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Une justice en panne, « sous pression », voire « au bord de l’implosion[1] » le diagnostic de la crise de l’institution judiciaire est largement documenté[2], alimenté par les médias, nourri par les enquêtes d’opinion, mais aussi par les nombreuses tribunes des professionnels eux-mêmes qui dénoncent les conditions dans lesquelles il leur faut rendre la justice[3].

La justice civile française sur laquelle nous nous focalisons dans notre article est traversée par une crise de confiance. Cette dernière est par exemple révélée par le baromètre annuel de la confiance politique du Centre de recherches politiques de Sciences Po[4] de février 2023 qui atteste que seulement 44 % des Français ont très confiance (5 %) ou plutôt confiance (39 %) en leur justice[5], soit 4 points de moins qu’en février 2021[6]. Le rapport de juin 2021 intitulé Les rapports des citoyen·nes à la justice. Expériences, représentations et réception, dirigé par Cécile Vigour, confirme que la confiance envers la justice française est largement « mise à l’épreuve[7] ». Si les citoyens sont en général attachés à la valeur justice, ils critiquent l’institution et son organisation[8].

Pour répondre à cette crise de confiance, le garde des Sceaux Éric Dupont-Moretti a porté le projet de Loi pour la confiance dans l’institution judiciaire présenté en Conseil des ministres le 14 avril 2021[9], qui a été suivi de l’annonce du lancement à l’automne des États généraux de la justice, à la demande de Chantal Arens et François Molins, respectivement présidente de la Cour de cassation et procureur général près la Cour de cassation. Le rapport du comité des États généraux de la justice publié en juillet 2022[10] fait le constat de l’insuffisance criante de moyens et de la nécessité de les augmenter de façon substantielle pour absorber l’ensemble des contentieux et des missions dévolues à l’autorité judiciaire, pour traiter les flux et apurer les stocks… Il estime, en l’absence d’un véritable outil de mesure de l’activité et d’allocation des moyens, un besoin supplémentaire de 1 500 magistrats, de 2 500 à 3 000 greffiers, de 2 000 juristes assistants contractuels et de 2 000 agents en appui administratif et technique[11]. Mais il souligne aussi que la crise de l’institution judiciaire tire son origine d’un déficit de management et d’une gestion imparfaite des ressources, la gestion des ressources humaines (GRH) étant « longtemps demeurée un impensé au ministère de la justice[12] ». C’est bien cet « impensé[13] » que notre recherche sur la GRH des magistrats en France et en Europe[14], menée pour le compte de l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ), a saisi en caractérisant le modèle de GRH dans les tribunaux français et belges, avec un contrepoint suédois. Dans une perspective non seulement explicative mais aussi évaluative, elle a également cherché à évaluer et à dévoiler leurs éventuels dysfonctionnements, défaillances et incohérences. La crise de la justice ne renvoie-t-elle pas à une crise symptomatique qui affecte les bureaucraties professionnelles et leur convention de GRH ?

Au-delà des différences de conventions et de trajectoires en matière de ressources humaines (RH) dont les justices française et belge font montre, les constats réalisés portant sur la constellation des acteurs, la défaillance des outils, les problèmes de cohérence du modèle, la dispersion du travail et les injonctions contradictoires de ceux qui sont les « relais RH » au niveau local, ont confirmé l’hypothèse d’un émiettement de la GRH… d’« une GRH en miettes » empêchant les magistrats de rendre une justice de qualité. Par ailleurs, la managérialisation de la justice, c’est-à-dire l’entrée d’une rationalité de type managérial sous l’influence du New Public Management[15], est loin d’être la panacée, participant à la dé-spécifier – pour reprendre le terme de Cécile Vigour[16] – et conduisant les tribunaux judiciaires à emprunter aux réformes gestionnaires et aux solutions techniques, comptables et/ou organisationnelles qui se nourrissent du système de description, d’explication ou d’interprétation du monde mobilisant les catégories de la gestion privée. Les configurations[17] et les gouvernances professionnelles[18] des juridictions qui s’appuient respectivement sur l’autonomie et la collégialité, au coeur desquelles oeuvrent les professionnels du droit, s’en trouvent profondément altérées.

Nous nous centrons dans notre article sur le cas français et interrogeons la trajectoire de changement des tribunaux judiciaires pour tenter de comprendre comment ceux-ci sont travaillés par la « modernisation » du modèle de GRH. Nous mobilisons, pour ce faire, une analyse multidimensionnelle, qui considère la justice à la fois comme institution, organisation et profession(s), et une analyse contextualiste, qui questionne les pratiques de GRH en les resituant dans le contexte et la configuration organisationnelle de la justice et en prenant en compte les jeux de pouvoir qui se tissent entre les acteurs en présence[19]. Une double analyse qui fait dialoguer le droit, les sciences de gestion et la sociologie.

1 La GRH dans la justice française : un enjeu central trop « longtemps demeuré un impensé ». Pour une analyse multidimensionnelle et contextualiste

1.1 La crise de la justice : une crise de GRH ?

L’institution judiciaire est mise sur la sellette à l’occasion de scandales concernant des affaires pénales, comme l’affaire d’Outreau, ou des affaires politico-financières, comme l’affaire du financement libyen de la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy. Les procès fonctionnent alors souvent comme des caisses de résonance pour pointer les « graves dysfonctionnements » de la justice, comme à l’occasion de l’affaire Sarah Halimi. La justice est jugée à charge à l’aune de l’activité la plus visible, la plus médiatisée et la moins immergée de l’iceberg. Mais cette crise de confiance exprimée vertement par une partie des citoyens cache une crise plus endémique de la justice confrontée « aux défis du nombre et de la complexité[21] ».

