Résumés
Résumé
Tout en rendant hommage à Sékou, un des collaborateurs importants de Global Vaccine Logics, qui nous a quittés en décembre 2020, nous voulons mettre en exergue la place importante que jouent les assistants de recherche et les jeunes chercheurs africains dans les projets de santé globale. Une partie de la trajectoire de Sékou tout en révélant par-delà les réflexions, les entrelacements entre santé, extraction et engagement, ramène à faire un appel vibrant pour améliorer les conditions de recherche dans les universités africaines et favoriser la décolonisation des conditions de production des connaissances pour frayer le chemin, laisser la place et donner parole et crédit à l’expertise de la jeune génération africaine qui prend la relève.
Mots-clés :
- Relations de terrain,
- assistant de recherche,
- santé globale,
- production des connaissances,
- décolonisation
Abstract
While paying tribute to Sékou, one of the important collaborators of Global Vaccine Logics who left us in December 2020, we want to highlight the important place that research assistants and young African researchers play in global health projects. Part of Sékou’s trajectory, while revealing beyond the reflections, the intertwining of health, extraction, and commitment, leads us to make a vibrant call to improve the conditions of research in African universities and to favor the decolonization of the conditions of knowledge production in order to pave the way, to leave room and to give voice and credit to the expertise of the young African generation that is taking over.
Keywords:
- fieldwork relationship,
- research assistant,
- global health,
- knowledge production,
- decolonisation
Corps de l’article
Texte envoyé par l’auteur lors de la journée de remise posthume du diplôme en Master de l’université Alpha Condé de Sonfonia, Conakry Guinée
Le 17 décembre 2021
J’ai connu Sékou Kouyaté en 2015 à la fin de l’épidémie d’Ebola. Je travaillais sur la maladie du sommeil en Guinée maritime, on me l’avait recommandé comme transcripteur. J’ai effectué un bref séjour en Guinée et nous avons surtout correspondu à distance. Le projet a été vite achevé. Ce que j’ai retenu, c’est le degré de conscience de Sékou sur le travail à réaliser et sa fidélité. Il demandait de mes nouvelles alors que nous ne travaillions plus ensemble. Sékou était souvent en quête de suite.
J’ai revu Sékou en 2017, à l’occasion du lancement du programme Global Vaccine Logics, développé lors de mon postdoctorat à l’université de Dalhousie au Canada. Il y avait la possibilité de faire bénéficier deux bourses d’études à des étudiants qui travailleraient sur les représentations des essais vaccinaux Ebola et sur les technologies déployées dans le cadre du contrôle de l’épidémie en Guinée. Il était pour moi évident que Sékou devait bénéficier en priorité de cette bourse, parce qu’il était investi, voir surinvesti, dans l’épidémie. Sékou Kouyaté s’était entretenu avec des centaines de personnes entre la Guinée et la Sierra Leone pour le compte de chercheurs de différentes universités et institutions de recherche majoritairement occidentales.
Ce que je souhaitais surtout en accord avec Marie Yvonne Curtis – celle que j’ai toujours appelée intérieurement « l’ange gardien de Sékou », celle qui nous avait mise en relation en 2015 –, c’est que Sékou puisse se poser un instant et capitaliser l’ensemble de ses efforts autour d’un diplôme universitaire de haut niveau et pouvoir ainsi accéder à un poste qui ferait cesser les petits emplois rémunérés auxquels il avait recours. Il fallait que Sékou soit reconnu. J’ai vite réalisé qu’il avait déjà eu un Master de sciences sociales en 2003 et j’ai souhaité qu’il réalise une thèse de doctorat, il en avait largement le niveau. Pour des raisons administratives, des intérêts financiers propres à l’enseignement supérieur et aux enjeux de captation des étudiants boursiers (Sékou bénéficiait d’une bourse de l’Institut de recherche en santé du Canada), Sékou a été enregistré en Master à l’Université Sonfonia de Conakry.
