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L’histoire des femmes dans les littératures africaines est celle de deux mythes opposés (Brahimi et Trevarthen 1998 : 234) : le mythe de la femme-mère soumise, « épanouie par l’enfantement et dégageant un fort pouvoir de protection maternelle », et celui de la femme-amazone, « guerrière jeune et belle qui […] ne veut ni mari ni enfants ». Ces deux images se trouvent dans La mémoire amputée de Werewere Liking sur le mode d’un montage en série du parcours de la femme en Afrique avec celui du continent africain, depuis la pénétration de ce dernier par les pays occidentaux jusqu’à l’époque actuelle.

Comment le roman La mémoire amputée déroule-t-il le parcours historique des Africaines? En quoi l’histoire fictionnalisée rejoint-elle celle du continent africain? Une telle intrigue, qui permet de découvrir un repositionnement social qualitatif de la femme africaine, n’est-elle pas un prétexte pour rappeler la prépondérance de son rôle dans l’évolution de l’Afrique vers une certaine modernité?

La réponse à ces interrogations s’inscrit dans la perspective d’une approche sociocritique de l’oeuvre littéraire. Avatar critique du référent social, cet appareil théorique permettra de décrypter, de prime abord, les éléments textuels historiques susceptibles de corroborer que les Africaines sont présentées par Werewere Liking à la fois comme des bêtes de somme et telles des héroïnes des temps modernes. L’analyse conduira ensuite à montrer la manière dont, à l’image de l’Africaine, l’Afrique est partie de l’aliénation pour se lancer dans une entreprise prométhéenne. Cela amènera in fine à dégager l’idéologie implicite qui sous-tend La mémoire amputée, à savoir que les Africaines se présentent comme une des voix/es sûres pour la renaissance de l’Afrique.

La femme africaine : bête de somme ou héroïne des temps modernes?

À lire les romans africains, et surtout les romancières africaines, la condition de la femme en Afrique, et particulièrement celle qui est issue de la société traditionnelle, semble peu reluisante. Les femmes de cette sphère socioculturelle sont, en effet, présentées sous un jour médiocre dans les romans africains. Se trouvant sous le joug d’une tradition qui consacre la supériorité masculine, l’Africaine « demeure dans les campagnes une véritable “ bête de somme ”, l’instrument de production majeur, exploitée comme telle par les hommes de la famille » (Coquery-Vidrovitch 1997 : 2). C’est pourquoi Taïgba Guillaume Roudé (2017 : 292) soutient :

Par des sujets spécifiques et à travers une prise d’écriture semblable à une prise d’armes, ces néo-romancières font véritablement connaître la terraincognita de la femme africaine. Elles décrivent l’état de sujétion chronique de cette dernière; elles décrient son oppression, son exploitation et son exclusion sociale.

La mémoire amputée s’approprie cette vision apocalyptique de la situation de l’Africaine en exposant les nombreuses souffrances qui lui sont infligées. La plupart des femmes de La mémoire amputée sont traitées avec mépris. Elles sont chosifiées puisqu’elles travaillent comme des bêtes de somme. Halla Njokè, narratrice-personnage principal, avoue ainsi être considérée comme « bonne à tout faire chez [ses] parents de lundi à samedi, bonne chez le Blanc les dimanches » (p. 115). Elle va plus loin quand elle exprime son regret de n’être pas née homme : « je deviens mécontente de n’être pas homme. Un homme, c’est celui qui est libre. Il paraît, décide, commande, et les femmes et les enfants obéissent » (p. 36). L’attitude de Halla Njokè tire, du reste, sa justification dans la privation dont la femme est victime relativement à certains délices de la vie : la femme est ainsi privée d’un droit fondamental, comme la liberté d’aller et de venir, et des interdits alimentaires lui sont également imposés, en particulier les mets les plus prisés (p. 41) :

Les femmes restaient ici, les hommes partaient […] L’idée m’est venue que c’était une astuce pour montrer plein de choses aux garçons et laisser les filles trimer bêtement dans la cuisine sans même leur donner le droit de manger ce qui leur faisait envie. Les hommes mangeaient les serpents, les tortues, les crocodiles et même les chats, les femmes devaient se contenter des feuilles et des tubercules de manioc.

