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Introduction

Le 1er juillet 2013, l’Assemblée nationale du Québec adoptait la Loi sur la reprise des travaux dans l’industrie de la construction[1] dans le but de mettre un terme à la grève ayant cours depuis le 17 juin précédent, de forcer le retour au travail des grévistes et de permettre l’exécution des travaux interrompus dans l’industrie en raison du conflit de travail. Du même coup, la loi imposait la prolongation, pendant un an, des conventions collectives s’appliquant aux travailleurs du secteur industriel et du secteur institutionnel et commercial de l’industrie de la construction, en leur accordant toutefois une majoration de deux pour cent de leurs taux de salaire. Bien que les lois de retour au travail constituent autant d’exceptions au régime législatif général encadrant les rapports collectifs de travail[2], leur adoption est devenue courante dans l’ensemble du Canada. À titre illustratif, de telles lois ont été adoptées à plus de trente reprises par le Parlement fédéral depuis les années 1950[3]. C’est sans compter les cas où la menace de l’adoption d’une loi spéciale a été brandie de façon à forcer les parties à arriver à un compromis dans leur processus de négociation, sans toutefois être mise à exécution[4]. Ce fut le cas en février 2015, lorsque le gouvernement fédéral a annoncé son intention de déposer un projet de loi pour forcer le retour au travail des employés du Canadien Pacifique (CP), et ce, moins de quarante-huit heures après le déclenchement d’une grève légale[5]. Le dépôt du projet de loi a été évité par une entente intervenue entre les parties à la négociation collective — le CP et la Conférence ferroviaire de Teamsters Canada (CFTC) — selon laquelle leur différend serait soumis à un arbitre[6]. Fait à souligner, le spectre d’une loi spéciale de retour au travail a dans ce cas été soulevé moins d’un mois après que la Cour suprême ait reconnu une protection constitutionnelle au droit de grève dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan[7].

La récurrence des lois de retour au travail force la remise en question de la place qu’elles occupent à l’heure actuelle dans l’encadrement juridique des rapports collectifs de travail. Les différents régimes législatifs applicables à ces rapports dans les provinces canadiennes et sur le plan fédéral sont inspirés du modèle américain prenant sa source dans le Wagner Act de 1935[8], qui privilégie la négociation collective comme mode de fixation des conditions de travail des salariés, promouvant ainsi l’autonomie collective des parties[9]. Les lois de retour au travail entrent donc en contradiction avec la philosophie propre à ces régimes puisqu’elles interrompent non seulement les grèves en cours, mais affectent également tout le processus de négociation des conventions collectives s’y rattachant. De surcroît, elles peuvent imposer aux parties en conflit les conditions de travail qui leur seront applicables. Comment interpréter la fréquence de ces lois? Quels sont les motifs invoqués au soutien de leur adoption? Les lois de retour au travail sont-elles indicatrices d’un besoin de rajustement des lois applicables aux rapports collectifs de travail? Dans une première partie, les lois de retour au travail seront analysées en fonction de l’encadrement législatif général des rapports collectifs de travail. Le portrait d’un échantillon de lois de retour au travail sera d’abord présenté et les enjeux institutionnels posés par ces lois seront ensuite discutés.

Au-delà de leur relation avec les régimes législatifs propres aux rapports collectifs de travail, les lois de retour au travail soulèvent d’importantes questions constitutionnelles. En effet, depuis l’arrêt BC Health Services rendu en 2007 par la Cour suprême du Canada[10], la liberté d’association protégée par l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne des droits et libertés[11] comprend un droit, à tout le moins procédural, à la négociation collective. Dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, la Cour suprême a élargi davantage la portée de l’alinéa 2(d) en accordant une certaine protection à l’exercice du droit de grève. Dans ce contexte, on peut valablement s’interroger sur la constitutionnalité des lois de retour au travail. Dans quelle mesure portent-elles atteinte à l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne? Dans quelles circonstances une atteinte à l’alinéa 2(d) par une loi de retour au travail pourrait-elle être considérée comme justifiable « dans une société libre et démocratique » selon l’article 1 de la Charte canadienne? Nous étudierons ces questions en fonction de la jurisprudence actuelle sur le sujet.

Au préalable, il nous paraît nécessaire d’analyser les lois de retour au travail au regard des obligations assumées par le Canada en matière de droit international du travail, particulièrement en fonction des obligations qu’il a contractées à titre d’État membre de l’Organisation internationale du travail (OIT). Au cours des dernières décennies, le Comité de la liberté syndicale (CLS) de l’OIT a émis de nombreuses recommandations à l’égard du Canada qui portaient soit sur la législation fédérale, soit sur des lois provinciales, soulignant des manquements au respect de la liberté syndicale et demandant des modifications aux actes législatifs visés[12]. Comme la Cour suprême s’est appuyée sur les conclusions du CLS dans certaines de ses décisions sur la portée de l’alinéa 2(d), il importe de bien comprendre les principes dégagés par le CLS en ce qui a trait aux lois de retour au travail. La deuxième partie de l’article sera donc consacrée à l’analyse des lois de retour au travail à l’aune des droits fondamentaux des travailleurs, à la fois sur le plan international et national.

I. Les lois spéciales de retour au travail et l’encadrement législatif général des rapports collectifs de travail

L’expression « loi spéciale de retour au travail » désigne une forme d’intervention législative particulière en matière de relations collectives de travail. Aux fins de cette étude, sont englobés sous ces termes les actes législatifs ayant mis fin à un arrêt de travail en cours et obligé le retour au travail des grévistes, ainsi que ceux ayant empêché le déclenchement d’un arrêt de travail imminent et forcé le maintien de la prestation de travail, dans les deux cas sous peine de sanctions. Ces lois visent le plus souvent des salariés représentés par un syndicat accrédité, mais elles ciblent également, dans certains cas, des associations regroupant des catégories de travailleurs ou de professionnels qui ne correspondent pas, pour ce qui est du Québec, à la définition de salarié donnée par le Code du travail (« Ct »)[13]. Il s’agit de régulations exceptionnelles en ce qu’elles dérogent au régime général des relations de travail : le législateur intervient de façon réactive et ponctuelle afin de suspendre l’application des règles législatives encadrant la négociation collective dans le cas d’un conflit de travail spécifique. Tout comme Delorme et Nadeau, nous n’incluons pas dans la catégorie des lois spéciales de retour au travail 

[...] les lois ayant pour effet de modifier les règles du jeu du système général des relations professionnelles en vigueur dans les services publics et les secteurs public et parapublic [...] parce qu’on peut les considérer comme partie intégrante du processus d’ajustement de la régulation des rapports entre l’État et les parties négociantes[14].

Il s’agit donc de régulations « courante[s] ou de système » et non de régulations « exceptionnelle[s] »[15]. Les lois restreignant de façon générale et durable la portée du droit de grève dans les secteurs public et parapublic, notamment celles portant sur la prestation de services essentiels, ne sont donc pas visées.

Les lois spéciales de retour au travail ne sont pas un phénomène nouveau. Leur adoption est devenue de plus en plus courante à partir des années 1950. Elles ont donc fait l’objet d’un certain nombre d’études par des chercheurs en droit du travail et en relations industrielles[16]. Ces travaux offrent notamment une description du contenu des lois de retour au travail, critiquent leur utilisation et proposent certains éléments de solutions pour éviter l’intervention législative de l’État dans les conflits de travail[17]. L’étude la plus récente pour ce qui en est de la législation québécoise est celle de Delorme et Nadeau, qui donne un aperçu des lois de retour au travail adoptées entre 1964 et 2001. Il s’agit d’une étude riche en informations qui détaille sous forme de tableaux le contenu sommaire de chacune des lois. Sur un plan plus général, on retrouve un index des lois de retour au travail adoptées depuis 1982 dans l’ensemble du Canada sur le site Internet de l’organisation non gouvernementale Canadian Foundation for Labour Rights[18]. Si certains enjeux institutionnels découlant des lois de retour au travail sont abordés dans les études sur le sujet, les enjeux constitutionnels qu’elles soulèvent y prennent peu de place, puisqu’elles ont pour la plupart été rédigées avant les revirements jurisprudentiels de la Cour suprême concernant la liberté d’association dans B.C. Health Services en 2007 et dans Saskatchewan Federation of Labour en 2015.

Nous présenterons dans la section suivante un portrait des lois de retour au travail adoptées au niveau fédéral et dans deux provinces canadiennes — le Québec et l’Ontario — au cours des vingt-cinq dernières années (1990–2015)[19]. Il s’agit des trois juridictions ayant eu le plus fréquemment recours à ce type de lois dans l’ensemble du pays, d’où la pertinence de cet échantillon. L’étude comparative des interventions législatives visant à mettre fin à des conflits de travail nous permettra de déterminer dans quelle mesure le Québec se démarque en cette matière. Par ailleurs, la période choisie nous paraît suffisamment longue pour identifier certaines tendances et analyser les problématiques soulevées par le phénomène. Nos propres observations seront complétées au besoin par la littérature existante sur le sujet. Après avoir présenté les lois de retour au travail dans une première section, nous ferons quelques remarques sur les enjeux institutionnels qu’elles soulèvent dans une deuxième section.

