C’est au Québec que Thomas Dommange atterrissait il y a près de vingt ans, laissant derrière lui sa mère-patrie afin d’épouser l’idée d’être et de vivre en Amérique. Il n’imaginait sans doute pas que ce nouveau commencement allait devenir l’occasion d’un nouvel engendrement, philosophique celui-là, dont le sens et la portée seraient, à juste titre, d’investiguer l’idée qu’habiter un nouveau territoire, c’est aussi redécouvrir ce par quoi nous sommes déjà habités. Voilà le modeste point de vue du lecteur qui fréquente à tâtons un ouvrage dont l’érudition et la substance, historiques comme philosophiques, dépassent largement ses compétences : que cet ouvrage conjugue à la fois une vision intimiste, parfois mystique de l’homme, à un discernement plus vaste naviguant dans les eaux de la grande philosophie de l’histoire. Il y a dans l’ouvrage de T. Dommange une vraie ambition : saisir quelque chose de l’esprit européen exilé territorialement de son Europe natale. La thèse de T. Dommange n’est pas tant de comprendre pourquoi les Européens sont venus en Amérique et ce qu’ils y ont fait ; il veut plutôt nous donner à voir que l’Amérique doit se penser comme la continuité spirituelle de l’Europe, une continuité spirituelle marquée par la rupture historique, semblable à la naissance du Christ, où tout à coup le territoire éternel surgit dans le monde de la géographie humaine comme ce qui a toujours été là, mais, aujourd’hui, enfin révélé. L’Amérique se révèle à l’Européen comme objet véritable de son désir d’éternité et de perfection. En ce sens, l’ouvrage de T. Dommange n’est pas un ouvrage d’histoire et encore moins un ouvrage d’histoire des idées. Il s’apparente à ces livres plutôt rares de nos jours dans lesquels on cherche à comprendre la dimension eschatologique de l’histoire. C’est un jugement certainement trop personnel, mais la dernière fois que j’ai éprouvé un tel émoi philosophique est probablement lorsque je découvrais les ouvrages de Jan Patočka, établissant le rôle et la postérité du soin de l’âme platonicien dans l’édification de l’esprit européen. Comment ne pas se sentir investi du sérieux philosophique, quand on voit l’improbable Socrate, celui qui n’a ni beauté, ni richesse, ni pouvoir, ni même connaissance, infléchir spirituellement une civilisation ? Or, à la manière de Patočka, l’ouvrage de T. Dommange me donne à voir que l’existentiel, le contingent, le singulier peut s’élever dans sa propre quête de lui-même à l’universalité d’une humanité qui cherche sa fin dans une destinée singulièrement collective, mais dont la trajectoire est collectivement singulière. Faire de la vie ordinaire, dans laquelle la singularité des trajectoires existentielles contingentes s’efforce de vivre en dehors d’une civilisation qui poursuit sa course hégémonique, le concept par lequel se joue le destin historique des peuples européens, qui veulent être tout sauf ordinaires, est en quelque sorte une boutade métaphysique intempestive en ces temps maussades et pleins de ressentiment. Penser la vie ordinaire, non pas comme découverte d’une nouvelle modalité d’existence, mais comme la redécouverte d’une aspiration métaphysique, et, du coup, situer historiquement, à travers la découverte historique d’un territoire, une aspiration à sortir de l’histoire afin de mettre en lumière la finalité même de cette histoire, à savoir se supprimer elle-même, est à la fois une thèse extravagante, mais peut-être aussi le point de départ d’une nouvelle philosophie de l’histoire — ou plutôt d’une philosophie du territoire — nous permettant de mieux comprendre les contradictions dans lesquelles nous sommes aujourd’hui englués, pressés de juger et de condamner ce par quoi le jugement et la condamnation ont été rendus possibles. La découverte d’un territoire est certes un événement historique factuel et contingent, mais il est replacé ici dans une …
En temps et lieu[Record]
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Thierry Layani
Collège Édouard-Montpetit