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Un regard sobre propose une étude attentive et éloquente de l’oeuvre de Walter Benjamin, se déployant sous la forme d’un « commentaire qui rende lisible les traits les plus caractéristiques du geste benjaminien et de la scène philosophique que ce geste inaugure » (p. 29). En soulignant d’entrée de jeu l’intérêt d’une approche axée sur la « forme de la philosophie chez Walter Benjamin » (p. 13-14), l’ouvrage d’Olivier Dorais trace un itinéraire d’analyse original permettant un contact renouvelé et fertile avec la pensée benjaminienne. L’une des propositions qui guide la trajectoire du livre — et qui contribue à son caractère distinctif — se loge déjà à même son titre, par le biais de la qualification du geste benjaminien conçu en tant que sobriété du regard et, plus loin, comme production d’une « présence d’esprit accrue » (p. 24). Cette formule semble nous enjoindre, dès le départ, à la manière d’une invitation pour le lectorat, à entrer avec concentration dans ce « mode réfléchi et lucide de comportement » (p. 194), qui paraît canaliser, suivant l’auteur, la force clairvoyante du geste de Benjamin. Une telle formule invite également à considérer d’emblée la tâche de la philosophie chez Benjamin sous l’angle de la continuité, comme une forme d’engagement critique soutenu à l’égard du présent.
Si les difficultés posées par l’écriture à la fois singulière et éclectique de Benjamin ont souvent été relevées par l’histoire de sa réception, une analyse telle que celle proposée dans Un regard sobre prend de son côté le pari d’aborder de manière agile et nuancée, mais tout de même frontale et sans esquive, les questions généralement peu traitées pour elles-mêmes de la forme philosophique et de la méthode d’écriture chez Benjamin. Cette avenue interprétative apparaît de ce fait particulièrement bienvenue à l’intérieur des études benjaminiennes. Dans cette optique, Dorais propose une méthode de lecture cohérente, adaptée au contexte de son analyse et qui fait écho en cela à la démarche benjaminienne qui, par opposition aux approches systématiques, se verra de son côté décrite comme s’apparentant « au patient travail de la mosaïque, réalisée à partir de fragments et éclats » (p. 65). L’auteur soutient en ce sens l’idée de procéder non pas par la voie d’un « traitement complet et détaillé de l’ensemble des textes » de Benjamin (p. 29), mais plutôt de déployer une série d’incursions variées dans sa pensée afin de « mettre en évidence, au travers de différentes découpes de l’oeuvre, la manière dont interagissent et s’articulent à chaque fois les pôles qui la tendent » (p. 26).
Employant une formule qui n’est pas sans esquisser un clin d’oeil à une terminologie proprement benjaminienne, Dorais qualifiera par ailleurs sa méthode interprétative de « parcours à rebours » (p. 29), où celui-ci trace avec minutie une série de « constellations » interprétatives à partir de résonances observées dans ses travaux, sollicitant autant des passages des oeuvres majeures que des détails tirés de textes moins souvent discutés, sans oublier l’apport des correspondances de Benjamin. L’avantage de cette posture dite « rétrospective » consistera, selon Dorais, dans la possibilité de venir éclairer sous un angle différent les textes de Benjamin, et particulièrement les textes plus explicitement théologiques de sa jeunesse — textes sans doute les plus litigieux. Il s’agit d’une méthode interprétative qui permet ainsi de déstabiliser certains a prioris de lecture qui ont pu être sédimentés par l’histoire de la réception, explorant ainsi plus librement dans l’oeuvre de Benjamin « la formulation précoce de certaines des perspectives théoriques qui suivront, sans que la distance prise par la suite ne se retrouve là où on le suppose généralement » (p. 29).
L’ouvrage, conçu en quatre chapitres qui contiennent respectivement quatre sous-sections, se conclut avec une section consacrée à une méditation portant sur « l’actualité du Trauerspiel » sur la base d’une courte analyse de thématiques qui lient l’Origine du drame baroque allemand aux notions charnières abordées dans les chapitres précédents, parachevant ainsi la trajectoire amorcée par Dorais au sein de l’oeuvre de Benjamin, non pas dans le lieu de sa fin chronologique, mais bien, significativement, en son milieu. Dans son premier chapitre, « Morcellement », Dorais reprend un récit classique qui décrit dans ses orientations globales les tensions qui animent, depuis le départ, l’histoire de la réception de Benjamin, mais en le rafraîchissant d’inflexions nouvelles et d’une série d’intuitions qui témoignent d’une fréquentation intime et assidue de son oeuvre. L’auteur rappelle en effet que la réception de Benjamin a eu tendance à se fragmenter en deux axes, avec ses pôles oppositionnels propres ; soit autour de ce qu’il décrit comme l’opposition idéologique entre théologie et matérialisme, soit autour de l’opposition théorique entre image et concept (p. 26). Cette réception polarisée, souvent incarnée par les liens qui unissent Benjamin, d’un côté, à Theodor W. Adorno (pôle matérialiste) et, de l’autre, à Gershom Scholem (pôle théologique), est habilement soulignée par Dorais. Or ce premier chapitre a pour lui le mérite de faire entrer une série d’interlocuteurs davantage inattendus (Kant, Schelling, Goethe, Brecht) dans la discussion autour de la réception de l’oeuvre et propose ultimement de concevoir Benjamin comme se tenant « au coeur des contradictions de son temps » (p. 43).
