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Introduction

Lors de la pandémie de COVID-19, durant le premier confinement de 2020, plusieurs actrices et acteurs francophones, notamment suisses, ont rendu visibles des points d’articulation entre spiritualités New Age et théories du complot. En novembre 2020, lors de la 22e édition d’une émission de « réinformation » intitulée l’Info en Questions (IFQ), l’un des protagonistes, Tal Schaller, figure controversée, connue des milieux holistiques pour ses pratiques neuropathiques et néo-chamaniques, ouvre la discussion en relayant « un scoop », « une note qu’il vient de recevoir » à propos de la stratégie de « la Q force et de son chef Trump » qui auraient « stratégiquement » laissé l’opposition démocrate (« menée par Obama ») frauder les élections afin de dévoiler au reste du monde leurs crimes et « haute trahison », grâce à l’utilisation d’un « marqueur nanotechnologique de taille moléculaire utilisé depuis 11 ans par la CIA » sur les bulletins de vote [4’17’’]. Suite à quoi les démocrates allaient engager une guerre civile, « Trump proclamera probablement la loi martiale au plus tard le 6 décembre pour que 400 000 arrestations aient lieu et que les plus hauts responsables US impliqués dans le complot d’Obama et de toute son équipe seront arrêtés et placés au secret à Guantanamo ». Selon cette note non sourcée, lue par Tal Schaller, il s’agirait de « la fameuse tornade » attendue (storm dans les discours QAnon). À la suite de ce discours, les trois collègues du thérapeute holistique acquiescent. Son collègue Jean-Jacques Crèvecoeur, auteur, conférencier en développement personnel et militant anti-vaccin, ajoute : « en effet, c’est une stratégie que Trump a utilisée régulièrement pendant quatre ans, où il laisse ses adversaires faire des fautes, il les pousse même à faire des fautes pour pouvoir les confondre par la suite ».[1]

Si ces deux protagonistes sont chacun connus pour leur engagement dans le domaine des soins alternatifs et du développement personnel, ils relaient ici des thèses ayant émergé dans des sphères bien éloignées a priori : les discours de QAnon. Comme le mentionne une enquête récente d’un membre du collectif italien Wu Ming :[2] « Dans le creuset de QAnon, des thèmes chers au conspirationnisme politique se fondaient avec des thèmes chers au New Age, aux franges ésotériques de toutes sortes, aux cultes alternatifs, aux courants mystiques ou millénaristes des grandes religions. » (Wu Ming 1 2022, 76).

Apparu en 2017 aux États-Unis, « QAnon » désigne une constellation de thèses défendues par un mouvement non structuré considérant le monde comme une vaste accumulation de conspirations ourdies par un Deep State, que seul Donald Trump serait en mesure de déjouer. Loin de constituer une unité homogène, QAnon se distingue par l’adoption commune, partielle ou intégrale, de ces thèses, et leur (re)diffusion dans la sphère publique. Si ces discours semblent initialement cantonnés à la sphère politique des États-Unis, la crise sanitaire de 2020 aura amplifié leur horizon de diffusion bien au-delà du public originel, c’est-à-dire les électrices et électeurs effectifs de Trump. De plus, si l’ancrage états-unien de ces discours dans les courants évangéliques a été souligné (Mayer 2020 ; O’Donnel 2020), les relais helvétiques de ces thèses sont plus complexes : une dimension religieuse messianique subsiste, mais on repère un déplacement vers un millénarisme New Age teinté de développement personnel.

Plusieurs espaces discursifs articulant thèses conspirationnistes et univers New Age sont dès lors apparus. D’une part, certains acteurs et actrices des milieux New Age ont relayé sur les réseaux sociaux des discours QAnon ; et d’autre part, certains canaux de diffusion des thèses QAnon ont accentué leur teneur religieuse et/ou spirituelle. Aussi étonnant que cela puisse paraître au regard de l’histoire du New Age plutôt ancré dans les mouvements contre-culturels (de gauche) américains, les thèses QAnon, quant à elles, plutôt liées à la droite radicale[3] (O’Donnel 2020) y ont suscité un certain engouement. Après avoir retracé brièvement l’histoire des précédentes convergences entre New Age, ésotérisme et droite radicale, puis défini l’histoire de la constellation QAnon, nous examinerons les articulations récentes entre postures conspirationnistes et spiritualités New Age, notamment en ligne. Nous conclurons sur des pistes d’interprétation de cette conjonction. Cet examen des articulations entre théories du complot et spiritualités, que certaines personnes désignent comme « conspiritualités » (Ward et Voas 2011), permet d’éclairer des dynamiques de (re)politisation du champ des nouvelles spiritualités.

La pandémie de COVID-19 a eu d’indéniables effets sur les formes de vie et les pratiques, notamment religieuses et spirituelles. Elle impacte les modes d’organisation, le rapport à la ritualité, au corps et à la santé, suscite des interprétations symboliques diverses, impacte les modes de sociabilités et les relations des milieux religieux à l’État. Le report massif des activités vers des moyens numériques depuis le début de la pandémie rend visibles et disponibles des discours religieux-spirituels jusque-là moins médiatisés. La COVID-19 a ainsi mis sur le devant de la scène médiatique un ensemble de contre-discours qualifiés de conspirationnistes, complotistes et de théories du complot (Audureau 2021 ; Bristielle 2022).

Afin de comprendre cette conjonction entre spiritualité et contre-discours conspirationnistes, notre méthodologie a consisté à suivre et à analyser ces discours en ligne (YouTube, Odysee et sites personnels des protagonistes). Considérée aujourd’hui comme un outil complémentaire à l’enquête classique, la cyber-ethnographie[4] permet d’analyser des plateformes interactives, des forums, des blogs et des réseaux virtuels. Les espaces interactifs comme Facebook ou d’autres sites de partage de vidéos ont plusieurs intérêts. Malgré la fluctuation des matériaux (disparitions ou déplacements de contenus), les video sharing websites (VSW) représentent des lieux d’observations directes et d’analyse de discours (Pasche 2008).

