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Les chiroptères, ou chauves-souris, constituent le groupe de mammifères le plus important après celui des rongeurs, totalisant plus de 1 400 espèces. C’est aux interactions entre ces animaux et l’espèce humaine que s’intéressent Frédéric et Antoine Laugrand. Ces interactions sont déterminées par l’imaginaire que chaque société ou culture développe envers les espèces qu’elle peut rencontrer, mais aussi, en partie, par les caractéristiques propres aux différentes familles qui les composent ; et bien entendu, au mode de vie adopté par les populations humaines. Le sujet a acquis une acuité nouvelle avec l’épidémie de COVID-19 et les spéculations qu’elle continue d’occasionner, et plus largement avec la propagation des doctrines et des réflexes hygiénistes.
L’ouvrage se développe selon trois axes. Le premier rend compte de façon détaillée d’études de cas menées dans l’archipel des Philippines, un espace dans lequel des relations de compagnonnage et d’apprivoisement coexistent avec d’autres beaucoup plus distanciées et il insère ces études dans une perspective comparatiste (Partie I). Il recense ensuite la gamme des représentations et des pratiques qui guident les relations entre humains et chiroptères par toute la planète, en fonction d’un certain nombre de paramètres détaillés en autant de chapitres (Parties II et III). Enfin, il développe et illustre progressivement une thèse « programmatique » (Partie IV), laquelle s’énonce assez tôt dans l’ouvrage :
Les formes de mutualisme que pratiquent certaines espèces de chiroptères pourraient nous guider davantage ; nous inspirer à tisser d’autres types de relations avec les espèces vivantes, y compris avec celles que l’on relègue communément au banc des indésirables, parfois sans comprendre leur rôle dans les écosystèmes. Les humains ont tout à gagner à établir des relations de cohabitation et de coopération avec ces animaux essentiels pour la biodiversité, en particulier du fait que les chiroptères exercent une action réparatrice et bénéfique sur l’environnement, et qu’ils mettent en oeuvre des relations en symbiose avec leurs milieux
p. 28
C’est une forme de synanthropie, de cohabitation réciproque, que les auteurs nous invitent à imaginer au travers de la fresque qu’ils brossent. Une attitude qui ne saurait s’arrêter aux relations entre chiroptères et humains, mais qui aurait vocation à faire de toutes les formes de vie des espèces véritablement « compagnes ».
Les deux premières parties du livre opposent les rapports entre humains et chiroptères, comme les imaginaires qui les accompagnent, tels qu’on peut les examiner dans deux grands espaces : l’Austronésie et l’Occident. La troisième partie fait le constat que toutes les sociétés connaissent une forme d’ambivalence envers les chiroptères, et analyse alors ce phénomène selon plusieurs dimensions : imaginaire sexuel, rituel, technologique, prédation, protection, pharmacopée. Enfin, la quatrième partie est centrée sur les chiroptères eux-mêmes, sur leurs relations avec leur milieu sur la vulnérabilité qui résulte de leur proximité avec les humains, des représentations dont elles sont l’objet, et des changements sociétaux et écologiques.
Les études sur les Philippines introduisent à l’ensemble de l’aire austronésienne. Ici, la chauve-souris régénère et guérit, mais elle est à l’occasion porteuse de maladie et de mort. Les traditions autochtones ouvrent à une multiplicité de représentations et de comportements, à une succession d’alliances et de mesures de représailles, mais rarement à l’inimitié pure et simple.
Pour fonder leurs analyses de ces complexes de représentation, les auteurs font un usage souple et prudent des catégories ontologiques mises à l’honneur par Descola (2005). Ils relèvent de fait une structuration des images et des relations différenciées selon la présence de schèmes naturalistes, animiques, totémiques ou analogiques. C’est ainsi que, dans plusieurs régions du Pacifique, « maîtres de l’initiation, les chauves-souris des cosmologies totémiques rendent bien souvent le territoire habitable en contribuant partout à la diffusion et à la multiplication des arbres fruitiers » (p. 123).
En contraste, le naturalisme du monde occidental a nourri une véritable chiroptophobie, qui fait des chauves-souris des vecteurs de maladies et maléfices. Or, cette attitude s’est accompagnée d’une fascination qui les place parfois au coeur de la mode, les met en scène sur des objets, des sculptures, des accessoires. Une évolution nette se dessine au XXème siècle : la chauve-souris n’est plus seulement Dracula, mais aussi Batman, champion de la justice et image de l’invincibilité. Ce passage a été facilité par l’attention dont les performances technologiques des chauves-souris et de leur voilure ont bénéficié vers la même époque.
