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Comment échapper à la pesanteur des assignations de classe racisées lorsqu’on est issu de groupes dominés, marginalisés, à priori condamnés à la stagnation sociale et la stigmatisation raciale ? Les articles réunis dans ce dossier soulèvent cette question à partir d’ethnographies complexes et subtiles de groupes situés structurellement en marge des sociétés et des espaces dans lesquels ils vivent, et dont les membres sont en quête d’une vie digne. Il est question, dans chacun des articles, de localités urbaines dont les sujets de l’enquête habitent les marges sociales et spatiales. Si les contributions à ce dossier ne se réclament pas explicitement de l’anthropologie urbaine, elles abordent certaines de ses thématiques typiques : rapports de classe et de race, multiculturalisme et cosmopolitisme, entrepreneuriat ethnique et relations transactionnelles, migrations et mobilité sociale. Maureen Kihika aborde, par une enquête en partie auto-ethnographique, les expériences des citoyens canadiens immigrés en provenance de plusieurs pays africains à Vancouver au Canada, où leur présence dans la ville est nouvelle. Dans l’article d’Andreas Flores, les Succeeders, jeunes sélectionnés par le programme d’accès à l’université du même nom, sont issus de familles latino-américaines dont la population s’est fortement accrue au cours des dernières décennies dans la ville de Nashville, au Tennessee, remettant en cause sa dominante blanche cultivée par son statut de capitale de la musique country. Grazia Ting Deng a conduit ses recherches auprès des immigrés chinois dans les districts industriels du nord de l’Italie, dont le nombre a fortement cru dans les secteurs du textile et de la restauration, provoquant des paniques morales quant à la supposée « mafia chinoise » qui reprendrait les rênes de l’économie, dans une Italie plus généralement aux prises avec une forte montée des sentiments xénophobes. Au Brésil, les catadores (collecteurs de déchets recyclables) auxquels s’intéresse Kathleen Millar habitent le quartier de Jardim Gramacho, dont la mauvaise réputation tient largement à ce qu’il abritait la plus grande décharge de Rio. À Hong Kong, les migrantes venues d’Asie du Sud-Est, principalement Indonésiennes et Philippines, étudiées par Lai Wo, fréquentent les bars de Wanchai, un quartier gentrifié mais dont la réputation de lieu de vice et de débauche persiste. L’article de Susan Ellison se situe dans les quartiers périphériques de La Paz, les laderas, très densément peuplés principalement par des migrantes venues de l’intérieur de la Bolivie et dont le bâti reflète la précarité de leurs vies.

Les trois premières ethnographies se situent donc à l’échelle de villes moyennes nouvellement ouvertes à l’immigration internationale, les trois suivantes à l’échelle de quartiers situés dans les marges de grandes villes. J’insiste sur ce point car il donne d’autant plus de pertinence aux interrogations soulevées par les autrices. Dans une perspective plus classique d’anthropologie urbaine inspirée de l’école de Chicago, ces villes moyennes et ces quartiers auraient pu être étudiés pour leur caractère de « sas », c’est à-dire de passage transitoire offrant une protection et une solidarité familière à des populations inéluctablement en route vers l’ascension sociale et l’absorption dans le melting pot dominant. Or, ce n’est pas là l’objet de ce dossier. Au cours du siècle qui nous sépare des publications phares sur le ghetto et les enclaves des immigrés, les théories linéaires de l’assimilation mais aussi de la mobilité sociale ont été abandonnées. En revanche, nous sommes, une fois de plus, et bien davantage, en pleine crise du capitalisme. Dans le commentaire qui suit, je reviendrai d’abord sur la réflexion qu’offrent ces articles sur la manière dont des personnes appartenant à des groupes stigmatisés et à qui peu de voies d’ascension semblent ouvertes exercent leur agencéité pour contourner ces obstacles, voire les subvertir. Les situations examinées ont en commun de mettre en valeur des aspirations et des pratiques qui subvertissent l’ordre socio-racial établi en dessinant d’autres voies vers la « bonne vie » que celles qui prévalent habituellement. Néanmoins, je soulignerai également comment, malgré l’agencéité qu’exercent ainsi les personnes concernées, les articles montrent comment leurs aspirations sont forgées par un imaginaire néolibéral de la réussite, et leurs pratiques contribuent à reproduire et étendre le capitalisme racial.

