Ce livre reste sur le seuil de la vie ordinaire. Il n’analyse pas ce concept pour lui-même, mais s’en tient, comme le titre l’indique, à l’examen du territoire qui permet son apparition. Il tente de répondre à la question : quelles sont les conditions d’émergence de l’ordinaire comme catégorie de l’existence humaine ? Cette interrogation est à la fois historique et philosophique. D’une part, elle a pour horizon un concept, celui d’ordinaire. Elle consiste à mettre en place le champ théorique où il acquiert sa signification. D’autre part, il s’agit de montrer que son apparition est intimement liée à un événement historique particulier. Il n’y a pas toujours eu, contrairement à ce qu’on pourrait penser, de l’ordinaire. Ce n’est pas une idée accrochée à un ciel intelligible, qu’un empilement de concepts pourrait arracher à sa voûte. Il surgit au sein d’un processus historique, à la suite de changements dans la vie d’hommes et de femmes bien réels. Il apparaît dans la pensée, poussé par un mode de vie déterminé. Nous en trouvons la forme la plus explicite dans l’histoire du Canada français, dont notre propos se nourrit constamment. Ce livre n’est pas pour autant une enquête historique sur la présence francophone en Amérique. Elle ne nous importe pas pour elle-même, mais seulement dans la mesure où elle permet de mettre à jour les conditions qui rendent possible l’apparition de l’ordinaire. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’y a de vie ordinaire qu’aux alentours du Saint-Laurent. Bien au contraire. D’une part, elle est la vie vécue par le plus grand nombre et, d’autre part, elle est, en tant qu’idée, désormais universellement disponible pour rendre compte de l’existence de tous. Seulement, c’est dans l’histoire du Canada français que les conditions d’apparition de cette notion sont les plus lisibles, là que, pour la première fois peut-être, elle assume la fonction du sens. Ouvrir notre propos en convoquant la figure du Canada français commandait immédiatement de distinguer notre entreprise de toute réflexion identitaire. La catégorie d’ordinaire qui sort de ses mains ne peut prétendre à une forme d’universalité que parce qu’elle excède l’identité québécoise. Nous avons voulu montrer qu’elle ne renvoie pas à elle mais à son génie ou à sa singularité. Arrêtons-nous un instant à cette différence entre identité et singularité. Elle soutient notre thèse principale. Les deux termes désignent deux manières distinctes de déterminer ce qui donne aux êtres leur caractère unique. Le premier définit la chose en essayant de lui donner un contour et en rendant visibles les éléments qui la composent. Ainsi Yvan Lamonde, faisant oeuvre de portraitiste, inscrit la définition du Québec à l’intérieur d’un espace délimité par la France, l’Amérique, l’Angleterre et un certain rapport au catholicisme. Il lui compose un visage à partir de certaines de ses particularités. La mise à jour des identités fabrique des images dont la fonction est d’offrir au réel un reflet simplifié de lui-même. Ainsi dira-t-on de Socrate que c’est un Grec de l’Antiquité, qu’il est physiquement laid, mais qu’il suscite l’enthousiasme érotique des jeunes hommes, qu’il a une manière toute particulière de dialoguer, de manipuler l’ironie, etc. Mis bout à bout, ces éléments permettent de s’en faire une image, de l’identifier et ainsi, de le reconnaître. Mais Socrate lui-même ne se présente pas ainsi. Contraint, lors de son procès, de nommer ce qui le rend si singulier, il convoque son daïmon, c’est-à-dire cette voix qu’il entend depuis l’enfance. Elle ne nous renseigne pas sur son identité. Celui qui entend cette voix pourrait être esclave ou empereur, homme ou femme. Elle n’en fait pas le portrait. Elle le montre de …
Précis de Territoire de l’ordinaire. Être en Amérique[Record]
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Thomas Dommange
Collège Édouard-Montpetit