Ouvrage considérable tant par l’ampleur et la force de ses thèses que par la diversité et la précision de ses analyses, Généalogie de la raison de Dominique Pradelle constitue le deuxième volet d’un travail qui se présente comme une réforme radicale, voire subversive, de la doctrine kantienne des facultés à partir de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne. Tout aussi ambitieux et imposant, le premier versant de ce projet fut publié en effet un an auparavant sous le titre Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal, facultés et historicité (Kant, Husserl, Cavaillès, Heidegger) (PUF, 2012). Ces deux ouvrages étant si intérieurement liés qu’ils peuvent être conçus comme deux tomes d’une même oeuvre, il faut, pour introduire le second, relever les enjeux et les conclusions du premier, que rappelle d’ailleurs patiemment l’« Avant-propos » de Généalogie de la raison (p. 9-41). L’enjeu général de Par-delà la révolution copernicienne était de déterminer les implications et les conséquences de la refonte de la logique kantienne par la logique transcendantale husserlienne. Dès lors que la phénoménologie se présente comme une pensée de la corrélation, pour laquelle ni l’objet ni le sujet n’ont de privilège strict dans la mise en forme de l’expérience (au sens kantien du terme), la révolution copernicienne qui a cours chez Kant trouve son terme avec Husserl : la subjectivité transcendantale ne peut plus désormais être comprise comme déterminant de façon unilatérale la possibilité de connaissance de tout objet. La révolution anticopernicienne, dont on peut situer l’acte de naissance chez Husserl, signifie que les divers modes de l’objet (objet logique, objet mathématique, objet perceptif, etc.), loin de se régler sur les structures du sujet transcendantal, prescrivent à celles-ci leur architectonique. Pour parvenir à cette thèse, qui est véritablement le tremplin de Généalogie de la raison, D. Pradelle montre que la critique, par Husserl, du criticisme kantien consiste à dénoncer et ensuite éliminer le résidu d’anthropologisme et de psychologisme qui perdure dans sa conception des facultés. Kant continue selon Husserl à comprendre les facultés et leur division en sensibilité, entendement, imagination et raison comme des faits inquestionnables, appartenant à la nature de l’homme. L’expérience des objets se règlerait en ce sens sur les structures invariantes d’un sujet fini, structures dont « l’espèce et le nombre » sont impossibles à déduire. Chez Kant, le rejet de tout dogmatisme laisse à son insu indemne une certaine métaphysique des pouvoirs du sujet connaissant humain, définis négativement par rapport à ceux de Dieu, qui dispose pour sa part d’un pouvoir in-fini, à savoir celui d’une intuition non pas réceptive mais créatrice (intuitus originarius). Si la phénoménologie husserlienne rend alors possible une critique plus radicale, plus « libre de présupposés » que la critique kantienne, c’est d’une part que le pouvoir de connaître « se réfère à l’architectonique eidétique du monde, c’est-à-dire à l’ensemble ordonné ou stratifié des essences d’objets qui le remplissent » (p. 32) et qui s’impose indifféremment à tout sujet possible (humain ou divin), et, d’autre part, que les facultés déterminées apparaissent non comme faits, mais comme étant le fruit d’une genèse qui se laisse décrire. C’est alors cet énoncé programmatique d’une généalogie des facultés qu’entend expliciter et développer Généalogie de la raison, en questionnant la relativité et en annonçant ultimement l’historicité des facultés ou potentialités (Vermögen) du sujet transcendantal, et cette fois moins sur le plan de l’analytique transcendantale que sur le plan de la dialectique transcendantale. L’ouvrage s’attaque donc aux problèmes suivants : « Comment penser l’articulation génétique des facultés ? » (p. 34), « Comment faut-il penser l’historicité …
Dominique Pradelle, Généalogie de la raison. Essai sur l’historicité du sujet transcendantal de Kant à Heidegger, Paris, Presses universitaires de France, collection « Épiméthée », 458 pages, 2013[Record]
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Jean-Sébastien Hardy
Laboratoire de philosophie continentale, Université Laval
jean-sebastien.hardy.1@ulaval.ca