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Ce numéro thématique Langues, discours et idéologies s’inscrit dans la foulée de la Journée d’étude du même titre, organisée dans le cadre du colloque « L’Acadie dans tous ses défis ». Cette Journée faisait partie de la programmation du 5e Congrès mondial acadien (CMA) « L’Acadie des terres et forêts » qui a eu lieu à Edmundston en 2014. Notons que le choix de ce thème à trois volets n’est pas fortuit : la langue en situation minoritaire est une question qui habite de manière régulière l’espace public néobrunswickois, où elle suscite des débats enflammés et des discours empreints d’idéologies intéressant aussi bien les chercheurs et chercheuses que les pédagogues et les décideurs. Et c’est ce qu’a bien démontré la grande diversité des champs de recherche qui ont alimenté cette Journée d’étude.
Parmi les chercheurs et chercheuses qui ont contribué au succès de cette activité scientifique, certains ont accepté de poursuivre la réflexion dans ce numéro thématique de la Revue de l’Université de Moncton. Ainsi, ils ont continué à explorer les notions de langue, de discours et d’idéologie en les croisant avec le français canadien en contexte minoritaire et la francophonie dans le sens large du mot. Dans leur démarche respective, ces chercheurs et chercheuses ont tenu compte du fait que dans les deux espaces mentionnés plus haut, les discours sur la langue sont inévitablement marqués par les idéologies dominantes, les systèmes d’idées en évolution et les différentes représentations du monde qui alimentent les conflits et les débats de société, médiatisés dans les sphères nationale et internationale.
À l’image de la francophonie internationale, le milieu minoritaire suscite des interrogations légitimes quant à la diversité et à l’impact des idéologies sur l’attitude et les représentations linguistiques des locuteurs. Le défi est encore plus grand pour les institutions éducatives en milieu minoritaire, dont l’un des rôles est la production et la reproduction sociales et culturelles[1]. Outre les efforts pour promouvoir leurs variétés linguistiques et changer les représentations à leur égard, les minorités linguistiques font face à des défis identitaires et territoriaux permanents, comme en témoigne le cas de toponymie examiné ci-dessous.
Le fil conducteur des articles qui constituent ce numéro est le croisement entre langues, idéologies et discours. Plus concrètement, ils traitent, chacun selon son cadre théorique et sa méthodologie, des problématiques de la diversité linguistique et culturelle, des frontières et des mécanismes d’inclusion et d’exclusion au sein de la francophonie internationale; des processus de définition et de dénomination dans la construction identitaire; des représentations linguistiques en milieu minoritaire francophone canadien et des enjeux qui en découlent, ainsi que des discours idéologiques qui s’y rattachent. Ces problématiques sous-tendent plusieurs questions qui permettent de baliser la réflexion sur la distance entre les idéologies véhiculées par les discours politiques et médiatiques, d’une part, et la réalité de la langue française et de la francophonie (canadienne et internationale), d’autre part. Quels défis les communautés minoritaires doivent-elles relever pour s’adapter aux changements socioéconomiques constants, particulièrement dans le milieu scolaire, le milieu urbain et le milieu du travail, lieux concrets d’intervention et de débats idéologiques en matière linguistique? Comment les représentations linguistiques se manifestent-elles? Quelles sont les implications idéologiques des discours sur la vitalité de la langue française en milieu minoritaire? Quelles sont les stratégies discursives ou didactiques mises en place pour consolider le français (dans toutes ses variétés)? Et finalement, quelles sont les pistes d’action qui permettent d’inclure la diversité linguistique et culturelle dans le marché linguistique national et mondial?
Ce numéro thématique s’ouvre avec le texte de Jean-Marie Klinkenberg, intitulé La francophonie comme idéologie. Mythes et réalités d’un discours sur la diversité culturelle. Cette contribution porte sur l’évolution du concept « francophonie », question que Jean-Marie Klinkenberg explore plus largement dans d’autres publications[2]. Klinkenberg montre comment la définition des termes « francophonie », « francophone » et « diversité culturelle » semble marquée par une certaine « ambivalence ». Selon lui, les trois concepts ont évolué en se croisant dans un univers idéologique et politique en mouvement qui a eu une incidence sur leur sens originel. Par ailleurs, l’auteur interroge les raisons qui « empêchent le français d’être une langue de la diversité » et il propose des pistes d’actions concrètes en vue de reconnaître cette diversité et de l’inclure dans la sphère francophone. Il propose quatre pistes pour atteindre cet objectif. Selon lui, le francophone doit s’efforcer de « combattre le centralisme » et se défaire de « l’essentialisme de la langue »; changer les représentations qui sont associées à la langue française, comme « élégance » et « tradition »; repenser le rapport entre locuteur et langue pour adopter l’idée d’« une langue pour le citoyen et non le citoyen pour la langue »; « résoudre certaines de ses contradictions » en cherchant à « s’ouvrir à la langue de l’autre », et ainsi offrir à cet autre (francophone) « ce qu’il exige face à l’anglais ». Ces pistes qui visent, sans ambages, la reconnaissance réelle et effective de la diversité culturelle au sein de la francophonie, s’inscrivent de plain-pied dans la volonté d’un changement idéologique et culturel, prôné par Jean-Marie-Klinkenberg dans les nombreux textes qu’il a publiés ces deux dernières décennies et dans la conférence d’ouverture qu’il a donnée dans le cadre de la Journée d’étude Langues, discours et idéologies. Cet article constitue la clef de voûte de ce numéro thématique en en annonçant d’ores et déjà la couleur.