Les six articles montrent comment les sujets d’enquête font l’objet d’assignations et de stigmatisations de classe qui sont racisées (et à certains égards, genrées, mais la focale est placée sur les catégorisations de classe et de race). Plusieurs autrices prennent soin de rappeler que la racialisation des rapports de classe est la résultante d’une histoire de longue durée, celle du développement du capitalisme et de son expansion impériale, et leurs ethnographies restituent ce processus dans les situations contemporaines où se trouvent les groupes dont il est question. C’est tout particulièrement le cas des habitants du quartier de Jardim Gramacho dont la pauvreté et l’endettement sont stigmatisés à travers l’appellation infamante de nombre sujo (« nom sale »), dont Kathleen Millar retrace les origines dans l’histoire de l’esclavage au Brésil. Il me semble que cette appellation pourrait constituer l’inverse négatif de la limpieza de sangre (« pureté de sang ») statut créé dans l’Espagne et le Portugal de l’époque moderne et impériale pour distinguer les individus de lignée chrétienne de ceux d’origine juive et musulmane, et qui a débouché sur la notion de « caste » (casta), au fondement des distinctions racialistes effectuées dans les sociétés coloniales d’Amérique du sud.

Ces idées racialistes fondées sur le principe de la souillure stigmatisent les Brésiliens pauvres, et en Bolivie, les Aymaras et Quechuas, dont les activités de subsistance, aux marges de la légalité, sont supposées sales et avilissantes. C’est le cas des catadores de Rio qui revendent des matériaux recyclables collectés sur la décharge, ou encore des commerçants Aymaras de Bolivie spécialisés dans l’électronique. Les commerçants chinois d’Italie sont soupçonnés de ne pas respecter la loi, et de former une sorte de mafia, alors que le racisme à leur égard s’est accru sous l’effet de la pandémie de COVID-19. Cette racialisation s’opère de manière très similaire dans les trois autres cas, c’est-à-dire à travers l’assignation de groupes particuliers à des occupations professionnelles dévalorisées pour lesquelles il est fait appel à une main d’oeuvre immigrée les Latino-américains de Nashville travaillent dans les secteurs des services domestiques, de la construction, et de l’hôtellerie, les Africains de Vancouver dans le secteur des soins infirmiers, les Indonésiennes et Philippines en tant qu’employées domestiques à Hong Kong.

Les autrices emploient le concept de « race » avec précaution et sans suggérer l’existence à priori de « groupes raciaux ». Elles appréhendent la racialisation comme un processus qui se déploie en lien avec des différenciations sous l’effet des rapports de classe et/ou à travers eux ; ce processus peut ainsi recevoir des déclinaisons différentes. Cette dialectique est bien montrée dans l’article de Maureen Kihika. En témoigne le fait que les immigrés africains de Vancouver, par exemple, se différencient, par leur parcours de migrants internationaux qui ont obtenu le droit d’entrée au Canada au titre de leurs compétences professionnelles (et probablement aussi de leur maîtrise de la langue anglaise), des classes populaires noires nord-américaines, particulièrement états-uniennes, et de l’imaginaire négatif qui leur est associé. Cependant, les aides-soignantes subissent non seulement l’effet déclassant de la migration sur leurs qualifications professionnelles (qui les situent plus haut dans la hiérarchie des professions médicales), mais voient s’y ajouter le soupçon raciste sur leurs compétences – notamment dans leurs interactions avec les patients.

Les autrices examinent comment ces personnes agissent pour faire face à ces obstacles à la mobilité sociale, et à les contourner, voire les subvertir. Les articles examinent conjointement les aspirations des sujets d’enquête et leurs pratiques en vue de la « vie bonne », c’est-à-dire accomplie, comprenant la satisfaction des besoins matériels et la reconnaissance par les autres de son mérite. Les dimensions matérielles et idéelles de la réussite sont inextricablement mêlées : elles se jouent dans l’obtention d’un statut, d’une reconnaissance par autrui, qui se matérialise à travers des objets de consommation (vêtements, maisons, etc.) mais aussi des titres matérialisés sous forme de plaques à leurs noms pour les étudiants du programme Succeeders et les femmes migrantes asiatiques à Hong Kong, de statuts obtenus par cumul de points dans le système Herbalife pour les femmes boliviennes autochtones. Celles-ci se lancent dans les activités de revente de produits nutritionnels, en même temps qu’elles recrutent d’autres vendeuses pour cette entreprise fonctionnant suivant le système « à piliers multiples ». Il s’agit, dans tous les cas, avant tout de la reconnaissance de soi en tant que personne qui leur est souvent déniée en tant que personnes immigrées ou citoyennes et citoyens de « seconde classe » subissant le racisme.

