Corps de l’article

L’idée circule périodiquement dans les discours médiatiques et politiques : planter des arbres est une stratégie naturelle et abordable pour contrer les changements climatiques. À l’échelle mondiale, les activités forestières génèrent le plus grand nombre de crédits carbone sur les marchés volontaires (Donofrio et al. 2020). Pourtant, les marchés du carbone forestier sont souvent critiqués par les sciences sociales, qui les associent à des injustices environnementales, où les pays du Sud, qui produisent d’importantes quantités de crédits carbone forestiers, voient ces crédits principalement consommés par les pays du Nord, riches en capitaux, sans en retirer des bénéfices significatifs. Peu d’études critiques se sont penchées sur les réalités socio-environnementales des marchés du carbone forestier opérant en contexte nordique (Giroux-Works 2019 ; Lemssaoui 2010). À partir de données issues de ma thèse (Giroux-Works 2024), cet article questionne les bénéfices, pour les communautés locales, de projets de plantations d’arbres menés dans le cadre de marché volontaire du carbone, en prenant l’exemple d’initiatives situées dans l’Est-du-Québec. D’abord, un historique de la pratique de la plantation d’arbres en relation avec le climat sera tracé, suivi d’une présentation de la méthodologie adoptée et d’un survol des caractéristiques des initiatives de plantations climatiques étudiées, incluant les acteurs clés, les espaces boisés et les activités menées. Enfin, une analyse des enjeux et bénéfices des projets de plantations d’arbres montrera que leur valeur s’arrime à des démarches en faveur d’une expérience positive et conviviale des environnements de proximité.

Une démarche civilisationnelle, scientifique et politique

L’intérêt des sociétés occidentales pour la plantation d’arbres et ses effets sur le climat s’inscrit dans une longue histoire environnementale de contrôle de la nature (Scott 2019). Dès la « découverte » de l’Amérique, l’idée s’impose que les peuples du continent européen, qui ont su produire un climat doux en rasant les arbres, doivent reproduire cette « climatisation naturelle » (Coccia 2016) dans les Antilles et en Amérique par la déforestation massive des territoires. Ce chantier est également une oeuvre civilisationnelle de conversion des terres forestières en agricoles, ce que la foi chrétienne sanctifie.

À partir du XIXe siècle, la coupe excessive des arbres est accusée provoquer des évènements climatiques imprévisibles nuisant à la rentabilité des productions agricoles et à la croissance des espèces ligneuses lucratives, ce qui incite les pouvoirs politiques d’Amérique comme d’Europe à adopter des mesures de reboisement et de conservation, souvent imposées aux dépens des prétentions de propriétés des populations locales (Fressoz et Locher 2020).

C’est également à partir XIXe siècle que de nouvelles figures d’autorité, essentiellement des scientifiques, mettent en évidence le lien entre les émissions des gaz à effet de serre (GES) issues de la combustion d’énergie fossile – surtout le CO2 – et le phénomène du réchauffement planétaire (Bonneuil et Fressoz 2016). Le contexte de la guerre froide favorise d’autant plus la collecte massive de données sur toute chose qui emmagasine du carbone, incluant les forêts, venant ainsi appuyer les constats scientifiques entourant les origines anthropiques de l’évolution du climat.

Cette compréhension de l’environnement conduit à la mise sur pied d’une gouvernance environnementale planétaire, marquée par la création en 1988 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), une instance chargée d’étayer et de diffuser les connaissances scientifiques sur le climat. À partir de ce moment, le climat est réfléchi à partir du commun atmosphérique composé de gaz et de « surplus » émis par des activités liées au développement industriel. En raison de sa contribution au réchauffement climatique global, le CO2 devient l’étalon par lequel toutes les émissions de GES sont mises en équivalence.

Comme le soulignent des chercheurs en sciences sociales de la quantification, incluant des anthropologues (Bouleau et Deuffic 2016 ; Davis et al. 2012 ; Paillet et Bouleau 2016), en faisant de l’enjeu climatique un objet qui se réfléchit à partir d’une unité de mesure unique, il est plus facile d’imputer des responsabilités, d’assigner des obligations et de monétariser les performances environnementales des Nations et de leur population. Le Protocole de Kyoto (1997) a joué un rôle important à cet égard. Il est le premier document juridique imposant des obligations de limitation et de réduction des émissions de GES à des pays industrialisés et marque le développement des marchés du carbone dans le monde.