Ainsi, en 2019, les juridictions civiles et commerciales ont rendu 2 250 217 décisions en matière civile et commerciale quand les parquets traitaient 4 189 488 affaires[22]. Malgré cette activité importante, les tribunaux peinent à traiter les retards récurrents dans la résorption des stocks d’affaires, aggravés par ailleurs par la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19, et à gérer les flux. La loi de programmation de la justice (LPJ) du 23 mars 2019 comme le plan d’action issu des États généraux de la justice présenté le 5 janvier 2023 par le garde des Sceaux engagent de nouveaux moyens humains et financiers pour rendre la justice « plus rapide, plus efficace[23] ». Mais c’est avant tout, comme dans d’autres pays occidentaux, l’instauration d’un modèle gestionnaire et managérial dans la justice qui « a été la réponse à l’arriéré des affaires et à l’augmentation des frais de justice[24] ». C’est la configuration organisationnelle de la justice qui est discutée et son modèle de GRH qui serait même, pour certains analystes, arrivé à bout de souffle. Comment peut-on alors aujourd’hui caractériser le modèle de GRH des magistrats en France ? Le New Public Management érigé en véritable « prêt-à-penser » des entrepreneurs de réforme a-t-il réellement modifié l’approche traditionnelle de la GRH dans la justice ? Comment se traduit-il au sein des juridictions et des tribunaux judiciaires ? L’instrumentation mise en place donne-t-elle à voir une dynamique de modernisation de la GRH cohérente ? Ou, a contrario, les projets initiés en RH souffrent-ils de problèmes d’incohérence : entre les variables de la GRH elles-mêmes, entre ces variables et les modes de fonctionnement organisationnels en vigueur, entre les objectifs des innovations RH et la manière dont celles-ci sont implantées[25] ?

1.2 La justice : une institution, une organisation, des professions à l’épreuve des réformes

L’idée même de management est désormais admise, et son entrée dans les tribunaux judiciaires est étudiée aussi bien par les gestionnaires que par les juristes et les sociologues. La GRH devient un enjeu essentiel pour cette justice qui doit faire peau neuve. Mais elle reste « un objet malaisé à saisir[26] », pour reprendre l’expression de François Pichault et Jean Nizet, impossible à appréhender avec une conception universaliste croyant pouvoir appliquer les outils de GRH éprouvés dans les entreprises. L’analyse contextualiste – présentée infra – s’est donc imposée à nous pour rendre compte de la spécificité de la GRH dans la justice qu’une analyse multidimensionnelle à laquelle nous l’associions permettait de mettre au jour.

Cette analyse multidimensionnelle est adoptée par Bruno Milly[27] pour approcher le travail dans le secteur public. Croisant les analyses sociologiques des institutions, des organisations et des professions, l’auteur propose de retenir trois entrées pour interroger les rapports des professionnels du secteur public. La première renvoie au projet « sociétal » « reconnu comme central et légitime, et décliné sous la forme d’encadrements juridiques, politiques et administratifs[28] », celui de l’institution judiciaire est de rendre la justice ; la seconde se rapporte aux cadres et aux collectifs, formels et locaux, d’exercice de l’activité, essentiels à l’organisation des tribunaux judiciaires ; la troisième désigne « des cadres et des collectifs transversaux de pairs exerçant la même activité professionnelle[29] » et qui forment un même corps de magistrats, qu’ils jugent ou requièrent au nom de l’État. C’est ce même triptyque que reprend Cécile Vigour, considérant la justice comme institution, organisation et professions, triptyque qu’elle qualifie d’« heuristique[30] » en ce qu’il permet de comprendre les bouleversements et les tensions qui affectent la justice depuis les années 80.

Comment saisir les changements institutionnels, organisationnels et professionnels séparément tant ils s’interpénètrent ? Les choix politiques des gouvernements pour réformer la justice travaillent les différentes fonctions qu’assure cette institution régalienne : celle « normative[31] » de rendre la justice en se conformant à un ensemble de règles et de procédures qui confèrent de la stabilité et du sens aux comportements des acteurs et des organisations ; celle « symbolique[32] » par laquelle elle véhicule une certaine conception de l’ordre sociopolitique en réglant des litiges et en veillant au respect des lois ; celle « politique[33] » qui garantit le droit fondant la démocratie. On assisterait alors à une véritable recomposition de l’institution judiciaire qui se traduirait à partir des années 90 et des années 2000 par une modification de l’organisation interne.

Sans développer davantage ce modèle analytique, on voit bien l’intérêt, pour étudier le champ d’activité de la justice et ses évolutions, de ne pas privilégier une seule entrée, mais au contraire de croiser une analyse des trois formes sociales (institution-organisation-professions) et de tenter de mettre au jour leurs relations. N’assiste-t-on pas d’ailleurs à un changement concomitant de la justice sous ses trois formes sociales : comme institution régalienne portant un projet sociétal, comme organisation typique des bureaucraties professionnelles et comme professions réglementées ?

Rendre compte du modèle de GRH de la justice nous a conduits à questionner les interactions entre ces trois formes sociales : comment les réformes qui impactent aussi bien le projet sociétal et le cadre organisationnel que les professionnels de la justice transforment-elles en même temps les pratiques de GRH ? La modernisation de ces dernières ne soutient-elle pas réciproquement les projets de réforme de l’institution, de l’organisation et des professions judiciaires ? Peut-elle servir de point d’appui pour réformer la justice ? Est ici posée la question de la cohérence dans les projets de réforme basés sur la GRH qui réclame une perspective contextualiste sur le changement.

1.3 Une analyse contextualiste de la GRH des magistrats

À l’instar du précepte taylorien de one best way taylorien, le New Public Management a été érigé en modèle dominant pour repenser une « nouvelle gouvernance publique », cherchant à importer les méthodes de gestion et de management issues du privé. Sacrifiant à la même croyance dans une conception universaliste de la GRH, il a cru pouvoir appliquer les mêmes politiques et pratiques de GRH qui auraient fait la preuve de leur efficacité dans les entreprises, modifiant ainsi non seulement les structures administratives mais aussi les processus de travail et le rôle des fonctionnaires[34].