Le respect et la considération reviennent dans toutes les situations. Il est frappant de voir à quel point la reconnaissance sociale se joue à travers des preuves de cosmopolitisme. Cela est vrai tant des Succeeders de Nashville qui ne s’en tiennent pas au bilinguisme anglo-espagnol mais apprennent plusieurs langues, des descendants d’immigrés chinois en Italie qui fréquentent des écoles internationales, des aides-soignantes d’origine africaine qui cultivent une identité afro-diasporique soulignant leur réussite déjà réalisée par la migration vers le Canada, des femmes boliviennes et philippines ou indonésiennes qui, lorsqu’elles échappent à l’enfermement dans des situations exploitatives, se transforment en femmes d’affaire internationales. Pour toutes et tous, la mobilité spatiale, par-delà les frontières nationales, est non seulement une concrétisation de leur mobilité sociale, prouvant leur aptitude à rejoindre les rangs des privilégiés autorisés à voyager sans contrainte, mais aussi une voie de contournement du manque de respect qui leur est opposé localement. Cette montée en échelle par le voyage n’est donc pas simplement une quête d’attestation symbolique du statut mais une pratique qui les affranchit des obstacles dressés à la valorisation et la reconnaissance de ce statut.

Il s’agit d’obtenir une forme de respect au sein de la société plus large, mais aussi une considération plus circonscrite, celle de son groupe d’appartenance, qu’il ne s’agit pas de quitter. La considération et la dignité qui sont visées passent également par le fait de faire profiter sa propre réussite aux membres du groupe d’origine, par des pratiques de solidarité concrète, mais aussi par la démonstration exemplaire de cette trajectoire de réussite. Les Succeeders ne souhaitent pas être traités comme des « nobodies » et veulent être des personnes « respectable » qui aident les autres, à commencer par leurs propres parents, mais aussi d’autres membres latino-américains. Les pauvres du quartier de Jardim Gramacho ne souhaitent pas voir leur nom « sali » et souhaitent démontrer leur dignité à travers leur capacité à manier le crédit formel tout en poursuivant leurs pratiques d’entraide par des prêts entre parents et voisins. Les femmes boliviennes autochtones aymaras travaillant pour des entreprises dites MLM (multilevel marketing), poursuivent ce qu’elles appellent une « vie digne », et estiment que celle-ci se matérialise par les objets de consommation signalant la réussite économique, mais aussi par le respect qu’elles reçoivent lors des évènements de recrutement, lorsqu’elles narrent leur trajectoire de réussite devant une audience attentive, aux yeux de qui elles apparaissent comme des modèles à suivre.

Un des grands mérites de dossier est que ces aspirations sont, certes, par endroits, analysées à travers les déclarations des sujets d’enquête, mais elles le sont surtout à travers leurs pratiques, permettant ainsi d’éviter certains écueils des démarches purement discursives. Les articles examinent comment ces aspirations à la « vie bonne » transparaissent à travers les pratiques économiques quotidiennes des enquêtés – pratiques de consommation, de production et d’échange. Les pratiques sont révélatrices à la fois d’une recherche de statut et sont performatives, produisant un effet de positionnement social.

Les pratiques de consommation de produits tels que les vêtements de marque et les objets de luxe signalant le statut social à travers l’aisance à y accéder. C’est ce que montrent tout particulièrement les articles d’Andrea Flores et de Grazia Ting Deng. Les Succeeders, qui sont encore à l’université, portent surtout un discours sur l’avenir, mais leurs parcours scolaires les situent déjà à distance de leurs parents, dont ces étudiantes et étudiants ne veulent surtout pas exercer le même métier. En dehors de celles et ceux qui n’ont pas de statut légal aux Etats-Unis, les autres affirment vouloir consommer sans se priver. La consommation des Chinois d’Italie, de même, est fortement orientée vers la démonstration ostentatoire de la réussite sociale (lnotamment lors des fêtes de mariage). La consommation est également destinée à une solidarité intergénérationnelle qui signale la réussite, de manière différente selon les attendus normatifs de la parenté : les Succeeders achèteront une maison pour leurs parents, alors qu’en Italie, les entrepreneurs immigrés de Chine considèrent que réussir, c’est pouvoir aider leurs enfants à lancer une entreprise ou acheter un logement. Ces modes de consommation sont aussi une forme d’ostentation racialisée car dans les deux cas, elle a une implication pour les catégorisations racialistes/racistes : les Succeeders veulent consommer sans se soucier, à la manière des Blancs de classe supérieure qui n’ont pas conscience de leurs privilèges ; les parents chinois, quant à eux, souhaitent éviter que leurs enfants ne s’italianisent, ne cachant pas leur vision raciste des Italiens comme paresseux et économiquement arriérés.

