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Le chapitre 3 de Philosophy of Emotion, “Are Emotions Social Constructs?”, de Christine Tappolet, s’ouvre sur une discussion de la conception occidentale de l’amour, celle que l’on nomme habituellement « l’amour romantique ». De l’avis de plusieurs, cette conception est née au Moyen Âge (de Rougemont, 1939/2001) et a connu de nombreuses transformations et modulations dans les époques subséquentes. Ainsi, l’amour romantique serait un construit social : sa forme, son objet, les façons de l’exprimer ne seraient pas fixés une fois pour toutes et varieraient selon les époques, les endroits et les groupes sociaux. Les sociétés occidentales auraient proposé une certaine norme de ce à quoi doivent ressembler les relations amoureuses, norme à l’aune de laquelle on évaluait et on évalue encore les relations amoureuses et les individus qui sont engagés dans celles-ci.

Dans quelle mesure une norme de ce genre varie-t-elle ? Dans quelle mesure est-elle plastique ? Certains, comme Baumard et ses collègues (2022), soutiennent que les normes dépendent peut-être un peu moins qu’on le croyait de facteurs socioculturels particuliers à l’Occident, et un peu plus de facteurs économiques présents à différentes époques dans plusieurs sociétés à travers le monde. Selon eux, l’amour romantique n’est pas un phénomène exclusivement occidental : on le retrouve également en Chine, au Japon, en Inde et dans plusieurs régions du monde. Selon ces chercheurs, l’émergence de ce type de sentiment dépendrait du développement économique des sociétés, qui, lorsqu’ayant atteint un certain niveau, aurait été accompagné d’une augmentation de l’investissement parental dans la progéniture. Dans les cultures où le développement économique permet l’augmentation de l’investissement parental, l’amour romantique et l’attachement émotionnel augmentent également (Baumard et al., 2022, p. 516). Ainsi, l’amour romantique serait peut-être une réponse à des facteurs environnementaux généraux et relativement communs (notamment la disponibilité des ressources) davantage qu’une réponse à des facteurs sociaux très « locaux ». Si tel est le cas, l’amour romantique est peut-être moins sensible qu’on le croyait aux facteurs sociaux particuliers.

C’est une thèse semblable que soutiennent des évolutionnistes comme Fisher (1999 ; 2000). Selon cette dernière, l’évolution aurait doté certains mammifères (mais également les oiseaux) de trois systèmes émotionnels liés à des aspects précis de l’accouplement et de la reproduction[1]. Ces trois systèmes, soit ceux responsables 1) du désir sexuel, 2) de l’attraction et 3) de l’attachement, seraient devenus indépendants avec l’évolution, de telle façon que le fonctionnement d’un de ceux-ci ne déclenche pas nécessairement les autres (par exemple, un cas classique serait lorsque quelqu’un ressent de l’attachement pour un partenaire pour qui il n’a plus de désir sexuel).

Fisher avance que le second système, l’attraction, est associé au phénomène de l’amour romantique chez les humains. L’activation de ce dernier est caractérisée par une augmentation de l’énergie et par un focus attentionnel sur le partenaire de prédilection. Chez les humains, il serait également caractérisé par le sentiment d’euphorie, par des pensées intrusives à propos du partenaire potentiel ainsi que par un désir de réciprocité et d’union émotionnelle avec celui-ci. Puisque l’on a affaire à un système qui régule certains types d’interactions sociales et que celles-ci ne sont possibles que si le partenaire est dans les mêmes dispositions à l’égard de celui qui éprouve l’attraction (1) et si l’on peut donner cours aux sentiments partagés (2), la réciprocité des sentiments et l’absence de barrière à l’épanchement de ceux-ci causeront un sentiment positif de joie, d’extase ou de bonheur diffus, et le contraire donnera lieu à l’anxiété, au sentiment de vide ou de désespoir (et parfois, à un état assez près de la dépression).