Une littérature substantielle a été développée sur les marchés du carbone forestier par les praticiens de l’écologie politique (Büscher et Fletcher 2015 ; Igoe et Brockington 2007), qui l’envisagent comme des dispositifs de la conservation environnementale néolibérale, jugés encourager une accumulation par la dépossession, où de riches détenteurs de capitaux s’approprient des espaces et des ressources naturelles déjà utilisés par des populations locales (Harvey 2005), et un déplacement de la charge environnementale des pays du Nord, riches en capitaux, vers les pays du Sud, riches en ressources naturelles (Hornborg et Martinez-Alier 2016  ; Levrel 2020).

Le marché du carbone forestier REDD + (Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation) est un bon exemple. Il correspond à un programme volontaire, créé en 2007 sous les auspices de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), de réduction des émissions de GES causées par le déboisement et la dégradation des forêts dans les pays du Sud, et de bonification des puits de carbone par le reboisement et la gestion durable des forêts. De nombreuses recherches anthropologiques ont alerté des inégalités sociales, des conflits fonciers, des ontologies et des représentations de la nature qui opposent ceux qui achètent et font la promotion de ces marchés du carbone à ceux qui vivent ou fréquentent les espaces où la séquestration carbone est réalisée (Hillenkamp 2022 ; Paladino et Fiske 2017).

L’intérêt des plantations d’arbres en contexte nordique

Dans ces contextes empreints d’inégalités et de tension, la promotion des plantations d’arbres comme moyens de régulation des climats globaux n’est pas une démarche neutre. Elle véhicule des attentes, des vertus, des croyances et des menaces supposées, façonnées par des dogmes religieux, des stratégies militaires, des programmes politiques et des écrits scientifiques. Ces plantations sont appréhendées depuis une vision naturaliste du vivant, où la nature est valorisée par les services qu’elle rend une fois exploitée par l’humain.

À l’échelle mondiale, les programmes REDD+ génèrent le plus grand nombre de crédits carbone sur les marchés volontaires (Chenost et al. 2010 ; Donofrio et al. 2020 ; World Bank 2021). Les acteurs qui les pilotent, des organisations non gouvernementales pour la plupart, s’appuient sur le consensus scientifique affirmant que les arbres des régions tropicales sont les plus efficaces pour capturer le carbone atmosphérique (Pan et al. 2011), justifiant ainsi leurs interventions dans ces régions. Bien que la plantation d’arbres dans les milieux tropicaux ait un impact climatique global plus significatif, certaines organisations préfèrent développer des projets en zones nordiques. Comment justifier ce choix ?

Qu’elles soient pavées ou non de bonnes intentions, les initiatives de plantations d’arbres au nom du climat sont devenues grandement populaires dans les métropoles nordiques du XXIe siècle. À travers les années, des objectifs ambitieux en matière de plantation d’arbres ont été fixés par des villes comme New York (un million d’arbres d’ici 2017), Bordeaux (un million d’arbres d’ici 2030), Montréal (500 000 arbres d’ici 2030) et Québec (130 000 arbres d’ici 2029), et des pays comme le Canada (deux milliards d’arbres d’ici 2030), avec des motivations allant au-delà du climat, incluant l’amélioration des environnements bâtis et les cadres de vie. L’étude de marché de la société Ecosecurities sur les motivations des acheteurs de compensation carbone (Neef et al. 2019) avance que les arbres s’associent à des représentations positives de la nature dans l’imaginaire populaire, ce qui rend les plantations d’arbres plus attrayantes que des mesures d’efficacité énergétique appliquées à des procédés industriels.

Sur le plan économique, la publication du rapport d’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire (2005) a fait de l’approche économique la méthode de prédilection pour évaluer les bénéfices apportés par les arbres et leurs écosystèmes, désormais appelés des « services écosystémiques ». Des études en économie écologique ont, par exemple, évalué la valeur des forêts urbaines du Canada, dont celle de la Ville de Québec (7,5 M $/an) et, de façon combinée, de Vancouver, Montréal et Halifax (51 G $/an), soulignant leur importance pour la régulation du climat, la purification de l’air et la protection de la biodiversité (Alexander et DePratto 2014 ; Wood et al. 2018).