Dans les articles de Kathleen Millar et Lai Wo, ce sont les pratiques de production et d’échange qui sont mises en avant. L’une et l’autre sont mêlés, et en cela caractéristiques des activités de subsistance largement informelles, exercées par des « auto-entrepreneurs » : recyclage et revente des déchets par les catadores de Rio, services de compagnie et services sexuels aux expatriés Blancs de Hong Kong par les migrantes philippines et indonésiennes. Ces dernières trouvent dans le quartier de Wanchai un espace où gagner de l’argent, en ayant un statut d’indépendante bien plus enviable que l’exploitation parfois extrême dont elles font l’objet de la part de leurs employeurs, et ce, d’autant plus que ces derniers sont obligés de les loger. Ces relations transactionnelles et émotionnelles complexes reposent sur une certaine égalité entre femmes asiatiques et hommes occidentaux dans la mesure où ces derniers sont bien souvent socialement déclassés, et sont conscients d’être choisis par les femmes plutôt que l’inverse. Certaines parviennent à connaître une ascension sociale en tant qu’épouse d’expatrié, et généralement le soutien financier de leur compagnon masculin leur permet d’échapper à l’emprise de leurs employeurs. En revanche, les catadores et membres de leurs familles habitant Jardim Gramacho paraissent condamnés à la précarité ; malgré une politique anti-pauvreté très volontariste menée par le Parti des Travailleurs au gouvernement sous la première présidence Lula, les aléas du travail non salarié débouchent sur un surendettement.

Enfin, les articles de Maureen Kihika et Susan Ellison se rejoignent paradoxalement autour de l’ambiguïté du statut professionnel, en apparence plus valorisé, atteint par les sujets de leurs enquêtes. Le rapprochement peut paraître étrange car à Vancouver, les aides-soignantes africaines ont effectué de longues études médicales avant de se retrouver sur des postes d’aides-soignantes situées en dessous de leurs compétences. C’est en insistant sur celles-ci qu’elles gravissent, difficilement, les échelons de la hiérarchie hospitalière, et obtiennent la reconnaissance de leurs patients. Les femmes boliviennes autochtones qui se lancent dans les activités de revente de produits Herbalife n’ont aucun diplôme, mais elles reçoivent des titres équivalents de la part de l’entreprise.

Les interrogations quant à ce qu’est une « bonne vie » valant la peine d’être vécue, varient selon les contextes. Elles sont davantage présentes dans les textes relatifs aux personnes immigrées, possiblement parce que leur projet migratoire a été conduit en vue de changer de vie. Les variations sont également intergénérationnelles ; les articles de Grazia Ting Deng sur les Chinois en Italie, de Andrea Flores sur les Succeeders latino-américains aux Etats-Unis, et de Maureen Kihika sur les aides-soignantes africaines au Canada restituent tous trois les points de vue divergents des parents immigrés et de leurs enfants sur ce qu’est la « bonne vie ». Par ailleurs, tous les articles rendent compte de la manière dont les conceptions de la réussite sociale et des voies possibles vers celles-ci, se transforment dans une période d’approfondissement du capitalisme néolibéral. Ce dernier modifie le champ du possible – les chemins empruntables en vue d’une mobilité sociale – et le champ du souhaitable, c’est-à-dire les représentations courantes, influencées par l’idéologie dominante, des chemins qu’il faut parcourir.