Dans le roman à l’étude, les personnages féminins, à l’image des femmes dans la société africaine, ne sont pas comptés au nombre des personnes qui peuvent recevoir des biens en héritage puisque « la fille [au dire des hommes] n’appartient pas à ses parents car elle s’en ira ailleurs créer une autre famille avec le nom de son mari » (p. 220). Au-delà des sévices moraux précités que subissent les femmes, La mémoire amputée révèle également des cas de brimades physiques.

Certaines femmes sont effectivement victimes de bastonnades, et même de viols. Les maris respectifs de Mère Naja, de la mère de Halla Njokè et de Tante Roz sont qualifiés de « violents » (p. 51). Mère Naja a, d’ailleurs, été violée deux fois dans sa vie sans qu’elle puisse s’en plaindre (p. 261). Quant au père de Halla Njokè, il s’illustre particulièrement, dans le roman, par sa brutalité, surtout à l’égard des femmes proches de lui : il bat, par exemple, sa seconde épouse qui lui fait des remarques qu’il trouve désobligeantes relativement à son infidélité (p. 115); il viole sa propre fille (p. 94-95) qu’il malmène violemment en apprenant qu’elle est enceinte de quelqu’un d’autre (p. 235).

Les fois où des hommes ont pu voir en certaines femmes des qualités, leur regard demeure malheureusement empreint d’une certaine perversion. Elles sont considérées soit comme moyens d’échange favorisant l’ascension sociale des hommes, soit en tant que simples objets sexuels. Le père de Halla Njokè négocie ainsi, à deux reprises, la main de sa fille en échange de quelques biens matériels et d’un poste. La promesse de « deux plantations de café et de cacao avec l’ensemble des maisons bâties dessus » (p. 113), en plus d’un camion, suffit pour l’encourager à livrer sa fille à un vieux Suisse retraité (p. 114). À la mort de ce dernier, il réitère la même proposition à un sous-préfet âgé qui, après avoir fait faire au père une formation en entretien des plantations industrielles et de leur matériel, le confirme dans un poste de responsabilité en lui octroyant une vieille Land Rover (p. 161-162).

Pendant sa carrière de musicienne, Halla Njokè fait également l’amère expérience d’une vie de femme toujours en proie à la concupiscence des hommes malgré les nombreuses qualités dont elle fait preuve. Bien qu’elle soit pétrie de talent, chaque musicien qui se propose de l’aider exige en retour qu’elle devienne sa petite copine (p. 320). Pour préserver sa dignité, elle finira par choisir un magistrat qui lui servira de bouclier contre toutes les formes de prostitution auxquelles elle devra faire face (p. 321). Même le fondateur-directeur d’une revue mensuelle panafricaine, qui lui avait pourtant fait signer un contrat juteux en tant que journaliste et publiciste (p. 351), l’utilise pour obtenir de gros contrats publicitaires avec de grands directeurs généraux de sociétés; en récompense du gros investissement qu’il fait en misant sur elle, sur sa formation, son confort et son image sociale, il lui propose finalement un odieux marchandage sexuel qui la pousse à la démission (p. 358).

Les femmes décrites dans les romans africains le sont donc à travers un prisme dévalorisant. Une telle vision qui résulte du type de société patriarcale et phallocratique qui a toujours préexisté dans le monde, et en particulier en Afrique, n’en laisse pas moins transparaître la réaction multiforme des femmes.

La principale réaction des femmes, celle que les écrivains et les écrivaines mettent le plus en exergue, se traduit par leur éternel silence qui fait sombrer dans l’oubli les nombreux services qu’elles rendent à la société. Parlant des femmes à son supposé lectorat, Halla Njokè, narratrice de La mémoire amputée, affirme (p. 22) :

Pour que cet hommage soit réellement à la mesure des sacrifices, des combats et du don d’elles-mêmes qu’elles s’étaient imposés, je devrais rompre le silence, arracher à ma mémoire individuelle quelques oublis dramatiques. Je devrais secouer ces silences sur des événements qu’on aurait dû relater…

Pilier naturel du patrimoine culturel puisque, comme le dit si bien Evelyne Brener (2009 : 2), c’est la femme qui, la première, transmet l’oralité, simplement tout d’abord par les berceuses qu’elle chante à son enfant, mais surtout parce que, en consacrant plus de temps à la famille, elle est indéniablement le premier vecteur de transmission et d’éducation. Halla Njokè dénonce, de ce fait, le silence ahurissant des hommes sur la participation des femmes à la vie de la société, un silence consécutif à celui des femmes elles-mêmes. Voilà pourquoi elle se permet de penser « à ces millions de femmes laborieuses qui, comme les bayam sellam, font tourner inlassablement la roue du devenir de ce continent, dans l’oubli de leurs histoires douloureuses et malheureuses » (p. 411).