La littérature désormais abondante sur le New Public Management a dévoilé les implications majeures des réformes qui ont été conduites dans les organisations publiques, tout en rendant compte de la variété de leur trajectoire[35]. Il apparaît d’ailleurs moins comme un paradigme unifié qu’un :

puzzle doctrinal […], développé par sédimentation et strates successives, qui promeut de nouvelles manières de penser l’organisation administrative à partir d’un ensemble hétérogène d’axiomes tirés de théories économiques, de prescriptions issues de savoirs de management, de descriptions de pratiques expérimentées dans des réformes (notamment dans les pays anglo-saxons) et de systématisations produites par des organismes comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[36].

Sans infirmer l’hypothèse d’un même « sens commun réformateur[37] », sans faire fi des convergences dans les transformations que vivent les administrations publiques, qu’elles soient discursives, décisionnelles, opérationnelles ou même au niveau des résultats[38], la compréhension de l’évolution du modèle de GRH dans la justice impose un examen minutieux des spécificités qui caractérisent le fonctionnement de cette institution-organisation-professions. Aussi avons-nous choisi le cadre théorique du contextualisme pour comprendre les processus interactifs par lesquels un contenu (ici les pratiques de GRH) évolue dans un contexte particulier (celui des réformes de la justice), traversé par un processus où prédominent les relations, les interactions, les jeux de pouvoir entre acteurs influant sur la vie desorganisations judiciaires[39].

La perspective contextualiste développée par Andrew Pettigrew[40] et reprise par François Pichault et Jean Nizet[41], qui articule donc les contenus que l’on cherche à changer (les pratiques de GRH), les contextes dans lesquels ils sont introduits et les processus marqués par les jeux d’acteurs autour de leur mise en oeuvre, prend le contre-pied de la tentation universaliste « qui recommande l’adoption de politiques novatrices en GRH en vue d’améliorer la performance organisationnelle des services publics[42] ». Elle invite, a contrario, à considérer les enjeux que pose la modernisation de la GRH dans la justice en tenant compte et de la singularité du contexte institutionnel et de la spécificité du processus de changement, tout en s’attachant également « à comprendre les acteurs (managers, cadres intermédiaires) dans leurs pratiques quotidiennes de management humain[43] », soit, dans les tribunaux judiciaires, les chefs de juridiction sommés d’être les porteurs des logiques néomanagériales.

1.4 Un point de vue pluridisciplinaire pour comprendre les modèles et les pratiques de gestion des ressources humaines des magistrats

Le choix d’une analyse contextualiste postulant qu’« il n’existe pas une seule, mais plusieurs GRH[44] » nous a convaincus de l’intérêt de nous appuyer sur la théorie des configurations organisationnelles d’Henry Mintzberg, revisitée par les deux sociologues belges François Pichault et Jean Nizet. S’il donne certes une certaine priorité à la variable « contextes internes », cherchant à montrer comment les configurations organisationnelles influent sur les pratiques de GRH, ce choix ne néglige pas pour autant les influences des contextes externes et des processus.

En caractérisant la bureaucratie professionnelle judiciaire et le modèle qui lui correspond, nous nous attachons davantage dans notre article à la relation entre contenus et contexte interne. Mais l’analyse comparative institutionnelle et statutaire des trois terrains étudiés (France, Belgique, Suède) que nous avons menée nous a permis de montrer que l’environnement externe n’est pas sans agir sur l’une et l’autre, que les pratiques de GRH peuvent être notamment liées à des facteurs culturels, sociétaux, politiques, réglementaires propres à des contextes nationaux. De même, la prise en compte des réformes de la justice dans ces pays nous a amenés à relier les évolutions de la GRH au cycle de vie organisationnel, en qualifiant les processus de gestion observés et en explicitant le rôle des différents acteurs[45].

C’est donc en partant des typologies des configurations organisationnelles et des conventions de GRH que nous tentons de rendre compte de l’organisation judiciaire et des pratiques de GRH qui s’y déploient. C’est en portant le regard sur leurs évolutions et en restant attentifs à la question de leurs correspondances que nous cherchons à évaluer la cohérence des projets de modernisation de la justice basés sur la GRH. La bureaucratie professionnelle de la justice française est-elle archétypique d’un modèle de GRH (ou d’une « convention ») délibératif caractérisé par un rapport de subordination reposant sur la discussion entre pairs des modalités de coexistence[46] ? Ne fait-elle pas aussi montre, par l’imposition de règles uniformes, d’un caractère objectivant ? Les contenus (ou « variables de GRH ») n’ont-ils pas été revus sous l’effet du New Public Management, produisant des discontinuités empiriques entre configurations organisationnelles et modèles de GRH, hybridant encore davantage ces derniers, en empruntant à la convention individualisante ? Observe-t-on empiriquement un renforcement des tendances à l’individualisation, symptomatiques de la montée en puissance d’une rationalité managériale dans la justice ? Comment les grands domaines de la GRH (recrutement, formation, carrière-mobilité évaluation, rémunération) sont-ils transformés ? Les outils et les dispositifs de gestion reflètent-ils une rupture dans la GRH des magistrats, témoignant d’un éloignement avec le modèle délibératif ? Ou n’illustrent-ils pas, au contraire, par leurs usages, un échec du projet de modernisation de la GRH, achoppant sur une certaine inertie organisationnelle et une logique corporatiste arrimée à la défense du corps[47] ?

Autant de questions auxquelles nous tentons de répondre en faisant dialoguer le droit, les sciences de gestion et la sociologie, dans une perspective non pas prescriptive ni normative, mais analytique : il ne s’agit pas de dire ce que devrait être la GRH des magistrats, mais ce qu’elle est réellement, de produire ainsi des connaissances sur les pratiques de GRH et ses transformations dans la justice du xxie siècle.

