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Introduction

Un certain néo-orientalisme contemporain possède des limites épistémiques que l’anthropologie permet d’identifier, comme le laissent voir, par exemple, les anthropologues nord-américaines : Lila Abu-Lughod (2013, 2018), Leïla Benhadjoudja (2018), Saba Mahmood (2005), Géraldine Mossière (2018) et Jennifer Selby et ses collègues (2018). Il se caractérise, entre autres, par le fait qu’il reste sourd à la parole des femmes musulmanes, il « parle à leur place » afin de contribuer à les « sauver » et les libérer malgré elles de leur(s) culture(s) musulmane(s) dont elles seraient de simples victimes passives (Abu-Lughod 2013). Ce néo-orientalisme dénie ainsi toute subjectivation aux femmes musulmanes. Le présent article invite, au contraire, à l’écoute des voix de dix femmes soufies installées à Montréal. Elles tenaient à exprimer leurs lecture et expérience de l’islam au sein de la Tariqa Qadiriya Boutchichiya (la Tariqa), voie soufie active à Montréal depuis le début des années 1980. Leurs paroles et perspectives au sujet du vivre-ensemble, étroitement lié, selon elles, à ce que nous nommerons une éthique et une esthétique socio-spirituelles, occupent une place majeure dans ce texte.

Afin de mieux comprendre la mise en mots des expériences subjectives, éthiques et esthétiques de ces femmes au sein de la Tariqa, nous nous sommes attelés à identifier, à définir et à saisir les interactions dynamiques entre des concepts clés mis de l’avant par les répondantes. Ces concepts semblent former, et c’est ce que nous développerons dans cet article, une constellation conceptuelle qui constitue pour ces femmes une grille d’interprétation du monde et un guide d’action dans et sur ce monde. Une telle herméneutique-action, qui fusionne conceptualisation et expérientiel dans la quotidienneté, participerait-elle à la fois à la construction de soi et d’un vivre-ensemble où la différence et l’altérité relèveraient de la théophanie et de la sacralité ? Telle est la question centrale que nous posons ici et qui a émergé inductivement lors de notre recherche réalisée à Montréal.

Pour explorer cette question, nous procèderons en deux étapes. La première consistera à situer sommairement le soufisme au sein de l’islam, puis la Tariqa Qadiriya Boutchichiya au sein du soufisme. Nous risquerons également une définition de la notion de « vivre-ensemble », notion expérientielle qui nous servira d’arrière-fond pour mieux comprendre les concepts clés et expérientiels proposés par les répondantes durant les entrevues[1]. La seconde étape présentera et discutera la méthodologie utilisée et les résultats auxquels nous aboutissons. Il s’agit ici d’une recherche exploratoire qui souligne la nécessité de projets plus approfondis sur la place du soufisme à Montréal, mais aussi au Canada dans son ensemble.

Il est à noter que Montréal est la deuxième métropole la plus peuplée du Canada et la première au Québec ; elle abrite près de 50 % de la population du Québec avec ses 4 206 455 habitants dont 24,31 % sont issus de l’immigration[2] (Statistique Canada 2021a). Au Québec, l’islam représente la deuxième religion après le christianisme et concerne 4,96 % de la population québécoise (Statistique Canada 2021b). Aussi, parmi les personnes immigrantes, 20,85 % sont musulmanes (Statistique Canada 2021c). Aucune donnée statistique n’est disponible, à notre connaissance, sur le soufisme.

Islam et soufisme

Le soufisme est la déclinaison contemplative de l’islam, car il insiste sur la centralité de la médiation, de la contemplation, ainsi que sur l’insécabilité de la transformation de soi et de la société. Pour les musulmans soufis, l’être humain étant porteur du souffle divin (Toshihiko 1980), il est désigné par son créateur pour être son « vicaire » sur Terre, sa tâche consistant à retrouver son identité originelle théomorphique, guidé par la conscience du caractère sacré de tous les existants (Ben Driss 2017). Pour les soufis, la pratique spirituelle dévoile progressivement à l’aspirant le « dépôt sacré » dont il est le réceptacle (Ghazali 2007) jusqu’à la réalisation de soi et la (trans)formation du sujet soufi. Le maître ou guide spirituel, indissociable du soufisme, est l’archétype de cet « homme réalisé » qui peut alors guider une voie soufie ou Tariqa.

Les voies soufies

L’islam est apparu au VIIe siècle et le soufisme connut à cette époque initiale une phase exploratoire de l’expérience mystique. Prônant à ses débuts un ascétisme rigoureux, la doctrine soufie et ses penseurs étayèrent par la suite les bases d’un « soufisme du milieu » qui vise l’équilibre entre les dimensions ésotérique, exotérique et sociale de la religion (Ben Driss 2017). Avec cet effort doctrinal, c’est véritablement à partir du XIIe siècle que les confréries soufies se multiplièrent en Asie, en Afrique et en Andalousie (Kisaichi 2008). Leur popularité était reliée au fait que tout en dispensant un enseignement et une éducation spirituels rigoureux, les voies soufies sortirent la pratique mystique des lieux de retraite ascétique pour encourager les aspirants à participer à la vie sociale et économique. La mystique soufie n’était plus réservée aux ascètes ayant « renoncé au monde », elle devenait accessible à tous les musulmans et musulmanes et visait le vivre-ensemble en intégrant la vie quotidienne de la cité.

La Tariqa Qadiriya Boudchichiya

Le Maghreb est particulièrement marqué par le soufisme (Geertz 1992 ; Crapanzano 2000 ). La voie, Tariqa, soufie marocaine, de la Qadiriya Boudchichiya dont il est question dans cette publication, a été fondée au XVIIIe siècle et son guide spirituel actuel est sidi Jamal Qadiri Boudchichi. Celui-ci, avec son prédécesseur sidi Hamza décédé en 2017, sont « émiquement » reconnus pour avoir apporté un souffle de renouveau au soufisme marocain en adaptant l’enseignement soufi au contexte du XXIe siècle (Ben Driss 2017). La Tariqa Qadiriya Boudchichiya et ses centaines de milliers de disciples sont aujourd’hui présents sur tous les continents.