Suit le texte de Jonathan Landry, qui s’intitule Représentations et idéologies linguistiques en milieu scolaire minoritaire : réflexions des élèves du cours ‘Parler acadien’ sur la variation linguistique. À partir d’une analyse de discours, l’auteur vise à mettre « en exergue certaines idéologies linguistiques et la façon dont ces langues semblent être instrumentalisées ». L’analyse du cas d’une école du sud-est du Nouveau-Brunswick et les mesures didactiques qu’elle a mises en place afin de « réduire le sentiment d’insécurité linguistique » des jeunes apprenants lui a permis d’observer l’effet positif produit par un cours intitulé Parler acadien. Ce cours qui sensibilise les élèves au phénomène de la variation linguistique vise le changement dans leur attitude linguistique à l’égard des variétés vernaculaires qui évoluent à côté de la « langue légitime »[3]. Ainsi, à la lumière de l’analyse critique du discours, le chercheur a réussi, d’une part, à mettre le doigt sur « les représentations linguistiques afférentes au français standard, à l’anglais et au chiac », des parlers aux « valeurs symboliques » différentes dans le marché linguistique acadien et dont la cohabitation est teintée d’un rapport de force. D’autre part, l’auteur a mis en évidence « l’instrumentalisation » des langues et les idéologies qui les sous-tendent en milieu minoritaire et particulièrement à l’école, qui est le lieu où naissent et évoluent les représentations linguistiques et identitaires. En abordant les notions d’idéologie et de représentations linguistiques, l’auteur touche en filigrane la question de l’identité et de la diversité linguistique au sein de la francophonie canadienne. Dans ce sens, il rejoint les questionnements de Jean-Marie Klinkenberg sur la diversité et l’identité au sein de la Francophonie internationale.
Dans l’article intitulé La désignation officielle de Vanier comme « le quartier francophone d’Ottawa » : sujet de discorde au sein de la minorité linguistique de la capitale, Kenza Benali propose « d’étudier le conflit inhabituel à travers la controverse qu’a suscitée le projet de désignation officielle d’un ‘quartier francophone’ à Ottawa et qui a largement polarisé la minorité linguistique de la capitale ». Elle met ainsi en évidence les tensions intercommunautaires qui découlent des « enjeux territoriaux locaux » et leurs liens avec l’identité culturelle et linguistique. L’auteure fait ressortir le rôle de la toponymie et l’importance qu’elle revêt dans la construction identitaire des communautés minoritaires. L’analyse du discours médiatique lui permet de mieux saisir les « tensions intercommunautaires » liées à la fois à la langue et au territoire.
Arnaud Pannier utilise le mythe de Babel comme outil pour explorer la rhétorique du discours officiel de l’Organisation internationale de la Francophonie. Dans son l’article Le projet politique francophone. Nouvelle Babel?, il s’emploie à analyser « la notion de frontière dans la mise en oeuvre politique du projet francophone ». À partir d’une analyse des discours officiels, il tente de débusquer les conceptions diverses du projet francophone qui se manifestent à travers les effets d’« inclusion » et d’« exclusion ». S’inscrivant dans une mouvance qui appelle à la modernisation de la Francophonie et à l’élargissement de sa définition, l’auteur préconise que pour être viable, le projet francophone « doit explorer de nouveaux territoires, en renonçant aux replis identitaires comme aux visions trop imprégnées d’idéologies. » Le mythe de Babel sert à « observer un univers de référence dans lequel se construit l’approche moderne du projet » francophone. La mobilisation du mythe dans cet article révèle cette distance qui existe parfois, sinon souvent, entre les idéologies véhiculées par les discours politiques et idéologiques et la réalité vécue par les différents peuples au sein de la Francophonie internationale. Le thème abordé par l’auteur fait écho aux questionnements posés par Klinkenberg en ce qui a trait à l’espace réel et symbolique de la Francophonie internationale, et aux enjeux linguistiques et culturels qui en découlent.