Comme le note Fisher, si ces systèmes sont activés dans certaines circonstances, ils ne donnent pas nécessairement lieu à des comportements : « Avec l’évolution concomitante du cortex préfrontal humain […], nos ancêtres ont également développé l’architecture neuronale qui leur permet de prendre des décisions et de contrôler, voire de dépasser, les forces du désir, de l'attirance, de l’attachement et du détachement » (2000, p. 102). Ainsi, le fait de postuler que certaines émotions sont « biologiques » n’implique pas que le comportement de ceux ou celles qui les éprouvent est déterminé (uniquement) par elles ni que leur expression ne peut être modulée par certaines normes sociales.

Ce qui précède ne constitue pas une critique de ce qu’avance Tappolet, puisqu’en conclusion de sa discussion, elle déclare la chose suivante : « Que l’on considère ou non que la culture n’influe que sur les causes et les effets des émotions de base, son influence est loin d’être négligeable. […] la culture influe sur nos dispositions émotionnelles et donc sur les émotions que nous ressentons. Cette plasticité au niveau de nos dispositions émotionnelles doit être saluée, car elle laisse place à la possibilité d’une éducation de nos émotions […]. » (p. 54-55 ; je souligne)

Je suis en accord avec ce constat. Je me demande simplement pourquoi il nous a fallu passer par la dispute entre les approches constructionnistes et biologiques pour en arriver à celui-ci. Entendons-nous bien, je ne reproche pas à l’autrice d’avoir emprunté ce chemin ; je l’ai pris moi-même (et avec elle) dans le passé (Faucher, 1999 ; 2013 ; Faucher et Tappolet, 2008). Mais étant donné que presque personne ne conteste l’existence d’une certaine plasticité des émotions, la dispute entre ces approches, si elle reste pertinente à explorer dans certains contextes (par exemple dans celui sur les catégories naturelles [natural kinds] en psychologie [Griffiths, 1997]), ne l’est peut-être pas autant dans le contexte de la discussion sur l’éducation des émotions (et plus généralement, dans le contexte de la discussion sur l’éducation morale, qui intéresse l’autrice), où c’est peut-être d’un autre concept qu’il aurait fallu parler : celui d’intelligence émotionnelle.

En effet, pour l’éducation des émotions, ce n’est pas tant la possibilité de créer des émotions de novo qui importe, mais plutôt la capacité à contrôler ses émotions, à en faire l’expérience au bon moment ou à l’endroit de la bonne personne, à les utiliser pour nous guider dans le champ de la moralité ou pour répondre aux problèmes moraux que nous rencontrons. C’est précisément ce genre de capacité que décrivent Salovey et Mayer (1990 ; pour un survol, voir Brackett et al., 2016) sous le vocable d’« intelligence émotionnelle ».

Pour ces auteurs, l’intelligence émotionnelle doit être conçue comme un ensemble de quatre habiletés générales : 1) celle à percevoir les émotions; 2) celle à les utiliser pour faciliter la pensée ; 3) celle à les comprendre; 4) celle à les réguler. Ces habiletés se développent avec l’âge et on a montré que, dans une certaine mesure, elles sont « modifiables » (Brackett et al., 2016, p. 530-531). J’aimerais les décrire parce que je crois qu’elles permettent de mettre en relief certaines des compétences émotionnelles que l’on pourrait souhaiter développer dans le cadre d’une éducation des émotions, mais qui sont passées inaperçues dans le débat entre les approches constructionnistes et biologiques.

La première habileté est décrite comme « celle à percevoir et évaluer de façon précise nos propres émotions et celles des autres » (Brackett et al., 2016, p. 516). Les personnes qui sont compétentes dans ce domaine peuvent reconnaître les émotions dans la voix, la posture ou les mouvements particuliers des autres, mais aussi dans des artéfacts (telles les oeuvres d’art). Ces personnes seraient également à même de reconnaître leurs propres émotions (savoir, par exemple, que les actions qu’elles ont posées à tel moment l’étaient sous le coup de la colère).