Le soufisme englobe un ensemble de théories et de pratiques spirituelles et sociales qui ne peuvent exister, par définition, sans un guide spirituel. Sidi Jamal, guide spirituel actuel de la Tariqa, est basé à Madagh, une petite commune située vers les sommets de l’ensemble montagneux des Bani Snassen (ou Aït Iznassan), au nord-est du Maroc. C’est à Madagh que se trouve la zawiyya-mère de la Tariqa. Une zawiyya étant un espace social et cultuel où se rassemblent les soufis pour les rites et pratiques collectifs. En plus de la zawiyya-mère, chaque ville ou village abritant un certain nombre de disciples possède sa propre zawiyya. Les grandes villes, comme Casablanca ou Rabat par exemple, peuvent avoir plusieurs zawawy (pluriel de zawiyya). Chaque zawiyya est organisée par un représentant (Moqaddem) désigné directement par le guide spirituel.

Montréal est l’une des rares, voire la seule ville sur le continent américain où se trouve une zawiyya animée par un moqaddem de la Tariqa Boudchichiya. La Tariqa de Montréal a commencé timidement dans les années 1980, et c’est à peu près tout ce que nous en savons, mis à part un article publié par un étudiant (Haddad 2008) et portant sur la visibilité virtuelle en ligne de la Tariqa de Montréal. Par ailleurs, le soufisme à Montréal demeure relativement peu étudié et, quand il l’est, « le soufisme montréalais » est généralement révélé aux chercheurs comme un espace de pratique spirituelle intense et de négociation d’un vivre-ensemble inclusif (LeBlanc 2013 ; Legault-Verdier 2017).

Soufisme féminin

Les récits hagiographiques, dans la plupart (sinon toutes) les religions, sont généralement construits et rédigés par des hommes. La sainteté féminine musulmane, un thème que nous devons nous limiter à tout juste esquisser ici, a ainsi été réduite au silence, à quelques exceptions près, tel qu’au Maroc Sayyida Ruqayya Ma’an (XVIIe siècle) ainsi que, de la même époque, Sayyida Aïsha Bint Chaqroun al-Fakhar et, au XVIIIe siècle, Sayyida Amina Fassi Fihri et Sayyida Aïsha Bint Ali Bounafi’ (al-Kattani 2006 in El Haitami 2014). Mentionnons également, dans le monde amazigh (« berbère ») marocain, de nombreuses saintes dont les sanctuaires font encore l’objet de pèlerinages et de rituels religieux, telle Lalla Aziza, « patronne » des Seskawa du Haut-Atlas (Berque 1978). Hors du Maroc, après les membres féminins de la famille du Prophète Muhammad et Sayyida Maryam (Marie de Nazareth, la seule femme, avec Bilkis reine de Saba, à être mentionnées par leurs noms respectifs dans le Coran), la plus retentissante dans la mémoire collective soufie demeure Sayyida Rabi’a al ‘Adawiya (VIIIe siècle). Elle est née en Irak et a acquis un statut comparable à celui de Sainte Thérèse d’Avila (XVIe siècle). Il y a également Sayyida Fatima Bint Ibn al-Muthanna (Fatima de Cordoue) qui a été la guide spirituelle initiale de Ibn ‘Arabi (XIIe siècle), à savoir l’un des plus illustres guides encore vénéré de nos jours dans le monde soufi et aussi l’un des piliers de la philosophie musulmane (Gulshan 2019 ; Milani et Krok 2021). Mentionnons également l’Inde où ont vécu de nombreuses femmes Pirs (guides spirituelles) soufies (Pemberton 2006). En Afrique subsaharienne, de nombreuses Turuq (singulier : Tariqa ; « voie soufie ») semblent cependant être réticentes à inclure les femmes comme Muridat (féminin singulier : Murida ; « disciple »). Quelques rares Turuq « africaines » par contre, dont la Tijaniyya, demeurent plus inclusives et bien que les femmes y jouent un rôle marginal, celui-ci semble être significatif en ce qu’il est intercession entre esprits possesseurs et personnes possédées, dans le cadre de cérémonies spirituelles particulières de la Tijaniyya en Éthiopie (Ishihara 2015). Ailleurs, comme en Turquie, les femmes peuvent jouer un rôle prépondérant, à l’instar de la célèbre maître soufie (guide spirituelle), Cemalnur Sargut, de la Tariqa Rifā῾iyya, qui attire de nombreuses femmes, tout comme des hommes lui prêtant allégeance et se soumettant activement à son autorité spirituelle et théo-pédagogique (Neubauer 2009).

Comme nous l’étayerons dans la prochaine section, tout se passe comme si les femmes soufies de la Tariqa Boutchichyia de Montréal sont actives tant au sein de la Tariqa que dans leurs milieux sociaux et professionnels respectifs ; nous verrons en effet qu’elles sont femmes au foyer, philosophes, anthropologues, artistes, fonctionnaires, médecins. Comme le suggère El Haitami (2014, 207) qui a rencontré des femmes soufies de plusieurs turuq basées au Maroc : « Women’s spiritual emancipation becomes a means to renegotiate social inequalities and power relations within more institutionalized forms of worship » ; une conclusion à laquelle parvient également l’anthropologue maroco-canadien, Zakaria Rhani (2009). Et cette spiritualité, comme nous le verrons, semble aussi être soucieuse d’un vivre-ensemble qui allie pensée et action.

Vivre-ensemble

Dans la profusion des définitions de la notion de « vivre-ensemble », celle que nous employons ici doit surtout à Hannah Arendt (1961) et Roland Barthes (2002). Pour Barthes, le vivre-ensemble allie l’indépendance du sujet et la sociabilité du groupe, avec en filigrane cette question : « À quelle distance dois-je me tenir des autres pour construire avec eux une sociabilité sans aliénation ? » (Coste 2008, 204). L’on pourrait rapprocher cette posture barthésienne de ce que Martin Heidegger (2005, 43) décrit comme l’action de « se dresser à la manière d’une éclosion, […] se déployer [vers l’autre] en séjournant en soi-même ». Autrement dit, aller vers l’Autre (éclore, se déployer) tout en se souciant de rester ancrer en soi-même et dans sa tradition originelle. Une posture qui est loin d’être étrangère, comme nous le verrons, aux répondantes soufies rencontrées. Pour Arendt, au-delà de la diversité des héritages et des traditions, chaque être humain est à même d’apporter au vivre-ensemble ce qu’il a de plus singulier. C’est de cette voie, qui peut amener à faire de la puissance de chacun la puissance de la multitude, qu’est attendu l’épanouissement de l’être humain.