2 Les tribunaux judiciaires à l’épreuve d’un paysage morcelé de la GRH des magistrats

2.1 Un modèle atomisé de compétences RH

L’institution judiciaire française se rapproche, si l’on reprend la typologie des configurations organisationnelles d’Henry Mintzberg[48], de la bureaucratie professionnelle :

  • Concernant la structure du pouvoir, les décisions se prennent au niveau des juridictions (à la base) et de la chancellerie (sommet stratégique). Les décisions sont prises essentiellement par des magistrats. Le pouvoir est détenu par les professionnels ;

  • Concernant l’organisation du travail, l’activité se fait essentiellement en juridiction (la base), le travail n’est pas divisé verticalement, mais les spécialisations dans les juridictions et la dyarchie[49] créent des divisions horizontales ;

  • Concernant les mécanismes de coordination, les magistrats ont un haut niveau de qualification. Leur qualification est standardisée. Cette qualification unique leur permet de s’ajuster mutuellement puisqu’ils partagent les mêmes techniques, méthodes de travail et langage. Les magistrats étant qualifiés, le besoin de contrôle est faible, ils bénéficient d’une forte autonomie dans la conception et la réalisation de leur mission ;

  • Concernant les facteurs de contingence, l’indépendance du pouvoir judiciaire et la création d’un statut spécifique ont contribué à donner le pouvoir de décision aux professionnels, soit les magistrats.

Dans sa gouvernance, la magistrature française est donc représentative du modèle de la bureaucratie professionnelle qui, dans les principes, donne un large pouvoir de décision et de gestion aux magistrats, mais qui se caractérise aussi par une constellation d’acteurs qui témoigne d’un ordonnancement « plus kaléidoscopique que pyramidal[50] » et laisse une part importante à la négociation et au pouvoir des différents acteurs parties prenantes.

2.2 Les différents acteurs centraux et locaux de la constellation RH des magistrats

La synthèse des différents textes, notamment de ceux qui émanent de l’ordonnance statutaire, du code de l’organisation judiciaire ou de décrets isolés, révèle une multiplication des acteurs RH, à différents échelons : central, régional et en juridiction. Le ministère de la Justice a le rôle de décideur stratégique en matière de RH. C’est lui qui fixe les politiques RH en s’appuyant sur la Direction des services judiciaires (DSJ) et l’Inspection générale de la justice (IGJ). Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) est un organe central du modèle de GRH : outre ses pouvoirs de nomination, il représente les intérêts du corps et s’exprime sur les grandes orientations en matière de GRH. L’École nationale de la magistrature (ENM), qui a pour rôle de sélectionner et de former les magistrats, est un puissant levier d’intégration. La Commission d’avancement (CAV), quant à elle, assure la régulation de l’avancement et des entrées dans le corps. Enfin, les organes régionaux, services administratifs régionaux (SAR) et le Secrétariat général (SG) ont un rôle de soutien aux chefs de cour dans la gestion opérationnelle et quotidienne des magistrats.

Mettre au jour la complexité générée par la pluralité des acteurs (infra, sect. 2.3) implique de connaître les compétences et les sphères d’intervention de chacun d’entre eux, leurs zones d’ombre et les doublons éventuels. Aussi, à titre de préliminaire à l’analyse, est-il proposé une caractérisation descriptive de chaque acteur de la GRH des magistrats.

2.2.1 La direction des services judiciaires (DSJ) : l’organe de la chancellerie

L’article 3 du Décret n° 2008-689 du 9 juillet 2008 relatif à l’organisation du ministère de la Justice décrit le rôle de la DSJ :

La direction des services judiciaires règle l’organisation et le fonctionnement du service public judiciaire. À ce titre, elle :

  • élabore les statuts des magistrats et des fonctionnaires des services judiciaires, en liaison avec le secrétariat général ;

  • assure le recrutement, la formation, l’emploi et la gestion des magistrats et des fonctionnaires des services judiciaires ;

  • réglemente et contrôle l’activité des personnes qui collaborent directement à l’exercice des fonctions juridictionnelles ;

  • participe à l’élaboration des projets de lois ou de règlements ayant une incidence sur l’organisation et le fonctionnement judiciaires ;

  • élabore les textes de création ou de suppression, d’organisation et de fonctionnement des juridictions de l’ordre judiciaire ;

  • détermine les objectifs stratégiques et opérationnels des responsables territoriaux et fonctionnels, définit les besoins de fonctionnement et d’équipement et répartit les ressources et les moyens entre ces responsables[51].

Afin de déployer ses missions stratégiques, la DSJ est organisée en quatre sous-directions, dont celle des ressources humaines dédiée aux magistrats, divisée en quatre bureaux, celui de la gestion des emplois et des carrières (RHM1), celui du recrutement, de la formation et des affaires générales (RHM2), celui du statut et de la déontologie (RHM3) et celui des magistrats exerçant à titre temporaire et des juges élus ou désignés (RHM4).

2.2.2 Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) : l’organe délibérant des pairs

Organe garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire[52], le CSM tire son existence de l’article 65 de la Constitution, modifié par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui en a élargi la composition au-delà des seuls magistrats.

Le CSM est composé de deux formations différentes, l’une compétente pour les magistrats du siège, l’autre pour les magistrats du parquet. Il incombe principalement au CSM la gestion de la carrière des magistrats à travers la nomination des magistrats. Son intervention est différenciée selon qu’il s’agit d’un magistrat du siège ou du parquet, ses pouvoirs étant plus étendus à l’égard des magistrats du siège.

Le CSM est libre de sa politique en matière de nomination. Il mène des réflexions et exprime des positions au nom des magistrats sur la GRH et le fonctionnement de l’institution judiciaire. C’est un interlocuteur privilégié de la DSJ avec qui il entretient des rapports complexes.

2.2.3 La commission d’avancement : un organe de régulation interne

La CAV[53] a pour rôle principal d’établir le tableau d’avancement des magistrats du siège et du parquet. Elle a toutefois d’autres rôles importants en ce qui a trait aux RH, notamment en matière de recrutement des magistrats par intégration directe et d’évaluation. « Cette commission est commune aux magistrats du siège et du parquet[54] ».