Cette première habileté générale est considérée comme nécessaire pour le développement des trois autres. En effet, quelqu’un qui ne peut reconnaître ses propres émotions (ou celles qu’elles provoquent chez les autres) ne peut guère les comprendre ou les réguler, encore moins les utiliser.

La seconde habileté, celle qui consiste à utiliser les émotions pour faciliter la pensée, en est une que plusieurs d’entre nous, pour qui écrire fait partie du quotidien, connaissent. Nous savons que pour pouvoir nous concentrer et écrire, nous devons être serein; que le fait d’être en colère ou accablé par la culpabilité risque de nous empêcher de travailler, nous plongeant plutôt dans une rumination qui fait obstacle au travail. Aussi tentons-nous de nous mettre dans des états qui nous permettent de nous concentrer et, si nous ne réussissons pas à écarter les états qui nuisent à notre travail, décidons-nous de faire autre chose pour nous changer les idées. Et si ce genre d’états est trop intrusif et intense (comme lorsque l’on éprouve un grand chagrin à la suite d’une séparation amoureuse), et que leur contrôle nous échappe, nous décidons alors de demander de l’aide et de consulter un thérapeute.

La troisième habileté est la compréhension des émotions. Au nombre des compétences associées à cette habileté se trouvent :

la reconnaissance de la raison pour laquelle certaines émotions se manifestent (par exemple, la réalisation d’un objectif entraîne de la fierté), la prévision de la trajectoire d’une émotion qui n’est pas régulée (par exemple, la tristesse peut se transformer en désespoir), la supposition de ce qui s’est produit pour transformer une émotion en une autre (par exemple, la colère se transforme en satisfaction lorsqu’une injustice est réparée) et la compréhension de la manière dont plusieurs émotions peuvent se « mélanger » pour former une autre émotion (par exemple, le dégoût et la colère se combinent pour devenir du mépris).

Brackett et al., 2016, p. 516

La quatrième habileté semble matériellement liée à la troisième. En effet, les individus qui sont capables de nommer plus finement leurs émotions négatives, qui en comprennent l’origine ou la trajectoire, tendent à réguler celles-ci plus fréquemment et à employer une gamme plus vaste de stratégies que ceux qui les décrivent de façon plus grossière.

Cette question de la régulation, bien plus que celle de la plasticité des émotions, est celle qui devrait nous intéresser au premier chef dans le contexte de la discussion sur l’éducation des émotions. Après tout, qu’importe si la forme de nos émotions est déterminée ou si notre répertoire émotionnel n’est pas infini : si nous avons le pouvoir de modifier notre capacité à réguler nos émotions et ainsi à les mobiliser plus facilement au bon moment, mais aussi le pouvoir de moduler celles qui nous causent problème, si nous pouvons apprendre à comprendre pourquoi nous réagissons d’une certaine manière et à réagir autrement, nous avons en main tout ce qui est nécessaire pour devenir moralement meilleur. Ne reste plus qu’à déterminer les méthodes par lesquelles l’apprentissage de ces capacités régulatives se fera (et c’est peut-être une question plus empirique que philosophique).

En conclusion, dans ce commentaire j’ai évoqué des raisons supplémentaires de considérer que les émotions sont relativement plastiques, mais j’ai également suggéré l’idée qu’elles ne le sont pas autant qu’on l’a parfois soutenu. J’ai proposé de considérer que la discussion sur la plasticité est moins importante que celle sur la régulation et j’ai suggéré l’idée que nous devrions réfléchir un peu plus à cet ensemble d’habiletés que les psychologues nomment l’« intelligence émotionnelle ». Ce concept n’est malheureusement pas abordé dans le livre de Tappolet. Il aurait cependant pu l’être dans le cadre de la discussion sur l’éducation morale, cela d’autant plus que ce type d’intelligence est corrélé avec la santé psychologique, avec le fait d’avoir des relations interpersonnelles harmonieuses et, ultimement, avec la capacité à mener une vie heureuse.