Le silence de la gent féminine est d’autant plus paradoxal dès lors qu’elle fait entièrement don de sa personne à la société. Elle se sent, en effet, dans l’obligation de lui démontrer son courage si elle ne veut pas être reniée, d’où son sacrifice total lorsqu’elle s’adonne à des tâches aussi diverses que rudes qui permettent à la société de vivre. Grand Madja Halla, grand-mère paternelle de Halla Njokè, explique l’origine d’une telle mentalité à partir du mari « de la femme caramel des contes qui obligea sa femme à travailler au soleil, juste pour montrer qu’elle n’était pas paresseuse comme les méchantes voisines le prétendaient en la raillant » (p. 44). Ainsi en est-il des bayam-sellam, « ces acheteuses revendeuses », « ces femmes battantes qui nourrissent le pays! » (p. 273) :

Tous les jours dès cinq heures du matin, elles sont sur les marchés de tout le pays. Elles emmènent à l’intérieur ce qui y manque : médicaments, huiles raffinées, morues et poissons fumés, savons, étoffes en tous genres, livres et cahiers, conserves… Elles ravitaillent ainsi les femmes rurales, rachètent leurs produits agricoles qu’elles ramènent en ville…

Bien que la plupart des femmes des romans africains soient caractérisées par leur totale soumission, quelques-unes d’entre elles, certes minoritaires, remettent en cause le comportement machiste des hommes, à travers des révoltes ouvertes et explosives. Denise Brahimi et Anne Trevarthen (1998 : 58) justifient l’attitude de ces femmes :

La lutte pour les femmes s’appuie sur un double constat. D’une part, elles ont été et sont encore nombreuses sur ce continent à subir leur sort en victimes, sans défense d’aucune sorte. D’autre part, l’Afrique a connu traditionnellement des femmes fortes, et il en reste encore quelques-unes pour rappeler sinon maintenir cette tradition.

L’auteure évoque, à ce titre, un autre type d’Africaines qui rappellent l’héroïque épopée des Amazones du Dahomey. Ainsi découvre-t-on la mère de Halla Njokè qui, fatiguée des nombreuses incartades de son violent mari, assigne celui-ci en justice : non seulement elle demande le divorce aux torts exclusifs de l’époux, mais elle tient également à la garde définitive des enfants (p. 82).

Halla Njokè, elle aussi, entre violemment en conflit avec son père qui assujettit tout le village dans son désir de terminer son étang artificiel. Lasse de travailler au soleil, elle outrepasse les ordres de ce dernier, qui lui administre deux violentes gifles. Elle se rebelle alors et lui assène ses vérités (p. 235) : « C’est tout ce que tu sais faire à tes enfants […] Mais tu ne comprends donc pas? C’est fini! » Fuyant ce père violent, elle se retrouve chez sa mère, qui s’était remariée. Là-bas encore, elle est aux prises avec les sautes d’humeur de son beau-père, si bien qu’elle se sent finalement obligée de le recadrer avant de quitter cette maison (p. 264-265).

Outre ces personnages féminins qui répondent au machisme des hommes par la révolte, d’autres leur en imposent plutôt par leurs positions socioprofessionnelles. Halla Njokè mentionne cette situation valorisante de l’Africaine moderne en ces termes (p. 191) : « instruction, manière de s’habiller et de parler… Assistante sociale, institutrice, infirmière d’État, ces “ intellectuelles ” jugées valorisantes, fascinaient littéralement tous les hommes de la génération de mon père ». Lui reviennent encore en tête quelques réflexions de Tante Roz, soeur de sa mère, sur ce nouveau type de rapport entre l’homme et la femme (p. 191) :

Nos hommes sont en quête de nouvelles situations. Ils veulent présenter des femmes qui leur font honneur. Pour ces femmes « neuves », ils sont prêts à oublier leurs premières épouses et leurs enfants, les alliances entre familles, les tabous de nos sociétés, etc. Ils découvrent « l’amour à deux » […] En son nom, ils font table rase du passé, des idéaux et idéologies.