Cet article est le résultat d’une analyse d’une soixantaine de vidéos en ligne et de leurs « commentaires », des analyses de blogs et pages Facebook de personnalités publiques inscrites dans des réseaux transnationaux passant notamment par la Suisse, et diffusant des thèses QAnon. Nous avons en particulier examiné les sessions hebdomadaires de l’émission L’info en Question entre 2020 et 2022, celle des DéQodeurs dès 2020, ainsi que les différentes plateformes de leurs protagonistes et canaux Telegram associés (Le Grand Réveil i.e. le canal de « La Rose blanche » ; Les DéQodeurs). L’analyse de discours s’est focalisée sur les registres de langage, les champs discursifs et les thématiques composant l’univers des actrices et acteurs, en examinant les patterns (répétition de schémas et de thèmes d’une vidéo à l’autre). Notre analyse thématique s’est basée sur un codage inductif des discours en ligne permettant de reconstruire les contours de « visions du monde » déployées dans cet horizon conspirituel. Cette méthode nous a permis de dégager des sensibilités communes et ainsi de délimiter les contours d’un champ émergent. Ces patterns sont, par exemple, une approche holistique de la santé et du corps, des discours à tonalités millénaristes, la présence de thèmes caractéristiques des spiritualités New Age, une critique des politiques sanitaires, et la dimension du complot (d’inspiration QAnon). Nous avons ensuite prêté une attention particulière aux structures des discours QAnon afin de saisir l’articulation entre théories du complot et spiritualité.

Les « religiosités parallèles » en Suisse : précédentes convergences entre New Age, complotisme et droite radicale

Après une importante prolifération entre la Révolution française et la deuxième guerre mondiale, entre 1945 et 1960, les théories du complot étaient moins visibles en Europe francophone, malgré leur circulation dans certains milieux marginaux d’extrême droite (Kreis 2012). À partir des années 1960 elles refont surface dans certains milieux sous-culturels, probablement grâce au succès du livre de Jacques Bergier et Louis Pauwels « Le matin des magiciens » (1960) et de la revue « Planète » (1961-1971) – dans le genre du « réalisme fantastique » – véhiculant théories du complot, « grands mystères » et ésotérisme, avec une curiosité marquée pour les théories ésotériques nazies[5] (Rouiller 2022).

On peut aujourd’hui aussi supposer une filiation entre les relais « holistiques et New Age » de QAnon en Suisse et une sous-culture spirituelle, que l’on pourrait qualifier de cultic milieu, ayant émergé dans les années 1970-1980. Selon Campbell, ce milieu intégrait lui aussi des croyances hétérodoxes telles que l’occultisme, le spiritisme, les phénomènes psychiques, le mysticisme, les croyances extraterrestres, les civilisations perdues, les guérisons naturelles, etc. (Campbell 2002). Les cults, groupes aux structures souples, constituant un milieu vaste et n’exigeant pas l’exclusivité de la part des membres, génèrent sans cesse de nouvelles représentations et de nouveaux membres qui les entretiennent. Si les cults sont éphémères, le milieu social dure dans le temps. Pour ne pas réifier l’anglicisme du cultic milieu, Mayer propose pour la Suisse, l’expression « religiosité parallèle », comme une vaste sous-culture englobant les nouvelles voies spirituelles (Mayer 1993). Les glissements chez certains personnes praticiennes ésotérisantes ou d’inspiration New Age, vers des théories complotistes de droite radicale[6] peuvent notamment s’expliquer par la diffusion dans certains de ces milieux, d’ouvrages complotistes militants, au nombre desquels on compte la diffusion dans des librairies ésotériques d’un « Petit livre jaune n°5 » (réédité en 2017), petit opuscule anonyme articulant doctrines ésotériques et complotisme aux évidentes sympathies fascistes (Mayer 1999, 17). La diffusion d’ouvrages articulant discours de droite et spiritualité New Age, tant dans des librairies mainstream que dans les librairies et salons ésotériques et de médecine naturelle en Suisse romande, est toujours d’actualité. On trouve aisément en vente les livres de David Icke[7] (inspiration et soutien de QAnon[8]) qui croisent théories du complot « anti-gouvernement », théories sur les reptiliens buveurs de sang d’enfants[9], éléments cosmologiques et théories antisémites (Butters 2022). Or ce même Icke est régulièrement cité par les DéQodeurs, sur lesquels nous reviendrons.

Ainsi les personnalités relayant les thèses de QAnon dans le contexte helvétique s’alimentent à « tout un fonds commun de la religiosité parallèle » et les (re)-combinent dans une dynamique de religiosité do it yourself (Mayer 1993). Ces combinaisons intègrent des thèses complotistes désormais « classiques » sur les pouvoirs politiques et porteuses de représentations cosmologiques proches du New Age (« vibrations cosmiques » et « forces néfastes agissantes invisibles »).

QAnon : quelques éléments

Ce mouvement de soutien à Trump émerge suite aux commentaires d’un certain « Q Clearance Patriot » sur le forum 4chan, le 28 octobre 2017, dans la rubrique /pol/, « Politically incorrect », un forum de discours de type « alt-right », c’est-à‑dire une certaine droite radicale « alternatvie »[10]. Si « Anon » renvoie à l’imaginaire anonyme popularisé par le mouvement Anonymous, la lettre Q fait, quant à elle, allusion à l’habilitation « secret défense ». Ainsi, cet internaute –plusieurs hypothèses quant à son identité ont été formulées (Bloom et Moskalenko 2021) – prétend être un haut fonctionnaire et révéler des informations secrètes visant à soutenir Trump contre des puissances occultes. Ces publications, ponctuées de questions évasives (« drops »), invitant les internautes à opérer par eux-mêmes des rapprochements, seront largement suivies.