Alors qu’un ancrage fort des musulmanes en contexte d’immigration, dans elles-mêmes et dans leurs traditions originelles tend à être perçu comme un repli identitaire ghettoïsant et un obstacle au vivre-ensemble, notre recherche s’appuie ici sur une proposition avançant le contraire. Nous pensons, en effet, qu’un tel ancrage, des adeptes de la confrérie/consoeurie Boudchichiya dans leur tradition, à travers notamment leur religiosité et les concepts fondamentaux qui guident leur penser et leur agir, concourt vers un procès de subjectivation conférant au sujet la satisfaction de soi et la confiance en soi (Mekki-Berrada et Ben Driss 2020) nécessaires pour aller librement et activement vers l’autre : c’est du moins ce qui semble émerger de notre étude au sein de l’islam soufi « féminin » de la voie Boudchichiya de Montréal, comme nous le verrons dans la prochaine section.

Méthodologie et résultats[3]

Cet article est rédigé par un anthropologue (Mekki-Berrada), une psychiatre transculturelle (Rousseau) et une personne-ressource (Ben Driss) qui est disciple de longue date de la Tariqa et docteur en sociologie de l’islam. Le guide d’entrevue utilisé dans le cadre de cette recherche a été construit inductivement après que le premier auteur eût réalisé plus de 1000 heures d’observation participante dans la zawiyya-mère au nord-est du Maroc, en 2013 et 2014. Cette observation consistait à participer à différents rites et rassemblements cultuels tout en notant les principes organisationnels et herméneutiques guidant les pratiques rituelles. Celles-ci consistent autant en rites cycliques majeurs se déroulant à la zawiyya-mère (par exemple : le Ramadan ou mois de jeûne collectif, ou Mawlyd ou anniversaire de la naissance du Prophète Muhammad), qu’en pratiques méditatives collectives, wadhifa, ayant lieu plusieurs fois par semaine dans la zawiyya de Montréal. Ainsi construit, après l’observation participante, le guide d’entrevue a servi à la réalisation de dix entrevues qualitatives semi-structurées, dans le cadre de cette recherche exploratoire, qui se sont déroulées en français et en arabe au cours de l’année 2016. Elles ont été réalisées à Montréal, in presentia ou par téléphone selon le choix des répondantes.

Profil sociodémographique et religiosité des répondantes et répondants

En l’absence de recensement et de décompte systématique, nous avons pu estimer, avec les répondantes, que l’ensemble des adeptes installés au Québec ne dépasserait pas les 200 personnes, dont environ deux tiers d’hommes et un tiers de femmes, tous âges confondus.

Nous disposons de dix entrevues qualitatives qui incluent une rubrique quantitative contenant des données sociodémographiques, à l’exception d’une entrevue dont nous ne disposons pas de données quantitatives. Ainsi, les neuf faqirat (adeptes, aspirantes) concernées sont nées au Canada (n=4), au Maroc (n=3) ou en France (n=2) et leurs parents ont vu le jour au Canada (n=3) ou au Maroc (n=3), ou encore en Turquie (n=1), en France (n=1) et au Congo (n=1).

Parmi les cinq répondantes mariées au moment des entrevues, leurs conjoints sont nés au Canada (n=2), au Maroc (n=2) ou en France (n=1). Deux répondantes sont sans enfants alors que les sept autres sont mères. Elles vivent au Canada depuis 22,5 ans en moyenne (étendue : 6-43 ans) et ont toutes la nationalité canadienne. Elles sont âgées de 39,5 ans en moyenne (étendue : 20-61 ans), ont toutes un diplôme universitaire, dont un doctorat, trois maîtrises et trois baccalauréats, ou poursuivent leurs études à l’université, et ont toutes un emploi à l’exception d’une étudiante.

Toutes vivent dans la Grande région métropolitaine de Montréal et sont francophones, avec comme langue maternelle le français (n=5), l’arabe (n=3) ou le turc (n=1). Elles travaillent en français seulement (n=3), en français et en anglais (n=2) ou en trois langues (espagnol, turc ou arabe, en plus du français et de l’anglais).

Elles sont faqirat (adeptes, aspirantes) depuis 9,5 ans en moyenne (étendue : 5-20 ans). Elles pratiquent une méditation individuelle quotidienne, wird, combinant la répétition de noms divins, la prière sur le Prophète Muhammad et la lecture du coran dans le silence. Le wird dure en moyenne une heure par jour (58minutes, étendue : 20-90 minutes). Quant à la wadhifa (méditation collective), elles y participent 3,3 fois par mois en moyenne (étendue : 0-7 fois). Elles font un pèlerinage au Maroc pour rendre visite au Guide spirituel une fois par année en moyenne (étendue : 0-2 fois). En l’absence de données quantitatives plus importantes, ces chiffres indiquent toutefois une religiosité assidue, ce que les entrevues qualitatives viennent largement corroborer.

Une autre étude a été réalisée auprès de 56 adeptes (39 hommes et 17 femmes) de la Tariqa à Montréal (Mekki-Berrada et Ben Driss 2020). Le principal résultat émanant de cette étude indique que la « religiosité », par la méditation collective (wadhifa) surtout, est corrélée significativement et positivement au bien-être émotionnel. Ce dernier résultat est particulièrement important puisqu’il invite à un nouveau champ d’investigation dans lequel nous explorerons, pour un projet de recherche dans un futur proche, les interactions dynamiques entre la « religiosité » (à savoir un ensemble de « pratiques de soi sur soi » ; Foucault 2001), le bien-être psychologique et l’émergence d’un sujet spirituel agissant. Un résultat statistique préliminaire suggère, qu’au seuil de 10 %, « plus les disciples consacrent du temps à la Méditation collective, wadhifa, moins ils ont tendance à être anxiodépressifs (r = -0,256 ; p = 0,066) » (Mekki-Berrada et Ben Driss 2020, 138). Qualitativement parlant, cette religiosité est très intimement liée à une constellation conceptuelle, à savoir un ensemble de concepts fondamentaux qui n’ont de sens, dans l’esprit et les dires des répondantes et répondants, que dans leur dimension expérientielle. Autrement dit, ces concepts centraux existent autant pour être pensés que pour être agis et vécus, c’est-à-dire traduits dans la pratique spirituelle et à la fois comme outils créateurs de liens sociaux éthiques et esthétiques.