En 2018, j’ai réalisé des travaux de terrain en Guinée maritime avec trois étudiants dont Sékou. C’était toujours le premier à se réveiller dès 5 heures du matin, il priait, commençait les traductions des entretiens audios réalisés dans le cadre de ses travaux de recherche et réveillait les autres étudiantes. Sékou était celui qui provenait du milieu le plus modeste. Ce qui me frappait là encore, c’est la haute conscience de ses engagements vis-à-vis des projets antérieurs qui le réclamaient, encore et encore. Dès le matin, il essayait de finir ces travaux-là ; ensuite, il se plongeait corps et âme dans le projet actuel, et enfin, il était un soutien et un guide pour les autres étudiants plus jeunes. En réunion, il était toujours à l’écoute, un sourire au coin des lèvres, souvent le dernier à parler, sage comme un vieillard africain, sans envolée lyrique ou désir de s’imposer. Il était bienveillant à l’égard du reste du groupe. Là où d’autres voyaient manquements, difficultés, ou contestaient que les conditions ne soient pas réunies, Sékou tempérait et suggérait des accommodements. C’est durant les travaux de terrain en Guinée maritime que toute mon admiration pour Sékou s’est forgée.
J’ai vécu la mort de Sékou comme un coup de poing, une injustice, une terrible nouvelle. J’ai pris un an à me remettre sidérée que la vie ne lui ai point permis de contribuer pleinement à la vision d’une Guinée nouvelle débarrassée de ses oripeaux. Sékou était un intellectuel réfléchi, parfois atterré mais aussi complétement dévoué pour son pays. Durant le terrain de 2018, en pleine élections municipales, il appelait au téléphone chaque localité où nous devions nous rendre afin de s’assurer que nous serions en sécurité en arrivant. Nous avons quitté Conakry alors que des balles de fusil sifflaient de partout et que la police et l’armée tentaient de mater les jeunes de quartiers en avançant avec des chars alors que la violence électorale se diffusait partout. Sékou ne voulait pas que l’on renonce. Et nous n’avons pas renoncé.
Je n’ai que très peu connu le Sékou père de famille. Avant nos réunions de brainstroming du crépuscule, je le surprenais en train de demander des nouvelles de la journée à ses enfants au téléphone. Il disait s’en occuper seul et je me demandais comment il pouvait combiner les travaux de consultance dans les cabinets d’étude, ses travaux universitaires et son rôle de père monoparental à l’époque. Je n’appris que plus tard que Sékou en tant qu’étudiant et avec le maigre salaire qu’il avait, était un soutien de famille et avait adopté une enfant de plus dont il n’était pas le père.
Je terminerai par la dernière scène que j’ai vécue avec Sékou, nous sommes dans une boutique non loin du marché Madina, je cherche à me procurer les biscuits préférés au chocolat de ma fille et que l’on retrouve dans chaque boutique achalandée à Conakry comme à Dakar ou Abidjan. C’est Sékou qui ressort avec un gros paquet et qui me l’offre : il l’a payé de sa poche, ça lui fait plaisir. Je proteste mais il me le met d’autorité dans les bras. C’est lui qui me conduit à l’aéroport. Avant que je ne quitte la Guinée, il me fait une révélation et retiens mes poignées. Il veut que je garde mon calme et que je ne fasse rien. J’ai tenu à ma promesse de ne pas intervenir, j’étais loin de me douter que c’était là, la dernière fois que je le verrai.
Sékou voulait réussir et il a réussi à m’ouvrir les yeux sur les complexités de la société guinéenne, en tant que père, ethnologue hors pair et homme de terrain au regard affuté et à l’analyse fiable. Il a terminé ce mémoire de Master auquel il tenait temps, le reste n’était qu’affaire de mécanique administrative, comme toujours. La vie nous l’a pris trop tôt mais j’espère que son histoire et sa contribution aux sciences sociales et à l’anthropologie servira surtout à faire réfléchir sur la place à accorder aux assistants de recherche dans les gros programmes où les chercheurs utilisent ce que j’appelle par euphémisme « des petites mains » : ce sont des centaines de chercheurs africains comme Sékou qui permettent à plusieurs de leurs pairs occidentaux et d’autres mandarins d’universités africaines de publier dans des revues scientifiques et de parler souvent de réalités qu’ils n’ont ni vécues ni documentées. Sékou c’est l’histoire même de l’extraction des matières premières en Afrique et de la violence postcoloniale dans la construction des connaissances scientifiques. C’est notre devoir, en sa mémoire, de réparer l’injustice épistémique. Sékou nous ne t’oublierons pas et je ne t’oublierai jamais.
