« La vie et non l’être, tel est le motif initial de la pensée du jeune Heidegger », insiste Sophie-Jan Arrien dans son Précis. L’objectif de son livre a été en effet de remonter dans le parcours philosophique de Heidegger en deçà de la question de l’être, pour faire apparaître une interrogation qui est non seulement tout aussi fondamentale, mais aussi irréductible à celle-ci. Ainsi, malgré la synthèse que le titre du cours fribourgeois de 1923, Ontologie : Herméneutique de la facticité laisse trop facilement supposer comme allant de soi, l’auteure a montré, comme son Précis le souligne encore avec force, que « l’herméneutique phénoménologique de la vie facticielle » ne saurait se laisser réduire « à une proto-ontologie, même “fondamentale” ». Cette mise au point ouvre la possibilité de conférer aux premiers cours fribourgeois de Heidegger le statut d’un corpus autonome tout en jetant sur l’analytique existentiale un soupçon sans doute ancien, mais justifié autrement et nouvellement, à savoir celui d’une impossibilité foncière, sinon d’un refus de penser la vie. L’on peut en effet mettre en opposition et en tension ces deux affirmations que moins d’une décennie sépare : ce passage du cours de 1919-1920 sur les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, que Sophie-Jan Arrien met en avant dans son Précis : « Ontologie — le mot même révèle déjà que le problème décisif [de la philosophie] n’est pas aperçu : histoire et vie » (GA 58, p. 146), et la phrase célèbre d’Être et Temps selon laquelle « La vie est un mode d’être spécifique (eine eigene Seinsart), mais il n’est essentiellement accessible que dans le Dasein (nur zugänglich im Dasein) » (Sein und Zeit, p. 59). Cette dernière assertion contient malgré elle l’aveu d’une aporie : si la vie est un mode d’être spécifique, pourquoi ne serait-elle accessible que dans le Dasein ? Qu’est-ce qui barre ici l’accès direct à la vie ? Pourquoi l’approche philosophique de la vie devrait-elle prendre le chemin détourné de l’ontologie (fondamentale) et consister simplement en une interprétation privative de l’existence ? L’herméneutique de la vie facticielle du jeune Heidegger, dont L’inquiétude de la pensée restitue les ambitions et les enjeux, permet au contraire de découvrir une phénoménologie (in extremis ontologique) de la vie qui s’édifie par une description et une interprétation de manifestations de la vie auxquelles l’accès ne saurait être supposé médiat ou détourné. Ce qui ne veut pas dire qu’avec l’accessibilité directe des phénomènes de la vie, toute question méthodique devienne superflue : au contraire, pour Heidegger, comme le rappelle encore le Précis de l’auteure, « tout le défi de son herméneutique de la vie, à titre de science originaire, sera de ne pas immobiliser la vie facticielle (ou facticité) dans des concepts intemporellement valides et dans des contenus de sens idéaux pris comme normes du savoir. Elle devra au contraire maintenir vive la mutabilité ou mobilité (Bewegtheit) constitutive de la vie sans chercher à en apaiser l’inquiétude (Unruhe) native, qui n’est autre que l’inquiétude de la pensée elle-même — d’où le titre de l’ouvrage ». Dans cette caractérisation de l’entreprise du jeune Heidegger, deux points attirent notre attention : d’une part, le souci de la « mobilité constitutive de la vie » et la nécessité « préserver au sein même de ses concepts l’événement vécu du sens qui l’a vue naître » (nous reviendrons, dans ce qui suit, sur cette conjonction remarquable entre mobilité et événementialité dont Sophie-Jan Arrien nous invite à mesurer la portée) ; et d’autre part, l’identification de la mobilité de la vie à …
Commentaire sur L’inquiétude de la pensée[Record]
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Claudia Serban
Université Toulouse-Jean-Jaurès