Une constellation de concepts expérientiels

« Oui, c’est que ce n’est plus juste des concepts [ ] avec la Voie [la Tariqa] ça devient beaucoup plus concret, [ ] ça devient beaucoup plus pratico-pratique »

F8

« C’est au niveau du ressenti puis, comme disent les soufis, c’est [ce sont] des saveurs, des goûts, c’est peut-être ce qui est le mieux finalement »

F10

C’est au cours des nombreuses observations participantes préliminaires mentionnées ci-dessus, que nous avons été amenés à constater la centralité des concepts étudiés ici. Ceux-ci s’inscrivent en effet, selon nos analyses, dans les fondements de l’enseignement spirituel et de la religiosité inhérents à la Tariqa. Si tous les répondants de la Tariqa, d’ici et d’ailleurs, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, s’évertuent de se familiariser avec et d’appliquer ces concepts tant à leurs interprétations du monde, qu’à soi, et à leurs actions dans et sur le monde, ils ne les comprennent pas toujours de la même façon ni ne les appliquent à la vie sans singularités personnelles. C’est dans cette application, ou tentative d’application à soi et à sa vie, que ces concepts prennent corps et devienne expérientiels dans la quête spirituelle des aspirantes de la Tariqa.

Parmi les concepts fondamentaux qui ont émergé lors de notre étude, cinq d’entre eux se démarquent des autres dans les définitions et l’expérience subjective auxquelles les répondantes les associent. Difficiles à traduire de l’arabe au français, ces concepts sont les Akhlaq (comportements éthiques, vertueux ; bel agir), la Mahabba (amour, chérissement), le Ta’dim (ennoblissement, émerveillement), la Maskana (humilité, discrétion) et la Khidma (don de soi). Nous retrouvons ces concepts autant chez les hommes (Mekki-Berrada et Ben Driss 2020) que chez les femmes soufies et le présent article est consacré à celles-ci.

Akhlaq : « Bel agir »

« Je ne sais pas comment définir. »

F7

Les concepts discutés dans cet article semblent tous être rétifs aux définitions, comme si les mots ne pouvaient rendre compte de leurs contenus signifiés. Tout se passe comme si ces concepts se situaient au niveau du ressenti qui seul pourrait en rendre compte. Comme disent les soufies rencontrées, il s’agit de « saveurs, de goûts [adwaq] » (F9) ; reliant ainsi concepts et expérience sensorielle : dans le soufisme, les concepts et les pratiques auraient ainsi leur panoplie de saveurs. Concernant le concept de Akhlaq, celui-ci relève également de l’expérientiel et s’en trouve difficile à mettre en mots mais, acceptant le jeu des entrevues, les répondantes ont bien voulu tenter quelques esquisses définitionnelles : « Je le définis, c’est ça, c’est toujours d’être dans la, dans la bienveillance. Dans la, c’est comme dans la beauté, dans la bienveillance, de juste voir du bien et de vouloir du bien » (F23). Pour les répondantes, les Akhlaq « […] c’est du bel agir, vouloir le meilleur pour soi, mais pour les autres aussi […] Ça pour moi c’est à la base » (F46). Ce bel agir consiste en « un respect infini envers les gens » (F34), en « un comportement qui est toujours “soyez respectueux !ˮ, “agissez avec douceurˮ, “soyez droitsˮ » (F7). Mais « c’est difficile d’expliquer tout ça » (F9).

Ce « bel agir » se développe en travaillant sur soi, tout en se ménageant soi-même (« ma religion me dit “prends soin de toiˮ » (F33), afin d’être mieux disposée à aller vers l’autre dans le respect et la bienveillance, et sans que cette quête du rapprochement ne soit une corvée ou dépourvue de finesse : « ça rend aussi le rapport aux autres plus fin, moins compliqué, moins vicieux » (F7). Le travail de soi sur soi pour développer le « bel agir » s’accompagne aussi d’une certaine vigilance quotidienne : « Le bel agir […], ça me parle bien, ça me parle, et c’est un objectif de tous les jours […] ça ne peut être que le résultat d’un effort, qu’on doit faire, un effort à chaque fois pour y aboutir, parce que on n’obtient pas le bel agir comme ça sur un plateau. Il y a un travail » (F9).

Le « bel agir » est un ensemble de comportements et d’attitudes éthiques qui prend le détour obligé par soi (« L’éthique de soi, ça passe par soi et, par la suite, par les autres » (F33), avant de se décliner auprès de l’autre, que celui-ci soit de la famille ou simple concitoyen : « ce qu’on fait dans le contexte avec les faqirat, à la zawiyya [dans nos rapports aux autres adeptes de la Tariqa], on essaie de l’appliquer à la maison parce que ça devient une partie de notre personnalité et on l’applique ailleurs aussi [dans la société en général], on fait pas switch off quand on est avec les autres » (F8).

Tout comme l’amour et le « chérissement » (mahabba, concept discuté plus loin dans ce texte), les akhlaq représentent une prise de conscience de soi et de l’altérité :

C’est… ça découle directement de l’amour, c’est indissociable de l’amour, et ça veut dire un comportement qui est dans le plein respect de l’autre, donc dans la reconnaissance ; l’autre mérite le respect ; donc être ouvert, aimant, compatissant, juste… c’est aussi la justice, c’est la bonté, la générosité : ça c’est l’éthique du comportement.

F9

Une éthique du comportement que les répondantes voient comme une condition sine qua non à la co-construction du vivre-ensemble telles qu’elles conçoivent celui-ci :

[…] le vivre-ensemble… je vais le vivre de la même façon parce que le regard que je vais porter sur une soeur de la Voie, ça va être avec le même regard que je vais poser sur le voisin… je veux dire le même regard dans le sens, l’autre est une créature de Dieu, ok ? On est tous de Lui [Dieu, Allah], et on retourne tous à Lui.