En parallèle, des recherches anthropologiques ont documenté les bienfaits des arbres sur le bien-être humain, en investiguant des pratiques d’intervention et d’enseignement comme le shinrin-yoku, la sylvothérapie et la guérison autochtone (Guay et L’Heureux 2019 ; Harrison 2010 ; Kessler-Bilthauer 2019 ; Mancha-Cáceres et Ramírez-García 2024), donnant force à l’argumentaire qu’une fréquentation régulière de la forêt est bénéfique pour la santé humaine (Klaniecki et al. 2018). Dans la poursuite de ces études anthropologiques tournées vers le bien-être, et depuis une grille analytique ancrée dans la théorie critique des sciences sociales de la quantification (Desrosières 2014) et la perspective de l’écologie politique en matière de construction et de représentation de l’espace (Robbins 2012), cet article s’intéresse aux valeurs socio-territoriales qualitatives et sensibles qui justifient le choix de mener, sous des latitudes nordiques, des projets de plantation d’arbres pour agir sur le climat, ainsi qu’aux tensions qu’elles génèrent sur le plan des représentations de l’agir climatique et environnemental.

Méthodologie

Cet article est basé sur des données de ma thèse (Giroux-Work 2024),[1] incluant une revue documentaire à propos des marchés du carbone du Québec, des entrevues semi-dirigées avec les dirigeants de quatre initiatives de plantations climatiques oeuvrant dans l’Est-du-Québec et des ethnographies de cinq projets de plantations sur ce territoire – rédigées autour d’observations participantes et d’entrevues avec des planteurs, des propriétaires de terrains, des acteurs municipaux et des acheteurs de compensation. À partir de ce corpus, cet article se penche sur ce que j’appelle « des initiatives de plantations climatiques », c’est-à-dire des initiatives produisant et vendant de la compensation carbone à des entités (particuliers et petites entreprises) qui ne sont pas contraintes par le Système de plafonnement et d’échange des émissions carboniques (SPEDE) du Québec. Le SPEDE a récemment instauré des protocoles de production de crédits carbone à partir des arbres, qui sont harmonisés aux intérêts économiques du secteur forestier. Cet article ne se penche pas non plus sur les initiatives tournées vers la financiarisation du carbone, soit celles qui marchandent de grosses quantités de crédits carbone à partir de démarches validées par des standards internationaux et des activités d’aménagement forestier situées en forêt productive[2]. Le Tableau 1 permet de mieux faire la distinction entre les trois types de marchés du carbone ici invoqués.

Les initiatives de plantations climatiques ne cherchent pas à participer à l’économie forestière néolibérales du Québec et ne s’inscrivent donc pas dans la continuité des pratiques industrielles entourant la forêt. Cet article vise à éclairer les qualités autres que carboniques qui rendent les projets de plantations climatiques attrayants et si populaires au Québec, une question encore peu explorée. Le territoire de l’Est-du-Québec, historiquement développé autour de l’exploitation forestière et agricole (Fortin et Lechasseur 1993), offre un contexte pertinent pour mieux comprendre la présence de ces plantations dans des espaces à priori forestiers et convoités par l’industrie.

Tableau 1

Caractéristiques des trois marchés du carbone forestier au Québec

Caractéristiques des trois marchés du carbone forestier au Québec

-> Voir la liste des tableaux

Les initiatives de plantations climatiques

Les programmes de plantations climatiques au Québec ont émergé au cours de la dernière décennie en réponse à l’urgence climatique, évoluant parallèlement aux autres marchés du carbone de la province. Aucun recensement précis et détaillé de ces initiatives n’est disponible à ce jour. Les plus connues figurent dans des palmarès médiatiques, aux côtés d’autres programmes de compensation carbone proposant des projets énergétiques ou d’aménagement forestier, tel que l’illustre le second tableau. La variété d’acteurs qui les opèrent et la diversité des espaces qui sont boisés pourraient expliquer ce manque. Dans l’Est-du-Québec par exemple, ces programmes sont portés par des coopératives forestières comme des pépinières privées, des coopératives de solidarité offrant des services de verdissement aux municipalités, des conseillers municipaux, des groupes étudiants et professoraux, et des organismes de bassin versant.

