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Lire Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique, c’est assister au déploiement d’une logique territoriale implacable, à une savante analyse de plusieurs strates de discours géographiques et métaphysiques. Le résultat est fascinant. Des espaces et des possibilités existentielles s’enchevêtrent les unes aux autres, s’évident jusqu’à n’être que crevasses, abîmes, béances. L’Ouest et ultimement le Nord constitueraient la vérité de l’espace américain. Or ces deux points cardinaux sont plutôt des flèches qui déforment tous les plans de stabilité et de mainmise sur le territoire : l’Ouest et le Nord sont le nom d’un chaos, voire d’une violence qui ne laisse rien intact. L’image qui me vient en tête pour illustrer cette emprise de l’Ouest et du Nord sur le territoire américain est celle de la courbure de l’espace-temps causée par une masse dans les schémas de la physique. Il va sans dire que cet ouvrage m’a beaucoup plu, et que, puisque Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique constitue le premier volume d’une trilogie, j’attends la suite avec impatience. Dans les lignes qui suivent, je propose de parcourir l’ouvrage en soulevant certaines questions qui sont susceptibles de nourrir une discussion. Cela touchera plus particulièrement l’équivalence établie entre l’Amérique et le paradis où il sera question de ce qu’y font Adam et Ève, puis de la priorité du paradis sur l’enfer pour décrire la géographie du continent américain et comme cadre de la vie ordinaire. Il sera ensuite question d’une affinité entre la vie ordinaire et une forme de renoncement. Puis, en fin de parcours, j’interrogerai le détachement de l’homme ordinaire.
Ne pas penser l’Amérique depuis l’Europe, la vie depuis la mort : une question de méthode
Il faut faire bien attention, avertit Thomas Dommange, à ne pas faire de la vie ordinaire un ersatz. La vie ordinaire n’est pas la quotidienneté dans laquelle nous nous empêtrons et qu’on associe aisément à l’espace de la banlieue. La quotidienneté nous égare parce qu’elle est fondamentalement discontinue : elle impose la coexistence de trop de contenus hétérogènes et elle fragmente les jours en trop de tonalités hétéroclites, c’est là la thèse de Thomas Dommange[1]. La quotidienneté est inaccessible à la pensée puisqu’elle ne saurait constituer un modèle de vie bonne. Nous y sommes plutôt étourdis par ce qui y est attendu de nous. « J’veux changer d’personnage ! », c’est la femme de ménage dans « Tu m’aimes-tu » de Richard Desjardins[2] qui crie si bien à quoi peuvent ressembler les brefs instants de révolte contre la vie quotidienne, et aussi pourquoi ils ne mènent pas à grand-chose, car il faut bien s’en retourner faire le ménage.
Il me semble toutefois que cette distinction entre la vie quotidienne et la vie ordinaire, quoique cruciale, survient un peu tard dans l’essai (au troisième chapitre), et que ce retard provoque une certaine confusion dans les toutes premières pages de l’essai où l’on nomme vie ordinaire ce qui est du registre de la quotidienneté. La vie ordinaire, peut-on y lire, ne se laisse pas penser puisqu’on lui associe trop de sentiments négatifs. N’est-ce pas parce que l’on confond la vie quotidienne et la vie ordinaire ? On mépriserait alors l’ordinaire, car on l’associerait au quotidien. Et qu’en est-il de cette idée selon laquelle la vie ordinaire est la nôtre ? Bien qu’habitant le territoire canadien-français, je ne suis pas certaine de pouvoir me réclamer de la vie ordinaire, laquelle se dévoilera beaucoup moins banale que son nom peut l’indiquer.
De l’apparente inconsistance métaphysique de la vie ordinaire, on passe à son intrication à même le territoire : en Amérique, la géographie est indissociable des vies possibles qui y germent. De la même manière qu’on ne peut pleinement saisir la particularité de l’Amérique et encore moins celle du Canada français en les abordant depuis l’Europe, il faudra traiter de la vie ordinaire en elle-même, sans en faire une pâle copie de la vie historique.