Dans son article intitulé Langue et tourisme culturel en Nouvelle-Écosse : les retombées d’un congrès mondial acadien, Mélanie LeBlanc s’appuie sur les résultats d’une enquête sur le terrain et d’une analyse d’« entretiens interactifs auprès d’acteurs sociaux » dans une communauté minoritaire de la Nouvelle-Écosse, pour examiner les stratégies adoptées par cette communauté dans le but de promouvoir sa culture et sa variété linguistique régionale. Plus concrètement, la communauté acadienne de la Baie Sainte-Marie a su mettre à profit le 3e Congrès mondial acadien de 2004 pour stimuler le développement « politique, socioéconomique et culturel ». L’auteure souligne le rôle des préparatifs à l’événement qui « ont participé à valoriser l’usage du français dans le développement d’une industrie touristique mettant à l’avant-scène l’authenticité linguistique » et tout particulièrement l’acadjonne, la variété linguistique régionale.
La question de la diversité linguistique au sein de la francophonie peut être appréhendée au moyen de différentes approches méthodologiques, comme le prouve l’article La francophonie à table : les traits culturels dans les sites web de restaurants de cuisine française et de cuisine libanaise de France et du Québec. À partir de l’analyse d’un corpus de sites web de restaurants francophones (français, québécois et libanais), Éric Trudel met en lien deux aspects de la culture : l’univers alimentaire et celui des médias. Son objectif étant de « cerner les valeurs et les représentations de l’univers alimentaire francophone », à l’aide des concepts de sème, de thème et d’isotopie, il réussit à mettre en lumière les similarités et les différences culturelles à travers les « traits liés à la cuisine et au domaine de l’alimentation en général ». En adoptant la perspective de la sémantique interprétative dans l’analyse de la diversité culturelle au sein de la francophonie internationale, cet article complète la réflexion entamée dans les articles précédents, à savoir en apportant un éclairage théorique nouveau.
Le mot de la fin revient à Gisèle Chevalier, qui fait le compte rendu de l’ouvrage collectif La langue française au Québec et ailleurs. Patrimoine, socioculture et modèles de référence, publié chez Peter Lang en hommage à Louis Mercier, lexicographe québécois de grande renommée. Ce texte fait écho aux contributions précédentes dans la mesure où il fait part d’un ensemble de travaux qui portent sur les notions de « normes » et de « diversité linguistique » au sein de la francophonie, ainsi que sur le français dans ses dimensions « socioculturelle », « géolinguistique » et « historique » à partir d’une perspective lexicologique et lexicographique.
Bien que s’inscrivant dans des perspectives de recherche différentes (analyse du discours, sémantique, sociolinguistique, géographie, lexicologie et lexicographie), les articles qui constituent ce numéro thématique apportent tous à leur manière un éclairage enrichissant sur la question du français minoritaire et de la diversité dans la francophonie canadienne et internationale. Ils permettent de saisir les enjeux de la francophonie internationale qui se trouve devant le défi de fixer sa propre définition, en la mettant à l’épreuve des notions de « frontière », de « diversité » et de la dichotomie « inclusion-exclusion ». Autrement dit, comment s’engager dans le processus d’une définition sans un effort d’inclusion de la diversité, laquelle permet à la francophonie de revoir ses frontières en se libérant d’une idéologie « passéiste » risquant d’hypothéquer son avenir? Ces articles soulignent également les défis que doivent relever les minorités francophones canadiennes : en effet, celles-ci usent de créativité et d’ingéniosité pour promouvoir le français dans ses variétés régionales dans un contexte où la norme (le français de référence) est la variété légitime, pour améliorer l’attitude linguistique chez les jeunes apprenants, pour s’engager dans le processus de nomination de leur territoire et pour assoir leur identité culturelle et linguistique. Enfin, les chercheurs et chercheuses pointent du doigt le rôle des discours, en particulier les discours médiatiques qui exposent les tensions intercommunautaires dans l’espace public et qui parfois, sinon souvent, les exacerbent.
Ce numéro de la Revue de l’Université de Moncton poursuit donc la réflexion sur les réalités des locuteurs francophones et sur la situation minoritaire du français entamée lors du colloque L’Acadie dans tous ses défis, et nous tenons à remercier l’Université de Moncton, campus d’Edmundston, ainsi que les nombreux partenaires qui ont rendu possible sa tenue. Nous voulons également souligner, pour ce numéro, l’appui de l’équipe de la Revue de l’Université de Moncton, du comité organisateur du colloque L’Acadie dans tous ses défis, de la Chaire de recherche en études acadiennes et milieux minoritaires (Université de Moncton) et de la Chaire de recherche en études acadiennes et transnationales (Université Sainte-Anne).
Appendices
Notes
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[1]
Voir Heller, M. (1998). « Quelle norme enseigner en milieu minoritaire? », dans A. Boudreau et L. Dubois (dir.), Le français, langue maternelle, dans les collèges et les universités, en milieu minoritaire. Moncton : Éditions d’Acadie. 11-20.
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[2]
La langue et le citoyen, PUF, 2001, et La langue dans la cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Les impressions nouvelles, 2015.
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[3]
Voir Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques. Paris : Fayard.