Généralement, les plantations d’arbres sont réalisées sur des terrains appartenant à ces entités ou auxquels ils ont des droits d’accès ou d’usage. Les arbres se retrouvent donc sur des terrains diversifiés incluant des bords de routes, des parcs municipaux, des cours d’école, des sites industriels, des bandes riveraines, des déprises agricoles et des bancs d’emprunts de forêts d’enseignement et de recherche. Ces lieux se distinguent par une faible couverture forestière et une biodiversité limitée. Ils sont couverts de ce que le sociologique Rémi Beau (2017) appelle une « nature ordinaire », c’est-à-dire une nature perçue comme banale et sans grande importance en raison des superficies restreintes qu’elle recouvre et des « services » ambigus (non chiffrés) qu’elle procure aux humains.

Ces programmes vendent de la compensation carbone associée à des émissions captées dans le futur, fixant l’horizon de captation entre 50 et 60 ans, pour la plupart. Dans le jargon de la comptabilité carbone, cette approche de la compensation carbonique est qualifiée d’ex ante[3]. Pour estimer le potentiel de séquestration carbone des arbres dans le temps, les dirigeants de ces programmes analysent l’historique de leurs propres projets de reboisement, mobilisent les travaux scientifiques réalisés dans un contexte nordique (Freedman et Keith 1996), dont ceux menés par Carbone Boréal, un programme de plantations climatiques affilié à un centre de recherche de l’Université du Québec à Chicoutimi (Fradette 2012 ; Gaboury 2006 ; Gaboury et al. 2009), ou commandent la réalisation de recherches indépendantes, lorsque cela est possible. Considérant les coûts de ces étapes, la collaboration par le partage de savoirs est souvent privilégiée. Ces collaborations permettent d’ailleurs de faire avancer les connaissances sur le rôle des cycles du carbone des forêts du Québec dans la lutte contre les changements climatiques.

C’est à partir de cette infrastructure de calcul et d’estimation de la séquestration carbone des arbres que des calculateurs carbone sont créés par les dirigeants de programme de plantations climatiques à l’intention des acheteurs. Ces outils, gratuits et disponibles en ligne, permettent aux acheteurs de convertir automatiquement un comportement humain « polluant » (mesuré en kilomètre, en kilowattheure, etc.), en quantité d’émission de GES, puis en quantité d’arbres à planter. Généralement, le prix d’un arbre varie entre un et neuf dollars, en regard des tendances des marchés et des coûts d’opération.

Finalement, les plantations sont organisées de façon à devenir des évènements festifs et conviviaux, valorisant la participation des acheteurs de compensations, des citoyens et des écoliers. Tous sont invités à venir planter quelques arbres, seuls ou en famille, à échanger avec les porteurs de projets et en apprendre plus sur les rudiments de la plantation, les espèces plantées et leurs besoins vitaux. Par exemple, une coopérative de solidarité spécialisée en compensation carbone et en plantations d’arbres explique que, pour chaque école impliquée dans un projet qu’elle porte avec une municipalité, entre dix et 25 élèves et leurs professeurs sont invités à venir planter des arbres. Pendant les activités de plantations d’arbres, les planteurs (des employés de l’organisme) transmettent des connaissances sur l’importance des arbres dans les milieux de vie et les meilleures techniques de plantation. Un employé explique : « On socialise les planteurs à l’arbre, ses fonctions et ses valeurs. On éveille les consciences, on crée une étincelle pour ces jeunes en les éveillant au présent pour le futur. C’est de l’éco-éducation tout simplement ».