La composition sociale des personnes adhérentes à la vision du monde QAnon est peu connue et touche des profils disparates, cette mouvance se caractérise néanmoins par un ensemble discursif facilement reconnaissable. Tout s’articule autour de la dénonciation d’un vaste complot « pédosataniste » ourdi par une « élite mondiale » constituant un Deep State. À ce titre, QAnon s’inscrit dans la suite de l’affaire du « pizzagate[11] » : des internautes avaient soupçonné en 2016 des membres du parti démocrate (John Podesta et Hillary Clinton) de s’adonner à un trafic pédophile dans les sous-sols d’une pizzeria de Washington, impliquant des « élites » politiques (les « familles » Clinton et Obama), économiques (les « familles » Gates, Rockefeller, ou encore Georges Soros) et des « stars hollywoodiennes ». Outre ce trafic, la responsabilité d’un Deep State avait déjà été invoquée pour expliquer l’assassinat de Kennedy, les attentats du 11 septembre 2001, la crise financière de 2008, la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 (voire de la pandémie elle-même) en 2020, mais aussi des faits plus occultes comme des trafics pédophiles, la production d’adrénochrone, des complots extraterrestres. Ces discours ont en commun de prévoir une « tempête » (c’est-à-dire à la fois Trump et son avènement) au coeur de laquelle l’armée américaine prendrait le contrôle du pays et où les comploteurs seraient arrêtés et, selon les sources, exécutés ou envoyés à Guantanamo. Pour synthétiser, les discours QAnon s’articulent autour de trois thèses principales :

  1. L’existence d’un Deep State qui gouvernerait en sous-main, indépendamment des gouvernements officiels, soit une « entité composée d’individus hyper puissants et influents, non élus, qui ont un impact décisionnel sur des États entiers »[12].

  2. Donald Trump serait la seule figure à même de déjouer ce complot. Pour des raisons peu claires, malgré et à cause de son statut d’(ancien) président des États-Unis, il ne pourrait s’exprimer que par allusions et messages cryptés.

  3. Les interventions de Trump et de Q seraient à la fois le signe et le vecteur d’un Great Awakening » de la population et d’une tempête à venir ; thèmes qui ne vont pas sans rappeler les structures du New Age et du millénarisme[13].

Outre ces thèses reconnaissables, plusieurs éléments sémiotiques caractérisent QAnon : The Storm (ou STQRM) en référence à une formule de Trump, « Where we go one we go all » (WWG1WGA) relayée notamment par l’ancien général de l’armée Flynn ; ou encore, trois étoiles associées à un nom de compte sur Twitter. Les deux pilules, bleue et rouge, en référence au film Matrix, sont souvent évoquées pour désigner l’aveuglement ou l’ouverture des yeux sur un complot. Les mentions du nombre 17 (Q étant la 17e lettre de l’alphabet) par Trump sont ainsi traquées comme autant de preuves de son soutien à QAnon[14]. Au-delà de l’espace discursif, l’affirmation publique de l’adhésion aux thèses de QAnon se manifeste visuellement en arborant une lettre « Q » sur des vêtements, pancartes, drapeaux, mais aussi inscrites dans la paume de la main.

Les discours QAnon constituent ainsi une double théorie du complot : l’un négatif pointant l’existence d’un Deep State ; l’autre positif, considérant que Trump agit en secret pour le déjouer. Ainsi, QAnon nourrit une posture de droite radicale à plusieurs répertoires conspirationnistes préexistants[15].

Théories du complot et conspirationnisme[16]

Ces discours QAnon, tout comme d’autres contre-discours dénonçant un complot (comme ceux relayés par le film Hold Up de Pierre Barnerias) ont suscité un engouement notable durant la pandémie de COVID-19. Le contexte inédit de la crise sanitaire a suscité un regain de vigueur (et d’intérêt) pour ce type de contre-discours, car il a mis en lumière les tâtonnements de l’action politique, qui habituellement se laisse appréhender comme une machinerie bien huilée de la bureaucratie. Ainsi la pandémie devient l’occasion d’un renouvellement des contre-discours conspirationnistes. À titre d’exemple, dans un échange entre Amélie Paul et Jean-Jacques Crèvecoeur, est déployée la thèse selon laquelle l’homme d’affaires américain Jeffrey Epstein, poursuivi en justice et incarcéré pour trafic de mineurs, serait un agent des « mondialistes », piégeant les politiciennes et politiciens du monde entier afin de les contraindre à suivre leur agenda :

et pour chaque personne que Epstein piégeait, il recevait un million de dollars de la part du Mossad et du FBI [...] je ne sais pas si ça explique tout, mais en tout cas, ça explique pourquoi un certain nombre de personnes persiste à mentir, alors qu’on dispose maintenant de toutes les preuves que ces vaccins sont inutiles, inefficaces, dangereux, mortels[17].

Il n’existe pas à ce jour de consensus sur la définition des théories du complot (Rouiller 2022, 51). Cette absence est révélatrice du caractère complexe et des enjeux tant épistémologiques qu’idéologiques qui entourent leur examen scientifique. Retenons d’abord que :

A minima, les théories du complot sont des récits qui soutiennent une conviction profonde qu’un groupe (une société secrète, une minorité réelle ou fantasmée, des créatures surnaturelles) ou un individu (souvent le diable, Satan ou un autre agent du mal) omnipotent, à la fois élite et aux marges de la société (dans des lieux inaccessibles au commun des mortels), contrôle secrètement et en totalité l’ordre politique et social ainsi que les grands événements historiques dont le peuple n’a qu’un récit falsifié.

Rouiller 2022, 56

D’après certains politistes et sociologues critiques, ces notions de conspirationnisme, complotisme et théories du complot sont souvent employées dans le langage ordinaire pour discréditer certains discours oppositionnels. Il est donc important de les replacer dans leur contexte social et politique (comme des étiquettes construites, imposées ou revendiquées), et de penser la diversité des réceptions, des usages et des mécanismes d’adhésion en fonction des différents processus de socialisation aux idéologies qu’elles sous-tendent (Rouiller 2022, 73-76). Ainsi, la notion même de théorie du complot peut se faire « label infamant », discours contestataires, propagande et réenchantement du monde par la création de récits quasi-mythologiques peuplés d’entités humaines ou non humaines, omnipotentes et néfastes. Son usage en sciences sociales implique ainsi deux risques : le premier est d’apparaître « trop compréhensif » vis-à-vis des personnes qui défendent des discours problématiques et de les aider sans le vouloir à se « relégitimer » ; le second est celui de se contenter de répéter les discours stigmatisants, pathologisant ou encore, misérabilistes.