Devant les traitements humiliants dont elles sont l’objet, les femmes représentées dans La mémoire amputée adoptent ainsi différentes attitudes qui vont du silence de plomb à l’affirmation ostentatoire de soi, en passant par la rébellion contre l’ordre phallocratique antédiluvien ou encore en en mettant plein la vue aux hommes, grâce à leur nouveau statut professionnel. La condition sociale difficile des personnages féminins africains de cet ouvrage et les diverses formes de réactions qu’elle engendre s’apparentent visiblement au parcours du continent africain successivement aux prises avec la traite négrière, l’esclavage, le colonialisme et le néocolonialisme actuel.

À l’image de la femme africaine… l’Afrique entre aliénation et quête prométhéenne

Le parcours de l’Afrique semble identique à celui de l’Africaine décrit dans le roman à l’étude. L’histoire du continent africain est effectivement émaillée d’événements tragiques qui ont concouru à son affaissement. De la lugubre traite négrière à la nébuleuse néocolonisation actuelle, sans oublier les sombres épisodes de l’esclavage et de la colonisation, l’Afrique a toujours dû se mesurer à l’adversité. Cette humiliation permanente suscite d’émouvants témoignages que résume parfaitement le poème « Cris rouges » de l’écrivain ivoirien Charles Nokan (1972 : 27) :

  • Ils ont fusillé l’aurore

    Criblé de balles le petit matin

    Troué le soleil

    Blessé, éborgné, balafré

    L’Afrique

Ces souffrances physiques et morales auxquelles fait allusion, de façon métaphorique, Nokan ont de nombreuses répercussions néfastes reproduites dans La mémoire amputée à partir d’une mise en parallèle avec la difficile condition de vie des femmes en Afrique. À l’image de l’Africaine présentée dans le roman, le continent africain sera de prime abord réduit au silence. Cette mise en coupes réglées se fera à travers la destruction de ses valeurs culturelles. La mémoire amputée révèle ainsi que de grands pans de sa glorieuse histoire sont tronqués, notamment son système d’identification qui est falsifié (p. 21) : « nos systèmes d’identification n’avaient pas pu résister à l’assaut global des civilisations dominantes […] Les gouvernements [coloniaux] avaient la mainmise totale sur les archives et faisaient disparaître les traces des actions qui les dérangeaient ».

Les traditions sont également attaquées : « dans ce nouveau contexte, les traditions semblaient avoir pris le maquis » (p. 131). La spiritualité, en particulier, est délaissée au profit des religions du pays colonisateur (p. 397) : « Côté spirituel […] Ton sauveur n’est ni de ta culture, ni de ta couleur de peau […] Ta rédemption dépend des révélations et des sauveurs d’ailleurs ». Ce faisant, le lavage de cerveau subi par les populations africaines les fait s’orienter vers des besoins superficiels, tous importés de l’extérieur : la musique en vogue était celle qui provenait de l’étranger (p. 319), « les hommes […] étaient tous bien trop occupés à singer les Blancs » (p. 403).

La perte de repères culturels induit, du reste, la déchéance morale de la société africaine. Tout porte à croire que la société décrite dans le roman n’a aucune souvenance de sa culture, surtout des éléments valorisants de cette dernière, d’où le titre du roman, La mémoire amputée, du fait que la société africaine qui y est présentée fait « table rase du passé, des idéaux et idéologies » (p. 191).

Les valeurs morales, telles que la solidarité, le sens de l’initiative et de la responsabilité, ont ainsi disparu dans la société fictive du texte (p. 105) :

Or les règles de base qui permettaient cette solidarité avaient toutes été bafouées : le respect des tabous, de la dignité et de l’intérêt général du clan […].

C’est sans doute pourquoi les hommes ayant perdu le sens de l’initiative et de la responsabilité n’eurent pas grand mal à s’habituer à ne pas trop s’en faire pour leur progéniture.

En lieu et place de ses valeurs qui assuraient la dignité du continent africain, place a été faite à une sordide quête effrénée de l’argent que la narratrice décrit avec amertume (p. 395-398) :

Hélas, nous ne soupçonnions pas l’ampleur de la gangrène qui rongeait déjà ce monde, à tel point que l’absurde devienne une règle de vie, concernant particulièrement le rapport que les gens entretenaient avec l’argent […] Côté financier, avec de l’argent qui n’est pas le tien, on te tient! […] Et rien n’eut plus de valeur, rien sauf l’argent.

Une telle cupidité qui procède des théories néolibérales occidentales engendre une société corrompue essentiellement caractérisée par le culte odieux de la médiocrité.