A. Portrait des lois de retour au travail

Au cours des dernières décennies, la plupart des juridictions canadiennes ont eu recours, à des degrés divers, à des lois de retour au travail pour éviter le déclenchement ou mettre fin à une grève[20]. Durant la période de vingt-cinq ans retenue pour cette analyse, onze lois de ce type ont été adoptées au Québec, douze en Ontario et treize au niveau fédéral. Si l’on étend davantage la période considérée à l’aide des données tirées d’autres études, on en dénombre trente-neuf au Québec depuis l’entrée en vigueur du Ct en 1964[21], alors que depuis 1950, on en compte trente-cinq au niveau fédéral[22] et trente-et-une en Ontario[23]. Le Québec apparaît donc comme le chef de file du recours à ces lois exceptionnelles, mais avec seulement une mince avance, et la fréquence de leur adoption dans la province semble avoir légèrement diminué depuis 1990[24]. Plusieurs facteurs peuvent être soulevés pour tenter d’expliquer les variations constatées entre les juridictions canadiennes quant à leur propension à intervenir par le biais de lois spéciales pour interrompre ou empêcher un conflit de travail. Ponak et Thompson suggèrent que le Québec aurait une tradition plus interventionniste que les autres provinces quant à l’organisation des relations de travail[25]. Delorme et Nadeau soulignent pour leur part, et fort à propos, que l’usage de ces lois ne peut être compris qu’en relation avec l’ensemble de l’encadrement législatif de la négociation collective spécifique à chaque province, particulièrement pour ce qui est des règles touchant les secteurs public et parapublic[26]. Par exemple, les catégories d’employés du secteur public qui ne bénéficient pas du droit de grève en fonction du régime général sont plus importantes en Ontario qu’au Québec[27]. Le niveau auquel se déroulent les négociations collectives — local, sectoriel ou national — peut également jouer un rôle sur la décision de recourir à une loi spéciale de retour au travail lors d’une impasse.

Si la fréquence d’adoption des lois de retour au travail dans les trois juridictions étudiées est relativement stable, la rapidité des interventions visant à mettre fin à une grève est devenue frappante au niveau du Parlement fédéral. Tel que mentionné précédemment, la possibilité de l’adoption d’une loi de retour au travail pour régler un conflit de travail dans certains secteurs névralgiques a parfois été soulevée par le gouvernement avant même le déclenchement de la grève ou seulement quelques jours, même quelques heures après celui-ci[28]. Dans l’ensemble, la durée de l’arrêt de travail auquel la loi spéciale met un terme ainsi que la durée de la période de négociation l’ayant précédé varient grandement d’un cas à l’autre. La grève peut avoir été anticipée[29], comme elle peut avoir duré des jours[30], des semaines[31], voire des mois[32]. Dans la plupart des cas répertoriés à l’Apendice, l’arrêt de travail était légal[33]. Si nous n’avons pas été en mesure d’identifier les points en litige entre les parties et les enjeux sous-jacents des négociations collectives visées par les lois de retour au travail dans toutes les situations, nous avons déterminé les secteurs d’activités en cause, les motifs invoqués au soutien de l’adoption des lois d’exception et nous avons analysé leur contenu. Le portrait fait ressortir les traits les plus saillants des lois de retour au travail énumérées à l’Appendice. Ce tableau demeure général puisqu’il était impossible, dans le cadre de cet article, de présenter une analyse particulière et détaillée de chacune des lois repérées.

1. Les secteurs d’activités visés

Les lois spéciales de retour au travail interviennent principalement dans des conflits où l’État joue un rôle en tant qu’employeur ou fournisseur d’un service offert à la population. Ce sont donc les secteurs d’activités dits public et parapublic qui sont de prime abord visés. Ainsi, au Québec, dans les vingt-cinq dernières années, le législateur est notamment intervenu pour faire cesser des conflits de travail touchant les services pharmaceutiques, les services médicaux d’urgence, les médecins spécialistes, le secteur public au sens large (santé, éducation, administration publique), les services juridiques assurés par l’État, les services de transport en commun de la ville de Québec et la fourniture d’hydroélectricité. En Ontario, durant la même période, c’est essentiellement le secteur de l’éducation qui a été visé par ce type de mesure, et ce, à dix reprises si l’on tient compte de l’intervention dans l’enseignement supérieur pour faire cesser un conflit de travail à l’Université York. Des lois de retour au travail ont également été adoptées pour mettre un terme à des grèves touchant l’administration municipale et la Commission des transports de Toronto. Les interventions sur le plan fédéral dans les vingt-cinq dernières années se démarquent en ce qu’elles n’ont touché les secteurs public et parapublic qu’à quatre reprises sur un total de douze, visant deux fois la Société canadienne des postes et deux fois les services gouvernementaux. Des lois de retour au travail ont également été adoptées pour mettre fin à des conflits de travail dans des secteurs économiques qu’on pourrait qualifier de « névralgiques ». Ainsi, au cours de la période de référence, de telles interventions législatives survinrent, au Québec, à deux occasions pour faire cesser une grève dans l’industrie de la construction et une autre fois pour assurer la reprise de certains services de transport de marchandises dans le port de Montréal. Le Parlement fédéral est pour sa part intervenu, au cours de la même période, dans le secteur des services aériens, des services ferroviaires, des opérations portuaires et de la manutention de grains.

Le premier constat que l’on peut dégager de cette énumération tirée de l’Appendice est que les interventions législatives vont bien au-delà du domaine des services essentiels tels qu’étroitement définis dans la législation québécoise[34] et dans les décisions du CLS[35]. Dans plusieurs cas, les situations en cause sont loin de mettre en danger la santé ou la sécurité des personnes. Par ailleurs, c’est surtout au niveau fédéral que des lois de retour au travail touchent des négociations collectives n’impliquant ni l’État ni une entreprise publique. Dans certains domaines comme les services aériens, postaux ou ferroviaires, les lois de retour au travail semblent devenues une composante habituelle du système de relations collectives de travail tellement leur usage est fréquent[36]. Cette situation est pernicieuse, car non seulement elle enlève de facto le droit de grève à certaines catégories de salariés, mais elle peut également mener à transformer ce qui devrait être une situation exceptionnelle en solution permanente. C’est le cas des salariés de la Commission des transports de Toronto à qui on a retiré le droit de grève de façon durable[37], à la demande du Conseil de ville, vu le déroulement traditionnellement difficile des négociations collectives et vu le fait que cinq lois de retour au travail avaient été adoptées entre 1974 et 2008[38]. Tel que soulevé par certains députés de l’opposition, on en vient à transformer en « services essentiels » des activités qui ne devraient pas l’être au sens strict du terme[39].

2. Motifs invoqués au soutien de l’adoption de la loi

Les motifs invoqués par le gouvernement en place pour justifier la prise de la mesure exceptionnelle que constitue l’adoption d’une loi spéciale vont différer d’une fois à l’autre, compte tenu de la diversité des contextes entourant les conflits de travail dans lesquels elles interviennent. L’impasse dans les négociations en cours et la conviction d’avoir épuisé tous les moyens mis en place par le régime de rapports collectifs de travail pour en arriver à une entente satisfaisant les deux parties sont souvent mentionnées lors des débats parlementaires. Notons que le délai écoulé entre le début des négociations et la constatation d’un blocage peut varier grandement[40]. Ce qui ressort dans ces situations où l’on invoque une impasse, c’est l’expression par le gouvernement qui dépose le projet de loi du sentiment qu’il est impossible d’en arriver à une entente entre les parties et que l’intervention législative s’avère nécessaire.

La protection de la santé publique est un motif invoqué dans les cas où la loi spéciale de retour au travail touche des professionnels du secteur de la santé, comme les médecins spécialistes, ceux assurant les services d’urgence dans les hôpitaux ou encore les pharmaciens. Ce qui est alors souligné, c’est le caractère critique du domaine d’activité visé, le possible impact négatif d’une rupture de service sur la sécurité des gens et le fait qu’il s’agit d’un domaine que l’on peut à juste titre qualifier de « service essentiel » au sens strict. Certains évènements peuvent d’ailleurs renforcer cette perception de la nécessité d’une intervention afin de protéger les citoyens. À titre d’exemple, l’adoption au Québec de la Loi visant la prestation continue de services médicaux d’urgence[41] avait été précédée d’un incident hautement médiatisé dans lequel une personne était décédée d’un arrêt cardiaque dans une ambulance, car l’urgence de l’hôpital était fermée et l’individu avait dû être transporté dans un autre centre hospitalier[42]. L’impact d’un conflit de travail sur la santé des gens — d’un point de vue sanitaire — a également été soulevé afin de motiver l’adoption d’une loi de retour au travail visant les employés de la ville de Toronto[43]. L’accumulation de déchets sur les trottoirs de la ville en plein été était en voie de devenir un risque pour la santé publique. Soulignons toutefois que la loi enjoignait à l’ensemble des employés de la ville de reprendre le travail, plutôt que de cibler de façon plus restreinte ceux dont les services étaient nécessaires pour éviter le risque précédemment mentionné.