F9

Créé par Lui [Allah], l’autre est aux yeux des répondantes porteur d’une part de divin. Cette sacralisation indirecte de l’Autre exige envers celui-ci un certain égard et un regard empreint de respect :

Admettons [une personne que tu n’aimes pas] … tu n’as pas à la mépriser pour ce qu’elle est, parce que toi, d’une certaine façon, tu te sentirais supérieure à elle dans la société. Mais qu’est-ce qui te dit qu’elle n’est pas supérieure à toi dans la spiritualité ? Tu comprends ?... Il faut le vivre, pas juste le dire.

F33

Le « bel agir », akhlaq, contribue également, selon des répondantes, à l’émergence d’un sujet se réalisant, d’une part, à travers la transformation de soi : « Ça entre dans la purification de l’âme et du coeur » (F15) ; et d’autre part, dans le développement d’une conscience et d’une confiance en une force invisible participant à cette réalisation spirituelle. Une force invisible et pourtant concrète qui loge dans soi et dans l’autre, nous font comprendre les répondantes.

Nous le verrons plus loin, mais comme le ta’dim (ennoblissement, émerveillement), la quête d’akhlaq conduit à la contemplation du beau émanant de l’altérité et de la différence : […] j’essaie vraiment de, de, de, de juste voir du beau. De rien penser de négatif sur personne. Et à la limite, si je [ne] suis pas capable, je fais juste fermer les yeux » (F23). Dans ce regard esthétique posé sur l’autre, même avec les yeux fermés, il y a l’idée de beauté et de bienveillance. L’une des finalités de la pratique et de la théorie soufies consiste à atteindre cet état de bonté et de beauté de soi, intrinsèque, et de l’autre, extrinsèque. Dans cette perspective, le bel agissant a une expérience et une conscience éthiques et esthétiques du sacré. Par ailleurs, précisent les répondantes, comme si elles venaient de le réaliser au moment de l’entrevue : « c’est drôle, les akhlaq sont très reliés à la mahabba, c’est un peu la même chose » (F8).

Mahabba : Amour, « chérissement »

« Ouf ! Est-ce que ça se définit ? »

F10

« C’est du senti, c’est du coeur. C’est difficile à définir…
Très difficile à décrire dans des mots simples »

F34

Dans une tentative de traduction française, la mahabba est amour, « chérissement » qui autorise un travail de soi sur soi menant au ressourcement de soi dans un monde aujourd’hui énergivore : « ça motive… puis ça ré-énergise » (F8) ; « ça donne des ailes pour continuer... C’est ça » (F7) ; « […] dans la Voie [Tariqa], c’est, c’est un ressourcement inestimable. C’est une oasis que tu [ne] peux pas imaginer qu’on peut avoir » (F34). Et cette mahabba, tout comme par ailleurs les quatre autres concepts discutés ici, demande des exercices spirituels réguliers pour être entretenus et renforcés ; une pratique individuelle et silencieuse (dikr) ou encore collective et à haute voix (wadhifa) (Mekki-Berrada et Ben Driss 2020). Un ensemble de pratiques parfois exigeant, mais dont les faqirat retirent des bienfaits revivifiants :

Des fois, tu sens que tu es crevée, tu n’as pas le temps, mais tu mets tout ça de côté, tu y vas [à la zawiyya, pour la wadhifa]. Et quand tu reviens, tu dis : « Woaw ! ». Okay, ça a pris quelques heures, tu n’as pas fait tout ce que tu voulais [tâches quotidiennes, loisirs], mais pour le reste de ta semaine après, c’est incroyable [l’énergie et le bien-être qui restent].

F34

La mahabba est vécue comme un moteur pour la pratique : « c’est essentiel pour moi… c’est vraiment le moteur de toute méditation que je fais » (F6). Aussi la mahabba s’inscrit-elle dans une étroite interaction dynamique avec une certaine forme de théophanie :« […] la mahabba, je la considère entre Dieu et nous-mêmes. […] Pour développer cet amour envers Dieu, il faudrait voir Dieu dans toutes ses créatures, […] j’essaie de mettre [cela] en application » (F15). Le respect de l’autre dans sa différence et sa singularité se fixe alors à la mahabba qui semble l’aimanter : « […] je trouve que ça [la mahabba] me permet de respecter l’autre beaucoup plus que si j[e n]’étais pas dans la voie. Je crois. Parce qu’au fond, chaque être humain est divin… » (F34). Quand une telle théophanie devient possible, tout se passe alors comme si c’est le vivre-ensemble qui en bénéficiait le plus :

Quand tu arrives à voir Dieu dans toutes ses créatures, on ne peut pas dire, on ne peut pas juger une personne par apport à une autre […] dans la création divine. Parce que tout est l’oeuvre de Dieu. Et donc, cet amour-là, cet amour de Dieu, sans le vouloir, ça crée l’amour entre les individus, on commence à aimer l’autre, quel que soit sa conception, quel que soit son origine, quel que soit…, parce que c’est [une] créature de Dieu. Donc, on commence à aimer les gens.

F15

Aimer Allah consiste à aimer Sa nécessaire manifestation dans l’autre, et l’altérité ainsi sacralisée ne peut être malmenée, afin d’éviter de provoquer le sacré et les conséquences néfastes d’une telle provocation. De plus, la mahabba envers l’autre devrait être inconditionnelle, nous rappellent les femmes soufies rencontrées : « Inconditionnelle… indépendante de ce qu’est l’autre, indépendamment de ce qu’il fait au quotidien, de ce qu’il est, d’où il vient » (F34).

La mahabba s’accompagne d’une ouverture et d’une disponibilité envers l’autre, indispensables au vivre-ensemble :

[…] l’ouverture c’est l’amour, et l’amour c’est l’ouverture. [La mahabba] c’est être réjoui… on a le coeur content, on est heureux dans le rapport […] aux autres, parce qu’on est en grande ouverture, on est en état d’accueil, voilà. L’amour, c’est quelque chose qui nous met en état d’accueil, et en même temps en état d’offrande parce qu’on voudrait tout donner de soi, c’est un tout, c’est un mouvement réciproque, ça tourne ensemble ça, oui.