Sur le plan sociopolitique, l’humiliation de l’Afrique provient alors du jugement de valeur porté sur sa société qualifiée d’anarchiste (p. 29) : « un peuple profondément démocratique et abusivement considéré comme anarchique ». L’organisation politique traditionnelle de la société est mise en berne et remplacée par un système de gestion à l’occidentale qui réduit le chef en à un rôle de simple « laquais au service des gouvernements mis en place par les colons. Son seul rôle est de collecter les impôts et d’identifier et de dénoncer tout esprit indépendantiste parmi les siens » (p. 29).

Même si certains Africains ou Africaines entrent dans un jeu sordide de collaboration avec le pays colonisateur au grand dam de la population continentale, ces contradictions qui mettent gravement à mal le développement de l’Afrique appellent l’insoumission. Ainsi en est-il de la révolte du personnage de Mpôdôl à l’Assemblée nationale qui devrait consacrer son pays comme département français d’outre-mer. Celui-ci laisse littéralement éclater sa colère contre les colonisateurs et leurs thuriféraires noirs qui envisagent de perpétuer l’ordre colonial barbare et son lot quotidien d’humiliations, d’insultes et de tortures (p. 65) : « À bas la colonisation, à bas les colonisateurs et leurs collaborateurs, à bas le travail forcé et l’exploitation, vive la liberté et l’état de droit, vive “ l’indépendance ” ».

En s’insurgeant contre la pérennisation de la colonisation, Mpôdôl devient le fer de lance d’une rébellion qui s’étend à tout le peuple bassè de la région de Massébè. Devant la menace de répression brandie par le père de Halla Njokè, collaborateur du régime colonial, le peuple bassè, dont les maquisards de Massébè avaient grièvement blessé un capitaine blanc, refuse de faire allégeance (p. 74) :

Mon père affirme que les hommes de Massébè n’auraient jamais tiré sur les Blancs, d’abord parce qu’ils sont loyaux et respectent tous l’autorité des Blancs, mais aussi, parce qu’ils ne disposent ni de fusils, ni de munitions […] Il exhorte tous les hommes à l’affirmer eux-mêmes haut et fort pour lui permettre d’intervenir et convaincre les Blancs de chercher ailleurs… Mais personne n’émet une seule parole.

La révolte du peuple bassè contre la colonisation trouve bien plus tard son répondant dans les propos de Maître Minlon, Grand Maître de la Chaire des littératures de l’Université de Mfoundi que fréquentent Albass et Bobitang, deux amis de Halla Njokè. Considéré par ses étudiants comme une « étoile-boussole » au firmament de la mémoire du continent, Maître Minlon, en des termes très durs, et parfois injurieux, leur explique le bien-fondé d’un soulèvement populaire contre l’ordre néocolonial actuel imposé à l’Afrique.

Maître Minlon évoque d’emblée la dévaluation du savoir comme une des causes fondamentales des retards et lenteurs de l’Afrique actuelle (p. 384) : « Il déplora que les politiciens soient en train de réduire ces années à néant, en dévaluant la valeur du savoir et dit qu’il redoutait les retombées négatives et les retards que tout cela n’allait certainement pas manquer d’engendrer… » Il explique également son indignation devant le raccrochage des populations africaines à la culture occidentale (p. 386) : « La civilisation dominante impose irréversiblement ses choix et, contraints et forcés, nous nous retrouvons raccrochés et obligés de vivre ce que nous n’avons ni désiré, ni conçu, et encore moins, choisi… »

Ce raccrochage culturel fait, au demeurant, louvoyer les populations africaines vers des besoins superficiels (p. 384) qui les conduisent à terme à la cupidité et au culte de la médiocrité (p. 389). Maître Minlon exhorte, dès lors, ses étudiants et ses étudiantes, et par ricochet les peuples africains, à se lancer dans la quête d’une meilleure connaissance de leurs traditions orales (p. 379). Il souhaite, à cet effet, un pourrissement rapide de la situation qui conduirait à une impasse et obligerait alors les Africains et les Africaines à retourner à leurs sources, à renaître en quelque sorte. Cette renaissance, que Minlon assimile à un « retour mythique à l’âge d’or ou au paradis perdu » (p. 384), l’auteure de La mémoire amputée ne la pense possible qu’à condition que l’on accorde à la femme en Afrique la stature qui a toujours été, en réalité, la sienne dans le cheminement du continent vers sa totale indépendance. Dans son roman, les personnages masculins susmentionnés sont, en effet, épaulés ou mis sous les feux de la rampe par des personnages féminins. Par exemple, Mpôdôl est accompagné dans sa lutte par des femmes de valeur comme Tante Roz qui « servait de lien avec les maquisards » (p. 77).