Je te remercie.
C’est à partir ce long incipit que ce texte exploratoire rédigé à la mémoire d’un des collaborateurs au programme Global Vaccine Logics voudrait réfléchir sur les conditions d’exercice de la recherche de terrain en santé globale pour les assistants de recherche en Afrique.
La mort brutale de Sékou, ami, étudiant et assistant de recherche qui a consacré du temps au projet de recherche développement, dont le dévouement vis-à-vis de ses participants de recherche était marquant, m’a plongé dans un douloureux deuil, d’autant plus douloureux que je n’avais pas fini de corriger son mémoire de Master, dont la défense allait lui assurer une position plus importante dans le milieu universitaire et de la recherche. La nouvelle était encore plus douloureuse car bien qu’arraché à notre affection par une tuberculeuse osseuse, Sékou est parti en pleine épidémie de la COVID, alors qu’il était impossible d’abolir les distances qui nous séparent des êtres chers, ou d’exprimer les gestes de solidarité et d’hommage in vivo. Plus important, au-delà de l’expérience singulière de Sékou, la question qui s’est posée, c’est comment continuer l’engagement anthropologique sur des terrains éprouvants, à travers des projets où la violence symbolique, les hiérarchies académiques, les inégalités entre pays riches et pauvres sont structurantes ? Comment rendre justice aux étudiants d’Afrique francophone et assistants de recherche des projets de santé globale ?
Les propos de Jennifer Sversten repris en anglais dans un numéro de cette revue par Susan Frohlick (Frohlick 2022) bien que s’adressant aux participants de recherche disparus résonnent avec force dans cette réflexion :
La mort et le deuil nous arrachent aux exigences banales de notre travail et nous ramènent à ce qui compte vraiment dans la quête anthropologique : la passion difficile, souvent déconcertante, émotionnellement éprouvante et humaniste de comprendre la diversité de la vie, qui ne s’acquiert qu’en établissant des relations significatives sur le terrain. Réfléchir à la mort d’un participant amène également les anthropologues à se poser des questions plus importantes : Quels nouveaux modes de connaissance s’ouvrent lorsque nous réexaminons nos données et réfléchissons à la manière de représenter la personne décédée ? La réflexion sur une seule vie peut-elle contribuer à éclairer les expériences collectives de ceux qui sont trop souvent oubliés ? Comment une mort tragique peut-elle revigorer l’engagement anthropologique à poursuivre le travail difficile qui compte vraiment ?
Syversten 2019
La précarité des vies en Guinée
Nous slalomons entre les ruelles étroites jonchées de détritus et de flaques d’eau et croisons des enfants sortant de l’école. Nous nous retrouvons parfois à marcher sur le pavé brûlant et encombré de commerces et longeons une mosquée de quartier ; nous sommes presque arrivés. Sékou ralentit pour que j’arrive à son épaule et tient à me dire son admiration, il estime que je suis courageuse. Il a enquêté plusieurs fois sur Ébola pour le compte de chercheurs européens dont la plupart lui donnait leurs instructions par mail, d’autres en apparence décidés renonçaient à enquêter sur le terrain au dernier moment, trouvant peut-être difficile leur confrontation à la misère populaire. Sékou s’arrête, rit et s’exclame de sa voix haut perchée : « Avec Elysée, vous êtes les seules anthropologues que j’ai vu venir jusqu’ici, rien ne vous rebute ». Je m’abstiens de faire remarquer à Sékou que j’étais certes une anthropologue franco-sénégalaise mais les premiers 18 ans de ma vie, je les avais passés en Afrique et une bonne partie de ma carrière d’ethnologue s’est déroulée dans l’arrière-cour des concessions de pays d’Afrique de l’Ouest, pas si différentes de ce quartier Nassruallah dont la particularité résidait dans l’exiguïté des concessions, les rigoles d’eau, le dédale des ruelles qui aboutissaient sur les cours de maisons inachevées faites de ciment. On ne savait jamais sur quoi on allait tomber mais Sékou savait où aller. La scène m’était pourtant familière, trois ans plutôt, avec une biologiste guinéenne, j’arpentais dans ce même Conakry un autre quartier, une autre rue, et enjambais les rigoles