F10

« On a le coeur content » et cet élan incontournable vers le vivre-ensemble s’apprend, se pratique sans cesse, d’abord dans la zawiyya entre « soeurs spirituelles » ; il ne s’improvise pas : la zawiyya devient un microcosme pour la mise en place d’un vivre-ensemble inclusif, que l’on transporte dans la quotidienneté sociale de la famille, du travail, des rencontres prévues comme dans celles inattendues.

Ta’dim : « Ennoblissement »

« J’ai un peu du mal à le définir. »

F7

« Je ne sais pas comment on le définit. »

F9

Les répondantes sont moins verbales face au concept de ta’dim ; le peu qu’elles en disent nous semble cependant riche en contenu :

Alors, moi je le comprends [le ta’dim], comme une certaine admiration devant les créations de notre Seigneur Allah. Moi, je vois comme ça. C[e n]’est peut-être pas la bonne définition, mais je le vois comme ça [ ]. Je ne suis pas le genre qui va admirer les choses facilement [ ] et quand je vois une chose divine… on dirait que tout ce qui est divin m’impressionne.

F15

Une telle « admiration » invite les faqirat à interagir avec l’autre avec considération, voire avec contemplation et émerveillement, comme on le ferait, par exemple, face à une oeuvre d’art ou à un paysage naturel exceptionnel qui nous interpellerait au fond de notre être. Cette « admiration » se traduit par un regard qui voit dans l’autre et dans l’ensemble de la création ce qu’il y a de plus noble en eux, comme si les aspirantes soufies devaient hausser leur estime en l’altérité pour mieux interagir avec elle, pour mieux mettre en oeuvre le « bel-agir » (akhlaq). Ta’dim (« ennoblissement ») et Akhlaq (« bel-agir ») formeraient ainsi une dyade orientant le regard et le comportement.

Ta’dim, dans une formule consacrée par le soufisme étudié ici, renvoie aussi à la notion d’émerveillement, de sublime :

Qui porte sur les êtres et les choses un regard empreint de sublime [d’émerveillement (ta’dim) (et avec des préjugés favorables)] s’imprègne de la lumière de ces êtres et choses et sera loué par Allah. Et qui porte sur les êtres et les choses un regard empreint de mépris s’imprègne des ténèbres de ces êtres et choses et sera méprisé d’Allah.[4]

Comme pour la maskana, que nous discuterons plus loin dans ce texte, et comme pour les concepts d’akhlaq et de mahabba vus plus haut, le ta’adim est également étroitement lié à la sacralisation de l’autre :

Le regard ennoblissant [ta’dim], écoute pour moi, c’est simplement regarder l’autre en tant que créature de Dieu ; [l’autre] c’est un être qui porte cette étincelle divine, donc c’est un être qui mérite le respect, qui a une beauté quelque part même si elle n’est pas évidente à l’extérieur, c’est donc à ce moment-là, c’est de voir ce qu’il y a de beau dans la personne, et essayer de se mettre en relation avec cette beauté-là.

F10

Le beau est la dimension esthétique inhérente à Allah et à l’autre : « إِنَّ اللَّهَ جَمِيلٌ يُحِبُّ الْجَمَالَ » (« Allah est Beau et Il aime ce qui est beau ») dit le Prophète Muhammad (Hadith rapporté par Imam Muslim, 1974 [IXe siècle], chapitre 72 : hadith 611). La religiosité soufie invite à adopter ce hadith « authentique »[5] dans la quotidienneté, en partant à la quête du Beau, logé par Allah dans l’autre. Ce ta’dim (voir le Beau en l’autre, l’ennoblir) demande cependant à être acquis puis entretenu, pour être préservé : « […] ça [le ta’dim] c’est aussi une dimension nouvelle pour moi sur laquelle je travaille, du moins j’essaye de travailler beaucoup et de la garder surtout ; travailler, c’est difficile de dire travailler, c’est surtout de la garder, d’y penser souvent puis d’essayer d’avancer vers ça » (F8).

Un tel « travail » est une forme de religiosité intrinsèque et extrinsèque (Gorsuch et McPherson 1989 ; Rousseau et al. 2019) se traduisant à la fois par « une pratique de soi sur soi », afin de soi-même émerger en tant que sujet spirituel ; et par « une pratique sur les relations sociales », afin de transformer celles-ci sur un arrière-fond irénique contribuant, tant bien que mal, à un meilleur vivre-ensemble. Dans ce sens, le ta’dim :

[…] c’est d’essayer avec les personnes avec qui je m’entendrais moins ou avec lesquelles je vais avoir différents points de vue sur des choses ; ou même des différences de comportement, de valeurs ou des choses comme ça. Le ta’dim, c’est aller au-delà de ça, d’aller me mettre en rapport avec le coeur de l’autre, avec le centre, où il y a ce dépôt de lumière [divine], essayer le plus possible. Des fois, ça marche, des fois ça [ne] marche pas, mais essayer d’être en lien avec le trésor qu’il y a dans chacun ; et c’est évident que ça change des choses c’est évident !

F10

Maskana : Humilité

La traduction qui vient à l’esprit des répondantes pour le concept de maskana est le mot « humilité » : savoir-être et savoir-faire dans la discrétion, dans la mise entre parenthèses de l’élan égotique, dans l’empathie et dans l’écoute. Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un non-soufi, se faire petit est une condition incontournable pour mieux grandir. Cela n’est pas sans rappeler le « paradoxe de la subjection » de Michel Foucault, où le sujet est immanquablement tout à la fois assujetti et agissant, c’est-à-dire assujetti au pouvoir et aux normes qu’il contribue cependant à co-construire et, concomitamment, sujet émergeant comme agissant à partir de ce même pouvoir (Mahmood 2005). Tout se passe alors comme si la maskana (humilité), dans son acceptation soufie-boudchichie, est l’une des techniques de soi contribuant à la gestion de ce paradoxe[6].

