Parmi les changements importants intervenus ces dernières années dans le champ de la santé en France, l’un d’eux mérite une attention particulière : la transformation de la psychiatrie publique et le basculement d’un nombre croissant de « patients » vers des structures sociales et médico-sociales, que ce soit pour des projets d’insertion ou pour des prises en charge plus adaptées et souvent moins coûteuses que l’hôpital. Ce mouvement fait l’objet de vives inquiétudes du côté de la psychiatrie, où le changement est vécu sur le mode de la perte. C’est, par exemple, le cas depuis que la loi du 11 décembre 1996, dans le contexte de la montée des courants cognitivistes et de la pression d’associations de familles, a placé l’autisme dans le champ de la loi relative aux institutions sociales et médico-sociales . Il en est de même, de manière symétrique, du côté du secteur social, avec la crainte d’intrusions du monde hospitalier, alors que les travailleurs sociaux sont de plus en plus confrontés, en première ligne, aux effets sur les individus de la misère sociale et de la précarité : ils ne peuvent, seuls, gérer des situations qui relèvent, dans de nombreux cas, du soin, mais envisagent mal de « passer la main ». Pour autant, peut-on se contenter de s’inquiéter de basculements, de transferts de populations d’un dispositif à un autre, voire d’une concurrence entre professionnels et dont les personnes en difficulté ne peuvent que faire les frais ? Comment penser surtout des réponses ajustées à des besoins multiples, mouvants, qui excèdent les grandes catégorisations : malade, handicapé, pauvre, asocial, etc. ? La place devenue centrale de cette question dans les préoccupations des professionnels des deux bords souligne, aujourd’hui, une double incertitude dans le monde du travail social et dans celui de la psychiatrie. Elle renvoie aussi, dans un contexte économique difficile, au constat que la souffrance physique et psychique est très intriquée avec la misère sociale et la précarité, car ce que Hannah Arendt appelait, dans La condition de l’homme moderne, « la peine à vivre » déborde les catégories bien repérables des pathologies ou des formes explicites de précarisation. Mais dans tous les cas, « la difficulté à cerner le concept produit chez les différents intervenants une inquiétude, voire bien souvent un désarroi devant l’inefficacité des différents outils techniques et sociaux dont ils disposent ». Selon le Centre de recherche, d’étude et de documentation en économie de la santé (CREDES), 500 000 personnes cumulent des situations de précarité sociale et de précarité médicale. De son côté, le Haut Comité de la Santé publique rappelle que la souffrance mentale est le symptôme majeur de la précarisation, pour laquelle il annonce des chiffres catastrophiques (12 à 15 millions de personnes en France ). Certes, le besoin de soins psychologiques ne signe pas l’existence d’une maladie mentale et il n’y a aucune raison de psychiatriser la souffrance existentielle. Encore faut-il pouvoir répondre à des situations de détresse, de dégradation de la santé, et pour cela favoriser la combinaison des interventions de travailleurs sociaux et d’équipes psychiatriques. C’est là précisément que les difficultés apparaissent, du fait de la structuration actuelle de notre système de protection sociale, avec la bipolarisation du sanitaire et du médico-social. Lorsque des « populations cibles » font l’objet de dispositifs spécifiques, les réponses institutionnelles paraissent simples. Mais il paraît de plus en plus difficile de classer les populations comme s’il s’agissait de stocks à gérer, en fonction de problématiques bien identifiées et d’une hiérarchisation des difficultés traitées. Car la maîtrise des problèmes (la souffrance mentale comme la misère sociale) par un seul type de …
Psychiatrie versus médico-social : comment sortir des logiques de territoires ?[Record]
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Marcel Jaeger
Directeur de l’IRTS Montrouge-Neuilly-sur-Marne, auteur de L’articulation du sanitaire et du social, Dunod, 2000, co-auteur avec Jean-François Bauduret de Rénover l’action sociale et médico-sociale : histoires d’une refondation, Dunod, 2002.