formées par les eaux usées : nous allions voir le dernier patient de la maladie du sommeil, un jeune garçon âgé d’à peine 20 ans sauvé in extremis par un médicament que les industriels pharmaceutiques ne voulaient plus produire et que Médecins Sans Frontière avait réussi à garder dans le circuit. J’ai connu Sékou à cette époque-là car il a bien voulu accepter de traduire et transcrire les entretiens que je faisais avec les malades le long de la Guinée maritime au coeur des mangroves dont l’écosystème fragile était favorable aux mouches tsé-tsé. Dans le quartier de Nassrulah, après avoir déambulé dans maintes ruelles, nous débouchons tout à coup, comme par magie, au centre de la concession où Mabinti, une mère de famille infectée avait été emportée par Ébola, tout comme la majorité des habitants de la concession, morts suite à leur contamination.
J’étais sceptique car Sékou me guidait ainsi vers un terrain surinvesti, le reste des membres des familles de cette concession ont tour à tour été interrogés par les ONG internationales, les Guinéens, les membres de l’Organisation mondiale de la santé, les anthropologues européens travaillant sur différents projets concernant Ébola. Asta, la fille de Mabinti, celle qui a été la garde malade la plus dévouée, n’a jamais contracté la maladie, cause pour laquelle elle a été au centre de l’attention du corps médical. Sékou voulait que j’écoute celle qui clamait que sa mère n’était pas morte de l’Ébola, que les médecins s’étaient trompés. Asta prétend que son corps ne « prenait pas le virus ».
Tous les membres de la concession ont reconnu Sékou et viennent le saluer ; une jeune fille apporte la fiche de consentement qu’elle a signée la dernière fois qu’elle a été interrogée. Elle le tient comme un diplôme. À force d’être recrutée à tour de bras par les projets européens, Sékou revient vers les mêmes populations. Ce jour-là encore une fois les quelques survivants de la concession dirigée par Asta sortent faire un demi-cercle autour de nous. Pour la première fois en groupe, ils reviennent sur le drame de la concession qui a décimé neuf membres. On dessine patiemment la chaine épidémiologique qui a conduit à la mort de tant de personnes dans la même cour (figure 1).
Deux jours après cette visite, Sékou m’appelle au téléphone, le petit garçon âgé de 6 ans, fils d’Oulymata une commerçante de la concession, a subi une agression dans la rue : des enfants mal intentionnés croyant qu’il fanfaronnait en portant des écouteurs, lui ont arraché son appareil auditif. Le jeune garçon souffre d’une séquelle connue d’Ébola : la perte de la capacité auditive. Sékou veut que nous fassions quelque chose pour le garçon. Après deux coups de fil, nous arrivons à l’orienter vers le projet de suivi des survivants initié par un centre de recherche où un médecin guinéen le prend en charge, en lui trouvant un autre appareil auditif. Sékou continuait à veiller sur les participants de recherche alliant écoute et humanisme.
Je savais qu’il avait été personnellement impacté par l’épidémie d’Ebola : en peu de temps, il avait interrogé plus de 200 personnes dans toute la Guinée, la Sierra Léone et le Libéria pour le compte de projets de recherche euro-américains. Je savais que le terrain libérien en particulier l’avait marqué. Sékou avait un lien avec le Libéria, comme nombre de Guinéens, il a partagé sa vie entre les pays de la Mano River ; fils de paysan il avait suivi son père dans ses pérégrinations et avait passé une partie de son enfance au Liberia et parlait couramment l’anglais. Une anecdote rapportée de la Sierra Leone raconte qu’une délégation américaine l’a confondu à un Afro-américain, lors des discussions et négociations pour la mise en place d’essais vaccinaux ce qui va permettre à Sékou d’être témoin des arbitrages de santé des populations locales. Cette situation va le conduire à réfléchir en tant que Coordinateur de recherche au sein du Groupe de recherche en Éthique de la santé humanitaire sur les moyens faibles dont disposent les comités d’éthique nationaux (notamment en Guinée) pour négocier des essais vaccinaux établis sans discussions avec les communautés qui servent de participants à la recherche (Nouvet, Chénier et Kouyaté 2018)[1].