Ne se contentant pas simplement de souligner l’écueil que représente à son avis une lecture qui chercherait à « faire de l’un de ces pôles la tendance principale et univoque de l’oeuvre de Benjamin » (p. 53), Dorais pose ainsi dans ce premier chapitre l’idée directrice selon laquelle la théologie, l’esthétique et la politique seraient en réalité à concevoir comme étant inséparables chez Benjamin (p. 45). Il affirme, plus encore que cette inséparabilité serait bien enracinée et de manière durable à même son oeuvre, et ce, en au moins deux endroits : dans la réflexion sur les images (p. 46) et dans sa philosophie du langage (p. 48). Autrement dit, les filons que représentent les notions d’image et de langage traverseraient l’oeuvre de Benjamin de bout en bout, par-delà les différentes strates et époques de sa production intellectuelle, permettant de franchir la fracture d’incompatibilité apparente entre leurs explicitations tantôt théologiques, tantôt matérialistes. La philosophie du langage, en particulier, apparaît comme un fil d’Ariane au long des différents chapitres de l’ouvrage de Dorais. Selon ce dernier, le langage sera conçu par Benjamin en tant que « médium de l’expérience » (p. 48). La réflexion sur les images et autour d’elles formera pour sa part une autre clé de voûte pour l’interprétation de la forme philosophique proprement benjaminienne, et contribuera en ce sens à jeter une certaine lumière sur ce concept qui, chez Benjamin, se manifeste en effet de manière polymorphe, parfois par voies détournées, et qui pose de ce fait certaines difficultés théoriques. Selon Dorais, il n’est pas anodin que « la réflexion sur les images [soit] le lieu de tous les croisements » (p. 46).
Les deux chapitres suivants, intitulés respectivement « De l’inintelligibilité » (chapitre 2) et « Une révélation à rebours » (chapitre 3), abordent par deux voies la relation complexe et pluridimensionnelle entre théologie et matérialisme, ou entre révélation et histoire. Y sont discutés dans un premier temps le rapport de Benjamin aux oeuvres de Kafka et de Marx. Dorais suggère d’établir un lien dialectique entre la critique marxienne du fétichisme de la marchandise et le motif théologique de l’interdit des images tel qu’issu de la tradition juive (p. 85). Si le fil argumentaire semble parfois initialement progresser à bâtons rompus au début du second chapitre, la discussion sur le concept de « théologie négative » et la mise en évidence des points de convergence entre mystique juive et matérialisme historique qui suivent illuminent l’importance de la contextualisation de ces influences intellectuelles dans l’oeuvre de Benjamin. Celles-ci étant à la fois éloignées et intimement liées, la consolidation de cette mise en rapport nous mène vers une meilleure appréciation de cette paradoxale « théorie matérialiste de la révélation » (p. 107) logée au coeur de la pensée de Benjamin. Dorais suggère dès lors que c’est « tout en prolongeant en les dénaturant les idées métaphysiques et théologiques qu’il avait développées dans sa jeunesse, [et] [tout] en nourrissant son matérialisme de ces idées » (p. 98) qu’il en viendra à développer les formes particulières de son matérialisme historique, et ajoute-t-il, plus « précisément, là où convergent leur rapport au salut » (p. 98).
Une description du matérialisme historique fait l’objet d’une partie considérable du troisième chapitre, où se voit exposé le concept sécularisé de révélation chez Benjamin, « [prenant] la forme d’une dialectique du réveil » (p. 106-107). La tâche de l’historien matérialiste se trouve ici formulée en tant que tâche d’« écriture de l’histoire » (p. 107). Or, ici, nous n’avons pas affaire à une écriture de l’histoire à la saveur conservatrice, telle que critiquée par Benjamin, « pour laquelle l’écriture de l’histoire se résume à prolonger l’illusion rétrospective d’un progrès linéaire et automatique » (p. 122). Plutôt, chez Benjamin, il en va d’une écriture de l’histoire qui, en tant que critique, « doit travailler à instruire et à encourager la “mémoire historique” […] une mémoire qui soit en mesure de rompre avec la continuité de l’oubli et la réitération du déjà-là, une remémoration qui soit présentification » (p. 128-129, nous soulignons). Cette présentification est entendue au sens d’une venue à la présence à soi-même du sujet historique à même « le catastrophique dans l’histoire » (p. 134). Dans cette section, la figure benjaminienne attendue de l’Ange de l’Histoire fait une apparition (p. 108-109), bénéficiant cependant d’une mise en dialogue plus vaste dans le contexte de la discussion sur le rapport de Benjamin aux romantismes et sur le concept d’historiographie. Comme le souligne Dorais avec acuité, la conception de l’écriture de l’histoire chez Benjamin entretient des parentés souterraines avec l’exégèse, mais avec une exégèse que l’on pourrait certes qualifier comme étant sortie de ses gonds, débordant ainsi son terreau d’origine dans l’application aux textes sacrés, pour ultimement faire de « toute réalité historique » (p. 100) concrète et immanente un objet de commentaire inséré dans une logique de révélation.