En effet, d’après Giry, dans le langage courant, la « théorie du complot » est un label infamant[18] (Giry 2017, 6). Pour France, le concept de « dominocentrisme » employé par Aldrin (2010) pour analyser les enjeux politiques de la rumeur peut aussi s’appliquer aux théories du complot : universitaires, politiques, et médias tendent trop souvent à opposer « élites éclairées » qui feraient un usage stratégique des rumeurs, et « public irrationnel » (« classes populaires », « jeunes ») qui, lui, serait plus perméable à ces discours (France 2016, 9). Boltanski voit poindre avec l’usage excessif de ce label un risque de délégitimer tous les discours proposant une critique sociale radicale (Boltanski 2012). Barkun, lui, définit les théories du complot comme des « constructions mentales » visant à donner à des évènements un semblant de logique : en s’opposant aux explications officielles ou dominantes, elles représentent ainsi des visions alternatives, se situant ainsi dans le champ des « connaissances stigmatisées », des « affirmations qui ont été négligées ou refusées par les institutions officielles »—scientifiques, médiatiques, etc. (Barkun 2015, 169).

Pour Taïeb, souvent ces « discours conspirationnistes tentent de rejoindre le flux discursif propre au jeu politique légitime » et recherchent le « véritable pouvoir derrière le lieu vide du pouvoir démocratique » (2010, 277). Abordant ces discours non sous un angle épistémique mais politique, Kaufmann les considère comme symptômes d’une défiance et d’une déception à l’encontre des institutions démocratiques « qui sont censées agir au nom du public et transgressent pourtant, dans les coulisses du pouvoir, les normes qu’elles affichent officiellement » (Kaufmann 2019, 2). Selon elle, si les faits énoncés dans les discours complotistes ne sont pas nécessairement vrais, cette défiance et cette déception, elles, se justifient, car les instances de domination sont effectivement peu visibles et donc insuffisamment mises à l’épreuve du jugement public. Or, bien souvent, les instances politiques invoquent sur la scène publique leur impuissance, celle-là même que les discours complotistes visent à surmonter.

Ces analyses de sociologie politique peuvent expliquer, en partie, qu’en contexte pandémique où des discours officiels contradictoires se multiplient, des « entrepreneurs du complot » (Campion-Vincent 2015) gagnent en visibilité et en popularité (au-delà de l’accélération due à internet et aux réseaux sociaux).

Campion-Vincent expliquait, déjà en 2005, la diffusion de ces récits par la présence d’une « industrie culturelle de la parano » sur Internet (2005, 16-20). Elle analyse ainsi la présence d’une « sous-culture de dissension intellectuelle » au sein de laquelle les discours des « entrepreneurs du complot » dessinent une frontière floue entre conviction sincère et intérêt pécuniaire ou recherche de notoriété dans un contexte de méfiance vis-à-vis des institutions (Campion-Vincent 2015, 99). Elle ajoute que si, tout comme l’ésotérisme ou le New Age, ces récits « restent stigmatisés », « ils font la une des grands médias » : en les faisant connaître au grand public, certains médias contribuent à nourrir la fascination qu’ils suscitent en les rendant distrayants, pittoresques et amusants, selon « une logique du spectacle » (Ibid., 105-106).

Or, la frontière qui sépare cette constellation du discours dominant se creuse dès les années 1990 sous l’effet combiné de facteurs technologiques et sociopolitiques (Barkun 2015, 170). Le développement d’Internet et des réseaux sociaux a donné naissance à trois nouvelles donnes dans le champ médiatique qui peuvent expliquer en partie le succès de forums comme 4chan :

  1. Les marges sont devenues une alternative puissante aux médias traditionnels et professionnels ;

  2. Des individus ont pu créer des plateformes « d’informations » presque sans investissement financier ;

  3. Le filtrage des contenus par les professionnels du savoir et de l’information est devenu plus difficile.

Comme le note Marc-André Argentino, avec QAnon des théories du complot politique assez classiques se sont colorées de discours spirituels (Argentino 2020a), rejoignant ainsi ce que Charlotte Ward et David Voas ont désigné comme « conspiritualité » (Ward et Voas 2011). C’est d’ailleurs dans cette perspective que s’inscrivent les accusations conspirationnistes récurrentes de « perversion sexuelle » des élites (par exemple, le « pédosatanisme ») dans l’histoire des États-Unis, dans la mesure où « la question sexuelle est impérieuse ; contrevenir à la morale sexuelle d’essence divine serait en quelque sorte trahir les fondements mêmes de la société » (Giry 2014, 205-206). Plus précisément, l’accusation de satanisme de QAnon s’explique aussi par le rôle qu’occupe dans cette sphère une démonologie d’inspiration chrétienne charismatique (O’Donnel 2020). C’est dans cet horizon que s’inscrivent les réceptions moins agonistiques, dites « pastel » (Argentino 2020a ; Bloom et Moskalenko 2021) liées notamment à certains milieux religieux et spirituels.

Conspiritualité

Lors des évènements insurrectionnels du Capitole en janvier 2021, qui n’a pas vu circuler les images de Jake Angeli, « Q Shaman », affublé d’une peau de bête et d’une coiffure à cornes ? Au-delà de la figure spectaculaire, il est le signe d’une convergence entre QAnon, une constellation de droite radicale pro-Trump, et certaines formes de spiritualités New Age[19]. Chez Ward et Voas, cette synthèse entre deux formes de pensée holistique, les théories du complot et le New Age (ou spiritualité alternative), est subsumée sous le concept de « conspiritualité ». Celui-ci ne désigne pas une spiritualité du complot, ou une religion du complot, mais bien ce champ de convergence entre conspirationnisme et spiritualité. Reprenant à leur compte les analyses de Barkun, une telle synthèse s’articule autour de points saillants comme « le déni de la contingence, la découverte de schémas dans des évènements qui pourraient autrement sembler aléatoires, et l’attribution de l’agentivité à des forces cachées », et déploie une anthropologie holiste, considérant la personne « comme une totalité intégrée » (Ward et Voas 2011). Se rencontrent ici théories du complot et New Age.