Le polyglotte qu’il était pour les langues européennes et guinéennes (soussou, malinké, pulaar), la facilité de son insertion dans ses terrains de recherche de même que sa modestie, sa serviabilité le rendait humble au même niveau que les populations à l’étude qui l’accueillaient dans leur village et leur concession. Son sens aigu de la diplomatie nécessaire en ethnographie mais aussi pour que s’ouvrent les portes des administrations, il l’exerçait souvent en négociant avec les hiérarchies universitaires, (Zélao 2017). C’est son conformisme qui avait fait qu’il s’était incliné lorsque l’administration universitaire l’orienta vers un énième diplôme de Master alors qu’il avait le niveau d’un doctorant. Essuyant nombre de frustrations universitaires, notamment lors de sa formation en économie où il avait mené une grève pour le rehaussement du niveau de formation interrogeant la qualité de l’enseignement et luttant pour les droits des étudiants, il avait été sanctionné, puis réintégré grâce à son sens du consensus lorsque l’administration avait répondu à une partie des requêtes étudiantes. Son meilleur ami le décrit comme « non subversif », Sékou a connu les duplicités administratives de l’université probablement non spécifique à la Guinée et qui aurait déclenché le scandale dans nos universités européennes, deux ans avant sa mort, il m’avait mandé de ne pas intervenir. À quoi cela servirait-il ? Il lui fallait obtenir son diplôme et mettre un terme au mépris des aînés sur les cadets car il le restait tant qu’il était condamné à être un assistant de recherche sur la santé globale. Pour Sékou, le badenya primat social mandingue désignant l’équilibre social du groupe devait primer sur le fadenya, l’aspiration individualiste (Fribault 2015).
Durant nos pérégrinations suivies de longues discussions le soir, Sékou semblait constamment abasourdi par la misère et les difficultés auxquelles étaient confrontés les gens de son peuple et claquait de la langue pour signifier combien il était touché. Toute son énergie était constamment orientée vers le futur de la Guinée : il arriverait un moment où des élites, celles de demain, se battront et feront de la Guinée une priorité de tous les jours ; il devisait les yeux clos comme pour méditer. Secrètement je l’ai toujours comparé à un sage avec sa calvitie et ses yeux à demi clos dans ses moments de réflexion, malgré les injustices et c’est en cela qu’il demeure inoubliable, Sékou ne s’énervait jamais. J’ai assisté quelques fois à l’explosion de colère de citoyens guinéens exténués par la circulation et la pollution de Conakry, le manque d’eau dans les quartiers, la tentative de règlementer l’accès de l’hôpital Ignace Deen ou la mise sous cloche du pays durant l’épidémie d’Ebola, le racket dont sont victimes des stagiaires et des nouvelles recrues de la fonction publique par leurs employeurs. Je n’ai jamais vu Sékou en colère, un sentiment qui m’a beaucoup habité à la suite à sa mort. Une mort[2] dont les conditions sont ô combien signifiantes dans le parcours de recherche de Sékou car révélant encore une fois la sinistrose du système de santé en Afrique de l’Ouest : le manque de moyens, les erreurs médicales, le règne de l’impunité, le manque de transparence et la non règlementation du secteur privé.