Composée à la fois de membres représentant la chancellerie (DSJ et IGJ), de membres représentant les magistrats et de membres extérieurs, la CAV est un organe que l’on peut qualifier de « régulateur ». Elle a comme première mission de réguler l’accès à l’avancement des magistrats et les conflits relatifs à l’évaluation. Son rôle dans le recrutement peut aussi apaiser des tensions qui peuvent s’opérer entre les politiques de gestion des effectifs de la chancellerie, d’une part, et le respect des exigences qualitatives d’intégration dans le corps de la magistrature, d’autre part.

2.2.4 L’École Nationale de la Magistrature (ENM) : l’organe intégrateur

La France est l’un des rares pays européens à s’être donné une école de formation initiale spécialement conçue pour les magistrats et à rendre obligatoire la formation continue. Dans la plupart des pays, les écoles forment les magistrats à un ensemble de connaissances juridiques communes à plusieurs professions juridiques ou n’assurent pas de formation initiale spécifique au métier de magistrat.

Créée par les ordonnances du 22 décembre 1958 et du 7 janvier 1959[55] portant statut de la magistrature, sous l’appellation « Centre national d’études judiciaires », puis dénommée « École nationale de la magistrature » par une loi organique du 17 juillet 1970[56], l’ENM est un établissement public à caractère administratif, placé sous la tutelle du garde des Sceaux, administré par un conseil d’administration et un directeur qui, jusqu’en 2020, était toujours un magistrat de l’ordre judiciaire[57]. Les orientations de formation sont validées par le conseil d’administration[58].

L’ENM assure la formation initiale des futurs magistrats de l’ordre judiciaire de même que la formation continue des magistrats déjà en fonction et elle forme également les juges non professionnels (juges consulaires, conseillers des prud’hommes, assesseurs des pôles sociaux).

2.2.5 L’Inspection générale de la justice (IGJ) : l’organe de contrôle

De composition multiple[59], l’IGJ[60] exerce une mission permanente d’inspection, de contrôle, d’étude, de conseil et d’évaluation sur l’ensemble des organismes, des directions, des établissements et des services du ministère de la Justice et des juridictions de l’ordre judiciaire ainsi que sur les personnes morales de droit public soumises à la tutelle du ministère de la Justice ou bénéficiant de financements publics auxquels contribuent les programmes du ministère de la Justice. L’IGJ est surtout en charge de l’évaluation du fonctionnement et de la performance et peut être saisie par le seul ministre de la Justice de missions d’enquêtes administratives[61], en amont d’éventuelles poursuites disciplinaires, portant sur un dysfonctionnement de service ou sur la manière de servir d’un magistrat ou d’un fonctionnaire des greffes.

2.2.6 Les SAR

En matière de RH, les chefs de cour sont notamment aidés par les SAR[62], dirigés, « sous l’autorité conjointe du premier président de la cour d’appel et du procureur général près cette cour, par un directeur délégué à l’administration régionale judiciaire, magistrat ou directeur des services de greffe judiciaires, assistés le cas échéant d’un ou plusieurs adjoints[63] ». « Le [SAR] est organisé en bureaux, dirigés par des responsables de gestion, des fonctionnaires [non magistrats][64]. » Il se voit notamment confier un rôle de soutien en matière de GRH, assistant « le premier président de la cour d’appel et le procureur général près cette cour dans l’exercice de leurs attributions en matière d’administration des services judiciaires dans le ressort de la cour d’appel[65] » dans certaines matières, dont la gestion administrative de l’ensemble du personnel.

2.3 Une constellation d’acteurs facteurs de complexité de la GRH

L’institution judiciaire fonctionne bien comme une bureaucratie professionnelle dont le corps s’autogère, mais qui s’appuie sur une constellation d’acteurs à plusieurs niveaux, central et local.

Ce sont donc plusieurs maillons d’une chaîne de gestion lourde et complexe qui sont amenés à intervenir sur la GRH des magistrats, chaque acteur jouant un rôle distinct :

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Si la pluralité des acteurs est consubstantielle à la GRH, générant des relations plurielles et complexes, le modèle de GRH des magistrats français présente encore un degré de complexité inégalé qui réduit la compréhension globale du système et la lisibilité des compétences respectives des organes. La constellations d’acteurs RH cloisonne également les interactions, notamment entre la DSJ, d’une part, et les magistrats ainsi que les chefs de juridiction, d’autre part, et participe à une sous-utilisation des services de soutien (notamment des services du SAR par les chefs de juridiction directement, qui identifient le service comme étant uniquement à la disposition des chefs de cour), elle-même source d’isolement des managers locaux : « Officiellement ils [les SAR] sont rattachés au chef de cour mais vous, en tant que chef de juridiction, vous avez droit aux services du SAR... je l’utilise rarement[66] » (présidente).

La constellation d’acteurs engendre enfin des conflits, lorsque les compétences sont partagées et mal démarquées. Dans un système où les magistrats sont professionnels et font toute leur carrière dans le corps, les outils de GRH deviennent des enjeux de pouvoir entre les différentes instances. Ainsi en est-il des conflits de pouvoirs entre la DSJ et le CSM, tant en matière de recrutement, sur la question du profilage des postes, qu’en matière de mobilité : tous deux participent en effet à la fabrique des transparences, processus artisanal de mobilité fonctionnelle et géographique des magistrats[67]. Ces conflits sont perçus comme source d’immobilisme : « Et en même temps, ce qui est très difficile chez nous, en termes de gestion des ressources humaines, c’est ce bicéphalisme entre le CSM et la Chancellerie, la DSJ[68] » (présidente). En outre, des conflits de pouvoirs entre chef de juridiction (évaluateur naturel et de proximité) et chef de cour (évaluateur final)[69] peuvent éclater, mettant au jour un affaiblissement de l’autorité managériale des premiers : « J’ai voulu en faire un outil pour récompenser les meilleurs, les plus engagés, les plus investis, ceux qui produisent beaucoup, ceux qui sont le fer de lance de la juridiction et [le procureur général] m’a tout redécalé. Il m’en a baissé 23 sur 104[70] ! » (procureur).