La vie (et la mort) incontrôlable des arbres

Selon les dirigeants interrogés, les programmes de plantations climatiques suscitent un fort engouement auprès de la population québécoise. Cet intérêt s’est intensifié à la suite du lancement du Pacte de la Transition en 2018 par le metteur en scène et militant écologiste Dominic Champagne, qui appelait les citoyens du Québec à réduire leur empreinte écologique et à exercer une pression sur les gouvernements pour lutter contre les changements climatiques. Bien que le Pacte ait pris fin abruptement en 2020, il a contribué à une visibilité accrue de la compensation carbone comme une piste d’action concrète pour les citoyens. Malgré cet intérêt grandissant, les initiatives de plantations climatiques sont l’objet de plusieurs critiques. Dans l’objectif d’éclairer le nombre croissant de particuliers souhaitant compenser leurs émissions de carbone, la Fondation David Suzuki et l’Institut Pembina (2009), de même que les organismes Équiterre (2019) et Protégez-vous (2020), ont développé des classements pour évaluer la performance de programme de compensation carbone au Canada et au Québec, dont ceux liés à des projets forestiers, et, ainsi, établir si les crédits émis par les programmes permettent de véritables réductions des GES. Par exemple, les enquêteurs de Protégez-vous (2020, 29) indiquent avoir vérifié « quels programmes de compensation [garantissaient] le mieux à leurs clients que chaque dollar dépensé [contribuait] effectivement à compenser l’impact écologique de leurs activités ». Les projets de plantations climatiques arrivent irrévocablement les bons derniers dans ces palmarès, comme l’illustre le second tableau.

Il ressort de l’analyse de ces palmarès que peu de crédibilité est accordée aux programmes de plantations climatiques, puisqu’ils mobilisent d’autres outils que ceux reconnus à l’international pour valider leurs projets, vendent des compensations carbone « à venir » (ex ante) plutôt que « réelles » (ex post), ce qui ne correspond pas aux conceptions dominantes d’une bonne compensation carbone, et n’accorderaient pas assez d’importance à la mesure réelle des bénéfices climatiques des plantations d’arbres, selon leurs détracteurs. En ce sens, la marchandise vendue se base sur une estimation du CO2 capté par l’arbre au cours de sa vie, ce qui contribue à nourrir le discours d’incertitude à l’égard du succès de ce type de projets. Le temps de croissance des arbres, leur mortalité et leur subjection aux forces naturelles les rendent peu fiables et, donc, moins aptes à réellement compenser des émissions de GES, même si des plantations « tampons » sont mises en terre pour pallier aux aléas environnementaux. Depuis cette perspective, les arbres plantés sont envisagés comme fragiles, incontrôlables et incertains.

Tableau 2

Comparatif de 11 fournisseurs de compensation carbone dont le siège social est au Canada, créé en 2020 par le média Protégez-Vous

Comparatif de 11 fournisseurs de compensation carbone dont le siège social est au Canada, créé en 2020 par le média Protégez-Vous
Source : Protégez-vous. 2020

-> Voir la liste des tableaux

Ainsi, bien que frappante pour l’imaginaire collectif, la plantation massive d’arbres est loin d’être une panacée pour le climat. Faire du nombre d’arbres plantés un indicateur des efforts de lutte contre les changements climatiques, simplifie la complexité d’autres enjeux sous-jacents (Davis et al. 2012), notamment les taux élevés de mortalité des jeunes arbres, leur empiètement potentiel sur des terres cultivables, leur coupe prématurée et la conservation de la canopée déjà en place qui constitue un réservoir de carbone plus grand que celui généré par les jeunes arbres. La « neutralisation » complète des émissions polluantes par des projets de plantations d’arbres nécessiterait un stockage quasi perpétuel du carbone, et donc, une surveillance permanente et une multiplication des plantations, ce qu’aucun projet ne peut garantir (Karsenty 2023). Il existe une vaste littérature en science de l’environnement sur les rôles des forêts dans la lutte contre les changements climatiques, où il ressort une certaine perplexité sur les réels gains écologiques apportés par les activités de plantations d’arbres (Bastin et al. 2019 ; Di Sacco 2021 ; Coleman et al. 2021).

