Est-il collectivement souhaitable d’accorder à un État démocratique libéral la confiance nécessaire à l’exercice d’un pouvoir coercitif visant le contrôle de ses frontières ? Dans Immigration and Freedom, le théoricien politique Chandran Kukathas pose cette question et y répond par la négative. Selon lui, le contrôle de l’immigration par l’État représente une menace directe aux libertés individuelles de ses membres. Tel qu’il le précise : « Les contrôles de l’immigration visent à contrôler des individus, de sorte qu’il est impossible de le faire pour une partie de la population sans le faire pour l’autre. Plus encore, il est impossible de contrôler les étrangers […] sans viser les citoyens [et résidents] également » (p. 2, notre traduction). Face à ce constat, le projet central de Kukathas, loin de chercher uniquement à arguer en faveur d’une ouverture des frontières, nous invite d’abord et avant tout à réfléchir aux implications du contrôle strict des frontières nationales, qui repose sur le principe de souveraineté territoriale. Au terme de cet ouvrage, l’auteur cherche ainsi à critiquer les conditions propres au contrôle migratoire en explorant la relation entre une immigration ouverte et diversifiée et une société libre. D’entrée de jeu, l’auteur présente quelques exemples troublants de mesures coercitives appliquées par différents États démocratiques, notamment les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Ces différentes mesures — qui incluent aussi bien la mise en place de postes de surveillance frontaliers intérieurs que les contrôles aléatoires pratiqués par certains États — tendent à miner les libertés individuelles, de même que les conditions d’égalité des populations migrantes et citoyennes au sein de l’État-hôte (p. 88). Il est facile de comprendre l’inquiétude de Kukathas à l’égard de ces mesures qui portent plusieurs États à contrôler ou à conserver une trace de ceux prédéfinis en tant qu’outsiders (immigrants, migrants, réfugiés). En ce sens, la restriction de l’immigration passe moins par un contrôle des frontières que par le contrôle du statut des populations vivant à l’intérieur de celles-ci (p. 2). L’auteur ajoute à ce propos que la valeur de « l’immigration » réside en réalité dans la définition qu’on lui accorde (p. 10). Le chapitre 2 nous amène de la sorte à réfléchir sur les conséquences de ce problème définitionnel. Si le contrôle de l’immigration dépend toujours de la définition politico-juridique privilégiée de « l’immigrant », toute enquête sur le « contrôle » devrait commencer par cette interrogation : « qu’est-ce qu’être immigrant ? », et ce, afin de bien comprendre le sens accordé à l’immigration par les États démocratiques. Selon l’auteur, il nous faut comprendre l’immigration en tant que phénomène politique, alors que la migration doit être reconnue en tant que phénomène démographique (p. 12). Conformément aux principes westphaliens déjà établis entre États, les frontières ne sont plus physiques, mais bien généralement institutionnelles ; il ne s’agit plus de faire un mur pour protéger une frontière nationale, mais bien de s’accorder avec les États voisins pour faire respecter la légitimité des frontières réciproques (p. 28). « Fermer » ou « ouvrir » une frontière repose dès lors sur des règles et des obligations qu’a un État envers sa population située sur un territoire précis. Parler d’une personne « immigrante » renvoie aux lois adoptées qui visent à délimiter le degré d’ouverture des frontières et la latitude qu’adopte un État-hôte à l’égard de la population migrante qu’il accepte en tant qu’immigrante. L’ouverture des frontières relève par conséquent d’une dimension normative, c’est-à-dire que la manière dont est définie une population migrante affecte directement son entrée dans un territoire, et donc, son statut. Or l’octroi d’un statut d’immigrant ne relève …
Chandran Kukathas, Immigration and Freedom, Princeton : Princeton University Press, 2021, 364 pages[Record]
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Léonard Bédard
Université Laval