Il faut dire, pour mieux l’affirmer, l’apparent paradoxe d’un dossier comme « Actualités du récit. Pratiques, théories, modèles ». Presque par principe, l’ambition d’une théorie est de s’arracher à son temps et à son lieu, quand ce n’est pas plus spécifiquement encore à son auteur. Le propre de cet effort est de s’affranchir de son contexte d’élaboration pour revendiquer un statut idéel ou idéal. Sans pour autant tomber dans l’excès inverse qui consisterait à individualiser la théorie, notre point de départ, celui d’actualités du récit, veut bien différemment penser la théorie comme fille de son temps. Cette exigence est plus vive encore lorsque son objet est symbolique ou culturel. Rien ici, toutefois, d’un tout-à-l’égout relativiste : recontextualiser le travail théorique est non pas une manière d’en nier l’utilité ou la pertinence, mais bien une façon d’en assurer une nécessité toujours neuve. Nécessité d’une part parce que tout effort théorique procède en partie d’un imaginaire scientifique dont l’épistémologie a suffisamment montré à la fois les vertus créatrices et les inlassables transformations; nécessité d’autre part parce que, dans le cas des objets symboliques, l’empreinte décisivement structurante de conditions de production par définition variables est aujourd’hui largement admise. En d’autres mots, l’épistémè dont procèdent tout à la fois théories et pratiques n’est ni permanente, ni dénuée de poids dans leurs destins. Pas plus qu’une autre, la théorie du récit n’échappe à ce constat. On sait par exemple les répercussions qu’ont eues les exclusions méthodologiques de Saussure (parole et linguistique externe et diachronique) sur le développement de la pensée structuraliste du récit. On sait aussi, ensuite, toutes les remises en question qu’ont subies ces exclusions. L’idéal de scientificité à l’horizon duquel se déployait la linguistique saussurienne, et dans son sillage l’aventure structuraliste, a également été remplacé depuis par d’autres conceptions qui ont, notamment, cherché à dire une spécificité des sciences humaines. Ainsi, dans les études littéraires actuelles, ces déplacements se traduisent par une nouvelle prise en compte de l’histoire et des interactions entre le texte et le social – ainsi que par une méfiance peut-être un peu trop marquée envers la réflexion théorique. Si le cadre de la réflexion sur le récit s’est transformé depuis, disons, cette borne symbolique qu’est devenu le numéro 8 de la revue Communications, paru il y quarante ans, il en va de même pour les pratiques narratives. Il est du reste significatif de s’interroger maintenant sur l’actualité du récit qu’il apparaît dans le discours sur les pratiques culturelles contemporaines comme un moteur du retour à la lisibilité, au plaisir de la lecture. Dans la sphère romanesque française, par exemple, on ne se lasse pas d’invoquer ce « retour au récit », lequel véhiculerait toute la charge positive d’un réinvestissement de la fabula par la prose actuelle. Retour au récit, qui appelle en fait un retour à l’imaginaire, à la force immersive de la fiction, à une construction réticulaire des mondes représentés ; retour au récit, à la façon d’un retour sur des lieux significatifs du passé, dialogue entre une perception d’un monde en fuite et un passé, une mémoire dont il faut témoigner, auxquels il faut se lier pour donner sens à notre réalité. S’il y a effectivement retour au récit, il faut bien ne pas se leurrer, comme le signale Viart : le récit ne s’exprime plus dans les mêmes termes, sous le même visage qu’autrefois. Le Nouveau Roman, le structuralisme, l’éclatement des trames textuelles ou médiatiques ont considérablement bouleversé nos repères de lecteurs : le récit contemporain possède un lourd héritage qui ne peut guère faire l’objet d’une amnésie (candide ou intentionnelle). Les pratiques …