Si les difficultés posées par l’écriture à la fois singulière et éclectique de Benjamin ont souvent été relevées par l’histoire de sa réception, une analyse telle que celle proposée dans Un regard sobre prend de son côté le pari d’aborder de manière agile et nuancée, mais tout de même frontale et sans esquive, les questions généralement peu traitées pour elles-mêmes de la forme philosophique et de la méthode d’écriture chez Benjamin. Cette avenue interprétative apparaît de ce fait particulièrement bienvenue à l’intérieur des études benjaminiennes. Dans cette optique, Dorais propose une méthode de lecture cohérente, adaptée au contexte de son analyse et qui fait écho en cela à la démarche benjaminienne qui, par opposition aux approches systématiques, se verra de son côté décrite comme s’apparentant « au patient travail de la mosaïque, réalisée à partir de fragments et éclats » (p. 65). L’auteur soutient en ce sens l’idée de procéder non pas par la voie d’un « traitement complet et détaillé de l’ensemble des textes » de Benjamin (p. 29), mais plutôt de déployer une série d’incursions variées dans sa pensée afin de « mettre en évidence, au travers de différentes découpes de l’oeuvre, la manière dont interagissent et s’articulent à chaque fois les pôles qui la tendent » (p. 26). Employant une formule qui n’est pas sans esquisser un clin d’oeil à une terminologie proprement benjaminienne, Dorais qualifiera par ailleurs sa méthode interprétative de « parcours à rebours » (p. 29), où celui-ci trace avec minutie une série de « constellations » interprétatives à partir de résonances observées dans ses travaux, sollicitant autant des passages des oeuvres majeures que des détails tirés de textes moins souvent discutés, sans oublier l’apport des correspondances de Benjamin. L’avantage de cette posture dite « rétrospective » consistera, selon Dorais, dans la possibilité de venir éclairer sous un angle différent les textes de Benjamin, et particulièrement les textes plus explicitement théologiques de sa jeunesse — textes sans doute les plus litigieux. Il s’agit d’une méthode interprétative qui permet ainsi de déstabiliser certains a prioris de lecture qui ont pu être sédimentés par l’histoire de la réception, explorant ainsi plus librement dans l’oeuvre de Benjamin « la formulation précoce de certaines des perspectives théoriques qui suivront, sans que la distance prise par la suite ne se retrouve là où on le suppose généralement » (p. 29). L’ouvrage, conçu en quatre chapitres qui contiennent respectivement quatre sous-sections, se conclut avec une section consacrée à une méditation portant sur « l’actualité du Trauerspiel » sur la base d’une courte analyse de thématiques qui lient l’Origine du drame baroque allemand aux notions charnières abordées dans les chapitres précédents, parachevant ainsi la trajectoire amorcée par Dorais au sein de l’oeuvre de Benjamin, non pas dans le lieu de sa fin chronologique, mais bien, significativement, en son milieu. Dans son premier chapitre, « Morcellement », Dorais reprend un récit classique qui décrit dans ses orientations globales les tensions qui animent, depuis le départ, l’histoire de la réception de Benjamin, mais en le rafraîchissant d’inflexions nouvelles et d’une série d’intuitions qui témoignent d’une fréquentation intime et assidue de son oeuvre. L’auteur rappelle en effet que la réception de Benjamin a eu tendance à se fragmenter en deux axes, avec ses pôles oppositionnels propres ; soit autour de ce qu’il décrit comme l’opposition idéologique entre théologie et matérialisme, soit autour de l’opposition théorique entre image et concept (p. 26). Cette réception polarisée, souvent incarnée par les liens qui unissent Benjamin, d’un côté, à Theodor W. Adorno (pôle matérialiste) et, de l’autre, à Gershom Scholem (pôle théologique), est habilement soulignée par Dorais. …
Olivier Dorais, Un regard sobre : révélation et histoire chez Walter Benjamin, Montréal : Les presses de l’Université de Montréal, 2023, 226 pages[Record]
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Laura Kassar
Université de Montréal