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Le petit livre Pourquoi la démocratie a besoin de la religion (2023) est la transcription d’une conférence présentée, à l’invitation d’une communauté chrétienne allemande, par le sociologue Hartmut Rosa. Connu pour son ouvrage Résonance. Pour une sociologie de la relation au monde (2018), le sociologue affilié à la Théorie critique de l’École de Francfort s’interroge, au long de son oeuvre, sur les mécanismes d’aliénation en vigueur au sein des sociétés modernes occidentales. Sur cette base, il réfléchit aux conditions de dépassement des pathologies sociales qui en émane et ce, par le renouvellement d’une connexion positive entre l’individu et son monde. C’est d’ailleurs ce qui constitue le propos de l’ouvrage ici recensé. Rosa commence en posant un diagnostic de crise généralisée de la société moderne et expose les problèmes de la démocratie contemporaine. Après avoir pris soin de présenter ce qu’il entend par « résonance », il développe sa conception de la religion comme forme particulière de celle-ci. Il termine en expliquant en quoi cette « résonance religieuse » est porteuse d’un renouvellement des fondations vacillantes de la démocratie actuelle.

Une société de crises

Rosa entame sa réflexion par un retour à ses écrits sur « l’accélération et l’aliénation » dans le cadre de ce qu’il nomme la « stabilisation dynamique » (Rosa 2012, 2017). Cette thèse postule que la reproduction de la société moderne s’effectue par une continuelle et exponentielle croissance des systèmes économiques, bureaucratiques et technoscientifiques. Il en conclut que l’état de crise de la société contemporaine provient de l’emballement de cette dynamique, qui, par son déploiement dans le « monde vécu de la culture » (Habermas 1987), ne peut qu’aboutir à toujours plus d’aliénation. Il définit ailleurs celle-ci comme des expériences d’indifférence, d’atténuation ou d’hostilité dans les rapports à soi, à autrui, à la nature et au monde, c’est-à-dire des « relations sans relations » parce qu’elles « ne nous disent plus rien, [sont] muettes et/ou menaçantes à notre égard » (Rosa 2018, 204-205). Ce faisant, il souligne que cette dynamique nous enlise paradoxalement dans une « immobilité fulgurante » (Rosa 2023, 20). Ayant perdu « le sens de ses mouvements » (2023, 45), notre société, dit-il, est alors incapable de définir les besoins collectifs qui permettent d’atteindre une vie juste et bonne pour tous.

Le problème, selon lui, est que ce crédo de la croissance a opéré une substitution du croire par le croître. De ce croître auquel nous ne croyons dorénavant plus, émerge un rapport au monde qu’il qualifie « d’agressif » (2023, 41). Constamment interpellé, sollicité, mobilisé et obligé, tout, et surtout « l’autre », apparait nécessairement comme une limite, voire une menace, à notre croissance personnelle (Lianos et Douglas 2001). En résulte alors une insatisfaction de soi, redoublée d’un sentiment d’impuissance face à l’appareillage technologique qui nous entoure et pour lequel notre « propre ressenti ne joue plus aucun rôle » (2023, 49). Notre parole et notre participation à la vie publique n’étant plus considérées, il ne reste qu’à nous replier dans la sphère privée. Et c’est là un énorme enjeu pour Rosa, puisque, dit-il, « [l]’essence de mon existence est une relation de résonance » (2023, 73). « Envers de l’aliénation » (2018, 205), il présente la « résonance » comme une « ouverture » à se laisser « appeler » par le monde afin d’entrer dans une « relation répondante », induisant une « conversion de soi » (2023, 71-73). Cette « connexion responsive » aboutit alors à une « assimilation créative réciproque » (2018, 205), constitutive de notre être individuel en résonance avec notre vie collective.

Démocratie et religion

L’idée qui en découle est simple : la démocratie est réduite à un ensemble de procédures électorales et communicationnelles, qui, au fil du temps, l’ont vidé de sa substance, la solidarité, qui en était à la fois son fondement et son contenu. Notre société « n’a plus de coeur », dit-il, on ne s’écoute plus « sur le plan politique comme sur beaucoup d’autres plans » (2023, 25). Tant l’épidémie de burnout que la crise de la démocratie en sont des signes. Nous avons alors besoin de nourrir notre âme démocratique à l’aide d’une nouvelle transcendance, d’une nouvelle résonance : la religion.