Des bénéfices socio-environnementaux multiples

Les dirigeants des programmes de plantations climatiques soutiennent vendre des « arbres à planter » plutôt que des crédits carbone, et que les valeurs de leurs projets se situent dans les retombées socio-environnementales apportées par les arbres. Loin d’être la faiblesse de leur programme, les arbres en seraient la force. La valeur de la compensation carbone est fixée aux contextes d’existence des nouveaux végétaux, c’est-à-dire à ce que les arbres apportent sur les plans sociaux, environnementaux, politiques et économiques. Cette façon de valoriser les arbres et les espaces qu’ils recouvrent porte l’espoir qu’il est possible de tirer parti de la « charge environnementale » des projets de plantations climatiques (Hornborg et Martinez-Alier 2016) et ainsi éviter que la « dette écologique » des compensateurs soit déplacée dans les pays du Sud, comme c’est souvent le cas dans le monde.

Sur le plan territorial, les projets servent à apporter des solutions locales à des problématiques environnementales régionales et globales. Par exemple, pour les municipalités enquêtées, les projets de plantations climatiques servent d’outils pour atteindre des objectifs environnementaux, consolider des politiques de développement durable et répondre à des enjeux de sécurité routière (par exemple, la création de haies brise-vent). Pour les coopératives de solidarité, il s’agit de créer des espaces publics verts, accessibles et conviviaux. Pour les regroupements d’étudiants et de professeurs, c’est un moyen de s’engager de façon citoyenne dans la protection des espaces naturels locaux et dans la lutte contre les changements climatiques. Du côté des coopératives forestières, les projets de plantations climatiques s’insèrent dans les débats plus larges entourant le boisement et la valorisation des terres agricoles dégradées, un enjeu prégnant dans l’Est-du-Québec. Du côté des organismes de bassin versant, les demandes récentes en lien avec la compensation carbone laissent présager l’arrivée de nouvelles intentions écologiques associées aux actes d’acheter et de planter des arbres en zone riveraine. Dans tous les cas, les espèces retrouvées dans leurs plantations sont plus diversifiées que celles retrouvées dans les plantations réalisées pour approvisionner l’industrie forestière, composées majoritairement d’épinettes. Elles incluent notamment des espèces fruitières, dont les bénéfices sont nourriciers et esthétiques, bien que celles-ci captent moins de carbone que les espèces à croissance rapide.

Sur le plan des représentations, ces initiatives de plantation climatiques offrent un moyen simple de visualiser des comportements polluants individuels et de symboliser une carboneutralité[4]. Les calculateurs carbone permettent de traduire sur un même plan une multitude de comportements dommageables pour l’environnement, grâce à la métrique de l’équivalent CO(Paterson et Stripple 2012 ; Soneryd et Uggla 2015). L’algorithme des calculateurs, qui convertit les « pollutions » émises par un acteur en quantité d’arbres à planter, permet de relier les chiffres abstraits de la compensation carbone à des objets concrets du quotidien. Les arbres, en tant qu’objets physiques et mesurables, deviennent alors un symbole concret de l’action environnementale. Les sciences sociales de la quantification ont bien mis en évidence que les objectifs chiffrés basés sur des calculs simples (ici, des additions d’arbres) sont plus compréhensibles pour la population générale que des cibles reliées à des infrastructures de calculs comme celles de la compensation de tonnes de CO2 équivalent (Paillet et Bouleau 2016).

Sur le plan social, une place de choix est donnée à l’engagement citoyen dans la réalisation et le maintien des initiatives. Des citoyens ayant participé bénévolement à ces activités m’ont indiqué que c’est le besoin de s’engager, l’envie de socialiser et de contribuer à un effort collectif qui les ont poussés à participer à ces activités. D’autres citoyens ont souligné que c’est l’envie d’être solidaires qui les ont menés à fournir gratuitement du matériel, des outils et de la main-d’oeuvre. Un individu de la municipalité de Rivière-du-Loup, au Bas-Saint-Laurent, qui a compensé une partie de ses émissions carbone via le calculateur carbone en ligne d’un programme de compensation carbone de la région explique ce qui l’a poussé à se présenter à une activité de plantation d’arbres :

J’ai reçu un message [du programme] disant que mes arbres, ceux qui représentent les émissions de GES que j’ai émis pendant l’année, allaient bientôt être plantés. Je me suis dit que ça serait bien de venir le faire moi-même. [Le programme] nous invite à venir en fait, si on veut. J’aime bien cette façon de procéder. Je ne vais pas pouvoir venir tout le temps, ça dépend où ils plantent. Mais je suis content de le faire. C’était proche de chez nous. J’ai amené ma fille aussi. Une belle activité en famille et on s’amuse. […] On va essayer de se rappeler lesquels on a plantés, si on est capable.