3 La justice française : une bureaucratie professionnelle dont le modèle de GRH est en tension

3.1 Un modèle de GRH à dominante délibérative

À l’aide de critères tels que la formalisation des outils et le niveau de spécificité et de verticalité des processus dans l’organisation, les sociologues François Pichault et Jean Nizet, sur les travaux desquels nous avons fondé notre analyse, distinguent cinq modèles de GRH : le modèle discrétionnaire, le modèle objectivant, le modèle individualisant, le modèle délibératif et le modèle valoriel. Il s’agit d’idéaux-types et, dans la plupart des cas, ce sont des formes hybrides qui sont observées[71].

L’analyse en profondeur des principaux outils RH (recrutement, formation, carrière-mobilité, évaluation, rémunération) ainsi que la confrontation des principes et des pratiques en cette matière[72], dont nous ne reprendrons ici que les grands résultats, nous permettent de conclure à un rapprochement de l’idéal-type délibératif, infléchi toutefois d’éléments objectivants et de tentatives individualisantes, issues de l’introduction de nouveaux outils de GRH inspirés du New Public Management.

3.1.1 La dominante délibérative

L’idéal-type délibératif est marqué par le fort corporatisme de la profession se traduisant par l’usage quasi systématique de la collégialité comme mode de fonctionnement de l’organisation, la gestion du corps par le corps et l’importance de l’intervention des pairs dans la carrière, ainsi que le recours fréquent aux critères négociés[73].

L’outil GRH de recrutement des magistrats répond bien pour partie, dans les principes fondateurs, à cet idéal-type : la sélection est contrôlée par les magistrats et l’accès principal, les concours, notamment le premier concours ciblant les jeunes diplômés de droit, favorise l’excellence académique et l’élitisme. L’intervention des pairs est prégnante dans ce processus : en effet, l’accès au métier est contrôlé par les professionnels à travers l’ENM, pour moitié composée de magistrats élus par leurs pairs, qui délivre un « permis de juger » à l’issue d’une formation théorique et probatoire.

L’outil GRH de la formation, quant à lui, est entièrement dominé par le caractère délibératif. Ce sont les magistrats qui définissent les critères de légitimité des différents savoirs, savoir-être et compétences pour devenir magistrat, par essence polyvalent en France. Il faut ainsi souligner l’originalité et la spécificité du dispositif français de diffusion et de standardisation du savoir de magistrat à travers l’ENM, école d’élite, pour la formation initiale comme continue, appréciée par les pairs et considérée par eux comme la « maison mère », fondatrice de l’esprit de corps et véritable levier de socialisation mais toutefois en prise avec les critiques extérieures d’une formation dans l’entre-soi.

L’outil carrière-mobilité participe lui aussi entièrement du caractère délibératif : la logistique de la mobilité est assurée par les pairs (DSJ et CSM), et la mobilité elle-même est conçue comme nécessaire à l’avancement de la carrière.

Enfin, dans sa dimension épistémique, l’évaluation des magistrats obéit au modèle délibératif en ce sens où les pairs et le corporatisme tiennent une place capitale dans le processus évaluateur. En effet, l’évaluation n’est autre que la reconnaissance des compétences professionnelles par les pairs, représentés par l’autorité hiérarchique des chefs de cour, dont les critères d’évaluation sont soumis à débat entre les pairs.

3.1.2 Les inflexions objectivantes

Dans l’absolu, on l’a dit, un idéal-type se rencontre rarement « à l’état pur » : il est plutôt hybridé. Le modèle délibératif de la magistrature française peut ainsi s’accompagner de quelques traits caractéristiques du modèle objectivant, typique des administrations publiques, à savoir le légalisme, le quantitativisme, le recours fréquent, voire systématique à des critères standardisés et à l’ancienneté comme mode de gestion de carrière. Or, l’hybridation peut être issue des principes de GRH eux-mêmes, en l’occurrence les statuts de la magistrature[74], comme des pratiques déviantes s’éloignant de l’idéal-type consacré dans les principes.

Bien qu’elle emprunte au modèle délibératif l’idée d’un salaire réglementé en fonction du grade et de la fonction, d’une rétribution attachée à la mission de rendre la justice plutôt qu’à l’institution, la rémunération des magistrats n’est pas caractéristique du modèle délibératif. Elle suit les mêmes modalités que celles des fonctionnaires des autres corps d’État, se présentant comme une rémunération barèmée et fixée à partir du grade et qui suit une évolution à l’ancienneté et à la fonction. Elle a donc un caractère fondamentalement objectivant.

Les pratiques d’évaluation et d’attribution de la prime modulable[75] par les chefs de cour attestent en outre des pratiques déviantes redonnant à l’ancienneté une place qu’elle n’avait pas dans les statuts de la magistrature. L’évaluation comme l’attribution d’une prime modulable sont en principe fixées sur des critères de mérite. Or, la pratique évaluatrice illustre une forme d’inertie, voire de résistance du corps aux évolutions du modèle de GRH. Alors que, dans les principes, les critères d’évaluation sont liés aux compétences professionnelles des magistrats (conformes et cohérents à l’esprit du modèle de GRH délibératif, principes modifiés en même temps que la suppression de la notation), les pratiques tendent vers de l’objectivant en favorisant le critère d’ancienneté. Cette tendance objectivante est portée par les chefs de cour qui favorisent le lissage des grilles d’évaluation en fonction de l’ancienneté des magistrats, atténuant de facto la légitimité des chefs de juridiction. Le double niveau d’évaluation crée des incohérences fortes et des difficultés de positionnement des chefs de juridiction vis-à-vis des magistrats dans un contexte où la culture consensuelle et collégiale est privilégiée. Les évaluations sont stéréotypées et rendent inopérant l’outil. Son utilité dans la carrière est légitimement soulevée par les magistrats.