L’un des thèmes que développent les troisième et quatrième parties de l’ouvrage, plus hétérogènes, est celui du danger inhérent au fait de refouler dans les marges du « naturel », couplé ici avec le « pathogène », un animal dont les habitudes sociales le portent à vivre près des communautés humaines : « En refusant de vivre auprès de ces animaux, certains groupes humains se privent peut-être d’une forme d’immunité que d’autres développent en adoptant par ailleurs des modes de vie moins destructeurs de la biodiversité » (p. 253). Les auteurs prennent soin de relativiser, voire parfois d’invalider les études qui font des chiroptères des vecteurs privilégiés de pathogènes, études dont le nombre a redoublé à partir du début des années 2000 : « À ce jour, rien ne permet d’affirmer avec certitude que les chiroptères porteraient plus de virus que d’autres animaux, comme les rongeurs ou les suidés qui en transportent beaucoup aussi, ni mêmes si les virus qu’ils hébergent sont plus transmissibles à l’être humain que ceux des autres animaux » (p. 338). En détruisant les habitats, notre modèle civilisationnel, observent-ils encore, a favorisé la transmission des virus à des hôtes intermédiaires et, partant, au franchissement des barrières d’espèces. Du reste, c’est l’exceptionnelle capacité des chiroptères à développer des modèles immunitaires exemplaires qui devrait retenir notre attention, et nous ne saurions non plus négliger leur contribution au contrôle des populations d’insectes, à la fertilisation des sols, au recyclage des nutriments et à la reforestation. Plus généralement, « comprendre les relations interspécifiques et les relations entre humains et animaux exige de nouvelles enquêtes. […] Elle implique surtout de nouveaux partenariats avec les peuples autochtones et les chasseurs qui connaissent ces animaux, s’y attachent et cohabitent avec eux. » (p. 445).
L’ouvrage, rigoureux et inspirant, se lit avec grand plaisir, un plaisir redoublé par la richesse et la qualité de l’illustration. Je risque ici quelques remarques qui ne visent qu’à suggérer combien il est à même d’inspirer d’autres études. Tout d’abord, l’ambiguïté attachée à la chauve-souris en fait un véritable pharmakon : remède et poison tout à la fois (Derrida 1972). Il est possible alors d’inscrire les chiroptères parmi les espèces, objets et phénomènes dont l’ambiguïté, le perpétuel balancement entre négativité et positivité, paraît indépassable. Parmi les phénomènes auxquels je pense : la fermentation, si proche de l’impureté.
Du reste, l’imagerie associée aux chauves-souris illustre le dilemme souligné par Mary Douglas (2005 [1966]) : la lutte collective contre la saleté et la malpropreté évoque le nécessaire tracé de frontières (entre les groupes, les espèces, les espaces ou les choses) grâce auxquelles la vie peut être protégée et maintenue, un sens commun attaché à l’existence du groupe. Toutefois, appliquées de manière trop stricte, les frontières qui préservent la pureté de la communauté deviennent une source de mort. En effet, les choses « sales » et impures sont également le ferment qui suscite de nouvelles formes de vie, même si ce processus de renouvellement s’accompagne de dangers. Les sociétés façonnées par les principes hygiénistes seront intolérantes à l’égard d’un animal tel que la chauve-souris : ses caractéristiques apparentes l’identifient à la malpropreté (son altérité trans-catégorielle y contribue), et une telle représentation se nourrit et s’étend d’elle-même. En revanche, les sociétés qui vivent à proximité de l’animal traduisent l’ambivalence liée au fait de cohabiter avec un « Autre » potentiellement menaçant et pourtant porteur de vie, en une catégorisation plus subtile. C’est le cas aux Philippines avec les contrastes établis d’une espèce de chauve-souris à l’autre, lequel répartit également des attributs contradictoires.
Le contraste va au-delà d’une opposition entre les sociétés « hygiénistes » et les sociétés traditionnelles. Il est question des différentes manières de faire respecter les limites, les frontières et de la rigueur de ces dernières. Ainsi, l’attitude à l’égard des chauves-souris (ou de tout autre animal qui marque l’imaginaire social) symboliserait l’appareil logique et rituel par lequel l’altérité est à la fois mise à distance et transformée en vecteur de renouveau. Certaines sociétés sont plus aptes que d’autres à accueillir ce qui reste aux marges de manière à en tirer un profit partagé. Différents modes d’action permettent aux groupes de déterrer des forces de renouveau au sein de ce qui est « impur », de contourner les frontières, d’apprivoiser le danger tout en accueillant de nouvelles ressources ; c’est le rôle dévolu au pharmakon apprivoisé. L’ouvrage de Frédéric et Antoine Laugrand déploie quelques-unes de ces stratégies, et il en fait un réservoir d’inspiration pour réfléchir au processus par lequel les sociétés contemporaines peuvent tenter de se réconcilier avec des formes de vie qu’elles avaient voulu marginaliser ou détruire.
Appendices
Bibliographie
- Derrida, Jacques, 1972. « La pharmacie de Platon » in Jacques Derrida, La dissémination, p. 77-213. Paris, Seuil.
- Descola, Philippe, 2005. Par-delà nature et culture. Paris, Gallimard.
- Douglas, Mary, 2005. De la souillure : Essais sur les notions de pollution et de tabou [Purity and Danger : An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo (1966)]. Paris, La Découverte.