Le nombre et la diversité des personnes présentes lors d’une plantation ré-enchantent ces espaces dégradés, particulièrement en raison du ton convivial des interactions qui s’y déroulent (Büscher et Fletcher 2019). Planter des arbres soi-même et à proximité de son milieu de vie participe à créer un sentiment d’attachement envers ceux-ci, comme l’illustre les propos du citoyen rapportés plus haut. Loin d’être une lacune, la mortalité rend les arbres propices à être visités à des fins d’entretiens et d’éducation. Ce sont ces interactions constantes avec les arbres plantés qui participent à réinvestir ces lieux, à leur donner de nouvelles significations sociales.

Discussion : des plantations climatiques au service de la transition socio-écologique ?

Il semble que les initiatives de plantations climatiques se posent en alternative à celles opérées à partir de logiques néolibérales, en poursuivant les ambitions d’une démarche souple de transition socio-écologiques (Abraham 2019). Les discours et les actions des acteurs ici présentés invitent à des relations plus justes et écologiques avec les vivants, sans toutefois faire l’apologie d’une réforme sociale complète (Guay-Boutet et al. 2021). Elles incarnent des propositions politiques et sociales pour protéger la nature, qui cristallisent un souci pour l’environnement et un besoin de s’engager durablement envers elle (Doyon et Vaccaro 2020).

D’une part, les projets sont menés à partir d’une démarche significative sur le plan socio-territorial. Les données ethnographiques ont montré que les plantations de végétaux sont majoritairement réalisées sur des terrains situés dans l’enclave d’une municipalité ou d’un milieu de vie. Pour les initiateurs des projets, les plantations sont un moyen de réinvestir socialement des espaces environnementaux dégradés, banals, oubliés et gazonnés, mais elles sont également une occasion de réfléchir à la place et aux rôles qu’occupent les espaces environnementaux jugés « non productifs » dans leur communauté, comme le note l’anthropologue Bradley M. Jones (2019,  21) : « [those] vacant places of progress narratives, so often imagined without values, […] bring attention to what drops out in the narrow accounting of capitalist modernity ». Une fois boisés, ces espaces jusqu’alors investis d’une nature « ordinaire » deviennent des espaces de sociabilité et des chantiers pour développer de nouvelles économies tournées vers le bien-être collectif.

D’autre part, les discours des répondants révèlent une conception de la carboneutralité qui diverge de celle de la CCNUCC, qui la considère comme une finalité de la compensation, une mesure de dernier recours ou complémentaire aux démarches directes (et énergétiques) de réduction des émissions carbone. Les acheteurs rencontrés voient plutôt la carboneutralité comme un processus et une motivation à l’action individuelle. Ce répondant explique :

Je ne veux pas prétendre que je suis carboneutre, loin de là. Mais je veux réduire ce que je peux et compenser le reste. Tu comprends ? Si carboneutre veut dire [ne] « rien changer » [du tout] et garder le cours normal des choses, avec l’épuisement des ressources, puis notre système capitaliste, bien c’est certain que je n’en veux pas de ça.

Leur vision de la carboneutralité s’apparentant plus à une démarche de transition socio-écologique qu’une de transition énergétique. Comme l’expliquent des chercheurs de la Chaire de recherche sur la transition écologique de l’Université du Québec à Montréal, la carboneutralité est une catégorie représentative des tensions qui peuvent exister dans les discours de la transition :

D’un côté, la carboneutralité implique une transition centrée sur la réduction et la compensation des GES. C’est un objectif de transition qui vise à lutter contre les changements climatiques, mais n’aborde pas nécessairement les autres enjeux environnementaux ou sociaux. De l’autre côté, une transition guidée par un objectif de justice sociale insiste davantage sur des besoins de justice, d’égalité, de reconnaissance et de participation. Cette finalité fait de la transition un projet de société plus large que les enjeux environnementaux.