L’attribution de la prime modulable en dernier ressort par les chefs de cour reproduit ce même écart constaté entre la dimension épistémique de l’outil (le sens et l’objectif de l’outil : récompenser les compétences professionnelles acquises, mettant en valeur le mérite) et sa dimension pragmatique (les usages, favorables à une prévalence de l’ancienneté en donnant plus aux plus anciens).

3.1.3 Les tendances individualisantes

Sous l’influence du New Public Management, les réformes françaises des vingt dernières années marquent nettement une volonté d’individualiser le modèle de GRH des magistrats en le soumettant à de nouveaux impératifs de performance tels que la sélection et la primauté des compétences, des objectifs et de la motivation. L’élargissement au recrutement latéral (juristes expérimentés) témoigne de cette rationalisation managériale. Le « recrutement roi » par concours de profils inexpérimentés sortant de l’école cède du terrain, laissant se profiler une individualisation des carrières par intégration des acquis de l’expérience. Les tentatives de profilage de poste par la DSJ, freinées par le CSM qui défend le principe de polyvalence du magistrat, participent également de cette tendance à individualiser le recrutement avec une recherche d’adéquation profil/poste, afin de trouver le « bon magistrat au bon moment au bon endroit ». Mais l’exemple le plus flagrant, celui que nous développerons, est certainement l’instauration d’une prime modulable, qui s’ajoute au traitement et à la prime forfaitaire attribués à chaque magistrat. Instaurée en 2003 et appelée initialement « prime de rendement », la prime modulable avait pour objectif d’introduire la notion de mérite individuel dans la rémunération, comme en témoignent les propos du ministre de la Justice Dominique Perben lors de la parution du décret : « [c]eux qui travaillent plus doivent être récompensés par rapport à ceux qui travaillent moins[76] ». Il s’agissait de pallier le prétendu manque d’efficacité du système de rémunération des fonctionnaires en corrélant une rémunération variable avec la performance individuelle (volet individualisant), influence du New Public Management qui professe que l’efficacité d’une organisation et de ses membres ne peut être liée qu’à la fixation d’objectifs de performance et à l’évaluation des résultats. La prime est versée aux magistrats, annuellement et individuellement, sur la base du pourcentage du traitement indiciaire brut[77]. Chaque année, une enveloppe budgétaire à répartir par magistrat est fixée en fonction d’un pourcentage du traitement indiciaire. La somme totale devant correspondre au budget fixé au préalable, les magistrats sont, de facto, en concurrence entre eux, si l’un perçoit plus, l’autre perçoit nécessairement moins. Ce sont enfin les chefs de cour qui ont autorité finale sur la valeur du taux attribuée à chaque magistrat, sur proposition des chefs de juridiction.

Cette prime, individualisée, symbolise autant l’intégration d’une logique managériale différente des modes de régulation traditionnels de la magistrature[78] et le processus volontariste de rationalisation et de modernisation de la justice que la résistance des acteurs face à la tentative individualisante portée par l’outil. Lors de son instauration, la prime a en effet fait l’objet de vives contestations, les syndicats la jugeant « contraire à l’éthique de la profession[79] », tandis que les critères d’attribution étaient jugés flous, les différences entre siège et parquet incompréhensibles. Aujourd’hui encore, plusieurs chefs de juridiction et de cour interrogés nous ont déclaré être favorables à sa suppression : « c’est un grand sujet de discorde[80] » (président), « Moi je préférerais qu’elle n’existe pas[81] » (présidente), « c’est une catastrophe. Je fais partie de ceux qui considèrent que ça ne doit pas exister[82] » (premier président). Dans les pratiques, comme nous l’avons vu plus haut, la prime variable liée à la contribution du juge se transforme en prime distribuée selon le principe d’égalité ou d’ancienneté. L’outil tel que pratiqué ne fait en réalité que conforter le caractère objectivant de la rémunération. En un mot, l’introduction d’outils donnant au modèle de GRH un vernis d’« individualisant » n’est pas à la hauteur des enjeux auxquels doit répondre la justice.

3.2 Un modèle de GRH en tension

Permettant une lecture globale des politiques et des pratiques de GRH dans l’organisation tout en prenant en compte leur dynamique d’évolution, les conventions de GRH sont particulièrement intéressantes pour analyser les processus de changement. Or, dans la magistrature française, en crise, il est patent de constater la mise sous tension des différents outils RH et, par-là, l’incapacité de la GRH des magistrats à assurer son but : à soutenir la stratégie organisationnelle de la justice, à permettre aux magistrats de rendre la justice dans de bonnes conditions, au bénéfice des justiciables.

Le modèle de GRH tel que façonné par la pratique et les réformes récentes a produit des incohérences et des résistances.

Isolément, les différents outils de GRH de la magistrature présentent des failles et des insuffisances. Ils sont le produit de tentatives mal contrôlées d’hybridation du modèle de GRH par apposition, sur un sédiment de modèle à dominante délibérative infléchi par des tendances objectivantes, d’une couche superficielle de caractéristiques individualisantes. On voit, à la lumière de ces divers dysfonctionnements, qu’une somme d’outils RH isolés ne fait pas à elle seule la cohérence d’un système RH.

Une incohérence interne du modèle de GRH, dans l’articulation des outils de GRH entre eux, est tout d’abord aisément perceptible. Le système d’évaluation des magistrats atteste ainsi une incapacité à mesurer la réelle qualité du travail des magistrats et à récompenser les magistrats méritants, générant ainsi d’énormes frustrations tant des magistrats évalués que des chefs de juridiction premiers évaluateurs, soumis au contrôle de l’évaluateur final, le chef de cour :

Nous sommes pris dans un conflit d’intérêts terrible. Nous n’avons aucun intérêt à dire du mal des magistrats qui sont dans nos juridictions. La seule conséquence qu’on a, c’est déclencher un incendie. Ça, on n’a pas du tout intérêt puisqu’on a le social qui est fragile, du fait notamment du problème de sous-effectif. Donc, on n’a pas du tout intérêt à ce que ça explose. Évidemment, si vous dites que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », ça va bien se passer[83] (présidente).