Les inconvénients et les coûts de la grève pour les prestataires de services publics sont également des motifs fréquemment énoncés pour expliquer le besoin d’une loi spéciale. Ainsi, si l’on prend l’exemple des nombreuses lois de retour au travail ontariennes visant le secteur de l’enseignement, l’importance de l’éducation des enfants, le nombre de jours d’école perdus et d’enfants touchés, l’impact de l’arrêt de travail sur l’année scolaire en cours et les coûts additionnels pour les étudiants dans le cas du milieu universitaire sont autant de justifications offertes au soutien de leur adoption. Dans le cas du secteur du transport en commun, c’est la dépendance de la population envers ce service, l’absence d’alternatives peu coûteuses, la congestion routière accrue, voire les impacts environnementaux et les effets possibles sur les services d’urgence médicale qui sont invoqués pour justifier l’adoption d’une loi spéciale[44]. L’incapacité de traiter les demandes des citoyens et le retard dans le suivi des dossiers sont aussi des éléments de perturbation des services publics considérés dans l’adoption des lois spéciales de retour au travail. Le rôle fondamental de certains services dans l’administration de l’État, comme les services juridiques, constitue un motif additionnel d’intervention[45].

Enfin, l’impact du conflit de travail sur l’économie en raison de l’importance névralgique du secteur d’activité visé est fréquemment soulevé dans les cas où l’on a affaire à un différend dans lequel l’État n’est pas directement employeur ou fournisseur de services. Dans le cas de la Loi sur la reprise des travaux dans l’industrie de la construction[46], le nombre d’emplois directs visés par le conflit de travail, l’importance du secteur sur le produit intérieur brut québécois, la valeur des investissements réalisés par l’industrie ainsi que le caractère cyclique et saisonnier de certains travaux qui ne peuvent être effectués qu’en été ont été mentionnés lors des débats précédant l’adoption de la loi comme justifications pour recourir à une telle mesure exceptionnelle[47]. Dans le cas des lois de retour au travail adoptées au niveau fédéral depuis 2007, on a notamment invoqué le besoin de protéger l’économie canadienne en raison de la précarité du contexte politique et financier mondial et la nécessité de l’intervention législative pour favoriser la reprise économique au pays. Tout comme dans le cas de l’industrie de la construction, le caractère central des secteurs alors touchés (services aériens, services ferroviaires et services postaux) a été souligné. Lors des débats législatifs précédant l’adoption en 2011 de la Loi sur le rétablissement de la livraison du courrier aux Canadiens, on a longuement insisté sur la nécessité de prendre en considération les intérêts de l’ensemble des Canadiens, en invoquant notamment le fait qu’ils étaient une « troisième partie » à la négociation collective[48]. Ainsi, dans l’ensemble, les motifs invoqués font appel à la nécessité pour le gouvernement d’assurer la protection de l’intérêt public au regard des conséquences néfastes éventuelles ou avérées d’une grève appréhendée ou en cours pour l’ensemble de la population.

3. Contenu de la loi

Malgré la diversité des contextes donnant lieu à l’adoption d’une loi spéciale de retour au travail, les trois juridictions à l’étude semblent avoir développé au fil du temps leur propre « modèle » de loi spéciale. Les lois contiennent d’abord des dispositions générales permettant de déterminer le champ d’application de la loi[49] ou de définir certains termes comme « salarié », « établissement », « syndicat » ou « agent négociateur », « partie », « ministre », et ainsi de suite[50]. Au-delà de ces éléments préliminaires, leur contenu s’articule autour de trois éléments clés : (1) le maintien ou la reprise des services; (2) le mode de règlement du différend entre les parties et; (3) les infractions et les peines en cas de contravention à la loi[51]. Les dispositions fixant les modalités du retour au travail en lui-même visent à la fois les salariés en arrêt de travail ou sur le point de le devenir, les associations de salariés ou de professionnels ainsi que l’employeur ou les employeurs impliqués dans le conflit. Sur ce point, les lois fédérales, québécoises et ontariennes sont très similaires. En premier lieu, elles ordonnent aux employés de se présenter au travail et de remplir les tâches reliées à leurs fonctions. Au Québec, les lois précisent parfois que ces devoirs devront être accomplis par les personnes visées « sans arrêt, ralentissement, diminution ou altération de [leurs] activités normales »[52].

De façon corollaire, obligation est faite à l’employeur (entreprise ou organisme) en cause de reprendre la prestation des services. Les lois de retour au travail fédérales récentes comprennent une interdiction pour l’employeur de congédier un salarié pour le motif qu’il a participé à une grève avant l’entrée en vigueur de la loi[53]. Elles précisent également que l’employeur ne doit pas empêcher un salarié de reprendre ses fonctions[54]. Pour ce qui est des syndicats ou associations professionnelles ou de salariés impliqués dans le conflit de travail, les lois de retour au travail fédérales leur imposent généralement l’obligation d’informer leurs membres de la fin de la grève et de leur obligation de reprendre le travail, de prendre les mesures raisonnables pour s’assurer que les salariés se conforment à la loi et de ne pas les inciter à contrevenir aux obligations qui découlent de cette dernière[55]. Au Québec, de façon fort similaire, ces lois vont ordonner à l’association représentative de « prendre les moyens appropriés pour amener les salariés qu’elle représente à se conformer [...] et à ne pas contrevenir »[56] à la loi. En Ontario, on prévoit plus sommairement que l’agent négociateur doit mettre fin à toute grève en cours au moment de l’adoption de la loi et qu’il ne peut déclencher une grève, autoriser des employés à le faire, ou encore menacer de le faire[57]. Que ce soit en Ontario, au Québec ou sur le plan fédéral, toutes les parties concernées par les lois spéciales de retour au travail sont visées par une interdiction de recourir à la grève ou au lock-out pour un temps déterminé[58].

Les lois de retour au travail imposent en deuxième lieu le ou les modes de règlement du différend qui oppose les parties à la négociation collective. L’intervention du législateur à ce propos peut être plus ou moins intrusive et prendre plusieurs formes : retourner les parties à la table des négociations; imposer un mécanisme de résolution des impasses; annuler le processus de négociation collective et déterminer les conditions de travail applicables. C’est sur ce point que la législation des trois juridictions étudiées diffère le plus.

En Ontario, on semble vouloir privilégier, du moins dans la mesure du possible, le maintien d’une certaine autonomie collective pour les parties par la nomination d’un médiateur-arbitre. Sous réserve de certaines exceptions, ce dernier est nommé de préférence par les parties et à défaut par le ministre responsable de l’application de la loi spéciale[59]. Cette nomination se fait généralement dans les jours qui suivent l’adoption de cette dernière[60]. On laisse ainsi une toute dernière chance aux parties de s’entendre entre elles avant l’intervention d’un tiers[61]. À titre d’exemple, on prévoit dans la Loi visant à régler les conflits de travail à la cité de Toronto que « le médiateur-arbitre a compétence exclusive pour trancher toutes les questions qu’il estime nécessaires en vue de la conclusion d’une nouvelle convention collective »[62]. Comme il s’agit ici d’un médiateur-arbitre, on lui attribue généralement la double charge d’assister les parties dans le règlement de leur litige et de trancher les questions non résolues en cas de désaccord persistant[63]. On laisse également aux parties la possibilité de s’entendre sur les points en litige après la nomination du médiateur-arbitre, mais avant que celui-ci ne rende sa sentence. Cette dernière tient alors lieu de convention collective entre les parties. Dans certains cas, la loi précise un nombre de facteurs devant être pris en considération par l’arbitre dans la détermination de la sentence, par exemple la situation financière de l’employeur et la situation économique générale dans la province[64]. Les conditions de travail applicables entre l’adoption de la loi spéciale et la sentence arbitrale sont généralement celles prévues dans la convention collective échue[65]. Le délai accordé au médiateur-arbitre pour compléter le processus de médiation-arbitrage et rendre sa sentence se situe généralement entre soixante et quatre-vingt-dix jours[66].