Quant à Maître Minlon, il apparaît dans le texte à partir de la narration faite par Halla Njokè. C’est donc à travers le regard du personnage féminin que ce brillant universitaire se trouve mis en exergue. L’Africaine apparaît, dès lors, comme la voix/e de la renaissance africaine.

La femme africaine : voix et voie de la renaissance africaine

La femme en Afrique, telle qu’elle est textualisée par son engagement dans le roman à l’étude, apparaît comme la voix/e de la renaissance de l’Afrique. Si Benoît Denis (2000 : 280) pense que l’époque actuelle est marquée en Occident par le « reflux de l’engagement », il faut cependant reconnaître que la notion d’engagement demeure encore et toujours d’actualité dans les littératures africaines postcoloniales. Pour Chloé Chaudet (2016 : 286), cet engagement se trouve réactualisé puisqu’il déborde le cadre de la politique pour se diffuser à l’existence entière et implique, de plus, une frange plus grande des femmes. L’histoire de l’Afrique demeure, en effet, ponctuée d’actes de résistance dont certains épisodes se trouvent être organisés et menés par des femmes. Que l’on se situe à l’époque coloniale ou que l’on s’intéresse aux luttes pour l’indépendance, et même à celles après l’indépendance, les Africaines ont toujours été au coeur des batailles pour la libération du continent.

Contre la pénétration coloniale et la colonisation proprement dite se sont dressées plusieurs femmes auxquelles Ana Elisa Afonso Santana, Hyeon Ju Kim et Jacques Plouin rendent ostensiblement hommage dans l’ouvrage Femmes africaines, panafricanisme et renaissance africaine (2015 : 18-29), notamment la reine Njinga Mbandi, dite Anne Njinga (vers 1581/1583-1663), qui est entrée dans l’histoire pour avoir résisté pendant une quarantaine d’années aux menées colonisatrices du Portugal en Angola au xviie siècle. On honore également Kimpa Vita (1684-1706), aussi appelée « Dona Béatrice », jeune fille d’une vingtaine d’années, qui soulève son peuple contre l’influence néfaste des missionnaires portugais soupçonnés de fragiliser la royauté locale au profit des puissances européennes. L’impératrice d’Éthiopie, Taitu Betul (1851-1918), épouse de Ménélik ii, est, elle aussi, une femme d’influence engagée dans la vie politique et la gestion de l’Éthiopie contre l’invasion italienne.

Au xxe siècle, Aline Sitoé Diatta (1920-1944) lance une révolte contre l’effort de guerre; il est aussi des femmes comme la Nigériane Funmilayo Frances Beere Anikulapo Kuti (1900-1978), la Malienne Aoua Kéita (1912-1980), la Guinéenne M’balia Camara (1929-1955), les Ivoiriennes Séry Marie Koré (1910-1953) et Anne-Marie Raggi (1918-2004), toutes des figures phares du militantisme féminin ouest-africain : celles-ci participent avec élan et conviction à la lutte pour l’indépendance des colonies françaises d’Afrique de l’Ouest.

Un an avant la naissance de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), les Africaines qui avaient pris part à la lutte anticoloniale, contribué à la libération de leurs pays et soutenu l’élection des têtes dirigeantes de l’Afrique indépendante créent, d’ailleurs, le 31 juillet 1962, à Dar-es-Salaam en Tanzanie, et ce, à l’initiative de la Malienne Aoua Keita, de la Guinéenne Jeanne Martin Cissé (1926-2017) et de la Ghanéenne Pauline Clark, l’Union des femmes africaines (OFA). Cette organisation panafricaine a joué un rôle important dans le processus d’unification, car elle réunit des femmes luttant pour la liberté, la paix et l’unité et collabore fortement aux débats qui ont façonné l’OUA (Santana, Kim et Plouin 2015 : 55-61).