S’appuyant sur la sociologie d’Émile Durkheim et la philosophie d’Hannah Arendt, Rosa avance que la religion est LA résonance fondamentale. Du premier, il retient que la religion est « résonance [en ce qu’elle est] une expérience immédiatement corporelle-sensible dotée d’une légitimité cognitive et en même temps génératrice de transcendance » (2018, 525). Elle fait naître une effervescence par laquelle l’individuel devient un être de communauté. De la deuxième, il emprunte une conception de la religion comme tradition et fondation (Coutu 2009, 67-100). En cela :

la religion est, dit-il, une force, elle dispose d’un réservoir d’idées et d’un arsenal de rituels, avec ses chants, ses gestes, ses espaces, ses traditions et ses pratiques appropriés, qui permettent de sentir et de donner du sens à ce que veut dire être appelé, se laisser transformer, être en résonance.

2023, 74

Cette résonance est possible grâce à deux constituants de la religion : l’Église et la Prière. L’Église ouvre un espace-temps autre que celui qui est imposé par l’agenda économique (2023, 68) ; la prière est une médiation entre « l’extérieur et l’intérieur », créatrice d’une « altérité englobante » (2023, 73). La résonance « religieuse » qui en résulte ultimement est ce que Rosa nomme une « communion ».

En conclusion

Cette conférence aurait pu s’intituler « À la recherche de la transcendance perdue » » . En effet, au fondement de la réflexion du sociologue est cette quête, dans les sociétés occidentales, d’une relation perdue avec le monde, qu’il aperçoit dans des pratiques telles que le New Age, les différents retours du religieux, l’astrologie, l’horoscope, les cristaux, etc. (2023, 70). C’est dans ce contexte qu’il faut accueillir le livre, lequel, par ailleurs, constitue une excellente synthèse pour les néophytes voulant connaître les thèses d’Hartmut Rosa sur l’accélération, l’aliénation et la résonance.

Persiste toutefois une zone d’ombre : parle-t-il de la religion ou du religieux ? Cette distinction n’est purement sémantique qu’en apparence puisqu’il s’agit ici de comprendre ce que défend l’auteur : un principe et/ou une institution ? Si le premier réussi à convaincre, la seconde peut en rebuter plusieurs. C’est que, bien que l’institution inclue une doctrine et un espace de communion comme Rosa le souligne, elle est aussi une structure hiérarchique dont la démocratie n’est pas sa plus grande qualité.

C’est dire alors que le lien entre la démocratie et la religion n’est pas clairement étayé. Pourtant, l’accointance est forte entre le politique et le religieux. Le philosophe Charles Taylor le souligne en préface de l’ouvrage, le terme « religion » provient du latin re-ligare, « re-lier » ou « faire lien ». Ajoutons cependant que ce re-ligare au fondement du religieux est aussi un rex-ligare, res pour chose et rex pour roi (Benveniste 1969, 9-15), c’est-à-dire quelque chose comme un pouvoir qui relie. En traçant une ligne, délimitant un nomos – loi et droit, il fonde la communauté par l’identification du sacré et du profane. De fait, ce tracé distingue entre ceux qui appartiennent à la communauté et ceux qui en sont extérieurs : nous et eux. Cette désignation peut d’un côté devenir problématique en ce qu’elle est vectrice de discrimination entre communautés. D’un autre côté, elle peut aussi rassembler en redistribuant les places, les rôles et les ressources. Et en définitive, n’est-ce pas ainsi que la religion peut revivifier la démocratie, en encourageant un nouveau « partage du sensible » (Rancière 1988), obligeant une redistribution plus égalitaire des ressources et des richesses collectives ? Fondant de cette façon une nouvelle solidarité politique sur la base d’une articulation forte entre paix, justice et égalité sociale, dans l’horizon de la vie bonne pour tous.