Les lois de retour au travail adoptées par le Parlement fédéral privilégient habituellement l’une des deux voies suivantes pour le règlement du différend entre les parties : la nomination — le plus fréquemment par le ministre responsable de l’application de la loi, et plus rarement par les parties — d’un médiateur-arbitre ou la nomination d’un arbitre des offres finales. Dans le premier cas, le processus de médiation-arbitrage est similaire à celui que l’on retrouve dans les lois ontariennes[67]. Dans le cas où l’arbitrage des offres finales est imposé, les parties doivent, de part et d’autre, soumettre à l’arbitre une liste des points qui font déjà l’objet d’une entente entre elles, une autre liste pour les questions non réglées et leur offre finale de règlement de ces questions[68]. L’arbitre doit choisir l’une des deux offres pour régler les points faisant toujours l’objet d’un différend[69]. Des critères à respecter dans la détermination de ce choix peuvent être précisés par la loi[70]. Tout comme dans le cas de la médiation-arbitrage, les parties sont libres de conclure une nouvelle convention collective avant que l’arbitre ne rende sa sentence[71]. La décision de l’arbitre tiendra lieu de nouvelle convention collective[72]. Les lois fédérales de retour au travail interdisent généralement aux parties de contester la nomination de l’arbitre ou la décision de celui-ci[73]. Dans quelques cas plus rares, des lois de retour au travail fédérales ont imposé certaines conditions de travail ou ont donné au gouvernement le pouvoir de fixer le contenu des conventions collectives. Ainsi, la Loi de 1999 sur les services gouvernementaux octroyait au gouverneur en conseil, sur recommandation du Conseil du Trésor, le pouvoir de fixer par convention collective les conditions de travail des fonctionnaires visés par la loi[74]. Pour sa part, la Loi sur le rétablissement de la livraison du courrier aux Canadiens[75], adoptée en 2011, malgré qu’elle prévoyait un mécanisme d’arbitrage des offres finales, imposait les majorations salariales dont bénéficieraient les salariés visés par la loi pour une période de quatre ans[76].

Au Québec, l’imposition des conditions de travail par l’État semble être devenue le modèle privilégié de règlement des différends lors de l’adoption de lois de retour au travail (ou de maintien des services). Parmi les lois énumérées à l’Appendice, seule la Loi assurant la reprise des services habituels de transport en commun sur le territoire de la Société de transport de la Communauté urbaine de Québec[77], adoptée en 2000, prévoyait une procédure de médiation à être suivie au besoin par un arbitrage des offres finales pour résoudre le conflit de travail[78]. La Loi ordonnant la reprise de certains services de transport routier de marchandises[79] ne prévoyait pour sa part aucun mode de règlement des différends puisqu’elle visait à mettre fin à une grève illégale déclenchée par des conducteurs de véhicules lourds afin de protester contre la lenteur du processus d’accréditation initié par les associations syndicales les représentant. Toutes les autres lois mentionnées fixent les conditions de travail ou d’exercice des salariés et professionnels visés, selon des modalités qui diffèrent en fonction des situations de travail et des circonstances particulières de chaque cas. Si l’on prend une période de référence plus longue remontant à l’adoption du Ct en 1964, comme le font Delorme et Nadeau, on constate que cette propension à intervenir pour fixer les conditions de travail semble s’être accentuée depuis le début des années 1990. Ainsi, ces auteurs mentionnaient, quant aux lois de retour au travail : « La plupart du temps, ces lois fixent le mode de résolution du différend et plus rarement, les conditions de travail applicables lors de la reprise normale des activités »[80]. Cela n’est plus le cas à l’heure actuelle.

Au chapitre des infractions et des peines, le troisième élément clé des lois de retour au travail, on retrouve dans l’ensemble des actes législatifs étudiés relativement aux trois juridictions l’imposition d’amendes en cas de contravention à la loi[81]. Ces amendes peuvent être imposées à la fois aux personnes physiques et morales et visent donc tant les individus touchés par la loi — salariés, professionnels, dirigeants syndicaux et représentants de l’employeur — que les syndicats ou l’employeur. Généralement, les lois québécoises et ontariennes prévoient également la responsabilité civile des associations de salariés — et dans certains cas des associations d’employeurs — pour les dommages causés à l’occasion d’une contravention à la loi[82]. Dans les lois de retour au travail québécoises, l’éventail des sanctions en cas de manquement aux obligations imposées de façon législative va cependant bien au-delà des amendes et de la responsabilité civile : arrêt de retenue des cotisations syndicales[83]; diminution de rémunération[84]; révocation d’une licence d’entrepreneur[85]; impossibilité d’exercer des fonctions syndicales pour un certain temps ou d’être élu dirigeant d’une association d’employeurs[86]. Le caractère répressif et dissuasif des peines est notable quand on compare ces lois québécoises à leurs contreparties en Ontario et sur le plan fédéral.

Le portait des lois spéciales de retour au travail tracé dans cette section révèle un phénomène important, récurrent et hétérogène qui met en cause les fondements mêmes de la négociation collective telle qu’elle est pratiquée au Canada depuis le milieu du vingtième siècle. Il soulève plusieurs enjeux dont la prochaine section présentera les plus significatifs.

B. Les enjeux institutionnels des lois spéciales de retour au travail

La grève et le lock-out représentent des éléments essentiels du système de négociation collective qui prévaut partout au Canada[87]. C’est par la possibilité et la menace d’y recourir que se construit le rapport de force entre les parties à la négociation et que surviennent les concessions respectives nécessaires à la conclusion d’une convention collective. Ce phénomène s’avère toutefois fortement règlementé par les lois du travail, de sorte que ses manifestations ne mettent généralement pas en cause le fonctionnement efficace de l’économie ou, plus largement, l’intérêt public. Ainsi, partout au Canada, le recours à la grève ou au lock-out n’est légalement possible que pendant la phase de la négociation collective, lorsqu’il s’agit de définir le contenu de la prochaine convention collective[88]. Le recours à ces mesures est interdit pendant toute la durée de la convention collective, sauf si celle-ci contient une clause expresse permettant la réouverture de certaines de ses dispositions au cours de son application. De plus, seul un syndicat accrédité peut légalement déclencher une grève.

Par ailleurs, le système de négociation collective qu’envisagent les lois du travail au Canada s’est avant tout implanté dans le secteur privé de l’économie, là où la libre concurrence prévaut. Il est de plus fortement décentralisé, l’unité de négociation ne s’étendant généralement pas au-delà des limites de l’entreprise de l’employeur. Dans un tel contexte, la réalité économique des parties dresse des balises qui permettent au système de s’autoréguler. L’employeur touché par la grève voit le fonctionnement et la production de son entreprise perturbés. Il risque dès lors de perdre ses clients au profit de la concurrence, et la rentabilité de l’entreprise peut s’en trouver rapidement affectée. Le syndicat, de son côté, doit éviter que la grève qu’il a déclenchée ne franchisse un seuil au-delà duquel la rentabilité et la survie de l’entreprise seraient menacées. Les mêmes facteurs économiques permettront, à l’occasion, à l’employeur de mieux résister aux pressions de la grève, sinon de prendre l’initiative en imposant un lock-out si, par exemple, son inventaire est important ou si le marché du travail lui permet de remplacer facilement les salariés grévistes[89]. Ces derniers sont aussi fortement touchés par la grève ou le lock-out puisqu’ils sont privés de leurs salaires et, avec le temps, gagnés par l’inquiétude que la grève à laquelle ils participent ne compromette la pérennité de leur emploi. Dans ce contexte, chaque partie réalise généralement rapidement qu’il est moins coûteux de s’entendre, quitte à faire des compromis qui la rapprochent de la position de l’autre partie.

C’est lorsque ce système de négociation collective est appliqué à l’extérieur du cadre classique pour lequel il a été conçu qu’il peut conduire à des déséquilibres qui affectent son fonctionnement. Sa capacité d’autorégulation en est altérée, et le risque d’intervention externe, notamment sous la forme d’une loi de retour au travail, s’en trouve augmenté. C’est ce qu’illustre l’examen des situations dans lesquelles les lois de retour au travail considérées plus haut ont été adoptées.

Le gouvernement a eu recours à celles-ci dans trois contextes qui, s’ils diffèrent les uns des autres, s’avèrent tous atypiques relativement au cadre classique envisagé par les lois canadiennes du travail. Le premier contexte regroupe les négociations qui surviennent au niveau provincial, essentiellement au Québec, mais aussi en Ontario, entre le gouvernement et des groupes de salariés appartenant aux secteurs public ou parapublic. Les négociations relatives aux travailleurs des secteurs de la santé ou de l’éducation en sont des exemples typiques. Il s’agit généralement de négociations très centralisées dans lesquelles le gouvernement, ou un organisme intermédiaire comme une commission scolaire, représente l’interlocuteur patronal. Toute impasse survenant à la table de négociation dans un tel contexte, comme la grève qui peut en découler, ne correspond pas aux caractéristiques du cadre classique. L’employeur, qui ultimement est le gouvernement lui-même, n’opère pas d’une façon qui s’inscrit dans une perspective de rentabilité économique. Ces décisions relèvent essentiellement de considérations politiques. De plus, les services affectés par la grève constituent généralement un monopole étatique, et les justiciables ne disposent d’aucune réelle alternative. Rapidement, l’interruption de ces services, même s’ils ne sont pas tous essentiels au sens strict du terme, affectera significativement le public, ce qui incitera le gouvernement à recourir à la loi pour mettre fin au conflit[90].