Les assistants de recherche africains, petite main des projets de santé globale
Sékou, comme nombre de ces assistants et étudiants chercheurs, faisant figure d’anonymes font l’expérience des vies jonchées de défis quotidiens, rythmés par la précarité et les pénuries, ont une intelligence fine des contextes d’où émergent les inégalités socio-économiques et les futures crises. Voici ce qu’il écrit dans son journal de terrain[3] alors qu’il se trouve à Kamsar et enquête sur les conditions de réception et de compréhension des essais vaccinaux :
C’est la sous-préfecture de convergence et d’investissement de sociétés minières (Alcoa-CBG, SMB, GAC, Rusal/COBAD, AMC, AMIG, AMR[4]) dirigées respectivement par les Anglais, les Russes, les Émiratis et qui collaborent en consortium avec d’autres Nations comme l’Australie, la Chine, la France et le gouvernement Guinéen. Kamsar est la ville où circulent le train, des centaines de voitures, des camions et des milliers de motos qui soulèvent de la poussière rouge couvrant les arbres et les habitations. La ville abrite le deuxième port de pêche artisanal du pays à Katchek, situé à la frontière avec la Guinée Bissau et attire toutes les nationalités de l’Afrique de l’Ouest. Toutes les îles adjacentes à Kamsar sont riches en poissons, notamment la zone du fleuve Kapachez. Au moment où j’enquête dans la ville, de fréquentes émeutes ont lieu et d’importantes forces de l’ordre sont visibles à chaque carrefour avec des fusils d’assauts afin de réguler un trafic routier chaotique. Principalement, les contestations (tensions)[5] dans la sous-préfecture de Kamsar proviennent de la politique d’emploi local (jeune) par les sociétés minières et des divergences entre la gestion et l’utilisation des redevances payées par ces sociétés minières[6] aux communautés impactées et de l’inégalité de partage de ces redevances aux différentes communautés impactées[7].
Sékou m’a permis de lier l’extraction minière, les enjeux écologiques et la santé globale. Il ne voulait pas penser la santé des populations sans le travail des industries extractives. En tant qu’anthropologue impliqué, il s’était engagé auprès des entreprises minières pour dédommager et reloger ceux qui ont été expropriés et expulsés de leur terre. Il ne voulait pas penser la santé des populations sans le travail des industries extractives.
Je ne peux m’empêcher de questionner le rapport de la maladie de Sékou et des multiples projets de recherche qui ont toujours extrait le meilleur de lui-même, quitte à le solliciter longtemps après la fin du projet et sans rémunération, et ce, sans qu’il n’apparaisse dans les publications scientifiques pour autant. Peu à peu mais trop lentement encore, le tir est rectifié notamment chez des chercheurs occidentaux travaillant dans des institutions sensibles à cette problématique. Co-publier avec un auteur du « sud » est une condition sine qua non incluse dans les critères d’évaluation de la recherche au sein des instituts de recherche liés aux programmes de développement dans les pays pauvres. Pendant longtemps, l’assistant de recherche est resté un acteur de l’ombre dans la valorisation des connaissances scientifiques en sciences biologiques et en sciences sociales.
L’invisibilisation des assistants est néanmoins toujours d’actualité, les co-publications concernent souvent des directeurs scientifiques et chercheurs bien établis dans les pays africains. Pour les chercheurs « sud » moins expérimentés qui ont la chance d’être associés dans des publications, le paternalisme autorise pour quelques publications, à les mettre en tant que premier auteur, alors qu’ils ne maîtrisent pas les conditions de production de l’article ou ne savent pas s’exprimer dans la langue dominante qu’est l’anglais. L’intention, ici fort louable, ne permet pas de remettre en question les conditions de valorisation des connaissances qui excluent les chercheurs des pays pauvres et non anglophones. Néanmoins, le plus souvent, les assistants de recherche figurent traditionnellement dans les remerciements en bas de page, quand ils ne sont tout simplement pas mentionnés (Nyenyezi et al 2020). Or, la trajectoire de Sékou dit combien leur travail peu valorisé est déterminant pour la fabrique des carrières des chercheurs du Nord. Nombre de chercheurs de renommée ayant publié sur le virus Ébola ne se seraient pas confrontés au terrain, certains se seraient plutôt calfeutrés dans leur hôtel climatisé, les assistants de recherche étant envoyés à leur place, un sujet à plaisanterie pour les chercheurs en Guinée.