Le quatrième et dernier chapitre de l’ouvrage, « Babel, l’envers et l’endroit », se penche en profondeur sur la philosophie benjaminienne du langage. En ouverture, Dorais médite sur l’image de Babel, dont la présence à la fois récurrente et changeante à travers l’oeuvre de Benjamin invite à la considérer comme « l’un des motifs cruciaux de [sa] philosophie du langage » (p. 140). Dans ce chapitre nuancé, c’est en travaillant au plus près de la terminologie des textes de Benjamin lui-même que l’auteur nous invite à prendre au sérieux la charge théologique de sa conception du langage, tout en soulignant qu’il serait cependant erroné d’y plaquer une conception classique ou convenue de la théologie (p. 145-146). Chez Benjamin, on se situe davantage dans le registre d’une réappropriation hérétique. Une analyse de l’essai de jeunesse de 1916 « sur le langage en général et sur le langage humain » aborde par la suite des notions théoriquement épineuses, telles que la distinction entre essence spirituelle et essence linguistique, l’importance du concept de médium pour la compréhension benjaminienne du langage, ainsi que les points de jonction et d’écart entre le langage divin et le langage humain. Suivant Dorais, la tâche du langage humain serait, chez Benjamin, simultanément « révélation » et « traduction » (p. 161). Or, le langage humain demeure un « médium terreux » (p. 161), marqué par la chute, entendue ici comme échec dans la tâche adamique de nomination — échec observable du fait de la démultiplication des langages humains (p. 172) et par leur coagulation insidieuse dans l’écriture (p. 178).
Le concept de traduction chez Benjamin est en soi un objet d’analyse à part entière. L’ouvrage de Dorais relève une piste intéressante pour s’y confronter et qui permet de cerner l’amplitude de ses contours de façon convaincante. Si Benjamin se prononce bel et bien à certains moments sur l’activité de traduction telle que nous l’entendons généralement dans le langage courant — c’est-à-dire la traduction du contenu et de la forme d’un discours d’une langue d’origine à une autre — il ne s’agirait que d’une déclinaison étroite de son applicabilité. Au sens fort, la traduction benjaminienne déborde même les contours du langage dans ses composantes orales et écrites. Comme le souligne l’auteur, « le langage humain traduisant les choses n’est pas réductible au seul discours parlé au sens strict, mais inclut l’ensemble de l’activité de médiation de l’humanité, aussi bien les arts que les techniques » (p. 170). Nous observons là le prolongement des affiliations matérialistes de Benjamin, se manifestant jusque dans son affirmation que la teneur de vérité de toute oeuvre est, en réalité, indissociable de sa teneur matérielle (p. 197). Le quatrième chapitre d’Un regard sobre est également le lieu d’une discussion innovante du concept d’inexpressif chez Benjamin, et propose un survol des concepts de nature, d’origine, et d’image dialectique. L’image dialectique étant ici considérée par l’auteur comme opérant un pont, représentant « l’une des voies les plus sûres pour relier la théorie de la critique littéraire à l’historiographie matérialiste » (p. 200).
Dans un ouvrage à la fois caractérisé par une solidité conceptuelle et une prose souple, Olivier Dorais parvient à dresser une analyse dense et méthodologiquement créative de l’oeuvre de Benjamin, réhabilitant des pans parfois négligés de sa pensée. Sa courte interprétation consacrée, en conclusion, à une seconde toile de Paul Klee qu’aurait possédé Benjamin, Vorführung des Wunders (la « présentation du miracle »), pourrait condenser en une image singulière l’effort herméneutique déployé dans l’ouvrage. Dans l’ensemble, Un regard sobre rappelle à nouveau l’actualité de la pensée de Benjamin pour le lectorat contemporain, non pas pour les raisons qui sont généralement évoquées, mais plutôt en vertu de ce qu’il décrit comme les « ressources offertes par la forme de l’activité philosophique qu’elle a élaborée » (p. 31, nous soulignons). Glanant les images au mieux pour exprimer la forme que prend l’activité philosophique dans son oeuvre, Dorais note leur caractère funambule : « la mince ligne qui dessine l’espace de jeu, proprement critique, la corde raide sur laquelle marche dangereusement [sa] pensée » (p. 60).