Le deuxième contexte dans lequel sont intervenues plusieurs des lois spéciales de retour au travail considérées présente de nombreuses similarités avec celui décrit au paragraphe précédent. Il en diffère toutefois sur un point essentiel : les négociations ne se déroulent pas en fonction des prescriptions du Ct. Il s’agit plutôt de secteurs d’activités qui, bien qu’impliquant le gouvernement à titre d’employeur, échappent au Ct. C’est le cas notamment des services pharmaceutiques et des médecins spécialistes au Québec. La grève qui survient, en plus d’être dirigée contre le gouvernement à titre d’employeur et de priver la population de services qui peuvent rapidement s’avérer essentiels, peut être illégale en soi. La pression politique devient d’autant plus forte pour que le gouvernement intervienne, notamment en proposant l’adoption d’une loi de retour au travail.

Le troisième contexte diffère sensiblement des deux premiers. Il s’observe surtout dans les grands secteurs d’activités d’envergure nationale qui, au Canada, relèvent de la compétence fédérale. On pense ici au transport interprovincial ou international, qu’il soit ferroviaire, maritime ou aérien, à la manutention de grains ou encore au service postal. L’employeur, dans ces cas, relève davantage du secteur privé que du gouvernement. La négociation s’y déroule aussi habituellement sous l’égide de la loi générale applicable aux relations du travail ou d’une loi similaire. Ce qui particularise ce contexte, c’est l’importance que l’activité ou le service affecté par la grève revêt pour l’économie nationale ou même pour l’intérêt public en général. Souvent, d’ailleurs, ces services relèvent d’un monopole ou d’un oligopole. Leur interruption, surtout si elle perdure, cause un tel traumatisme dans la société que le gouvernement est rapidement interpelé pour en assurer la reprise. L’intervention gouvernementale répond alors essentiellement à des préoccupations de nature politique.

Les caractéristiques des travailleurs impliqués représentent un autre point commun à tous ces contextes, dans lesquels surviennent davantage les lois spéciales de retour au travail, et contribuent aussi à rendre ces contextes atypiques. Ces travailleurs manifestent souvent un niveau élevé de militantisme et de solidarité qui s’explique généralement par la nature particulière du métier ou de l’activité professionnelle qu’ils exercent. Il peut en être ainsi en raison de la rigueur ou des difficultés propres à la formation professionnelle requise pour accéder au métier ou à la profession en question, à cause des difficultés découlant des conditions de travail propres à ces activités professionnelles ou simplement à cause de la valeur ou de l’importance que la population accorde à celles-ci. On pense ici à plusieurs professionnels du secteur de la santé, les médecins et les infirmières au premier chef, aux pompiers et policiers, aux travailleurs des services postaux, aux débardeurs ou encore aux pilotes d’avion et aux contrôleurs aériens. Ces caractéristiques confèrent à leurs syndicats un fort pouvoir de négociation qui s’avère parfois difficile à contenir. Si le cadre légal de la négociation s’y appliquant limite sensiblement l’effet potentiel de leur pouvoir de négociation, en restreignant ou en prohibant le recours à la grève par exemple, ces syndicats pourront être tentés de faire valoir leur pouvoir de négociation à l’extérieur du cadre légal qu’on leur impose. Un tel contexte diminue alors la capacité d’autorégulation du régime de négociation collective et peut entraîner un éventuel recours à une loi spéciale de retour au travail[91].

Le constat qui se dégage de ces observations est clair. Malgré une littérature qui le dénonce depuis longtemps et les multiples tentatives d’amélioration des modèles légaux de négociation collective, le recours aux lois spéciales de retour au travail ne s’est pas estompé au Canada récemment, bien au contraire. Le phénomène est toutefois circonscrit à des secteurs économiques certes névralgiques, mais dont les caractéristiques en rendent les relations du travail atypiques relativement au cadre général d’application des lois canadiennes du travail. Il en découle un enjeu de taille, soit l’adéquation entre les règles fondamentales de la négociation collective et leur application dans ces secteurs particuliers.

Le dialogue social et la libre négociation collective, incluant la grève, se sont historiquement imposés comme valeurs fondamentales et universelles dans nos sociétés libérales. La participation collective des travailleurs à la détermination de leurs conditions de travail représente, ultimement, une question de dignité humaine[92]. S’agissant d’une liberté fondamentale, on ne saurait, en principe, empêcher certains travailleurs d’en bénéficier. Toutefois, le droit peut, au nom de l’intérêt public, apporter certains aménagements au processus de négociation collective et à l’exercice de la grève. C’est d’ailleurs ce qu’il fait, notamment en interdisant dans certains secteurs d’activités les moyens de pression économique et en les remplaçant par d’autres mécanismes de résolution des impasses. Dans d’autres secteurs, il a assujetti le recours à la grève au maintien de certains services jugés essentiels. On a parié que ces aménagements particuliers permettraient néanmoins à la négociation collective de prévaloir dans ces secteurs, mais c’est ce que semble contredire le phénomène des lois de retour au travail.

Toute évaluation de l’implantation et du fonctionnement de la négociation collective dans ces secteurs doit prendre en compte l’impact des lois de retour au travail sur celle-ci. Leur récurrence fait en sorte qu’elles représentent aujourd’hui une réaction gouvernementale attendue et prévisible. Si elles apparaissent modifier les règles du jeu de la négociation a posteriori, elles le font de façon tellement constante qu’on peut les considérer comme partie intégrante du système. Ce faisant, elles y ont introduit un élément qui en entrave le fonctionnement au point où il est dorénavant difficile de le qualifier de système de libre négociation collective.

Comme déjà expliqué, la libre négociation collective suppose d’éventuelles concessions mutuelles des parties pour parvenir à une entente. Ces concessions indispensables sont induites par le risque que représente le recours aux moyens de pression économique. L’assurance qu’une loi de retour au travail sera adoptée dès lors que la grève est imminente ou qu’elle dure au-delà d’un certain point élimine ce risque et l’empêche de jouer son rôle. Les parties, et notamment l’employeur, pourraient être tentées de ne plus négocier véritablement dans ces circonstances[93]. En créant l’anticipation de la loi de retour au travail, le gouvernement se place dans une situation qui l’oblige à y recourir.

Les lois décrites plus haut suggèrent que les gouvernements acceptent difficilement d’assumer les conséquences inhérentes à un véritable régime de négociation collective. Dans plusieurs cas, l’intérêt public qu’ils ont invoqué pour en justifier l’adoption se confondait avec la poursuite de leur intérêt politique. En y recourant comme ils l’ont fait, les gouvernements ont nié aux parties la possibilité de régler leur différend par le truchement de la négociation collective. De permettre au système de négociation collective mis en place par la loi dans ces différents secteurs atypiques de véritablement fonctionner, sans intervention gouvernementale « spéciale », est devenu un enjeu incontournable. L’ignorer revient à nier le droit des travailleurs impliqués à un véritable régime de négociation collective.

Un autre enjeu important que soulèvent les lois de retour au travail, en particulier celles adoptées relativement aux secteurs public et parapublic, est la confusion, sinon le conflit, entre l’État-législateur et l’État-employeur. Certaines des interventions législatives analysées plus haut visaient à limiter la négociation collective et le droit de grève de façon à ce que les conditions de travail respectent le cadre financier préalablement défini par l’État. Si les politiques économiques et les finances publiques relèvent de la souveraineté législative de l’État, la négociation des conditions de travail applicables aux travailleurs des secteurs public et parapublic incombe à l’État à titre d’employeur. Cette question n’est pas nouvelle et, en dépit des efforts considérables pour mettre en place un système de négociation adapté à cette réalité particulière, elle semble toujours irrésolue. Est-il possible de maintenir un véritable système de négociation collective dans les secteurs public et parapublic lorsque l’État-législateur décrète des politiques économiques ou budgétaires qui ont pour effet de restreindre significativement la capacité de négocier de l’État-employeur? Le recours aux lois spéciales de retour au travail dans ce contexte suggère que non. Encore ici, on peut toutefois se demander si on a déjà donné au système de négociation défini par l’État la possibilité de s’appliquer pleinement, sans intervention législative ponctuelle le court-circuitant[94].

La discussion des enjeux que soulève le recours aux lois spéciales de retour au travail ne peut survenir sans considérer le droit international applicable en la matière et les récents développements du droit constitutionnel canadien relativement à la liberté d’association et à la négociation collective. C’est l’objet de la seconde partie de cette analyse.