C’est d’ailleurs une méthode fructueuse que celle qui est à l’oeuvre dans cet essai : celle que son auteur nomme une compréhension sensible de la pensée. Il s’agit de tracer une ligne entre une réalité et un sens, où le sens n’a pas moins de réalité objective que la chose à l’horizon duquel il est placé[3]. C’est de cette manière que Thomas Dommange réussit à tisser plusieurs thèmes religieux liés les uns aux autres (d’Adam et Ève à Marie de l’Incarnation en passant par le paradis et le désert) sans pour autant que l’on ait un livre religieux entre les mains. On laisse la lumière filtrer à travers les vitraux, elle nous illumine sans nous éblouir.
Une étape cruciale pour aborder la vie ordinaire comme option existentielle est ainsi de conjurer la perspective historique sur l’existence qui veut qu’une vie bonne soit une vie glorieuse. Ce primat de la gloire, seule capable de conférer l’immortalité à une vie humaine, oriente la vie bonne sur l’action : que dois-je faire pour passer à l’histoire ? L’homme est un acteur, son théâtre est l’histoire. Dans cette optique, seule une vie qui confère un renom immortel a un sens et peut être qualifiée de bonne. Ces considérations donnent lieu à une interprétation philosophique des larmes d’Ulysse à la cour d’Alkinoos. Ulysse ne pleure pas parce qu’il écoute sa vie devenue récit et que cela l’émeut de revivre les épreuves par lesquelles il vient de passer. Il pleure de n’être, en l’instant présent, personne et il est terrorisé à l’idée de mourir anonymement en mer. Mourir sans nom est le cauchemar qui hante ceux dont la vie semble devoir être confiée à l’oubli.
L’histoire ainsi associée au continent européen penserait la vie à partir de la mort puisque seule la mort peut confirmer le renom, l’immortalité. Comprise à partir de ce néant, la vie n’est pas vécue pour elle-même parce que ce qui lui confère un sens est extérieur à elle. Fuir l’Europe, c’est se donner la possibilité de comprendre l’existence autrement. Cela passera en grande partie par une négation de ce primat de la mort sur la vie étant donné que la mort n’est pas le lieu privilégié à partir duquel parler de la vie.
Sur le continent américain, la question « Comment habiter un territoire ? » remplace celle où l’on se demande comment faire l’histoire[4]. C’est la découverte du Nouveau Monde par les Européens qui permet à certains hommes et à certaines femmes de se dépouiller de cette exigence en faisant l’expérience d’une structure existentielle passée inaperçue en sol européen : l’abandonnement. Indépendance radicale, l’abandonnement est la condition de celui ou de celle qui n’est ni précédé ni suivi par qui que ce soit. Cette expérience n’est possible qu’en Amérique, l’abandonnement y étant une donnée géographique. Sur le continent américain, la vie s’offre comme immanence, et la vie ordinaire consiste à se tenir, seul, dans cette immanence.
Il s’agit donc de penser la singularité du continent américain et, avec lui, celle de la vie ordinaire. Cela me semble en effet un point de départ méthodologique très pertinent. Je m’interroge néanmoins sur le statut absolu de cet objet d’étude. N’est-ce pas seulement pour un Européen que l’Amérique peut être envisagée comme « terre du vide[5] » ? L’absence de lieux et l’espace homogène qui en découle ne sont-ils perçus comme tels que par ceux et celles qui ont connu une tout autre manière d’habiter le territoire ?
