Lire Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique, c’est assister au déploiement d’une logique territoriale implacable, à une savante analyse de plusieurs strates de discours géographiques et métaphysiques. Le résultat est fascinant. Des espaces et des possibilités existentielles s’enchevêtrent les unes aux autres, s’évident jusqu’à n’être que crevasses, abîmes, béances. L’Ouest et ultimement le Nord constitueraient la vérité de l’espace américain. Or ces deux points cardinaux sont plutôt des flèches qui déforment tous les plans de stabilité et de mainmise sur le territoire : l’Ouest et le Nord sont le nom d’un chaos, voire d’une violence qui ne laisse rien intact. L’image qui me vient en tête pour illustrer cette emprise de l’Ouest et du Nord sur le territoire américain est celle de la courbure de l’espace-temps causée par une masse dans les schémas de la physique. Il va sans dire que cet ouvrage m’a beaucoup plu, et que, puisque Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique constitue le premier volume d’une trilogie, j’attends la suite avec impatience. Dans les lignes qui suivent, je propose de parcourir l’ouvrage en soulevant certaines questions qui sont susceptibles de nourrir une discussion. Cela touchera plus particulièrement l’équivalence établie entre l’Amérique et le paradis où il sera question de ce qu’y font Adam et Ève, puis de la priorité du paradis sur l’enfer pour décrire la géographie du continent américain et comme cadre de la vie ordinaire. Il sera ensuite question d’une affinité entre la vie ordinaire et une forme de renoncement. Puis, en fin de parcours, j’interrogerai le détachement de l’homme ordinaire. Il faut faire bien attention, avertit Thomas Dommange, à ne pas faire de la vie ordinaire un ersatz. La vie ordinaire n’est pas la quotidienneté dans laquelle nous nous empêtrons et qu’on associe aisément à l’espace de la banlieue. La quotidienneté nous égare parce qu’elle est fondamentalement discontinue : elle impose la coexistence de trop de contenus hétérogènes et elle fragmente les jours en trop de tonalités hétéroclites, c’est là la thèse de Thomas Dommange. La quotidienneté est inaccessible à la pensée puisqu’elle ne saurait constituer un modèle de vie bonne. Nous y sommes plutôt étourdis par ce qui y est attendu de nous. « J’veux changer d’personnage ! », c’est la femme de ménage dans « Tu m’aimes-tu » de Richard Desjardins qui crie si bien à quoi peuvent ressembler les brefs instants de révolte contre la vie quotidienne, et aussi pourquoi ils ne mènent pas à grand-chose, car il faut bien s’en retourner faire le ménage. Il me semble toutefois que cette distinction entre la vie quotidienne et la vie ordinaire, quoique cruciale, survient un peu tard dans l’essai (au troisième chapitre), et que ce retard provoque une certaine confusion dans les toutes premières pages de l’essai où l’on nomme vie ordinaire ce qui est du registre de la quotidienneté. La vie ordinaire, peut-on y lire, ne se laisse pas penser puisqu’on lui associe trop de sentiments négatifs. N’est-ce pas parce que l’on confond la vie quotidienne et la vie ordinaire ? On mépriserait alors l’ordinaire, car on l’associerait au quotidien. Et qu’en est-il de cette idée selon laquelle la vie ordinaire est la nôtre ? Bien qu’habitant le territoire canadien-français, je ne suis pas certaine de pouvoir me réclamer de la vie ordinaire, laquelle se dévoilera beaucoup moins banale que son nom peut l’indiquer. De l’apparente inconsistance métaphysique de la vie ordinaire, on passe à son intrication à même le territoire : en Amérique, la géographie est indissociable des vies possibles qui y germent. De la même manière qu’on ne peut pleinement saisir la particularité de l’Amérique et encore …
Errant vivant[Record]
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Léa Mead
Collège de Sherbrooke