II. Les lois de retour au travail et les droits fondamentaux des travailleurs

Les derniers jugements de la Cour suprême du Canada quant à l’interprétation de l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne imposent d’analyser les lois de retour au travail sous un nouvel éclairage, soit celui des droits fondamentaux des travailleurs. En effet, l’inclusion progressive de la négociation collective et du droit de grève dans la protection qu’accorde la Charte canadienne à la liberté d’association vient remettre en cause la validité constitutionnelle des interventions législatives dites « exceptionnelles », mais récurrentes, visant à empêcher ou à mettre fin à un arrêt concerté de travail par les salariés dans le cadre de négociations collectives avec leur employeur. Si l’interprétation initialement étroite donnée à la liberté d’association par le plus haut tribunal du pays dans la trilogie de 1987 laissait les coudées franches aux législateurs fédéral et provinciaux pour restreindre ou retirer le droit de grève de certains salariés, il semble qu’il ne pourra plus en être de même à la suite de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labour et qu’une certaine prudence devrait être de mise, puisque toute loi spéciale de retour au travail sera assujettie au respect de la liberté d’association telle que dorénavant plus généreusement définie.

Différents motifs expliquent la décision de la Cour suprême d’élargir l’interprétation donnée à l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne afin d’englober le droit de grève dans la liberté d’association. Comme ce fut le cas pour la reconnaissance d’une protection constitutionnelle à la négociation collective[95], la Cour s’est appuyée, entre autres considérations, sur le droit international du travail, en affirmant que « les obligations internationales du Canada militent nettement en faveur de la reconnaissance d’un droit de grève protégé par l’al. 2d) »[96]. Avant de procéder à l’analyse des enjeux constitutionnels internes entourant les lois de retour au travail, il semble donc nécessaire de cerner les contours du droit de grève en droit international du travail et de faire état des procédures intentées devant le Comité de la liberté syndicale de l’Organisation internationale du travail à l’encontre de certaines de ces lois.

A. Une contravention aux obligations internationales du Canada au regard de la liberté syndicale protégée comme droit fondamental par l’OIT

La référence aux obligations internationales du Canada comme outil d’interprétation de la liberté d’association protégée par la Charte canadienne apparaît dès la trilogie de 1987[97] dans la dissidence du juge Dickson. Ce dernier, considérant alors que le droit à la négociation collective et le droit de grève devaient être protégés par l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne, affirmait « qu’il faut présumer, en général, que la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifié[s] en matière de droits de la personne »[98]. Bien qu’il ne soit pas allé jusqu’à décider « que les juges [sont] liés par les normes du droit international quand ils interprètent la Charte », il affirma entre autres que « ces normes constituent une source pertinente et persuasive d’interprétation des dispositions de cette dernière »[99]. À l’époque, le juge Dickson ne rallia pas ses collègues sur la question de l’interprétation de l’alinéa 2(d), mais ses propos sur l’utilisation du droit international aux fins d’interprétation de la Charte canadienne furent maintes fois cités à titre d’autorité dans des contextes ne mettant pas en cause les relations de travail, mais les droits fondamentaux de façon plus large[100]. C’est ce qui fit dire aux juges majoritaires dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour que la position du juge Dickson à cet égard était devenue « un repère magnétique ces dernières années »[101]. Tel que mentionné dans ce jugement, le Canada est partie à des instruments internationaux reconnaissant explicitement le droit de grève, dont le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[102] et la Charte de l’Organisation des États américains[103]. Ce sont toutefois les instruments développés au sein de l’OIT sur le sujet de la liberté syndicale qui sont les plus pertinents dans le contexte de l’analyse des lois de retour au travail.

En outre des textes constitutifs de l’OIT[104], la liberté syndicale est principalement protégée par la Convention (no 87) concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical[105] et la Convention (no 98) concernant l’application des principes du droit d’organisation et de négociation collective[106]. Aucun de ces deux textes ne traite explicitement du droit de grève, mais les organes de contrôle de l’OIT ont considéré qu’il découlait implicitement des articles 3 et 10 de la Convention no 87, relatifs aux activités des organisations syndicales[107]. Ainsi, le CLS établi par le Conseil d’administration de l’OIT pour entendre les réclamations relatives à des cas particuliers de contravention aux conventions relatives à la liberté syndicale par les États membres[108] a, dès ses premières années de fonctionnement, examiné des affaires relatives à la violation du droit de grève en considérant qu’il s’agissait d’un élément essentiel du droit syndical[109]. La Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, responsable du suivi régulier des rapports présentés par les États membres sur les conventions ratifiées[110], partage également cette vision et ses prises de position sont jusqu’à maintenant constantes quant au fait que les travailleurs bénéficient du droit de grève dans le but de défendre leurs intérêts professionnels[111].

Les principes élaborés par le CLS dans des cas particuliers sont compilés périodiquement au Recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale du Conseil d’administration du BIT, une publication du Bureau international du travail (BIT)[112]. Le chapitre 10 est consacré au droit de grève et synthétise les décisions du CLS en la matière. Au-delà de l’affirmation de l’importance et de la légitimité du droit de grève aux fins de l’exercice de la liberté syndicale, sujets abordés par le jugement majoritaire de la Cour suprême dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labour, divers points fréquemment soulevés dans les plaintes soumises au CLS quant à la portée et les limites de ce droit sont abordés. Sur un plan général, on y reconnaît que les salariés peuvent exercer le droit de grève dans le contexte de la négociation de leurs conditions de travail, mais également à des fins plus larges, dans la mesure où celles-ci sont reliées à leurs intérêts socio-économiques et professionnels en tant que travailleurs :

Les intérêts professionnels et économiques que les travailleurs défendent par le droit de grève se rapportent non seulement à l’obtention de meilleures conditions de travail ou aux revendications collectives d’ordre professionnel, mais englobent également la recherche de solutions aux questions de politique économique et sociale et aux problèmes qui se posent à l’entreprise, et qui intéressent directement les travailleurs[113].

Il ressort clairement des principes énoncés par le CLS dans ses décisions que si le droit de grève est indissociable de la liberté d’association, il n’est pas illimité et certaines restrictions peuvent y être apportées. À titre d’exemple, l’interdiction de la grève pendant la durée de la convention collective à des fins de paix industrielle a été jugée conforme au principe de la liberté syndicale dans la mesure où elle était compensée par la mise en place d’un mécanisme alternatif permettant de résoudre les litiges ayant trait à l’interprétation et à l’application de la convention collective[114]. Ces principes viennent donc légitimer l’encadrement général de l’exercice du droit de grève traditionnellement en place dans l’espace nord-américain[115].

Par ailleurs, le CLS considère que le droit de grève peut être restreint, même interdit dans la fonction publique, mais seulement pour les agents « qui exercent des fonctions d’autorité au nom de l’État » ou « dans les services essentiels au sens strict du terme »[116]. Les notions de fonctionnaire et de services essentiels sont toutes deux interprétées de façon étroite par le CLS[117]. À titre d’exemple, les douaniers[118] ou encore « les fonctionnaires de l’administration et du pouvoir judiciaire »[119] sont considérés comme des fonctionnaires exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’État. Pour ce qui est des services essentiels, ce sont ceux « dont l’interruption mettrait en danger dans l’ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne »[120]. Le CLS reconnaît que le contexte national peut influer sur l’encadrement du droit de grève :

Ce que l’on entend par service essentiel au sens strict du terme dépend largement des conditions spécifiques de chaque pays. En outre, ce concept ne revêt pas un caractère absolu dans la mesure où un service non essentiel peut devenir essentiel si la grève dépasse une certaine durée ou une certaine étendue, mettant ainsi en péril la vie, la sécurité ou la santé de la personne dans une partie ou dans la totalité de la population[121].

Il appelle ainsi à bien distinguer les services publics qui sont essentiels de ceux qui ne le sont pas : « Il ne paraîtrait pas approprié que toutes les entreprises d’État soient placées sur le même pied, en ce qui concerne les restrictions apportées au droit de grève »[122].

Parmi les services envisagés comme étant essentiels par le comité, mentionnons :

le secteur hospitalier; les services d’électricité; les services d’approvisionnement en eau; les services téléphoniques; la police et les forces armées; les services de lutte contre l’incendie; les services pénitentiaires publics ou privés; la fourniture d’aliments pour les élèves en âge scolaire et le nettoyage des établissements scolaires; le contrôle du trafic aérien[123].

À l’inverse, n’ont pas été considérés comme des services essentiels au sens strict :

la radio télévision; les installations pétrolières; les ports (docks); les banques; les services de l’informatique chargés de percevoir les impôts directs et indirects; les grands magasins et parcs de loisirs; le secteur de la métallurgie et l’ensemble du secteur minier; les transports en général; les pilotes de ligne; la production, le transport et la distribution de combustibles; les services ferroviaires; les transports métropolitains; les services postaux; le service de ramassage des ordures ménagères; les entreprises frigorifiques; les services de l’hôtellerie; la construction; la fabrication d’automobiles; les activités agricoles, l’approvisionnement et la distribution de produits alimentaires; la monnaie; le Service des imprimeries d’État et les monopoles d’État des alcools, du sel et du tabac; le secteur de l’enseignement; entreprise d’embouteillage d’eau minérale[124].