Si l’éducation demeure valorisée dans les deux cas nord-américains – par définition, dans le programme d’accès à l’université de Nashville, ainsi que chez les aides-soignantes originaires d’Afrique au Canada – dans les autres cas, elle ne l’est pas. Elle est non seulement inaccessible, mais en outre perçue comme n’offrant pas de véritable tremplin d’ascension sociale. Les femmes migrantes asiatiques qui ont quitté leurs pays très jeunes et cherchent à leur retour à obtenir un diplôme en même temps qu’à valoriser leurs compétences linguistiques se heurtent à un plafond de verre, lié à leur trajectoire stigmatisante de travailleuse domestique (ici intervient probablement une dimension de genre). Les Chinois en Italie sont fiers de la réussite scolaire de leurs enfants (ceux qui sont nés en Italie ou sont arrivés à un très jeune âge) dont certains deviennent avocats ou autres professions libérales désirables. Cependant, ceux qui sont arrivés plus tard, en tant qu’« 1.5 »[1], rencontrent des difficultés scolaires et de manière générale, le sentiment prévaut que même avec un diplôme, en situation de crise économique, certains secteurs demeureront fermés et le commerce dans le secteur privé reste une voie d’accumulation préférentielle. De même, en Bolivie, les salaires très bas dans le secteur public, qui a pourtant, sous la présidence anti-néolibérale, pro-étatique et pro-autochtone d’Evo Morales, été présenté comme une voie privilégiée d’ascension sociale pour les Autochtones, ne le rendent pas attractif. En outre, le coût des études supérieures dissuade les femmes autochtones, qui se lancent dans les ventes d’Herbalife, d’y investir non seulement pour elles-mêmes mais aussi pour leurs enfants.

La plupart des articles soutiennent que les sujets d’enquête nourrissent des aspirations à quitter leur classe et sa stigmatisation raciale, sans pour autant aspirer à un « blanchissement ». Le cas des Chinois d’Italie est complexe dans la mesure où la « seconde génération », celle des enfants d’immigrés, paraît vouloir combattre le racisme davantage que de revendiquer ouvertement une identité chinoise transnationale de sino-italiens. Cela tient sans doute à leur sentiment d’être « coincés » dans ce pays qu’ils jugent en régression, et cela expliquer leur investissement dans des scolarités en écoles privées anglophones pour leurs enfants. Les personnes immigrées de classe moyenne aspirant à la classe moyenne supérieure de Vancouver s’auto-définissent comme Afropolitains, c’est-à-dire comme appartenant à la diaspora issue d’Afrique, et se positionnent comme engagés dans une défense des intérêts des personnes noires tout en se distinguant d’autres populations noires par leur capital culturel (diplôme, langues). C’est un modèle similaire que les Succeeders sont invités à rejoindre, surtout celles et ceux qui n’ont pas de permis de résidence aux États-Unis. Lors de conférences, on les invite à « cultiver » leur capital global de manière à offrir un avantage compétitif sur le marché de l’emploi. Les migrantes du sud-est asiatique qui ont réussi en devenant « femme d’expat » jouent à leur tour ce rôle de modèle, diffusant sur les réseaux sociaux les signes de leur réussite et de leur mode de de vie cosmopolite, ainsi que leur bon goût de consommatrices fortunées. Enfin, les femmes autochtones boliviennes se mettent elles aussi en scène sur les réseaux sociaux en tant que Cholitas (femmes autochtones de Bolivie en jupes traditionnelles) mais aussi femmes d’affaire aguerries, pour celles qui ont réussi à gravir les échelons de la hiérarchie interne à la multinationale grâce à leurs ventes et leurs recrutements de nouvelles adhérentes.

La plus grande force du dossier tient à la manière dont les autrices parviennent à traiter avec respect les aspirations de leurs sujets d’enquête, et à en montrer le potentiel critique, tout en dévoilant la manière dont ces aspirations sont modelées par la diffusion d’imaginaires de la réussite qui sont celles du capitalisme néolibéral contemporain. En souscrivant à ces imaginaires, les sujets reproduisent, dans la pratique, le capitalisme racial. D’un côté, ces imaginaires sont véhiculés par le néolibéralisme, doctrine économique qui critique l’intervention redistributive de l’État et prône le remplacement de celle-ci par un ensemble de mécanismes incitatifs destinés à encourager les sujets à compter avant tout sur leur capacité propre à subvenir à leurs besoins, ou sur l’entraide de leurs communautés d’appartenance. Le néolibéralisme, en tant qu’idéologie, dispose ainsi d’une forte capacité à bâtir sur les présupposés de base de cette doctrine en y adjoignant des arguments d’ordre moral et éthique pour rendre attractifs les chemins qu’il préconise. Les individus ou les communautés locales deviennent ainsi des entités entrepreneuriales disposant d’atouts qu’il convient de valoriser en leur donnant une valeur d’échange.