Romdhani et Audet 2022, 26

Les discours des répondants sont ponctués de tensions et de contradictions à l’égard de la carboneutralité et de ses objectifs. La plupart adoptent un discours qui rappelle les positions opposées de l’axe de la transition, en évoquant des représentations positives de leur propre démarche de compensation carbone, mais des représentations négatives des démarches menées à plus grandes échelles, comme celle du programme Deux milliards d’arbres adopté par le gouvernement canadien fédéral qui, selon plusieurs, mène à des plantations inadaptées aux besoins de la collectivité, puisqu’attachées à des promesses politiques spectaculaires et des objectifs de performance en matière d’atteinte de cible climatique internationale (Proulx 2024).

La compensation carbone par la plantation d’arbres est perçue comme un acte symbolique et ludique, lié à un choix personnel de « faire sa part », à la hauteur de ses moyens, dans le contexte de cette recherche. Cette analyse contraste avec celle apportée par une approche foucaldienne de la quantification, qui voit dans la compensation carbone une technique de responsabilisation individuelle pour apaiser la culpabilité (Henneguelle et Jatteau 2021 ; Lupton 2016 ; Sharon et Zandbergen 2017). Mes résultats montrent que les calculateurs de carbone sont constitués et utilisés dans une optique d’engagement plutôt que de rédemption, offrant un moyen concret de contribuer à des enjeux d’ordre climatique, environnemental et socio-territorial (Fouillet 2014).

En ce sens, l’attrait pour les projets de plantations climatiques dans des contextes nordiques et forestiers ne s’explique pas uniquement en termes d’images (Neef et al. 2019) et de profitabilité (Paladino et Fiske 2017). Pour les initiatives de l’Est-du-Québec, les arbres plantés représentent bien plus que des « machines à capter le carbone », pour reprendre l’expression d’un dirigeant de programme. Ils témoignent d’un souci croissant pour la création d’environnements locaux sains et verts (Abraham 2019). Ainsi, une évaluation strictement économique ne peut saisir à elle seule la valeur de ces arbres (Lemssaoui 2010). Comme le mentionne la sociologue Catherine Mougenot (2018, 190), « les simplifications auxquelles elle oblige témoignent de ce que toujours quelque chose de la valeur de la nature échappe et fuit ». Ce qui « échappe » ici, c’est l’apport des arbres à l’écologisation des comportements et à la réhabilitation socio-écologique des environnements de proximité d’un territoire. C’est également la capacité des communautés locales à concrétiser des projets dans des espaces environnementaux qu’ils habitent, fréquentent et côtoient, particulièrement ceux hors-champs des prospections économiques néolibérales et industrielles. Il demeure néanmoins essentiel de réfléchir à ces valorisations en regard des pouvoirs et des privilèges dont détiennent les populations locales sur leur propre territoire.

Conclusion

L’idée de planter des arbres au nom du climat met en évidence les propriétés et le rôle de grande ampleur attribué aux végétaux dans le devenir des sociétés. Appréhender les pratiques de plantations d’arbres par les prismes des « conduites carbones » et de la fabrique des espaces environnementaux, plutôt qu’uniquement par le biais de mécanismes de néolibéralisation de la nature, permet de mieux comprendre les contradictions et les tensions que peuvent contenir les discours sociaux, écologiques et économiques autour de la valeur des projets de plantations climatiques au Québec. La vente d’arbres à planter, bien qu’elle demeure en phase avec le productivisme et le consumérisme qui caractérisent l’idéologie capitaliste marchande, concorde avec les cadres d’actions du mouvement de la transition socio-écologique. La volonté d’affirmer la valeur socio-territorialisée des arbres témoigne d’une attention croissante vouée à la protection des systèmes naturels pour eux-mêmes, mais aussi parce qu’ils incarnent les conditions essentielles d’existence des sociétés humaines et des moyens de tisser des liens significatifs avec les humains, la nature et les environnements de proximité. Cette affirmation doit néanmoins être nuancée en regard de la nature même des économies du carbone. La démocratisation et l’individuation des stratégies de lutte contre les changements climatiques n’impliquent pas que tout le monde a une responsabilité égale face à cet enjeu global. Également, la matérialité des arbres peut aussi conduire à des « desservices » environnementaux (pollen, fruits qui tombent, etc.) et des enjeux de gentrification verte, selon les contextes sociétaux.