Il ressort de cette énumération que l’impact économique d’une grève dans certains secteurs d’activité n’est pas un facteur pertinent pour qualifier un service d’« essentiel ». Le CLS affirme :

Le fait d’établir un lien entre les restrictions aux actions revendicatives et l’entrave aux échanges et au commerce permet de porter atteinte à une large gamme d’actions légitimes. Certes, l’impact économique des actions revendicatives et leurs effets sur les échanges et le commerce sont regrettables; cependant, ils ne suffisent pas à rendre le service « essentiel » et le droit de grève devrait être maintenu[125].

C’est donc dans cette perspective que le CLS envisage les restrictions à la grève dans les secteurs névralgiques de l’économie.

Lorsque des limitations conformes aux principes de la liberté syndicale sont apportées au droit de grève dans les services essentiels ou la fonction publique, elles doivent être compensées par certaines garanties :

Lorsque le droit de grève a été restreint ou supprimé dans certaines entreprises ou services considérés comme essentiels, les travailleurs devraient bénéficier d’une protection adéquate de manière à compenser les restrictions qui auraient été imposées à leur liberté d’action pendant les différends survenus dans lesdites entreprises ou lesdits services.

En ce qui concerne la nature des « garanties appropriées » en cas de restriction de la grève dans les services essentiels et dans la fonction publique, la limitation du droit de grève devrait s’accompagner de procédures de conciliation et d’arbitrage appropriées, impartiales et expéditives, aux diverses étapes desquelles les intéressés devraient pouvoir participer, et dans lesquelles les sentences rendues devraient être appliquées entièrement et rapidement.

[...]

Les employés privés du droit de grève parce qu’ils rendent des services essentiels doivent bénéficier de garanties appropriées destinées à sauvegarder leurs intérêts : par exemple, interdiction correspondante du droit de lock-out, établissement d’une procédure paritaire de conciliation et, seulement lorsque la conciliation échoue, institution d’une procédure paritaire d’arbitrage[126].

Le CLS précise également que si des procédures de conciliation et d’arbitrage sont établies pour compenser les restrictions au droit de grève, les membres des organes qui en sont responsables devraient être choisis par les organisations des travailleurs et des employeurs[127] et le processus alternatif devrait être impartial[128]. Le fait de faire assumer les coûts de la conciliation et de l’arbitrage aux parties ne constitue pas une violation de la liberté syndicale si les frais sont raisonnables et n’empêchent pas les parties d’avoir recours aux services offerts[129]. Par ailleurs, le CLS n’a pas jugé bon de se prononcer sur la question de savoir s’il était plus approprié d’établir un système distinct de médiation et d’arbitrage ou une procédure combinée de médiation-arbitrage[130].

Si le CLS met de l’avant une conception restrictive de la notion de service essentiel, il admet qu’on peut imposer un service minimal de fonctionnement dans des secteurs d’activités où les restrictions au droit de grève ne sont pas permises, mais dans lesquels un arrêt de travail peut avoir des conséquences négatives pour la population :

Le maintien de services minima en cas de grève ne devrait être possible que : 1) dans les services dont l’interruption risquerait de mettre en danger la vie, la sécurité ou la santé de la personne dans une partie ou dans l’ensemble de la population (services essentiels au sens strict du terme); 2) dans les services qui ne sont pas essentiels au sens strict du terme mais où les grèves d’une certaine ampleur et durée pourraient provoquer une crise nationale aiguë menaçant les conditions normales d’existence de la population; et 3) dans les services publics d’importance primordiale.

Un service minimum pourrait être approprié comme solution de rechange possible dans les situations où une limitation importante ou une interdiction totale de la grève n’apparaît pas justifiée et où, sans remettre en cause le droit de grève de la plus grande partie des travailleurs, il pourrait être envisagé d’assurer la satisfaction des besoins de base des usagers ou encore la sécurité ou le fonctionnement continu des installations[131].

Ainsi, le CLS a été d’avis que l’imposition d’un service minimal n’allait pas à l’encontre des principes de la liberté syndicale dans différents cas relatifs notamment aux transbordeurs et travailleurs des ports, aux conducteurs de métro, à certains postes dans le service ferroviaire, le service des postes, le ramassage des ordures ménagères, l’institut monétaire, les banques, le secteur du pétrole et le secteur de l’enseignement[132]. Les organisations syndicales concernées devraient toutefois pouvoir participer à la détermination de ce service minimal[133].

Les ordres de retour au travail des grévistes sont généralement jugés contraires aux principes de la liberté syndicale par le CLS; il ne les considère acceptables que « [l]orsque, dans un secteur important de l’économie, un arrêt total et prolongé du travail peut provoquer une situation telle que la vie, la santé ou la sécurité de la population peuvent être mises en danger »[134]. Ainsi, même si certains arrêts de travail dans des secteurs clés de l’économie (transports, chemin de fer, secteur pétrolier) peuvent perturber les occupations quotidiennes habituelles de la population, le CLS est d’avis « qu’il serait difficile d’admettre que l’arrêt de tels services ou entreprises soit par définition propre à engendrer un état de crise nationale aiguë »[135]. Il ne s’agit pas de situations pouvant justifier la restriction du droit de grève par un ordre de reprise du travail. Si le CLS reconnaît que des sanctions peuvent, dans des cas très stricts, être prévues pour abus du droit de grève[136], des sanctions pénales ne devraient être imposées « que dans les cas d’infraction à des interdictions de la grève conformes aux principes de la liberté syndicale »[137].

Ces différents principes proviennent de cas précis étudiés par le CLS au fil des ans. Parmi ces cas, on compte bien sûr ceux concernant des plaintes à l’encontre du Canada, notamment à la suite de l’adoption de lois de retour au travail. Ainsi, neuf des lois énumérées à l’Appendice ont fait l’objet d’un tel recours devant le CLS[138]. En ce qui concerne les lois adoptées par le Parlement fédéral, des actes législatifs ordonnant la reprise et le maintien des services postaux ont fait l’objet de quatre plaintes devant le CLS[139]. Ce dernier a affirmé dans les décisions se rapportant à ces cas que les services postaux ne répondaient pas à la définition de service essentiel au sens strict du terme et que les conséquences de l’interruption des activités dans ce secteur, même si elles pouvaient être regrettables et causer des inconvénients importants pour la population — notamment pour les personnes en position sociale précaire — ne justifiaient pas l’atteinte au droit fondamental à la négociation collective[140]. Le CLS s’est notamment montré préoccupé du fait que quelques-unes de ces lois aient été adoptées alors qu’un protocole de service minimal avait été conclu entre Postes Canada et le syndicat en cause[141]. Dans certains de ces cas, il a également manifesté son étonnement quant à l’empressement du législateur à agir alors que les grèves ne duraient que depuis quelques jours[142].

Le CLS s’est également montré d’avis que les services ferroviaires ne pouvaient être envisagés comme un service essentiel et a rappelé que des considérations économiques ou politiques ne pouvaient justifier l’atteinte au droit de grève et à la négociation collective[143]. L’ordre de reprise du travail, adopté après seulement cinq jours de débrayage, semblait dans ce contexte contraire aux principes de la liberté syndicale. Le CLS a plutôt suggéré au gouvernement d’établir un service minimal dans les circonstances :

Le comité est conscient, compte tenu de la situation particulière des transports ferroviaires au Canada, du fait qu’une grève totale et prolongée dans ce secteur pourrait provoquer une situation de crise nationale aiguë compromettant le bien-être de la population, ce qui pourrait justifier dans certaines conditions une intervention du gouvernement, qui établirait, par exemple, un service minimum [nos italiques][144].

De façon similaire, le CLS a conclu que la manutention de céréales n’était pas un service essentiel, même si les députés membres du gouvernement l’avaient définie comme tel durant les débats parlementaires[145].

Dans un cas visant une loi de retour au travail touchant l’industrie de la construction au Québec, le CLS a souligné que pour justifier une atteinte au droit de grève des salariés, un conflit de travail ne devait pas seulement avoir des incidences essentiellement économiques et sociales, mais il devait mettre en danger la vie, la sécurité ou la santé des personnes dans l’ensemble ou dans une partie de la population[146]. En réponse à l’argument du gouvernement qui avançait que son intervention était notamment justifiée par le climat de violence qui s’était développé durant le conflit, le CLS a rappelé que les syndicalistes devaient respecter les lois en vigueur mais que des actes illicites commis par un certain nombre de personnes dans le cadre d’un débrayage ne devraient pas entraîner une interdiction totale de grève pour l’ensemble des salariés du secteur concerné[147]. Des recours ont par ailleurs été intentés à plusieurs reprises devant le CLS pour contester les lois de retour au travail dans le secteur de l’enseignement en Ontario. Les restrictions au droit de grève apportées par ces lois ont toujours été jugées contraires aux principes de la liberté syndicale par le CLS, et ce, malgré les inconvénients et les effets préjudiciables pouvant être causés par un arrêt de travail prolongé dans ce secteur[148].