Pour les soufies, « […] la véritable maskana c’est toujours, toujours se rappeler qu’on est juste une créature parmi les autres » (F10). Se percevoir comme « juste une créature parmi les autres » consiste à entrer dans des interactions dynamiques où soi et l’autre se sentent égaux :

Dans le groupe spirituel, c’est. j’ai une image-là, on est un tout, c’est on n’est pas des individus séparés ; dans le tout il ne peut pas y avoir un morceau qui se trouve plus important que l’autre ; on est comme un bloc, un bloc qui est dans une capsule d’amour, dans une enveloppe d’amour ; c’est comme ça que je traduirais le vécu avec les gens de la Voie [Tariqa].

F10 ; notre emphase en italiques

Être d’égale importance entre soufis est, pour les répondantes, l’un des objectifs majeurs recherchés pour la réalisation du vivre-ensemble au sein de la Tariqa. N’oublions pas, par ailleurs, que les adeptes de la Tariqa ont de multiples ancrages transnationaux et sociodémographiques (Ben Driss 2017 ; Mekki-Berrada et Ben Driss 2020). Et pour les faqirat, ce vivre-ensemble qui relie différentes altérités au sein de la zawiyya demande nécessairement à être diffusé dans le quotidien « ordinaire », hors de la zawiyya. Les faqirat expliquent que la faisabilité de cette diffusion dépend d’abord de la distinction entre humilité et faible estime de soi : « […] il ne faut pas confondre humilité avec [manque d’] autorité, humilité avec [manque de] confiance en soi » (F7). Une autre répondante abonde dans le même sens : « […] ne pas voir la maskana comme “on est moins que les autresˮ, mais de juste reconnaitre notre faiblesse, reconnaitre la faiblesse des autres […] et non dans cette idée … de jeux de pouvoir » (F8). Cette distinction qui leur est importante, est à son tour réalisable hors-zawiyya par l’introduction d’une sacralisation de la relation avec autrui, fondée sur une attitude emprunte d’humilité ; car précisent-elles, la maskana consiste à : « […] se souvenir de Lui [Dieu, c’est-à-dire Allah], se mettre à la bonne place ; il y a Lui et puis, il y a nous qui [ne] sommes pas grand-chose et en même temps, quelque chose d’immense » (F10). La relation avec l’autre est ainsi également perçue et vécue comme une relation avec Lui qui, par théophanie, est présent dans l’autre, même si cette manifestation du divin est rarement visible à soi. C’est à travers ce processus circulaire : Unité des singularités – Dyade humilité/estime de soi – Sacralisation de l’altérité – Unité des singularités, que le vivre-ensemble forgé au sein de la zawiyya est alors transporté dans la quotidienneté familiale et socioprofessionnelle, hors de la zawiyya. Tout en autant, nous rappellent les répondantes, de ne pas perdre de vue que l’unité des singularités n’implique aucunement la dilution de celles-ci ou leur assimilation.

La manifestation du divin dans l’autre et dans la quotidienneté mène les répondantes à tenir compte de l’éventuelle proximité spirituelle de cet l’autre :

Je pense qu’il y a des gens qui ont un niveau de proximité spirituelle aussi grand, peut-être même plus, qui ne sont pas nécessairement des croyants ou des musulmans. Je crois que ça, Dieu est partout et ça s’exprime de différentes façons […] cette humilité-là me permet… de ne pas penser que je détiens la vérité absolue.

F46

Une telle maskana s’accompagne ainsi d’un ta’dim ou « ennoblissement » de l’autre qui, se trouvant investi d’une plus grande proximité spirituelle que soi ; et cet « ennoblissement » force, à son tour, le respect et l’écoute inclusifs de la singularité de l’autre. Dans de telles conditions où les concepts deviennent attitudes et comportements « éthiques » (akhlaq), l’on est disposées à donner de soi, tout en se préservant du mépris et de la servitude.

Khidma : Entraide, don de soi

« […] je ne sais vraiment pas comment la définir… Je ne sais pas comment expliquer cette notion. »

F15

Comme les autres concepts qui, tout au long de cet article s’avèrent constituer une forme de religiosité soufie, pratiquée et entretenue au sein de la Tariqa, la khidma (entraide, être au service de l’autre, don de soi) est aussi l’objet de diffusion en dehors de la zawiyya :

Au sein de mon groupe spirituel […] on est toutes en train de s’entraider et c’est dans la Voie ; donc c’est plus facile de voir que c’est pour Dieu qu’on fait ça. Et dans la société, [il s’agit] de transposer l’aide que je suis en train de faire au sein de mon groupe spirituel vers ma famille et vers la société.

F6

La khidma, une autre contribution au mieux vivre-ensemble, est également perçue comme ce que l’on fait pour les autres et pour soi : « Un bien-être et un bienfait communs, entre nous. Donc, en étant au service des autres, c’est une chance » (F34). Cela va parfois un peu plus loin quand la khidma se traduit par une forme d’activisme social : « […| être au service de ma société, c’est rendre service aux gens qui ne peuvent pas se défendre eux-mêmes. Être au service des personnes qui n’ont pas la possibilité de parler » (F33).

Le concept de khidma semble être celui qui se traduit le mieux en une forme de religiosité (pratique) soufie qui demanderait le plus d’effort (pour soi et pour l’autre). Se dévouer pour l’autre ou accepter son aide et sa solidarité, exige un effort particulier qui se traduit en une technique de soi permettant aussi à soi d’émerger comme sujet spirituel et éthique :

[ ] avec les gens de la Voie, il y a une plénitude à ce niveau là parce que le service, l’entraide, se vit en permanence, c’est naturel, ça fait partie de nous, c’est quelque chose qu’on s’efforce de faire aussi parfois, pour grandir parce que c’est sûr, tout ça là, tous les efforts qu’on peut faire c’est pour grandir, pour s’approcher de la Lumière.

