Dans un style toujours aussi éloquent et rigoureux, le dernier ouvrage de Jean Grondin propose d’« esquisser quelques-unes des idées directrices d’une herméneutique métaphysique », de manière à montrer l’actualité du platonisme, c’est-à-dire de la métaphysique traditionnelle des Idées et du souverain Bien, dans l’horizon herméneutique de la philosophie contemporaine. En ce sens, nous interprétons le geste général de cette « herméneutique métaphysique » comme une tentative de synthétiser (i) les perspectives ouvertes par l’herméneutique post-heideggérienne — notamment chez Hans-Georg Gadamer et Paul Ricoeur — touchant la portée ontologique de la compréhension humaine, d’une part, ainsi que (ii) l’hypothèse inaugurale ou le « grand pari » de la métaphysique classique voulant qu’il faille reconnaître dans l’ordre intelligible du monde la manifestation d’un principe transcendant ou divin, d’autre part. Cet audacieux effort d’unification, soutenu par un argumentaire mûri et nuancé, doit permettre à la fois de réhabiliter et de renouveler le projet essentiel de la métaphysique : « Tout platonicien pressent, parie, que la réalité immédiatement visible, sensible, temporelle, n’est peut-être pas la seule. Son idée ou son herméneutique de fond est que le sensible laisse lui-même transparaître, par sa beauté (eidos), une réalité digne d’être appelée “méta-physique”. » Ainsi, le premier aspect de cette herméneutique métaphysique que nous aimerions souligner consiste en sa critique du nominalisme moderne au nom d’un certain réalisme herméneutique (ou de ce que notre auteur présenta ailleurs comme « la thèse de l’herméneutique sur l’être »), attribuable aussi bien à l’« herméneutique philosophique » de Gadamer qu’à la « phénoménologie herméneutique » de Ricoeur. Alors que le nominalisme ambiant stipule que « […] tout le monde du sens se résume à une production de la pensée qui projette ses concepts généraux sur le monde, lequel se compose de masses physiques individuelles, intrinsèquement dépourvue de sens », le réalisme herméneutique entend montrer que notre compréhension s’emploie d’abord et avant tout à expliciter le « sens des choses elles-mêmes ». Loin de se réduire à de simples « noms » (nomina) ou constructions sociolinguistiques, les « idées » renverraient plus fondamentalement à l’intelligibilité intrinsèque des phénomènes ou à la « dicibilité de principe » de l’expérience. De même, à l’encontre des herméneutiques antiréalistes ou post-modernes de Jacques Derrida, Michel Foucault, Richard Rorty ou Gianni Vattimo, qui rejettent plus ou moins nettement la distinction entre l’ordre de nos interprétations et celui de la réalité (« […] l’être se réduit aux interprétations que l’on en donne »), notre horizon langagier et historique nous ouvrirait un accès fini à l’être comme tel, soit au monde en tant que réalité unique et transcendante. Notre finitude nous confinerait à la « vérité-adéquation » entendue comme une visée (ad) transitive et toujours inachevée de l’équation (aequatio) ou de l’équité avec l’être-vrai, la pleine identité de la connaissance et de l’être étant ex hypothesi réservée à Dieu, mais l’intelligence humaine demeurerait la capacité de percevoir et penser l’intelligence des choses elles-mêmes. C’est dire que l’herméneutique devrait être comprise comme une phénoménologie — visant à « faire voir les phénomènes » dans leurs articulations autochtones — et la phénoménologie comme une herméneutique, ou encore que le tournant ontologique de l’herméneutique coïncide rigoureusement avec le tournant herméneutique de la phénoménologie. Cela dit, ce réalisme herméneutique mérite-t-il à lui seul le qualificatif de « métaphysique » ? Vraisemblablement, le terme conviendra si le concept de métaphysique est entendu de manière générale comme la tentative de « comprendre l’être à partir de ses raisons », ou comme « le projet d’une compréhension du monde, à vocation universelle, qui s’interroge …
Appendices
Bibliographie
- Comte-Sponville, André. L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, coll. « Le Livre de Poche », 2006.
- Comte-Sponville, André. Dieu et la science (avec F. Euvé et G. Lecointre), Paris, Presses de l’ENSTA, coll. « Les Tables rondes de l’ENSTA ParisTech », 2010.
- Gadamer, Hans-Georg. L’art de comprendre. Écrits II, Herméneutique et champ de l’expérience humaine. Paris, Éditions Aubier Montaigne, 1991.
- Grondin, Jean. Le tournant herméneutique de la phénoménologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philosophies », 2003.
- Grondin, Jean. Introduction à la métaphysique, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2004.
- Grondin, Jean. L’herméneutique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2006.
- Grondin, Jean. « La thèse de l’herméneutique sur l’être », Revue de métaphysique et de morale, vol. 4, n° 52, 2006, p. 469-481.
- Grondin, Jean. Du sens des choses. L’idée de la métaphysique, Paris, Presses universitaires de France, coll. de métaphysique Chaire Étienne Gilson, 2013.
- Kant, Emmanuel. Oeuvres philosophiques, tome I : Des premiers écrits à la Critique de la raison pure (1747-1787), Paris, Éditions Gallimard, La Pléiade, trad. 1980.
- Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Tel », 1945.
- Ricoeur, Paul. Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1986.
- Taylor, Charles. « A Philosopher’s Postcript : Engaging the Citadel of Secular Reason », dans P. J. Griffiths, & R. Hütter (dir.), Reason and the Reasons of Faith, Londres, T & T Clark International, 2005, p. 339-353.
- Taylor, Charles. Philosophical Arguments, Cambridge, Harvard University Press, 1995.
- Taylor, Charles. « Reply and Re-articulation », dans J. Tully (dir.), Philosophy in an Age of Pluralism : The Philosophy of Charles Taylor in Question, Cambridge University Press, 1994, p. 213-257.