Le Salut
Une des premières équivalences établies dans Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique est celle de l’Amérique et du paradis. Qu’est-ce que cela veut dire que tant d’Européens qui débarquent en Amérique ont l’impression d’y trouver le paradis ?, demande Thomas Dommange. Cette impression a d’abord un sens parce que le paradis, même dans le discours religieux, n’est pas un espace imaginaire : il existe à la surface de la Terre. C’est un jardin, un verger. Adam et Ève s’y tiennent seuls, abandonnés de Dieu et ils sont occupés à entretenir le verger. Le paradis ou l’Éden est très significatif dans cette enquête puisqu’il informe l’organisation de l’espace américain : il s’agit d’un espace sans lieu — il n’est que jardin — d’un territoire homogène et continu qui n’est pas organisé autour d’un foyer. En ce sens, il est un non-lieu qui transforme les hommes qui y errent et les rend à leur indépendance originaire : « Le paradis indique qu’il y a, hors de l’histoire, une autre manière d’être au monde, d’exister[6] ». Puisqu’il s’agit d’un non-lieu, Adam et Ève n’habitent pas le jardin : ils y coulent des jours heureux, leur vie est paisiblement ordonnée à une tâche, mais celle-ci n’est pas à proprement parler un travail, car la luxuriance fait en sorte qu’ils ne se tuent pas à la tâche. Tout cela viendra plus tard. Adam et Ève sont soumis à ce que leur tâche leur impose, leur vie est arrimée à un ordre, écrit Thomas Dommange, et c’est pourquoi le qualificatif d’ordinaire lui convient.
Je me demande si cette tâche autour de laquelle Adam et Ève organisent leur existence n’est pas une forme d’attention. Thomas Dommange pose un lien entre ce que fait le couple adamique et le salut — lien paradoxal puisque la vie au paradis n’est en principe pas placée à l’horizon du salut — lorsqu’il écrit que l’entretien du verger révèle qu’être sauvé, c’est être requis pour une tâche[7]. Ce qu’ils font nous offre donc un modèle, une image de ce qui sauve : les voilà absorbés par la vie qui croît d’elle-même autour d’eux. Le jardin foisonnant n’a en effet pas besoin d’eux, et leur activité n’est pas non plus de l’ordre de la survie puisque l’Éden déborde de quoi vivre.
Toutefois, ce n’est pas n’importe quelle tâche qui constitue une forme de salut. Ce que nous apprend cet exemple est que ce qui convient ici est une sorte d’activité qui n’a pas de finalité extérieure : prendre soin d’un jardin qui pousse pour ainsi dire de lui-même. Or ce genre d’activité est transformatrice (et c’est en cela qu’elle est salutaire) puisqu’on y pratique une forme d’attention. « Jamais le verger fatigué d’odeurs ne disparaît derrière les tâches[8]. » La vie ordinaire, contrairement à la vie quotidienne, nous commanderait de ne pas perdre de vue l’horizon et le sens. Se peut-il que la beauté du jardin constitue justement ce qu’il ne faut pas perdre de vue ? Sans pour autant faire du jardin un paysage — lequel représente un mécanisme de contention de la wilderness — étant donné qu’il n’est pas contemplé de loin, et l’expérience esthétique que l’on en fait est immersive, on peut en faire un milieu de vie. Je pense ici à ce que Simone Weil appelle l’attention créatrice, laquelle est une attitude qui consiste à « faire réellement attention à ce qui n’existe pas[9] ». Pour mener une existence heureuse à même le vide, il faut être sensible à ce qui n’est pas.
Il y a aussi une affinité entre l’attention comme activité qui n’est pas réductible à une finalité et la vie ordinaire, cette dernière étant pensée comme élan et témoignant d’une priorité du commencement sur l’achèvement : celui ou celle qui butine d’un matin à l’autre ne s’empêtre pas de finalités. Il ne perd pas de vue ce qui occupe ses journées. En d’autres mots, il est disponible, suspendu dans ce que l’on pourrait peut-être qualifier d’une attente : « Le salut de l’homme n’est pas dans sa demeure, auprès du feu. Il exige un espace sans lieu dans lequel il est possible de se tenir perpétuellement en amont d’un repos qui n’arrivera pas, suspendu dans le bond entre deux pierres[10]. »
Le salut désigne le fait d’échapper à un danger, à un malheur ou à la mort. Prenons la question à partir de l’aspiration à l’immortalité puisque celle-ci est une impulsion métaphysique que partagent la vie historique et la vie ordinaire. On ne mène pas une vie ordinaire parce qu’on n’a pas réussi à s’inscrire dans l’histoire. On mène une vie ordinaire parce qu’on est d’abord et avant tout placé sur un territoire qui rend impossible cette inscription hors de lui. On doit faire avec ce qui, par nature, empêche toute installation, toute habitation. La menace n’est plus l’oubli ou l’anonymat, car l’enjeu devient ce que Thomas Dommange appelle le désêtre : n’être pas pendant que l’on est pourtant.
