Alors que le discours hégémonique autour de la transition numérique repose souvent sur des imaginaires d’universalité – soit l’idée que les technologies seraient par essence ouvertes à toustes, indépendamment du statut social de l’individu·e, et constitueraient un espace démocratique d’égalité des chances et de progrès –, l’ouvrage d’Isabelle Collet s’inscrit en contrepoint, en proposant une lecture critique et étayée des inégalités entre les sexes qui traversent ce champ. Ancré dans une démarche féministe amorcée dès sa thèse de doctorat (La masculinisation des études informatiques : savoir, pouvoir et genre, 2005), ce travail prolonge une réflexion portant sur les représentations genrées et les mécanismes d’exclusion des femmes dans le domaine informatique. Cette investigation initiale a fait l’objet de développements ultérieurs dans Les oubliées du numérique (2019), avant de trouver une nouvelle formulation dans Le numérique est l’affaire de toutes (2025). Publié par les éditions Le Bord de l’eau, cet ouvrage inaugure la collection Autour du genre, dirigée par Arnaud Alessandrin, sociologue français spécialiste des questions LGBT. Comme le rappelle l’autrice, cette publication intervient dans un contexte particulier. La déferlante #MeToo, en 2017, a contribué à mettre au jour les violences sexistes et sexuelles dans divers secteurs professionnels, y compris l’industrie technologique (Jouët 2022). Les institutions européennes et francophones ont par ailleurs produit différents rapports sur l’égalité entre les sexes dans le numérique (Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes 2023), tandis que les programmes scolaires tendent à promouvoir le développement de l’éducation à la citoyenneté numérique (Richardson et Milovidov 2020). Ce travail, fruit de plus de vingt années de recherche, s’inscrit ainsi dans un contexte où ces questionnements bénéficient d’une attention institutionnelle et politique renouvelée. Le premier chapitre, qui clarifie les choix méthodologiques et les fondements conceptuels mobilisés, permet à Collet de formuler clairement sa démarche scientifique et les moyens qu’elle se donne pour atteindre ses objectifs. De ce point de vue, elle adopte une posture critique, inspirée du principe d’« autodéfense intellectuelle » développée par Noam Chomsky, qui appelle à un rapport distancié et réflexif à l’information et aux savoirs. Cette approche, qu’elle expérimente généralement avec ses étudiant·es en formation à l’enseignement, donne à son ouvrage une orientation pédagogique, portée par une volonté de « diffusion des connaissances scientifiques » (p. 7). L’autrice accompagne ainsi le lectorat dans la construction de cadres d’analyse, tout en proposant des outils conceptuels accessibles pour appréhender les inégalités entre les sexes dans le domaine du numérique. La clarté de la structure argumentative et la modération dans l’usage des références théoriques renforcent l’intention pédagogique et facilitent l’appropriation des concepts par le lectorat. Sur le plan théorique, le livre s’inscrit dans le prolongement des travaux féministes en sciences sociales et techniques, tout en mobilisant des apports issus de l’anthropologie ou encore des sciences de l’éducation. La sociologue s’appuie de manière transversale sur la notion de « rapports sociaux de sexe » (Kergoat 2005) pour analyser les mécanismes de socialisation, de ségrégation et d’invisibilisation des femmes dans le champ du numérique. Suivant une perspective féministe matérialiste, son approche met l’accent sur les « conditions matérielles d’existence » et les « pratiques sociales » (p. 34), se distinguant ainsi des démarches centrées sur les identités ou les conceptions morales. Elle souligne que cette grille de lecture permet de penser « les tensions qui traversent la société et qui se cristallisent en enjeux autour desquels les groupes d’êtres humains sont en confrontation » (p. 34). L’un des apports majeurs du livre réside dans l’éclairage historique qu’il apporte, en déconstruisant l’idée d’une exclusion originelle des femmes de la sphère scientifique. L’autrice rappelle les rôles …
Appendices
Références
- BLANCHARD, Marianne, Sophie ORANGE et Arnaud PIERREL, 2016 Filles + sciences = une équation insoluble? Enquête sur les classes préparatoires scientifiques. Paris, Rue d’Ulm.
- BREDA, Thomas, et autres, 2018 « Les filles et les garçons face aux sciences », Éducation & formations, 97, 2 : 5-29, [En ligne], [doi.org/10.48464/halshs-02135983] (15 mai 2025).
- COLLET, Isabelle, 2005 La masculinisation des études informatiques : savoir, pouvoir et genre. Thèse de doctorat. Nanterre, Université Paris X, [En ligne], [theses.fr/2005PA100076] (15 mai 2025).
- HARAWAY, Donna, 1985 A Manifesto for Cyborgs: Science, Technology, and Socialist Feminism in the 1980s. Minneapolis, University of Minnesota Press.
- HAUT CONSEIL À L’ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES, 2023 La Femme Invisible dans le numérique : le cercle vicieux du sexisme. Rapport, 7 novembre, [En ligne], [www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/parite/travaux-du-hce/article/rapport-la-femme-invisible-dans-le-numerique-le-cercle-vicieux-du-sexisme] (15 mai 2025).
- JOUËT, Josiane, 2022 Numérique, féminisme et société. Paris, Presses des Mines.
- KERGOAT, Danièle, 2005 « Penser la différence des sexes. Rapports sociaux et division du travail entre les sexes », dans Margaret Maruani (dir.), Femmes, genre et sociétés. Paris, La Découverte : 94-101.
- KLEIMAN, Kathy, 2022 Proving Ground: The Untold Story of the Six Women Who Programmed the World’s First Modern Computer. New York, Grand Central Publishing.
- RICHARDSON, Janice, et Elizabeth MILOVIDOV, 2020 Manuel d’éducation à la citoyenneté numérique. Strasbourg, Conseil de l’Europe.
- SARKEESIAN, Anita, 2010 « I’ll make a man out of you »: Strong Women in Science Fiction and Fantasy Television. Mémoire de maîtrise. Toronto, York University, [En ligne], [maxskyfan.com/pages/blogs/video/anita.pdf] (15 mai 2025).
- SCHNEEGANS, Susan, Jake LEWIS et Tiffany STRAZA, 2021 UNESCO Science Report: The Race against Time for Smarter Development: Executive Summary. Paris, UNESCO, [En ligne], [unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000377250] (15 mai 2025).