Les assistants de recherche vivent des conditions personnelles et institutionnelles qui sont très peu visibilisées. Le financement de la recherche dans les pays postcoloniaux sous forme de projets par les pays du Nord est important pour la formation, la professionnalisation et l‘avancée des connaissances, même s’il maintient les premiers dans la dépendance. Les pays du Sud font office de lieu d’extraction de données brutes, je désignerai ce processus par « la projectification de la recherche dans les Suds ». Cette projectification de la recherche est utile pour les assistants bénéficiant à la fois de compétences et d’un bon capital social. En parvenant à capter les fonds du « chercheur-bailleur » (Nshobole 2020), ils peuvent payer leurs frais de scolarité universitaire, le coût du doctorat étant élevé en Afrique francophone, seuls 9,4 % de 364 millions de jeunes africains âgés de 15-30 ans atteignent les études supérieures en Afrique subsaharienne et moins de 20 % obtiennent leur doctorat (Tamrat 2023). Les assistants de recherche qui sont de plus en plus âgés du fait de la rareté du recrutement ont parfois fondé une famille qu’il faut nourrir et vêtir. Il faut compter les conditions de la formation diplômante, les embûches comme les écueils de la bureaucratie administrative des universités, la corruption et les rapports de pouvoir entre étudiant-assistant de recherche et superviseur.
La mort de Sékou est une opportunité de réflexion et d’appel urgent à décoloniser la recherche et les conditions de production des connaissances, ainsi que la santé globale toute trois pris dans les logiques néolibérales et les diktats de la Banque Mondiale qui a favorisé l’éducation primaire au détriment de l’université africaine (Tamrat 2023).
Il convient pour cela de : premièrement, décloisonner l’appel à la décolonisation des conditions de production scientifiques de l’espace eurocentré incluant çà et là quelques proéminents chercheurs africains, notamment francophones, dont les savoirs et les pratiques de recherche et d’enseignement continuent d’être influencés et dominés par les savoirs et les orientations des académies occidentales, pour l’emmener au sein des universités africaines et de ses curricula. Ce travail inclut que les enseignants chercheurs et superviseurs au Sud fassent leur propre auto critique et revoient leurs pratiques sans uniquement se concentrer sur la dénonciation de la collaboration Nord/Sud. La charte africaine pour la transformation de la recherche en collaborations[8] initiative du Chief Albert Luthuli Research Chair (UNISA), the Perivoli Africa Research Centre (PARC) et l’Institut des Humanités de l’université de Cape town a établi un plan de route qu’il convient de diffuser et d’appliquer comme code de conduite (Gebremariam et al. 2023). Concernant le plan sectoriel, la coalition canadienne pour la santé mondiale a également établi six principes pour la recherche dans le domaine qui sont : l’authenticité du partenariat, l’inclusion, le partage des bénéfices, l’engagement envers l’avenir, un cadre éthique et factuel, et le dialogue et la collaboration (CCGHR 2015).
Deuxièmement, il convient de définir le statut du chercheur-assistant en contractualisant moralement et juridiquement (salaire, assurance maladie, fin de contrat et valorisation des travaux) son implication dans les projets de recherche de façon à ce que les assistants tirent bénéfice des différentes collaborations scientifiques, tout en construisant et achevant leur formation universitaire. Cette partie peut être réglementée par l’université, les comités scientifiques et éthique nationaux statuant sur les projets de recherche en santé globale. En fin de compte, Il conviendrait d’évaluer l’impact des projets de coopération pour l’université ouest africaine, le parcours des assistants et l’économie de la recherche.
Parties annexes
Remerciements
Je remercie Sékou Kouyaté pour le bout de chemin parcouru ensemble, sa famille, ainsi que Marie Yvonne Curtis. Mes remerciements également au Professeur Janice Graham qui n’a ménagé aucun effort, ainsi que l’Institut de Recherche Santé Canada qui a permis la réalisation du projet Global Vaccine Logics et financé la bourse de Sékou Kouyaté, Financement n° # OGH-111402.
Notes
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[1]
Voir les implications éthiques dans ce même numéro sur la problématique des transferts de sang par Thiongane et ses collègues.