Giovanna Parmigiani, quant à elle, analysant ces « conspiritualités » liées à la pandémie de COVID-19 en s’appuyant sur les travaux de Jacques Rancière, envisage les postures conspirationnistes comme une « pratique esthétique » aux effets performatifs. Elles pourraient à ce titre être considérées comme une « communauté de sens » qui ne cherche pas tant la visibilité qu’elle ne veut se sentir reconnue et légitimée dans ses modalités « participatives » ou « magiques » d’habiter le monde (Parmigiani 2021, 509). En d’autres termes, la conspiritualité est essentiellement performative et serait, en tant que telle, politique. Les études de Cueille et Riquier aboutissent à des résultats similaires (Cueille 2021 ; Riquier 2021). En revanche, Asprem et Dyrendal soulignent que cette notion de conspiritualité, bien qu’utile sur le plan descriptif, ne serait ni « nouvelle » ni « surprenante », préférant les notions de « cultic milieu », voire d’« occulture » (Asprem et Dyrendal 2015, 368). Les auteurs évoquent de surcroît les limites de la notion de New Age utilisée par Ward et Voas qui oscillerait entre un usage sensu stricto et un usage sensu lato[20].

QAnon et les milieux du bien-être : une convergence d’intérêts ?

Suite à l’invasion du Capitole, les pages explicitement QAnon sur les réseaux sociaux ont été fermées par Facebook et YouTube. On assiste alors, selon Argentino, au phénomène « QAnon pastel » : les messages QAnon se recyclent sur des canaux de certains thérapeutes holistes et d’influenceurs où ils sont édulcorés, mais toujours diffusés (Argentino 2020b). Or, sans y être réductible, cette version pastel de QAnon présente des convergences avec la constellation des militantes et militants anti-vaccin qui s’est déployée durant les confinements de 2020. En effet, ce contexte a été la scène de constitution d’une constellation transnationale inédite, ancrée notamment en Suisse romande, dont plusieurs personnalités jusqu’alors peu connues du public utilisaient les réseaux sociaux pour faire part de leurs doutes quant à la gestion politique de la pandémie.

Au début de la pandémie, une courte vidéo mettant en scène une femme qui appelle à refuser les masques et les vaccins est devenue virale. Jusque-là inconnue, elle va devenir un personnage clé de notre enquête. Après ses premières interventions individuelles, elle participe à la création d’une émission hebdomadaire sur YouTube, L’info en Questions (IFQ). Le coeur de cette émission de deux heures et demie consiste en la dénonciation d’un complot lié à la pandémie de COVID-19 : les protagonistes traitent de ce sujet, à travers des notions telles que l’énergie, l’attention spirituelle, l’écologie, la médecine alternative, les vibrations et la guérison, avec des connotations millénaristes évoquant un changement collectif et l’imminence d’un nouveau paradigme. Surtout, alors que l’émission traite des politiques de santé, elle est régulièrement ponctuée d’allusions évidentes à QAnon, comme des discours apologétiques de Trump, des allusions à un État profond ou à des élites pédosataniques.

À ses débuts, le 11 juin 2020, l’émission IFQ regroupait : Ema Krusi, propriétaire suisse d’une ligne de chaussures ; Christian Tal Schaller, un thérapeute holistique ; Jean-Jacques Crèvecoeur, auteur et formateur en développement personnel ; Salim Laïbi, activiste conspirationniste (auparavant proche d’Alain Soral) ; Chloé Frammery, militante contre les mesures sanitaires, alors enseignante à Genève ; Thierry Casasnovas, militant crudivoriste ; et Sophie Meulemans, militante antivax. La structure de l’émission consiste en un premier tour de table, suivi de chroniques sur des sujets d’actualité. La ligne générale consiste à développer un contre-discours aux discours médiatiques « officiels »[21]. Ce groupe, formé pour l’occasion, regroupe des personnalités venant du conspirationnisme politique se teintant peu à peu de discours New Age (Frammery et Laïbi), des actrices et acteurs des milieux New Age se politisant (Tal Schaller et Crèvecoeur), et d’autres, comme Ema Krusi, émergeant à la croisée de ces deux champs. Notre analyse s’intéressera plus spécifiquement aux deux dernières configurations et à ces trois dernières figures.

Contrastant avec les anciennes amitiés politiques de Laïbi, se dessine autour de cette émission une galaxie « QAnon pastel ». Ceci en particulier autour de la figure d’Ema Krusi. Dans l’une de ses vidéos, elle assume son adhésion aux thèses QAnon en inscrivant la lettre Q dans la paume de sa main[22]. Propriétaire d’une marque de chaussures, elle se présente désormais comme « activiste par nécessité » et assume une posture antivax, anti-masque et en opposition à « Big Pharma ». Elle défend l’idée d’un « éveil des consciences », de nouveau paradigme où tous les mensonges seront dénoncés.

Après avoir été temporairement exclue des réseaux sociaux, Krusi a ouvert son propre site web, regroupant plusieurs types de contenus : a) une relecture conspirationniste de l’histoire mondiale (avec Sylvain Laforest) ; b) une relecture conspirationniste de la médecine et de « déprogrammation mentale » (avec Philippe Bobola, se présentant comme « physicien, biologiste, anthropologue et psychanalyste », lui aussi proche des milieux New Age) ; c) des conseils bien-être, développement personnel, concernant notamment la grossesse et l’accouchement. Se mêlent ainsi sur son site, discussions (géo)politiques, notions New Age d’énergie, d’attention et de vibration et discussion sur la « réappropriation de la naissance » (à travers une approche naturaliste dénonçant sa médicalisation).

À ses côtés, dans l’émission IFQ, Crèvecoeur et Tal Schaller, sont deux acteurs de longue date des milieux New Age et de la médecine alternative. Tal Schaller se présente comme un « médecin suisse, chaman et channel »[23]. Proche des cercles néo-chamaniques et promoteur du channeling, il est l’auteur de publications sur la santé holistique, le chamanisme, les vaccins, l’alimentation et l’écologie, niant le lien entre virus VIH et le sida, et prônant la rirothérapie et l’urinothérapie. On retrouve dans les textes de la Fondation Vivez Soleil, qu’il crée à Genève avec sa femme en 1974, « tous les thèmes de la religiosité parallèle—jusqu’à des informations sur les habitants des Pléiades »[24]. Crèvecoeur, quant à lui, est un conférencier belge indépendant vivant au Canada, se présentant comme ayant étudié la philosophie et la physique quantique, il est l’auteur d’ouvrages de développement personnel. Au nombre desquels on compte Prenez soin de vous, n’attendez pas que les autres le fassent !, paru en 2004 aux éditions Jouvence, défendant une lecture radicalement individualiste de la santé et du corps.