Mais en quoi le fait de simplement vivre nous maintient-il dans le désir d’immortalité ? On peut lire dans Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique que l’Amérique est un paradis parce qu’elle protège de la mort, et que la vie qui s’y déploie en est une où l’homme et la mort sont hétérogènes[11]. Mais comment réalise-t-on un tel tour de force ? Comment mener une existence à l’abri de la mort ? Peut-on dire que la mort n’inquiète pas l’homme ordinaire parce qu’il s’y tient en quelque sorte au plus près ?
Champs Élysées
Après le paradis comme non-lieu, terre du vide, il est question de l’Ouest compris à travers le prisme de la nature sauvage, la wilderness, indomptable néant que l’on s’active à recouvrir par diverses sortes de stratagèmes, stratégies d’évitement, telle l’organisation du territoire à partir d’un plan de développement orthogonal avec ses townships et ses banlieues, ou encore en enfermant la nature sauvage dans un paysage. On monte ensuite vers le Nord qui achève de révéler la logique territoriale à l’oeuvre sur le continent américain. Ma prochaine interrogation porte sur la priorité du paradis sur l’enfer dans la description de la géographie américaine. Plus précisément, il me semble que certaines idées qui font correspondre l’Amérique au paradis pourraient aussi convenir à l’associer aux enfers. Je m’explique.
À l’Ouest : forêts impénétrables si denses que celui qui s’y trouve peut avoir l’impression d’être sous terre ; au Nord, le froid et les glaces éternelles semblables à celles auxquelles Dante et Virgile parviennent, sans parler des longues périodes de noirceur puis de clarté où « l’espace incendié du Nord boit l’homme devenu cendres[12] ». Voilà pour la topographie, mais on peut aussi évoquer la vie de banlieue chevillée au quotidien ou encore le désert comme le concept qui convient finalement à tous ces topoï[13]. L’Amérique ne serait-elle pas aussi un espace infernal ? Si l’espace homogène peut évoquer le paradis, le chaos de la wilderness ne rappelle-t-il pas l’enfer ? On peut rappeler que, pour toute une tradition, l’enfer aussi est un lieu terrestre, la géhenne, située à l’Ouest, du côté des ténèbres[14].
Je pense que le paradis, « terre du commencement indéfini[15] », a ici un avantage conceptuel sur l’enfer. La vie qui se déroule au sein du verger édénique se suffit à elle-même et a une tonalité existentielle particulière, étant en amont. C’est sans doute cette antériorité qui lui confère une affinité avec la vie ordinaire, laquelle est décrite comme un commencement perpétuel, affinité dont l’enfer ne peut se réclamer. Mais puisqu’il s’agit d’exister alors que nous ne sommes plus[16], et ce, pour toujours, ne pourrait-on pas dire que l’enfer fait sens vers la vie ordinaire ? Même sans faire de l’enfer le lieu de châtiments perpétuels, le royaume des morts n’est-il pas une catégorie pertinente pour parler de la vie ordinaire ? Rappelons que cette vie en est une de délaissement, d’abandon de soi, et qu’on y fait l’expérience de ce que cela veut dire de vivre en n’étant pourtant pas.
Surgir de terre, devenir nature
Bien sûr, la vie au paradis nous parle de quelque chose comme un âge d’or alors que ce qui se passe en enfer est d’un tout autre registre, d’un registre que l’on pourrait presque qualifier de végétal. Cette image m’est venue en lisant un passage de Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique qui m’a fait penser au mythe du Politique[17]. Voici le passage en question :
« Il est, comme on va le voir, au désert. Il plante sa vie dans un dénuement qui se confond pour lui avec la nature sauvage. Merveille. La semence jetée au ciel lève. Le vide est un limon où l’homme peut croître[18]. »
Les hommes et les femmes de la vie ordinaire sont des autochtones (gegeneîs) au sens platonicien du terme, c’est-à-dire des vivants qui, tels les végétaux, surgissent spontanément du sol[19]. Ils sont inengendrés et n’engendrent pas. Ceux qui s’abandonnent à la vie ordinaire errent en amont de toute naissance et de tout commencement. Ils sont des précurseurs sans postérité : le défricheur est toujours déjà parti lorsque les colons tentent l’enracinement, rappelle Thomas Dommange. On le voit bien quitter son camp au petit matin alors que les braises de la nuit sont encore chaudes. C’est à peine s’il jette un regard sur la clairière qu’il a tracée à grand peine avant de disparaître à nouveau dans les bois. Comment repérer l’aspiration à l’immortalité dans cet effacement ?
