Aussi étonnant que cela puisse paraître, la philosophie québécoise constitue l’un des angles morts de la pratique historienne de la philosophie au Québec. En effet, aucun programme universitaire n’affiche actuellement un seul cours complet sur la question, que ce soit au baccalauréat, à la maîtrise ou au doctorat. Une telle situation est préoccupante : quelle mémoire notre discipline se donne-t-elle les moyens de conserver et quelle perspective offre-t-elle pour dégager sa trajectoire si elle voue sa propre histoire à l’oubli ? De fait, la méconnaissance de l’histoire philosophique du Québec est telle que de grandes problématiques actuelles semblent surgir de nulle part, alors qu’elles s’enracinent en fait dans l’histoire longue, celle de la mémoire nationale. C’est par exemple le cas de la promotion et de la défense de la laïcité, un combat séculaire qui a ponctué de loin en loin notre passé intellectuel. Cette amnésie collective n’est pas sans conséquences : certains nient l’intérêt théorique de la philosophie québécoise, mettant en cause sa légitimité, tandis que d’autres vont même en contester l’existence avant la Révolution tranquille. Dans « Sens commun et philosophie québécoise : quelques considérations méthodologiques », Claude Panaccio propose un exemple montrant à quelles conditions certains des textes produits au Québec avant 1960 peuvent présenter, aujourd’hui encore, un intérêt proprement philosophique. Pour ce faire, il développe deux idées clés rendant possible une juste appréciation de la portée philosophique de ce corpus : la coréférence et l’usage de la thèse logico-linguistique. Il offre ainsi une illustration de la richesse de notre patrimoine intellectuel. Une seconde forme d’invisibilité se superpose à ce premier pan thématique : le recours aux approches numériques en philosophie. Les trois textes suivants de notre dossier exploitent ce vaste domaine. Comme chacun sait, nous vivons présentement une période de transition. Certes, l’usage de l’ordinateur a déjà modifié en profondeur le travail intellectuel : moteurs de recherche, tableurs, idéateurs et éditeurs de documents, sans oublier les logiciels de traitement de texte, de calcul, de modélisation, de dessin, de présentation et de communication ; bref, déjà copieuse, la liste de ces outils intellectuels s’allonge de jour en jour. Ainsi, on fait couramment appel à l’ordinateur pour préparer, présenter ou suivre ses cours, écrire ses textes, expédier des courriels, naviguer sur la Toile, utiliser les réseaux sociaux et, depuis le début de la pandémie, tenir des rencontres et des activités virtuelles. Mais, malgré leur ampleur, ces développements devenus indispensables n’atteignent pas le coeur du travail intellectuel et ils risquent de paraître bien pâles dans un avenir rapproché. En effet, qu’on parle de l’apprentissage-machine (machine learning), des réseaux de neurones artificiels (neural networks) ou de l’apprentissage profond (deep learning), les promesses de l’intelligence artificielle font rêver. D’ores et déjà, des programmes informatiques peuvent conduire une voiture, reconnaître et décoder des formes (dont les visages humains), écrire ou traduire des textes, composer de la musique, réaliser des tableaux artistiques, servir d’assistant personnel, en plus de soutenir une conversation et de simuler, voire de dépasser l’expertise humaine dans divers secteurs. Or, certains de ces progrès spectaculaires touchent directement la littérature, la philosophie et, de manière générale, les disciplines de sciences humaines ou sociales, dessinant les contours d’un domaine en émergence rapide : les « humanités numériques » (digitalhumanities). En effet, de nombreux algorithmes permettent aujourd’hui la fouille de données (data mining) ou de textes (text mining), la modélisation thématique (topic modeling) ou encore la vectorisation des textes et le plongement textuel (word embedding). Si bien des philosophes ignorent l’existence de cette famille de techniques informatiques, …
IntroductionLa philosophie québécoise : histoire et humanités numériques[Record]
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Jean-Claude Simard
Professeur retraité de philosophie (Collège de Rimouski), chercheur associé au LANCI, le Laboratoire d’analyse cognitive de l’information (UQAM)