Du spirituel au complot politique

Au cours de ces échanges aux tonalités parfois éloignées, on observe une dimension sociopolitique amenée par des actrices et acteurs initialement investis dans le champ du développement personnel. En effet, Tal Schaller et Crèvecoeur sont particulièrement connus pour leurs engagements spirituels et défendent ici une vision selon laquelle le monde serait manipulé par Bill Gates et quelques grandes familles riches (IFQ #20, 22 octobre 2020). Crèvecoeur décrit un monde dominé par une « minuscule minorité de psychopathes criminels milliardaires » (IFQ #20) ayant un plan :

Grâce à cette pseudo pandémie, ils espéraient détruire l’économie pour imposer un passeport sanitaire numérisé, imposer une vaccination ARN, pour imposer un contrôle de la population par les nanoparticules et la 5G et aller finalement vers le transhumanisme qui est l’objectif ultime que cette minuscule minorité de psychopathes milliardaires vise.

IFQ #20

Dans son émission personnelle Les Conversations Du lundi (CDL #58, 05 ocotbre 2020), il ajoute que le but de cette conspiration est d’asservir la population et de ruiner « l’économie réelle » et les PME afin d’instaurer « un contrôle total et intégral de la population », une dictature sanitaire[25]. Toutefois l’humanité serait en phase de « réveil » et en marche vers un « futur potentiel plus juste, non-matérialiste, d’amour, d’humanisme et de bienveillance » (CDL #44, 5 août 2020). Ce schéma associe une forme de naturalisme à une conception éminemment individualiste de la liberté. Autrement dit, ces discours incluent implicitement une vision de la nature humaine caractérisée par « la liberté » et celle-ci, sans faire l’objet d’une analyse en tant que telle est toujours envisagée comme une liberté individuelle ou une liberté de commerce. De surcroît, cette conception de la « nature humaine » implique un dimorphisme sexuel strict et indépassable. À ce titre, le transhumanisme viserait ainsi à soumettre l’humanité, tout comme le projet d’un revenu universel qui serait « un plan satanique et machiavélique » de soumission aux gouvernements et de privation de liberté[26]. En d’autres termes, il s’agit de soutenir une conception conservatrice d’un social naturalisé.

Parallèlement, dans l’IFQ (#22, 5 novembre 2020), il est question de « l’émergence d’une nouvelle conscience planétaire » et de la « fin d’une ère de manipulation ». On y retrouve les thèmes caractéristiques des spiritualités New Age : la valorisation du Self ; la guérison intérieure ; la primauté accordée à l’expérience personnelle ; la « divinité en soi » ; la valorisation d’un « féminin qui doit retrouver sa juste place par rapport à un masculin », etc. Crèvecoeur ajoute à cela une vision spirituelle du temps dans un registre parascientifique associé à la physique quantique et Tal Schaller décrit un futur idéal, un monde social « harmonieux avec la nature » et « connecté à sa force intérieure ».

Vraisemblablement aucun de ces intervenants ne tenait auparavant de discours ouvertement politique, c’est bien le contexte de pandémie qui aura vu s’expliciter leurs positions et déployer les discours QAnon à travers une grille d’interprétation New Age.

On observe aussi cette rencontre entre conspirationnisme de droite et New Age dans l’émission politique pro-QAnon Les DéQodeurs (auparavant LesDéQoupeurs), animée par Leonardo Sojli et ses collègues (Pepito, Rudy, Niko 3.0)[27]. Tournée dans un chalet des Alpes suisses depuis 2020, cette émission hebdomadaire consiste en une relecture des informations au prisme QAnon. Or, si les vidéos et le canal Telegram reprennent cette perspective selon des modalités proches de la version états-unienne originale, l’équipe multipliera au fil du temps les références spirituelles (mêlant christianisme et New Age). L’émission Les DéQodeurs articule politique et spiritualité et appelle à la « purification intérieure » pour « la transition vers une nouvelle humanité ». Sur fond de complot, elle invite son audience à « prier » ou « méditer » auprès d’une entité divine, indifféremment appelée « univers », « Dieu », « Papa »,[28] etc. Leur site comprend désormais un canal « spiritualité » au côté des canaux « Pilules rouges », portant plus spécifiquement sur une lecture spiritualisante des thèses conspirationnistes. Ainsi, le site publie, dès le mois d’août 2022, plusieurs vidéos défendant une lecture de l’actualité basée sur « l’enseignement des Esséniens ». Il défend notamment l’idée selon laquelle coexistent « deux planètes spirituelles » distinctes, l’une correspondant à une matrice étatique et l’autre un monde réel[29].

« Conspiritualités » : entre théories du complot et spiritualités New Age

Ainsi, le terrain de la santé investi spirituellement par les mouvements New Age, se politise durant la pandémie. Toutefois, si le New Age au sens large entretient des liens ambigus avec le politique, entre proximité et distance, c’est-à-dire entre une proximité historique avec la gauche contre-culturelle et un individualisme largement compatible avec un capitalisme néolibéral (Mossière 2022), il semble bien que la pandémie a nourri un rapprochement entre différentes tendances. La santé et le corps jouent un rôle important dans ce rapprochement. Notamment, dans IFQ #44 (15 avril 2021), Tal Schaller affirme :

C’est le vaccin qui tue. Le vaccin ça a toujours tué, c’est un poison. […] Avant, le but des vaccins, c’était de rendre les gens malades pour qu’ils consomment des médicaments chimiques. C’est ça l’univers de Big Pharma. Maintenant, on est passé plus loin, c’est qu’il y a véritablement des génocidaires qui sont en marche. Et à côté d’eux, les génocidaires nazis étaient des enfants de choeur. Hitler, c’était un nain de jardin à côté de Bill Gates, Soros et les autres, qui véritablement ont des plans absolument démoniaques.[30]

[15’40’’]

Or, pour saisir cette politisation, il faut bien comprendre ce qui se joue dans ces articulations conspirituelles : d’une part, au travers des références à des complots supposés relayés par QAnon et d’autres réseaux complotistes (théories sur « Big Pharma », « Bill Gates et Soros » et leurs supposés plans « démoniaques ») ; et d’autre part, les perspectives naturalistes et spirituelles sur la santé, observables dans certains des milieux holistes que nous avons enquêté.