F10

La khidma est vue comme un hymne à la vie, comme être-dans le monde avec une entièreté catalysant la création de liens sociaux et de nouvelles solidarités : « le don [de soi], être au service de, c’est le don mais c’est aussi apprendre à recevoir […] pour être vivant ; on doit être vivant dans notre relation, dans l’échange, dans le don, dans la réception » (F9). Apprendre à donner et à recevoir, en toute humilité, voici ce à quoi reviendrait finalement la khidma. Surtout si, en tant que concept, comme les autres concepts discutés ici, la khidma se transforme en pratique de soi sur soi et en une forme particulière de religiosité, comme le suggère, comme mot de la fin, cette répondante soufie :

La khidma, ça rend n’importe quel acte plus valeureux avec une bonne intention. Quand on le fait juste pour Lui [Allah], au lieu de le faire pour plaire aux autres ou pour dire : « Ha ! Ha ! Regardez tout ce que je fais pour vous », ou d’attendre que les autres nous félicitent pour ce qu’on fait. Cette idée de don de soi sans rien attendre en retour est nouvelle pour moi, dans le sens où la Voie la rend encore plus intense, et ça rend les dynamiques beaucoup plus « saines », disons. Moi, je trouve que ça m’aide à avancer dans mon cheminement personnel parce que ça me travaille, ça travaille mon égo, ça travaille beaucoup de choses [ ] Oui, c’est que ce ne sont plus juste des concepts avec la voie, ça devient beaucoup plus concret ça devient beaucoup plus pratico-pratique.

F8

Conclusion

Notre travail de terrain réalisé à Montréal laisse entrevoir que les impardonnables atrocités, perpétrées dans le monde au nom de l’islam par une petite minorité radicale violente, organisée en milices assassines et rétives à toute forme d’altérité, ne devraient pas occulter l’existence d’un islam du vivre-ensemble où l’autre serait sujet d’ennoblissement. Un islam du vivre-ensemble qui tend à construire des relations mutuelles éthiques et esthétiques. C’est un fragment de ce vivre-ensemble, apparemment bien vivant au XXIe siècle, que les femmes soufies de la Tariqa Qadiriya Boudchichia rencontrées à Montréal ont contribué à nous faire découvrir, et dont il a été question ici.

Les répondantes soufies rencontrées dans le cadre de cette étude mettent en oeuvre un ensemble de concepts tels que ceux de Akhlaq (« bel-agir »), Mahabba (amour, « chérissement »), Ta’dim (« ennoblissement », émerveillement), Maskana (humilité, discrétion) et Khidma (don de soi, solidarité). Nous inaugurions le présent article en nous demandant si ces concepts formeraient une grille d’interprétation du monde et un guide d’action dans et sur ce monde.

Tout se passe comme si, dépendamment des répondantes, l’un des cinq concepts discutés ici, plutôt que tel autre, servira de « clef » au rapport à soi et au monde ; comme si ce concept clef était le noyau d’un réseau sémantique (Toshihiko 1980), lui-même servant de grille d’interprétation du monde et d’action dans et sur le monde (Mekki-Berrada et Khalsi 2021). Les répondantes, en faisant de notre recherche un espace d’appropriation de la parole, insistent plutôt clairement sur le fait que les concepts considérés ne se laissent pas réduire à leur dimension abstraite ; ils se déclinent dans la pratique par une forme de religiosité qui guide le rapport tant au créateur de tous les existants (Dieu/Allah), qu’à l’autre (les existants) et à soi[7]. L’on pourrait alors, aussi paradoxal que cela puisse être, parler de concepts expérientiels, c’est-à dire des abstractions qui sont plus agies que dites, plus difficiles à mettre en mots qu’à en faire l’expérience subjective. Des concepts guidant la transformation de soi et des rapports à l’autre. Nous pourrions les penser aussi comme des concepts incorporés, ou en langue anglaise, embodied concepts. Le concept incorporé est celui qui, d’idée abstraite devient une forme de pratique, de comportement, d’action, mais sans jamais perdre sa densité abstraite et herméneutique. Un concept incorporé en est un qui prend corps[8]. Cette herméneutique-action, nous l’avons vu dans ces pages, relève d’une conceptualisation et d’un expérientiel quotidiens qui participent à la fois à la construction de soi et d’un vivre-ensemble où la différence et l’altérité relèveraient de la théophanie et de la sacralité. Les concepts, et les pratiques auxquelles ils sont concomitants, semblent alors revivifier les répondantes tout en leur permettant de continuer d’agir et d’espérer, et ce, même dans un monde du XXIe siècle liquéfié par la haine et la violence, ainsi que par la rareté de l’amour et de l’enchantement (le soufisme, comme d’autres religiosités contribueraient à un réenchantement du monde ; Maffesoli 2007 ; Taylor 2011).

Les femmes soufies rencontrées font appel à ce que l’on pourrait désigner par sororité spirituelle. Celle-ci renvoie aux liens spirituels qu’elles tissent entre elles, comme pour mettre à l’épreuve des pratiques iréniques, cherchant dans les soeurs au sein de la zawiyya, ce qui rassemble et permet de vivre la différence, et ce, avant de traduire cet irénisme dans la famille et la société, dans l’espoir d’un meilleur vivre-ensemble. En les explorant un peu plus à fond, les concepts identifiés dans cette publication semblent aussi inviter à une « conversion à soi », c’est-à-dire à « être complètement à soi » et à « s’établir auprès de soi-même, [à] résider en soi-même et y demeurer » (Foucault 1994, 1175), comme condition sine qua non pour mieux aller vers l’Autre.

Les résultats de cette recherche suggèrent, qu’alors qu’ils sont trop souvent vus comme divisifs et renforçant une certaine ghettoïsation, les concepts et les pratiques spirituels incorporés permettent plutôt une décentration pouvant non seulement enrichir le vivre-ensemble et la construction d’une humanité partagée au-delà des différences, mais aussi de mieux assumer les incertitudes marquant notre temps. Sans aucunement remettre en cause une laïcité nécessaire de l’État, il pourrait être intéressant de favoriser la présence, la visibilité et, surtout, une meilleure compréhension des pratiques spirituelles diverses au coeur du quotidien et des espaces sociopolitiques. Ceci soutiendrait, d’une part, une diversité de recherches sur soi et de quêtes de sens ; et d’autre part, des ancrages anthropologiques, philosophiques et métaphysiques pour une relation plus sereine avec l’autre ; ancrages qui contribueraient à leur tour à la pacification, à la profondeur et à la pérennité de cette relation. Les répondantes soufies rencontrées y contribuent déjà, à leur niveau. Il est alors à se demander si leur religiosité ne devrait pas être considérée, dans l’espace démocratique laïc, comme un catalyseur et un ferment pour un vivre-ensemble réaliste et nuancé.