Depuis quelques années, les «questions sexuelles» occupent en France et en Europe le devant de la scène politique. On entend surtout, en ces matières, la droite conservatrice, la «gauche morale» ou les néo-réactionnaires amenés par Michel Houellebecq. Dans ce contexte, La panique morale se distingue d’abord comme un livre d’intervention analytique dans le débat politique. Ruwen Ogien y met ses compétences subtiles de philosophe aguerri au service du libéralisme en général, et du libéralisme des moeurs en particulier. Ce faisant, il enrichit d’une position libertine des discussions publiques qui en comptent très peu — et prend à rebrousse-poil un consensus paternaliste solidement installé. Ogien s’appuie pour ce faire sur une «éthique minimale» faisant écho aux théories libérales développées dans le sillage de Rawls et qui revendiquent un principe de neutralité des raisons: la «justification publique de nos actions ou de nos institutions» (p. 55) doit exclure les raisons dépendantes d’une conception particulière du bien. La panique morale appartient donc à la tradition libérale de la justification publique. Mais Ogien propose une défense originale de ce principe: la neutralité n’est plus justifiée, comme dans la tradition post-rawlsienne, parce que toute conception du bien est nécessairement controversée, mais parce que les conceptions du bien n’ont aucune valeur morale. Voilà le déflationnisme éthique. Cette étude critique se propose d’ouvrir, avec l’éthique minimale d’Ogien, une querelle de famille, en posant cette question: «Le déflationnisme éthique est-il un bon argument en faveur du principe de neutralité?» Il ne s’agira donc pas d’éprouver la résistance des conclusions libérales de l’ouvrage, mais d’examiner si l’argument déflationniste — qu’on peut appeler, sur le modèle du «rasoir de Kant» ou de la «guillotine de Hume», le «cimeterre d’Ogien» — soutient adéquatement le principe de neutralité. Dans la section 1, je présenterai l’argument déflationniste. Dans la section 2, je soulignerai quelques faiblesses formelles de l’argument. Dans la section 3, je soutiendrai que la stratégie d’Ogien est moins économique que la stratégie post-rawlsienne classique. Dans la section 4, j’esquisserai enfin quelques raisons de préférer la variante «hobbésienne» à la variante «kantienne» de la stratégie classique. L’éthique minimale comprend trois principes, qu’Ogien trouve dans la littérature libérale contemporaine — chez Dworkin, Larmore et Nagel entre autres (p. 19): Ces principes composent une éthique minimale, parce qu’ils restent muets sur les questions «profondes» soulevées par les «éthiques anciennes», et que cette «pauvreté» est «volontaire» (p. 20, 48). Les éthiques anciennes étant des éthiques du bien, l’éthique minimale est indépendante des conceptions substantielles du bien personnel. Elle doit donc son nom à sa neutralité, et nous nous concentrerons ici sur la justification du premier principe. Ogien présente d’abord une défense courante, puis une défense inédite de la neutralité. La défense courante repose sur le «caractère controversé» des conceptions du bien. La thèse de base est la suivante: «sur la question de la vie bonne, une discussion libre, ou sans distorsions psychologiques ou sociales trop importantes, n’aboutira pas à un accord mais à un désaccord raisonnable» (p. 25). Ogien répertorie trois types de considérations classiques en faveur de cette thèse pluraliste. Des considérations sociologiques, évoquant notamment le Rawls de la Théorie de la justice: «Dans les sociétés modernes pluralistes, les conceptions de la vie bonne sont, de fait, divergentes» (p. 24). Des considérations physiques ou psychologiques, qui font écho aux arguments de Mill dans La liberté: «Ce qu’est une vie bonne dépend de la constitution naturelle de chacun, et cette dernière est variable» (p. 24). Des considérations conceptuelles, enfin, qui peuvent renvoyer au pluralisme axiologique d’Isaiah Berlin ou au «fait du pluralisme» du Rawls de Libéralisme politique: «Il existe …
Appendices
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