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CréationsRécits à croquer en famille

Baby Shower[Record]

  • Kaliane Ung

J’avais traîné ma carcasse fourbue dans une banlieue aux arbres taillés par des biches dociles, découpant une ligne d’horizon à l’orée de la forêt. La deuxième maison à gauche du terrain de tennis, avait rappelé Frances (ex-Françoise, américanisée jusqu’au surnom). Celle avec la balançoire. Je m’étais sagement empiffrée de petits légumes crus en évitant les mondanités d’usage. Un bébé au crâne dégarni avait été affublé d’un panama à plumes et valsait de bras en bras, amorphe et repu. Un autre rampait sur le parquet en pin et fixait les chaussettes à carreaux des jeunes pères d’un air concentré. Les adultes surveillaient la ronde de près, veillant à ce que les traînées de mon genre limitent leurs interactions avec leur progéniture. Je tentai de me rendre utile à défaut d’être agréable en faisant circuler les plats. Dans le jardin, le mari de Frances s’acharnait à allumer son barbecue dernier cri sous une pluie battante. Impossible de me souvenir de son nom (Tim ? Tom ? va pour Tim) car les Américains, jeunes ou moins jeunes, traitent leurs prénoms comme des barres de Kit Kat. Tant pis, on va faire les grillades dans la cuisine. La bouche fendue d’un radieux sourire, Frances alignait les cadeaux des invités sur la table de la salle à manger où trônait un imposant gâteau fleuri. Quel est l’intérêt d’une baby shower lorsque la créature est déjà venue au monde, à part peut-être le fait de consoler ses géniteurs de l’absence de place en crèche et de congé parental ? Je regrettais la vraie Françoise, avant qu’elle ne tronque son nom de baptême pour le rendre prononçable aux Américains, avant qu’elle ne troque ses ambitions artistiques pour un coupé cabriolet qui l’amène tout au fond du cul-de-sac, là où la vie s’organise autour des allées et venues du bus jaune poussin. L’ancienne Françoise subsistait en ersatz, disséminée dans les recoins de sa vaste demeure : une esquisse au fusain sur le piano du salon, un modèle vivant croqué lors d’un atelier de dessin pour femmes au foyer, une sculpture en bois flotté, une série inspirée par Soulages reléguée aux W.C. qu’elle appelait maintenant powder room, comme sur les descriptions immobilières. Comment Françoise s’était-elle résignée à la vie tranquille ? Si piètre à mes yeux, le conjoint aurait-il été capable d’un tel phagocytage si le couple s’était installé en France ? J’en doute. Mon second suspect était Hunter, le rejeton de Frances et de Tim, qui de son minuscule orifice baveux avait tari la source créative de sa mère, diplômée des Beaux-Arts, celle qui majorait régulièrement dans son cursus de philosophie supplémentaire qu’elle suivait pour le plaisir. Sur le canapé, entre deux verres de rosé, les invitées parlottent portage intuitif, allaitement, crevasses. Les maris désoeuvrés par la pluie (et les sujets de conversation) s’éclipsent dans le garage pour conseiller leur hôte sur le potentiel aménagement d’une salle de sport. Les amies au poil soyeux de Frances, Jill et Kamala, les seules femelles qui ne me foudroient pas du regard pour me reprocher l’absence d’un compagnon et la présence d’un implant contraceptif fraîchement inséré, se frottent à mes jambes nues. Les canidés que Frances appelait jovialement mes bébés quelques années auparavant évoluent à présent en second plan. Le cercle des invités se resserre pour l’ouverture des cadeaux. J’ai pris le parti de la non-originalité : le classique paquet de couches XXL et Sophie la girafe à mâchonner. Un jeu de questions-réponses s’organise, il faut être en couple pour participer. Voici l’occasion parfaite pour disparaître de la circulation, d’offrir de promener les chiennes en passant par …

Appendices