Je reviens à une question soulevée plus tôt : que veut dire découvrir une existence où la vie de l’homme et la mort sont hétérogènes, comme Thomas Dommange le propose ici ? Je soumets une hypothèse à discussion. Je ne peux m’empêcher d’aborder cette question à travers le prisme du renoncement, étant donné que tout part ici de la structure existentielle nommée abandonnement, et que la vie ordinaire découvre une autre manière d’être, en dehors du modèle historique, sans pour autant faire fi du désir d’immortalité. Mais à quoi renonce-t-on lorsque l’on s’abandonne ? Si l’existence historique immortalise un nom que l’on associe à de grandes actions et à de belles paroles, peut-on dire que l’existence géographique aspire à l’immortalité en détruisant ce qui, en nous, peut être travaillé par un tel désir ?
Je formule le renoncement en ces termes, cet essai posant une concordance entre le chaos de la nature sauvage, principe du territoire américain compris comme une sorte de trou noir, et une béance de la condition humaine[20]. C’est comme si, en foulant le sol du continent américain, l’existence s’allégeait, n’étant plus liée à un passé, n’étant plus cadastrée par des lieux, n’étant que promesse. Peut-on dire alors qu’il ne s’agit plus de se distinguer activement, mais bien de n’être personne ? Je pense, encore une fois, à Simone Weil et au mouvement qu’elle appelle la décréation. Pour participer de ce mouvement, il faut renoncer à ce qui, en nous, veut être une personne. Cela dans l’optique de ne plus constituer un obstacle entre Dieu et le monde[21] :
« Voir un paysage tel qu’il est quand je n’y suis pas…
Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon coeur[22]. »
Il me semble que l’inscription dans la vie ordinaire implique de telles perspectives d’effacement, un renoncement à l’ego, et même qu’il s’y dessine peut-être une priorité de l’espace sur l’être humain. Après tout, ici, l’espace boit l’homme.
Un modèle de vie bonne ? Le détachement de l’homme ordinaire
Il reste la question de savoir si la vie ordinaire peut constituer un modèle de vie bonne. Cet essai se veut un plaidoyer en ce sens : on peut y lire que la vie bonne n’est pas une affaire d’histoire, mais une question de territoire[23]. Il est maintenant possible de se saisir de la question. Thomas Dommange semble vouloir la poser dans le cadre plus général du problème de l’engendrement ou de son impossibilité. À cet égard, je ne peux m’empêcher, peut-être à tort, de m’inquiéter du détachement de l’homme ordinaire. Celui ou celle dont l’existence est marquée par l’abandonnement est sans attaches : il n’a que lui-même. Si l’on suit ses pas, est-on conduit à nier la matérialité de notre existence, à oublier que vivre c’est toujours vivre de[24] ? Dans un tel cas, on se prive de prendre la mesure de ce qui nous relie à la nature et même à autrui. Peut-être que l’espace abyssal boit l’homme, mais celui ou celle qui erre à la surface de la Terre prend à cette nature : il s’abreuve au ruisseau, chasse le lièvre. Il n’est pas tout à fait seul. La nature ne peut pas être que wilderness, elle est toujours aussi nourricière, milieu de vie. Dans le pire des cas, l’homme ordinaire est-il un self-made man ? Puisque la natalité fait signe vers une dépendance fondamentale — à l’égard de certains êtres, mais aussi du monde et d’une foule de circonstances — que reste-t-il de cette structure existentielle qui nous ancre dans le passé et nous relie aux autres au sein de la vie ordinaire ?