Au-delà de la composante complotiste, la structure des thèses de QAnon présente des composantes religieuses, ne serait-ce que par la revendication de leur caractère révélé. Toutefois, alors que la composante chrétienne charismatique est cruciale aux États-Unis (Mossière 2020, 2022 ; O’Donnel 2020), la réception helvétique (à ce jour peu documentée) et européenne de QAnon semble avoir particulièrement touché une frange minoritaire des milieux de spiritualités New Age, comme nous avons pu l’observer.

Le New Age est à considérer ici comme une matrice de sens favorisant des hybridations, caractérisées par deux tendances principales : le millénarisme et l’holisme (De la Torre et Gutiérrez Zúñiga 2013, 25). Millénarisme, car marqué par les idées de « nouveau paradigme », de « réveil planétaire » et de « changement de conscience » ; et holisme avec la notion de body-mind-spirit (Heelas et Woodhead 2005). À la fin du XXe siècle, au vu de l’absence de faits historiques confirmant ce « nouveau paradigme », plusieurs autrices et auteurs ont discuté la fin possible du New Age en tant que « mouvement religieux » et ont souligné l’atténuation de sa dimension politico-utopique et le déploiement de spiritualités individuelles et privatisées, axées sur la transformation intérieure, la quête d’authenticité et le bien-être[31]. Depuis, des travaux ont souligné les articulations entre spiritualité, technique de marketing et consumérisme (Gauthier 2009, 2012 ; Martikainer et Gauthier 2016).

Les analyses réunies dans le recueil édité par Mossière (2022) révèlent également les liens étroits entre spiritualité, bien-être et néolibéralisme, et les appropriations de la spiritualité dans un cadre consumériste et individualiste.

Il faut rechercher l’origine du tournant individualiste dans la quête romantique d’authenticité propre aux spiritualités New Age. L’« authenticité » contient une dimension auto-référentielle et expressive qui trouve son origine dans le protestantisme, dans l’idée d’une responsabilité individuelle dans son salut (Lindholm 2013, 363). Avec les Lumières, puis la philosophie romantique du XIXe siècle, l’authenticité expressive évoque le retrait du monde social et de ses mécanismes de contrôles culturels, cela pour devenir soi et être en accord avec ses références intérieures, questionnant ainsi les régimes de vérités socialement admis. Cette approche de l’authenticité perdure dans la modernité, comme l’expression d’une spontanéité individuelle résistante aux modèles et à l’ordre social dominants ; l’accent est mis sur l’autorité intérieure qui donne le sens ultime de la vérité (Gauthier 2009 ; Lindholm 2013, 366 ; cités dans Farahmand 2022, 229). L’authenticité expressive doit être ainsi comprise comme une construction culturelle reliée au tournant individualiste et l’essor du capitalisme moderne, entre-autres :

Investigating these aspects of authenticity has been more or less left to anthropologists, sociologists, and folklorists, who demonstrate that the drive toward authenticity (collective and personal, defined by origin or by essence) is a cultural construct coincident with the rise of possessive individualism, the development of late capitalism, and the appearance of nationalism, among other factors.

Lindholm 2013, 390

En Suisse, une sous-culture spirituelle portée par l’authenticité individuelle comme valeur essentielle, s’est particulièrement développée à la fin du XXe siècle (Mayer 1993). Les propositions qui circulent mobilisent un registre commun, centrées sur les notions de guérison, de bien-être, de transformation intérieure, d’écologie et sur des techniques psychocorporelles. Les « alternatifs », selon la terminologie de Stolz et ses collègues, se désignant « spirituels » représentent en 2015 13,4 % de la population suisse (Stolz et Schneuwly Purdie 2015, 12). « Les spirituels non religieux » en Suisse représentent d’ailleurs la catégorie qui augmente le plus entre 2009 et 2018, selon l’étude récente de Becci et Dandarova-Robert (2021, 7). Celle-ci est majoritairement composée de femmes et de jeunes diplômés d’études supérieures, exprimant une méfiance vis-à-vis des Églises historiques et des institutions religieuses traditionnelles, et intéressés par la santé holistique. Ce que l’on désigne aujourd’hui par spiritualité n’a peut-être jamais été aussi fortement lié à la santé et au bien-être physique (Grieser et Johnston 2017).

Dans l’émission IFQ, on retrouve un registre et des dynamiques semblables aux spiritualités New Age, à savoir la formulation d’utopies sociales, des logiques de bricolage, une lecture millénariste de la pandémie (« matérialiser un nouveau futur collectif »). La science y est à la fois condamnée et évoquée pour fonder la légitimité des interprétations spirituelles. La physique quantique se trouve mobilisée pour attester du dépassement des limites humaines. L’accent est mis sur les libertés individuelles, le développement personnel, la « guérison collective », et « l’éveil des consciences ». C’est ainsi, à travers le levier d’un discours politisé sur la santé et le corps, imbriqué à une lecture millénariste (en termes de pouvoir) de la pandémie COVID-19, qu’un glissement s’opère à la fois dans le champ des théories du complot et des spiritualités.

De plus, il est notable que l’articulation entre spiritualités et théories du complot s’opère aussi via leurs dimensions millénaristes. Les cultures millénaristes peuvent être considérées comme une réponse à des « situations de changement social, d’incertitude et de crise » (De La Torre et Campechano 2014). En contraste avec des millénarismes plus anciens, les prophéties du XXIe siècle sont formatées par les processus de globalisation et véhiculées massivement par les nouvelles technologies de la communication. Portés par les industries culturelles, les réseaux sociaux et les médias, ces « millénarismes post-modernes » sont translocalisés et circulent virtuellement sur le web (Ibid.). Le millénarisme post-moderne revêt aussi un caractère prophétique, voire parfois révolutionnaire. Comme toute prophétie révolutionnaire, il doit être annoncé par un prophète charismatique dont les pouvoirs sont attestés et reconnus par un groupe ou une collectivité (Weber 1995).

