupable, bras tendus pour on ne sait quelle empoignade punitive, alors que celui de la fille – que nous n’avions pas perçue comme morte – vit maritalement avec son « compagnon », jeune apprenti du photographe. La fille n’est ni inquiétante ni féroce, juste désespérée d’avoir quitté cette vie où l’attendait l’amour d’un homme. On saisit alors que ce que la mère reproche à l’artiste, ce n’est pas de l’avoir tuée elle, mais d’avoir aussi provoqué le décès de sa fille : elle a compris, avant nous, l’état limbique de cette dernière, et se présente en Némésis pour que le « fou de daguerréotype » expie sa manie dévastatrice.

La dualité des choix d’exhibition contient toute l’ambiguïté du « pouvoir-montrer » l’impossible, l’invisible, en déconstruisant les anciens codes gothiques, tels que présents dans La Chute de la maison Usher (Epstein, 1928) ou dans les oeuvres d’horreur de type The Vigil (Keith Thomas, 2019) ou La Nonne (Coryn Hardy, 2018). À ce sujet, Alain Boillat a réfléchi à la « position » mentale du spectateur, amateur à la fois de surprise et de continuité, essentiellement à travers trois questions : comment le spectateur entre-t-il dans une fiction? sur quelles bases comprend-il le monde qui s’offre à lui? comment le film oriente-t-il sa lecture? Il reste que, si un titre contient déjà le mot « fantôme », la surprise est moindre, et l’attente paramétrée – encore que là aussi, les termes peuvent mentir : Le Fantôme de l’Opéra n’est pas du tout un fantôme! En revanche, le fantôme titulaire de The Ghost and Mrs. Muir remplit entièrement son rôle, même s’il n’effraie personne, selon le commentaire de M. Berton : « Loin d’être inédite – elle est définitoire des films blancs et des mélodrames romantiques tels L’Aventure de Mme Muir (1947), Le Portrait de Jennie (1948) ou Pandora (1951) –, cette tendance au désenchantement de la hantise s’accentue au tournant des années 2000. » (Berton, 2011)

Pour en revenir au point de départ, les enquêtes policières « avec » spectre, on notera que, bien entendu, le fantôme reconnaissant qui, à la fin de chaque épisode de Cold Case, salue fraternellement l’équipe de Lilly Rush, n’outrepasse pas le statut d’une métaphore personnifiée de la tâche accomplie, mais au moins excipe-t-il de la vaste entreprise de mythologisation que R. Bozzetto discerne dans les arts de la mort; les jeux vidéo eux aussi rendent familière la conception d’une mort transitoire, passagère et réversible : le « die and retry », fonction spécifique au PNJ (personnage non joueur), permet ainsi de se réinjecter quasi infiniment dans un monde où l’on est pourtant déjà mort…

« Je ne répondrai pas à ton appel[16]. »

Nous avons ici rappelé que les techniques et les choix majoritaires de monstration du personnage-fantôme ont évolué en quelques années, spécialement en régime policier. Les cinéastes et les télécinéastes d’aujourd’hui ne différencient plus particulièrement, par le maquillage ou les effets spéciaux, les acteurs incarnant les morts et ceux incarnant les vivants, et puisque tous occupent la même place et la même photographie dans l’image, la clé de l’énigme se trouve reportée sur d’autres types d’explicitation; non, Eugénie, la fille de Sharko, n’a pas réchappé au tueur fou, et non, aucune collègue n’écoute la radio dans la voiture de River… Les morts semblent avoir besoin de s’apprivoiser à leur « nouvelle situation » (comme le dit Bertha, la gouvernante dans Les Autres), ainsi que l’évoque, à propos de J. Derrida, la critique Catherine Paoletti :

Jacques Derrida pose l’équation suivant laquelle : cinéma + psychanalyse = science du fantôme. En 1892, Jules Verne avait déjà entrevu dans Le Château des Carpates la possibilité d’un subtil dispositif d’illusion capable de conserver la voix et le mouvement, qui donnerait à croire à une apparition surnaturelle, mais qui était également un moyen de faire survivre l’être aimé disparu. « Le cinéma est un art de fantômachie […] : c’est un art de laisser revenir les fantômes. » Si le cinéma est bien un dispositif technologique pour produire de l’illusion, en ce sens qu’il donne corps à la phantasia, à l’imagination et donc aux fantasmes en produisant des apparitions fantastiques, il instaure également une stratégie qui donne à voir en apparence des apparitions bien réelles, se différenciant en ce sens du dispositif holographique.

Paoletti, 2016

L’évolution des acceptabilités collectives d’un mélange des genres, l’éducation à l’image renforcée par la multiplication des offres filmiques, la quasi-hégémonie de la sérialité policière dans les programmes à heure de grande écoute et enfin la familiarité acquise avec la diègèse vidéoludique ont contribué à modifier en profondeur la sémiotique de la spectralité, faisant des collègues, des filles ou des épouses assassinées des compagnes pleines d’une sollicitude navrée – quand les mortes et les morts eux-mêmes ne se joignent pas aux phases de l’enquête, visibles et audibles pour certains, à jamais inexistants pour d’autres… C’est précisément ce qui peut en effet surprendre : jamais, devant leur fille, amie, belle-fille morte-vivante, les protagonistes de Beau Séjour ne semblent réellement choqués, ou même ne paraissent douter de leur santé mentale; or il y a quand même de quoi devenir fou! Mais non : le père et la fille (assassinée) discutent de la musique de l’enterrement, comme si de rien n’était. On peut presque dire que le seul scandale réside là : dans le manque de réaction de l’entourage (« Ah! tu es morte! Mince! Bon, quoi d’autre? Sinon, ça va? »).

Là résident sans doute les limites du genre. L’issue en est cependant toujours la même : chacun reprend, sans le vouloir ni le savoir, sa marche obscure ; dans ces fictions, en effet, les fantômes ne viennent pas de l’au-delà, mais ils surgissent, identiques aux vivants, comme des projections du manque, de l’incomplétude, de l’inacceptable absence. Ils accompagnent l’enquête(ur) le temps de la résolution, puis laissent le seul réel reprendre toute sa place, une fois leur mission accomplie : mortui docent vivos.