Il n’en reste pas moins que l’indépendance au coeur de la vie ordinaire signifie l’absence de vie politique et même l’absence de monde, la réalité de celui-ci étant toujours assurée par la présence d’autrui, comme le propose Arendt[25]. On peut rappeler qu’Arendt convoque elle aussi l’image du désert lorsqu’elle distingue les différentes modalités de l’être seul. Elle différencie la solitude — expérience humaine courante et temporaire : c’est la solitude de celle qui pense, par exemple — de l’isolement et de la désolation. La première repose sur la destruction des liens politiques entre les hommes, et la deuxième décrit les expériences radicales de déracinement et de non-appartenance au monde. La désolation détruit toutes les relations humaines et donc toute possibilité d’expérience et de pensée. C’est la désolation qu’Arendt associe au désert, et le totalitarisme représente la mise en mouvement de ce désert à travers des tempêtes de sable qui menacent de recouvrir toute la surface habitable du globe[26]. Le sujet de la vie ordinaire ne correspond pas tout à fait à cet être désolé qui est plutôt le lot des masses ou de ceux qui sont pris dans un régime totalitaire. Celui ou celle qui erre dans la vie ordinaire n’est poussé que par lui-même ou est aspiré par une force qui le dépasse, en l’occurrence celle du territoire. Reste que pensée en termes arendtiens, cette existence est plutôt inquiétante.
Outre les raisons politiques de cette inquiétude, on trouve aussi chez Arendt une angoisse métaphysique à l’idée de mener une existence privée de monde, celle-ci condamnée à une temporalité frénétique, celle des cycles biologiques[27]. Le monde est notamment cette structure qui donne une stabilité à la vie humaine et qui permet de faire l’expérience d’une forme de permanence autrement inaccessible aux êtres passagers que nous sommes. Le monde est ce que les hommes ont en commun, mais il est aussi la condition de possibilité d’une certaine expérience du temps[28]. L’être humain habite en se créant un monde et en prenant soin de ce monde. C’est même là un sens important de la culture pour Arendt, qu’elle retrouve dans la conception latine de la culture, laquelle correspond à une « attitude de tendre souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l’homme[29] ». Qu’advient-il de cette expérience temporelle lorsque l’habitation comme inscription dans un lieu est impossible, comme cela semble être le cas du territoire canadien-français ?
Rafales
Voici maintenant trois interrogations que je ne développe pas autant que les précédentes. Je les qualifie poétiquement de rafales, mais il s’agit plutôt de balbutiements.
1. L’écriture du désert
Bien que la vie ordinaire ne soit pas un mythe ni un objet purement littéraire, je me demande quel rôle y jouent la langue et le langage. Le logos est le moteur de la perspective historique sur l’existence. Que devient le logos en Amérique ? On pourrait, bien sûr, évoquer le français, au coeur de ce que cela veut dire pour les Canadiens français de vivre au bord de l’inexistence. Les regards et jeux dans l’espace de Saint-Denys Garneau trouvent une langue pour exister[30]. Gertrude Stein conceptualise littérairement, peut-être trop, l’homme ordinaire. C’est à travers l’écriture de Thoreau et d’Emerson que l’on peut entrevoir la vie ordinaire. Et si, comme il l’est annoncé, l’espace de la vie ordinaire est un territoire immatériel, est-ce celui de de la langue ?
2. Pour qui ?
Enfin, je me demande qui peut faire l’expérience de la vie ordinaire ? Il est surtout question des Européens qui s’abandonnent comme sujets de l’histoire, mais qu’en est-il des premiers occupants du territoire ou de ceux qui n’arrivent pas d’Europe ? La vie ordinaire n’est-elle qu’une possibilité pour celui ou celle qui ne pense pas déjà son existence comme s’inscrivant dans un tout plus grand que lui, la nature ? C’est-à-dire pour celui ou celle qui n’a d’autre option que de se fondre dans la wilderness, n’ayant pas d’autres ressources en lui, pas d’autre manière d’être que dans l’histoire ou hors de l’histoire ? Être urbain ou n’être pas. Alors que les Autochtones ont, me semble-t-il, un tout autre rapport à ce vaste monde.