L’hypocrisie des avis souvent positifs afin de ménager une certaine paix sociale du tribunal et de conserver la motivation « des troupes », l’art de rédiger en creux des observations littérales à décoder, le « chemin de croix » et le lissage des croix favorisant l’ancienneté au détriment de critères qualitatifs d’appréciation de l’exercice de la profession, les stratégies évaluatives consistant jusqu’à faire parfois de bonnes appréciations destinées à évacuer plus rapidement un « mauvais magistrat », ou a contrario de moins bonnes afin de conserver un « bon magistrat », montrent non seulement l’incapacité de l’outil d’évaluation à remplir son rôle, mais aussi la création, par la déficience de l’outil lui-même, de pratiques déviantes d’évaluation. Par ailleurs, le système de recrutement et d’avancement est impuissant à satisfaire à la fois la gestion de carrière individualisée des magistrats et l’adéquation des compétences des magistrats recrutés ou en avancement sur le poste vacant. Cette absence de mise en adéquation entre les besoins et les ressources est constatée autant chez les magistrats que parmi les encadrants intermédiaires (sauf exception) où l’acquisition d’un certain grade est suffisante sans que soient exigées par ailleurs de compétences ou même d’appétences managériales. Certains chefs de juridiction souhaiteraient alors que le poste de vice-président soit profilé encadrement et management, gestion en général, pour éviter, selon leurs termes, des « erreurs de casting[84] » : « C’est vraiment des postes qui doivent être profilés. Tout le monde ne s’improvise pas gestionnaire RH[85] » (président).

Cette hybridation incohérente génère alors un phénomène de résistance du corps aux évolutions du modèle de GRH avec le retour à l’ancienneté dans des outils marqués par des critères de mérite et des écarts entre la dimension épistémique de l’outil de GRH et sa dimension pragmatique.

En l’absence d’une unité de fondement des outils et d’une adaptation pertinente à la pratique, le modèle de GRH est voué à créer des désordres et des frustrations, d’autant qu’il est le plus souvent le résultat de modifications de variables de la GRH décrétées par le sommet de la hiérarchie sans impliquer les magistrats. L’incohérence interne se double alors d’une incohérence processuelle ; alors qu’est prônée une décentralisation du pouvoir gestionnaire en même temps qu’un management horizontal, la politique juridictionnelle en France reste imposée par la chancellerie : « La concertation est souvent uniquement une façade. Si on prend l’exemple de la réforme de la loi programmation, au départ il n’y a eu aucune consultation[86] » (magistrat) ; « Être un peu plus consultée, être un peu plus au coeur de cette gestion RH, être un peu plus entendue…[87] » (procureure).

C’est aussi la cohérence externe du modèle de GRH qui est questionnée lorsque les changements qui l’affectent l’éloignent des valeurs de la justice. La discontinuité dans les réformes politiques successives a été source de désorganisation des RH. De même, la GRH dans la magistrature est desservie par l’existence de conflits idéels ou éthiques sur la performance RH : entre la qualité du service de justice et la rapidité accrue à devoir juger ; entre la nécessité d’une sérénité dans l’exercice de la fonction de magistrat et les demandes incessantes de rendre des comptes par une mise en chiffres de l’activité judiciaire. La soumission à des injonctions paradoxales met les acteurs de terrain au mieux en porte-à-faux, au pire, en souffrance.

Malgré les annonces du rapport Ferrand annexé à la Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice[88] et la présentation, le 3 mai 2023, du projet de loi Dupont-Moretti d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027[89], le déficit de stratégie RH reste criant. La GRH n’est certes plus un « impensé » mais, face à la crise, le risque est de penser sa refonte dans l’urgence, bricolant un modèle qui ne tienne pas compte de la singularité de l’institution judiciaire, qui aille à l’encontre de principes organisationnels partagés par le corps et qui ne corresponde pas à l’éthos des professionnels qui y travaillent… une GRH qui pourrait produire de nombreux effets pervers si elle transférait, in extenso, lesdites « bonnes pratiques », « sans le moindre respect pour la singularité du contexte et la spécificité du processus de changement[90] » dans lequel la justice est engagée.

Le modèle de GRH est aujourd’hui en perte de vitesse, ne parvenant plus à réguler et à mettre en adéquation les besoins de l’institution et de la profession avec les ressources (humaines), incapable notamment de contenir la dégradation des conditions de travail, le déficit de reconnaissance et la perte de sens du métier de magistrat. C’est finalement tout le travail des magistrats qui est empêché par les incohérences du modèle de GRH.

En rester là, à un modèle de GRH dépassé, construit de bric et de broc par un phénomène d’empilement sans cohérences, c’est prendre le risque d’épuiser la « machine » et les acteurs de terrain. On peut spéculer un temps sur la créativité et la conscience professionnelle de celles et ceux qui continuent, malgré tout, de rendre la justice, mais on rogne les marges sans cesse… jusqu’à arriver à l’os ! Se dresse alors le spectre d’une justice expéditive où pour faire face aux contraintes de délai, de taux de réponse, de taux de sortie… les dossiers sont bâclés. Le travail juridictionnel se transforme en travail de masse sans véritable considération pour les parties, perdant par là même son intérêt et son sens pour les professionnels.

L’enjeu de la GRH se pose avant d’autant plus d’acuité que d’une GRH initialement morcelée, atomisée entre différents acteurs, « divisée à l’extrême entre une GRH des magistrat·es de l’ordre judiciaire et les magistrat·es de l’ordre administratif, entre une GRH des magistrat·es d’un côté et celle des greffier·ères de l’autre, […] on est passé à une GRH “en miettes”, c’est-à-dire, selon le sens littéral de cette expression, une GRH “abîmée” et “détruite”[91] ».