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[2]
Sékou a initialement été opéré pour une péritonite dans une clinique privée. Cette opération a déclenché une tuberculose osseuse et conduit à une mort rapide. Un collègue du Canada, éberlué par la nouvelle après des décennies de recherche en santé globale a fait cette réflexion « comment peut-on mourir d’une appendicite au XXIe siècle ? Le choc de notre collègue montre comment même les experts de ce secteur peuvent être démunis et surpris par le désastre que continue d’opérer les systèmes de santé en Guinée et ailleurs, après et malgré le virus Ebola.
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[3]
Dans le cadre du programme Global Vaccine Logics, les journaux de bord ont été, lors du design de l’étude, conçus comme des matériaux appartenant au projet avec des consignes claires sur les grilles d’observation, tous les journaux ont fait l’objet d’analyse collective et croisée via Nvivo
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[4]
Sociétés minières présentes en Guinée, en acronyme dans le journal de bord : Compagnie des Bauxites de Guinée (CBG), Société Minière de Guinée (SMB), Guinea Alumina Corporation (GAC), Rusal/Compagnie des Bauxites et d’Alumine de Dian Dian (COBAD), Alliance Mining Commodities (AMC), AMIG Navasota Mining Inter (AMIG).
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[5]
En gras dans le journal de bord.
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[6]
Idem.
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[7]
Journal de bord de Sékou Kouyaté, 19-26 octobre 2018, axe Kamsar-Boké, page 1.
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[8]
Cette charte fédère également les contributions de l’association des Universités africaines (AAU), l’Alliance de la Recherche Universitaire africaine (ARUA), le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA), l’Académie Africaine des Sciences (AAS). Basée sur les valeurs de science ouverte défendue par l’UNESCO, elle promeut l’équité dans les partenariats de recherche.
Bibliographie
- CCGHR, Canadian Coalition for Global Health Research. 2015. CCGHR principles for Global Health research, 11 pages. Consulté le 24 avril 2024, https://cagh-acsm.org/sites/default/files/principles-ghr-companion-doc.pdf.
- Fribault, Mathieu. 2015. « Ebola en Guinée : violences historiques et régimes de doute », Anthropologie & Santé, Revue internationale francophone d’anthropologie de la santé, 11. https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.1761.
- Gebremariam, Eyob Balcha, Isabella AG Aboderin, Divine Fuh et Puleng Segalo. 2023. « Beyond Thinkering: Changing Africa’s Position in the Global Knowledge Production Ecosystem », CODESRIA Bulletin 7.
- Frohlick, Susan. 2022. « Loss, Commemoration, and Listening… For Yoko », Anthropologica, 64 (2) : 1-16. https://doi.org/10.18357/anthropologica64220222582.
- Nouvet, Elysée, Ani Chenier et Sékou Kouyaté. 2018. « Participants’ Perceptions of Ebola Research : Report to Participants », Humanitarian Health Ethic (HHE) Research Group. Consulté le 24 avril 2024, https://assets.publishing.service.gov.uk/media/5fbaa556e90e077ee2eadbd1/hherg_perceptions_ebola_research_participants_report_draft.pdf .
- Nshobole, Judith. 2020. « Chercheur-bailleur » et « chercheur-récipient » : Comment surmonter les écarts entre le chercheur du Nord et le chercheur du Sud ? » In Aymar Nyenyezi, An Ansoms, Koen Vlassenroot, Emery Mudinga, Godefroid Muzalia (dir.), Nyenzi Aymar, An Ansoms, Koen Vlassenroot, Emery Mudinga et Godefroid Muzalia (dir.) La Série Bukavu: Vers une décolonisation de la recherche, p 9597. Louvain-la-Neuve, Presses Universitaire de Louvain.
- Vlassenroot, Koen, Emery Mudinga, Godefroid Muzalia Nyenyezi, Aymar Nyenyezi Bisoka et An Ansoms. 2020. « Les invisibles dans la production du savoir scientifique ». In Aymar Nyenyezi, An Ansoms, Koen Vlassenroot, Emery Mudinga, Godefroid Muzalia (dir.), La Série Bukavu : Vers une décolonisation de la recherche, p. 11-16. Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain,
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