QAnon n’est ni un « groupe » structuré, ni un mouvement homogène aux frontières définies et ne comporte ni leader central, ni autorité charismatique. Nous pouvons cependant nous demander si les prophéties de QAnon connaissent un tel succès en raison du charisme métaphoriquement ou symboliquement associé à la lettre « Q ». Q, comme entité mystérieuse qui génère des interactions et interprétations multiples, peut être vue comme une figure héroïque fondatrice mythologique, ou « prophète conspirationniste » pour reprendre les termes de Giry (2014). On ne peut donc pas considérer Q comme « prophète charismatique » au sens wébérien (1995), car ce que désigne Q n’est pas identifié et peut incarner autant une personne qu’un collectif anonyme. Q est ainsi dépourvue du critère d’exemplarité et ne propose ni mode de vie, ni système d’adhésion formel. QAnon fait penser au millénarisme New Age, mais s’en distingue par son idéologie belliciste. On retrouve dans l’eschatologie millénariste de QAnon les notions de « transition », de « grand réveil », et de « futur alternatif ». Contrairement au millénarisme New Age, elle comporte une dimension guerrière où s’affrontent le bien et le mal ; l’ombre et la lumière ; nous et eux. L’avènement du nouveau règne espéré n’est pas extra-mondain mais immanent et mené par Trump, le « messie libérateur », et ses proches. Ce qui justifie, à leurs yeux, une forme de salut qui passe par le politique. Loin d’être perçus comme des sujets passifs, les membres adhérents sont encouragés à des actions collectives, à la désobéissance civile « éveillée », et à des prises de position dans l’espace public.

Les dynamiques de politisation opèrent ainsi la rencontre entre conspirationnisme et spiritualité. Si les milieux holistico-spirituels semblent a priori favoriser des formes de neutralisation du politique ou de désengagement social au profit d’un développement individuel et intérieur (Farahmand 2022, 306-307), le contexte de la crise sanitaire a provoqué des convergences d’intérêts s’exprimant par des nouvelles formes d’hybridations politico-spirituelles agissant comme des contre-pouvoirs.

Conclusion

De quoi cette convergence entre QAnon et certains milieux holistiques en Suisse est-elle le signe ? À ce stade de l’analyse, nous pouvons formuler trois pistes d’interprétation de cette convergence.

Tout d’abord, il est possible que les milieux New Age, héritent ou reproduisent des relations entretenues de longues entre les traditions ésotériques occidentales et l’extrême droite (Goodrick-Clarke 2002 ; Jesi 2021 ; Mayer 1999). En effet, dans son ouvrage récemment traduit en français, Furio Jesi (2021) décrivait décrivait bien comment une « culture de droite » puisait aux mêmes répertoires mythiques que l’ésotérisme occidental.

Ensuite, certaines personnes ont défendu l’idée d’un tournant post-Nouvel Âge ou « next age » (Introvigne 2000) radicalement individualiste marqué par une quête d’authenticité expressive, induisant une posture critique vis-à-vis de référents externes. Le livre de Crèvecoeur (Prenez soin de vous, n’attendez pas que les autres le fassent, 2004) représente bien ce tournant. Si cet individualisme a été régulièrement lu comme une dépolitisation du New Age (ou du moins une atténuation de sa caractéristique de mouvement social), lié à un tournant néolibéral et consumériste, il semble que la pandémie de COVID-19 a réactivé des discours socio-politiques, notamment autour de la santé, opéré paradoxalement sur la base de cet individualisme radical, par le biais de discours contestataires complotistes. Les thérapies holistiques d’inspiration New Age constituent aujourd’hui un marché important. À ce titre les mesures sanitaires constituant des barrières aux échanges commerciaux favorisant des formes de défiances.

Enfin, la vision du monde holistico-spirituelle soutient une idéologie naturalisante, que l’on pourrait désigner d’idéalisme naturaliste. Autrement dit, cette vision du monde naturalise les faits sociaux, en considérant une « nature » supposée et constituée d’un ordre social imaginé selon une grille conservatrice, et applique en retour cette nature imaginée comme grille normative. Deux ennemis récurrents sont pointés selon cette perspective (outre les vaccins et la figure récurrente de Louis Pasteur dessinée en grand méchant) : le revenu universel et le transhumanisme, tous deux considérés comme allant à l’encontre de cet ordre naturel.

Après le déni de Trump et les réactions séditieuses de ses partisans, suite à l’élection de Biden en 2020 (Trump a accusé les démocrates de « fraude pour lui voler l’élection », suscitant émeutes et manifestations) on peut s’interroger sur les suites du mouvement QAnon. Si l’échec de Trump laissait imaginer son affaiblissement et un retour de chacune et chacun dans son champ initial, cette étrange conjonction d’actrices et d’acteurs, et de visions du monde déployée depuis la pandémie, ce QAnon pastel, subsiste néanmoins : sur les sites personnels des différents protagonistes, sur les différents canaux des DéQodeurs (qui suivent une ligne QAnon plus stricte) ou au gré de l’émergence et la disparition. Chacun de ces canaux évolue, se recompose au gré du contexte, de manière relativement rapide. Ainsi, l’émission IFQ a pris fin en avril 2022, pour voir réapparaître, en juin 2022, certains des protagonistes dans « Libérez l’info » et, dès mai 2023, dans « On fait quoi maintenant ? »[32]. D’une part, cette conjonction semble opérer un clivage au sein des milieux New Age contemporains (entre conspirationnistes et non-conspirationnistes) ; d’autre part, chaque champ semble avoir eu un effet sur l’autre et l’on peut se demander quels effets auront à long terme ces interactions entre politique et spirituel sur les deux champs. Notre examen des articulations récentes entre théories du complot et spiritualité en contexte pandémique, permet de penser les recompositions en cours de la notion même de « spiritualité » dans son rapport au politique dans la mesure où les pistes d’interprétation présentées laissent entrevoir une (re)politisation des spiritualités New Age.