Mieux encore, les femmes apparaissent au premier plan dans des luttes armées ou radicales pour l’indépendance de leurs pays (Santana, Kim et Plouin 2015 : 69-75). C’est le cas d’Ernestina Silà, surnommée Titina, de Carmen Pereira, de Francisca Pereira Gomes, d’Alda do Espirito Santo, de Deolinda Rodrigues de Almeida[1] et des figures de proue de la lutte anti-apartheid que sont Winnie Mandela, de son nom de naissance Nomzamo Winifred Zanyiwe Madikizela, et l’artiste Miriam Makéba[2]. En janvier 2006, la Libérienne Ellen Johnson Sirleaf (1938) devient la première femme élue au suffrage universel à la tête d’un État africain.

Reprenant l’image de ces combattantes dont l’apport à la liberté du continent africain reste incontestable, La mémoire amputée permet de découvrir différents types de femmes qui montrent la voie ou qui donnent de la voix en vue de voir éclore aujourd’hui une Afrique nouvelle libérée des boulets qui la tirent vers le bas.

Tante Roz est un modèle achevé de ces combattantes. Elle lutte, aux côtés du dirigeant anticolonialiste Mpôdôl, contre la pénétration coloniale. Sans être allée à l’école, elle s’exprime en quatre langues, au moins, et est multi-entrepreneure (p. 316) :

Comment et quand a-t-elle appris tout ce qu’elle sait : les langues (elle en parle au moins quatre); les métiers (elle est tricoteuse et fabrique des chapeaux de perles extraordinaires); elle est couturière et confectionne certainement les meilleurs ngondos traditionnels que n’importe quelle femme douala adorerait porter; sans compter qu’elle fut secrétaire générale des sections féminines du parti de Mpôdôl en son temps.

En lien avec le maquis, Tante Roz est la principale organisatrice de la résistance : elle met en place des équipes de sabotage des engins des pays colonisateurs destinés à ouvrir des routes dans la contrée massébè (p. 8) et assiste à une réunion importante en vue d’étudier de nouvelles stratégies pour aider à la résistance (p. 87). Avec son amie Dora, elles incarnent « le patriotisme féminin comme socle de la nouvelle nation [car, en tant que] premières militantes libres, sans maris, sans enfants, [elles s’étaient] entièrement dévouées au combat pour les indépendances » (p. 403).

L’auteure présente aussi d’autres femmes dont le combat pour la survie alimentaire de la nation et l’instruction forcent l’admiration des hommes. Il est alors question, pour la survie alimentaire, des bayam-sellam, ces battantes qui nourrissent le pays (p. 273-274) :

Pour ce qui est de l’instruction occidentale, on découvre des femmes modernes de l’époque postcoloniale dont le statut professionnel fascine les hommes (p. 191).

En mettant ainsi en avant le parcours des Africaines dans le combat permanent pour l’indépendance véritable de leurs sociétés, La mémoire amputée révèle, à n’en point douter, la prééminence de leur rôle. C’est pourquoi, parlant des fondatrices de l’OFA devenue en 1974 l’Organisation panafricaine des femmes (OPF), Santana, Kim et Plouin (2015 : 120) affirment que « ces femmes nous ont néanmoins légué une Afrique en meilleur état que celle qu’elles avaient trouvée ». Dans la dynamique de la renaissance de l’Afrique, ces femmes qui ont forgé l’histoire du continent et de sa diaspora constituent non seulement les clés de son plein épanouissement, mais aussi les leviers de son développement durable. Il incombe donc, comme le croit Maryse Assogbadjo (2020), que les Africaines du xxie siècle sortent des schémas classiques africains où elles continuent d’être chosifiées pour prêter main-forte à cette Afrique qui peine à prendre ses marques.

Conclusion

L’Africaine, telle qu’elle est présentée dans les romans africains, a toujours été en butte à l’adversité de la société patriarcale et phallocratique dans laquelle elle vit. Objet de toutes sortes d’humiliations, elle tente de survivre en adoptant différentes attitudes qui vont de la résignation acquise à la révolte ouverte. Ce parcours fait d’opprobre est, à tous points de vue, semblable à celui du continent africain dont l’évolution, dans le concert des nations, empêtrée dans les sentiers fangeux de l’aliénation, se transforme, au fil du temps, en une véritable quête orphique. La superposition littéraire des deux trajectoires dans La mémoire amputée permet, à cet effet, de réaliser la prépondérance de la place de la femme dans la marche de l’Afrique vers son indépendance totale. Cette position privilégiée qui est la sienne en fait inéluctablement d’elle un pilier central de la renaissance africaine.