3. Achille a le dernier mot
Je pense, au terme de ce parcours, non plus à Ulysse mais à Achille. N’est-ce pas depuis le royaume des morts qu’il prononce ce que l’on pourrait qualifier d’une défense de la vie ordinaire alors qu’il affirme, cette fois en toute connaissance de cause, préférer être le valet d’un pauvre homme que de régner sur tout le peuple inconsistant des morts[31] ? N’abjure-t-il pas la voie historique qu’il a pourtant choisie quelques années plus tôt en mourant héroïquement ? La gloire ne change rien au fait que la vie s’achève comme le rappelle Thomas Dommange. La vie historique commencée en Grèce se rebelle contre l’oubli que devrait entraîner la mort et échafaude tout un appareil de sauvegarde : c’est la gloire qui scintille dans la mémoire. De l’autre côté du spectre, le barbare qui ne se bat pas contre l’oubli ne s’en soucie pour ainsi dire pas. Entre ces deux voies, le Canadien français ne fait pas sienne cette métaphysique de l’oubli propre au barbare, mais sans la renier entièrement puisqu’en un certain sens il n’est déjà personne. À l’Ouest, l’homme saute par-dessus son ombre pour se fondre dans le couchant jusqu’au lendemain. Après tout, l’immortalité n’est toujours qu’une promesse.
Appendices
Notes
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[1]
Thomas Dommange, Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique (Montréal : Nota Bene, 2023), p. 119-120.
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[2]
Richard Desjardins, « Tu m’aimes-tu », dans Tu m’aimes-tu (Abitibi/Foukinic, 1990).
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[3]
Dommange, Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique, p. 97, note 12.
-
[4]
Dommange, Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique, p. 9.
-
[5]
Ibid., p. 46.
-
[6]
Ibid., p. 111.
-
[7]
Ibid., p. 118.
-
[8]
Ibid., p. 120.
-
[9]
Simone Weil, Formes de l’amour implicite de Dieu, dans Oeuvres (Paris : Gallimard, 1999), p. 726.
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[10]
Ibid., p. 109.
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[11]
Ibid., p. 97.
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[12]
Ibid., p. 212.
-
[13]
Ibid., p. 214.
-
[14]
George Minois, Histoire de l’enfer (Paris : Presses universitaires de France, 2019), p. 42.
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[15]
Dommange, Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique, p. 107.
-
[16]
Ibid., p. 89.
-
[17]
Platon, Le politique (Paris : Garnier-Flammarion, 2005), 268d-277c.
-
[18]
Dommange, Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique, p. 46.
-
[19]
Dans le règne de Kronos (271c2-272d6) « les vivants ne s’engendrent pas les uns les autres car, comme les végétaux, ils surgissent spontanément du sol. » (Luc Brisson, « Interprétation du mythe du Politique », dans Lectures de Platon [Paris : Vrin, 2000], p. 182).
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[20]
Je ne peux m’empêcher de penser ici au très beau poème « No help for that » du très américain C. Bukowski.
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[21]
Simone Weil, « Formes de l’amour implicite de Dieu » dans Oeuvres, p. 743.
-
[22]
Simone Weil, La pesanteur et la grâce (Paris : Plon, 1988), p. 95.
-
[23]
Dommange, Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique, p. 97.
-
[24]
Corine Pelluchon, Les nourritures. Philosophie du corps politique (Paris : Seuil, 2015), p. 37.
-
[25]
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (Paris : Calmann-Levy, 1983), p. 269.
-
[26]
Hannah Arendt, Le système totalitaire (Paris : Seuil, 2002), p. 311.
-
[27]
Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 296-297.
-
[28]
Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 266.
-
[29]
Hannah Arendt, « La crise de la culture », dans La crise de la culture (Paris : Gallimard, 1972), p. 271.
-
[30]
Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace (Montréal : Boréal, 1993).
-
[31]
Homère, L’Odyssée (Paris : Actes sud), Chant XI, p. 488-491.