Le néolibéralisme contribue de la sorte directement au renouvellement et à l’extension du capitalisme en trouvant le moyen de surmonter les critiques adressées à ce dernier. Si l’idéologie néolibérale est diffuse, les sujets sont, dans plusieurs articles, la cible de programmes et de projets qui leur promettent une amélioration de leur situation économique à travers une inclusion dans le système capitaliste, inclusion qui reposera précisément sur la transformation de son identité individuelle et de groupe – ethno-raciale – en valeur d’échange. C’est le cas de l’entreprise Herbalife vis-à-vis des femmes autochtones boliviennes, dont les jupes traditionnelles (les polleras), habituellement stigmatisantes, confèrent une authenticité aux produits et deviennent ainsi des arguments de vente ; mais aussi d’une entreprise comme Airbnb qui encourage à vendre une « expérience », comme le fait l’ex-employée domestique devenue femme d’expatrié dans son pays d’origine, les Philippines. C’est aussi le cas, à certains égards, du programme Succeeders vis-à-vis des jeunes d’origine latino-américaine dépourvus de statut légal aux États-Unis mais encouragés à puiser dans leur capital multilingue pour vendre leurs compétences aux employeurs ; du marché de l’emploi italien qui encourage même les enfants de migrants déterminés à ne pas exercer le même métier que leurs parents et à se lancer dans l’entrepreneuriat. En revanche, l’ensemble des programmes de lutte contre la pauvreté au Brésil ont reposé sur un discours délibérément non-racial et de manière plus générale, non-identitaire. Ils ont certes consisté en allocations inconditionnelles de sommes d’argent, mais ont également encouragé l’endettement auprès d’organismes de crédit au nom de l’inclusion des pauvres au système financier formel, puisqu’il s’agissait de faire advenir une « nouvelle classe moyenne » nationale. Lorsque les organismes de crédit, pour pouvoir vendre des contrats aux consommateurs « blacklistés » (ayant un « nom sale »), les encouragent à emprunter un identifiant de crédit à leurs proches, ceci favorise une tendance à extraire des profits de la sphère reproductive non-marchande – la solidarité au sein de la parenté et du voisinage.

Le capitalisme racial a, sur la longue durée de son développement historique, tiré profit de la mise au travail de populations catégorisées racialement, ainsi que du racisme qui divise la classe ouvrière et l’empêche de s’unir. Le capitalisme globalisé des dernières décennies a fait de la lutte contre le racisme et de la revendication d’une fierté raciale des arguments de vente, à travers ses campagnes de publicité attentives aux différences. Le capitalisme néolibéral-racial contemporain dont il est question dans ces textes accomplit les deux à la fois : il incite les personnes à se transformer en entreprises, et donc à exploiter leur propre travail en tant que personne racisée et dominée, mais aussi à déployer des arguments de vente qui reposent en partie sur leurs propres caractéristiques ethniques. C’est à travers les modèles fétichisés qui circulent sur les réseaux sociaux, dont le principe repose sur la création de quelques icônes, que ce ce que l’on pourrait appeler le « néolibéracialisme » se diffuse. Les modèles de réussite alternatifs prospèrent grâce aux aspirations à la reconnaissance sociale de populations stigmatisées et marginalisées à qui ces modèles dévoilent un chemin possible tout en devenant objet de vénération. Dans l’imaginaire néolibéral contemporain, il ne s’agit plus de s’élever patiemment, petit à petit, génération après génération, de la situation de personnes migrantes ouvrières vers celle d’enseignantes, puis vers une profession libérale, etc. Le néolibéralisme promet de s’élever d’un bond vers le statut d’entrepreneur à succès gagnant beaucoup d’argent. Il prospère ainsi sur le dos des frustrations de personnes qui acceptent difficilement ou ne croient plus dans les possibilités d’ascension sociale suivant les chemins tracés par les récits officiels, soit parce que « l’immigration choisie » fait arriver des personnes qui se sont déjà élevées par leurs études, comme les immigrées africaines à Vancouver, soit parce qu’elles pressentent qu’en suivant les chemins d’ascension prévus, le stigmate persistera. Le capitalisme « néolibéracial », qui promet de libérer du racisme grâce aux recettes du néolibéralisme, réussit ainsi la prouesse de faire désirer l’alternative qu’il propose à ordre socio-racial hérité de stades antérieurs du capitalisme, tout en le perpétuant sous de nouvelles formes.