Ainsi, on constate que, dans la majorité des cas où il a été saisi d’un recours à l’encontre d’une loi de retour au travail adoptée par un législateur au Canada, le CLS a jugé que le secteur en cause ne tombait pas dans le cadre des services essentiels au sens strict. Une exception notable est celle de la fourniture des services d’hydroélectricité qui a été reconnue comme service essentiel par le comité dans le cadre d’un recours visant la Loi assurant la continuité des services d’électricité d’Hydro-Québec[149]. Dans les autres cas relatifs aux employés du secteur public au sens large, le CLS a appliqué ses principes généraux quant à la définition restrictive des services essentiels.

Dans les cas où il avait à se pencher sur des lois de retour au travail fixant la rémunération des salariés, le CLS a plusieurs fois répété les principes de base à respecter en la matière :

S’agissant des mesures de stabilisation économique limitant les droits de négociation collective, le comité a reconnu que lorsque, pour des raisons impérieuses relevant de l’intérêt économique national et dans le cadre de sa politique de stabilisation, un gouvernement considère que le taux des salaires ne peut pas être fixé librement par voie de négociations collectives, une telle restriction devrait être appliquée comme une mesure d’exception, limitée à l’indispensable, elle ne devrait pas excéder une période raisonnable et elle devrait être accompagnée de garanties appropriées en vue de protéger le niveau de vie des travailleurs. La commission d’experts a adopté la même approche à cet égard [notes omises][150].

Ainsi, dans le cas de la Loi sur la rémunération du secteur public[151] adoptée par le gouvernement fédéral en 1991, le CLS a estimé que la négociation collective avait fait l’objet de restrictions sérieuses, puisque la loi imposait un gel des salaires des fonctionnaires fédéraux pendant un an, puis une augmentation de trois pour cent pour l’année suivante. Il a toutefois souligné que, par ailleurs, la loi permettait la négociation des clauses normatives et que des mesures avaient été prises pour maintenir le niveau de vie des travailleurs, puisqu’on avait prévu le versement d’une somme forfaitaire pour les salariés les moins bien rémunérés tout en maintenant les dispositions relatives à l’équité salariale[152]. C’est plutôt la sévérité des sanctions prévues par la loi qui a fait l’objet de reproches par le comité.

Dans le cas de la plainte à l’encontre de la Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public[153] adoptée par l’Assemblée nationale en 2005, le CLS s’est montré plus critique de l’intervention législative mettant fin à la grève et imposant la reconduction des conventions collectives jusqu’en 2010. Répétant les principes cités plus haut, le comité a émis l’opinion que la durée de la reconduction était « déraisonnable et que les conditions requises par le comité pour qu’une reconduction soit acceptable ne sont pas remplies »[154]. Quant à la nécessité d’adopter des mesures visant à préserver le niveau de vie des travailleurs, le CLS a noté la divergence entre les positions des associations de salariés et de l’employeur dans ce cas et a prié le gouvernement de revoir les restrictions imposées aux augmentations salariales avec les partenaires sociaux en demandant une étude sur le sujet à une personne indépendante bénéficiant de la confiance de l’ensemble des parties[155].

Le CLS a par ailleurs estimé dans ce même cas que le gouvernement pouvait envisager de fixer certains plafonds salariaux dans les lois visant le budget de l’État sans contrevenir au principe du droit à la négociation collective, mais qu’il était primordial dans un tel cas que les salariés et leurs organisations représentatives puissent participer véritablement à la détermination de ce cadre de négociation en ayant accès aux informations financières nécessaires à cet égard[156]. Il a également dénoncé la conclusion précipitée de certains accords collectifs avant l’adoption de la loi spéciale : 

Le comité s’inquiète cependant de la manière dont ces accords ont été conclus et il estime que la négociation collective doit, pour conserver son efficacité, revêtir un caractère volontaire et ne pas impliquer un recours à des mesures de contrainte qui auraient pour effet d’altérer ce caractère. Le comité estime que les accords conclus de manière précipitée, sous des menaces de l’adoption d’une loi offrant des garanties moindres et sans connaissance de sa teneur exacte ne possèdent pas un caractère volontaire, et ne respectent pas l’obligation de négocier de bonne foi[157].

L’imposition des salaires ou d’autres conditions de travail par voie législative a aussi été critiquée par le CLS pour non-conformité au principe de la liberté syndicale dans d’autres cas canadiens, notamment dans celui relatif à la Loi sur le rétablissement de la livraison du courrier aux Canadiens de 2011[158].

De façon générale, le CLS s’est montré très préoccupé par l’adoption récurrente, dans plusieurs juridictions canadiennes, de lois de retour au travail qui ne favorisent pas la négociation collective et le développement de relations de travail harmonieuses[159]. Il a souligné les effets négatifs possibles de ces lois sur l’exercice de la liberté d’association :

[L]e recours répété à des restrictions législatives de la négociation collective ne peut, à long terme, qu’avoir un effet néfaste et déstabilisant sur le climat des relations professionnelles si le législateur intervient fréquemment pour suspendre ou mettre fin à l’exercice des droits reconnus aux syndicats et à leurs membres. De plus, cela peut saper la confiance des salariés dans la valeur de l’appartenance à un syndicat, les membres ou les adhérents potentiels étant ainsi incités à considérer qu’il est inutile d’adhérer à une organisation dont le but principal est de représenter ses membres dans les négociations collectives, si les résultats de ces dernières sont souvent annulés par voie législative[160].

Le comité a par ailleurs déploré que l’adoption répétitive de lois de retour au travail dans un même secteur d’activité, comme le secteur de l’éducation en Ontario, faisait en sorte de rendre le droit de grève de ces salariés simplement théorique, puisqu’en réalité, ce droit leur était nié dès qu’ils voulaient l’exercer[161].

Comme nous l’avons mentionné, le CLS a souligné dans de nombreux cas la précipitation des interventions législatives faisant suite à des grèves parfois de très courte durée[162], et l’absence de consultation des associations de salariés avant leur adoption[163]. Il a considéré certaines des sanctions contenues dans les lois de retour au travail, comme la perte du droit d’ancienneté ou des amendes au montant élevé comme étant sévères[164]. Afin d’éviter l’adoption répétée de lois de retour au travail, le CLS a suggéré, dans certains cas, au gouvernement en cause d’adopter des mesures favorisant la négociation et de mettre en place un mécanisme volontaire et efficace qui préviendrait et résoudrait les conflits du travail[165]. Le CLS a noté, relativement à quelques plaintes, le refus de l’employeur de renvoyer les questions faisant l’objet d’un différend à l’arbitrage et a souligné qu’il n’était pas convaincu par l’argument du gouvernement selon lequel il serait irresponsable pour un gouvernement-employeur d’accepter de se soumettre à une telle procédure, puisqu’il était possible pour lui de fournir à l’arbitre toutes les informations relatives à la situation budgétaire de la province en vue d’une décision[166]. Le CLS a par ailleurs rappelé que l’imposition législative de l’arbitrage obligatoire à la place du droit de grève pour résoudre les conflits de travail ne pouvait se justifier que dans le cadre des services essentiels et de la fonction publique au sens strict[167]. Il a également souligné le caractère non volontaire de la procédure d’arbitrage prévue dans des lois de retour au travail[168].

Sur les questions relatives à la liberté syndicale, il existe un dialogue important entre les organes de supervision de l’OIT. Ainsi, dans son examen des rapports périodiques déposés par les États membres en vertu de la procédure de contrôle régulier, la Commission d’experts sur l’application des conventions et recommandations fait fréquemment référence aux principes développés par le CLS. Les opinions de celui-ci, exposées précédemment quant à différents aspects du droit de grève qui entrent en jeu dans le contexte de l’adoption des lois de retour au travail, sont largement partagées par la Commission d’experts, comme en fait foi le dernier rapport périodique du CLS sur les droits fondamentaux au travail[169]. Il serait redondant de les reprendre ici, compte tenu de l’exposé détaillé que nous avons fait des décisions pertinentes du CLS. Notons toutefois que, dans les dernières années, la Commission d’experts a entre autres pris note des conclusions du CLS formulées à l’encontre de certaines lois de retour au travail dans le secteur de l’enseignement en Ontario[170] et de celles ayant trait à la Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public au Québec[171].

Les contraventions récurrentes du Canada à la Convention no 87, soulignées à la fois par le CLS et la Commission d’experts[172], ont fait en sorte qu’il se retrouve en juin 2013 sur la courte liste des vingt-cinq pays ayant à répondre devant la Commission de l’application des normes de la Conférence générale du travail de violations graves et persistantes de leurs obligations à titre d’État membre de l’OIT[173]. Si l’exclusion, répandue dans les différentes juridictions du pays, de certaines catégories de travailleurs du droit à la liberté d’association explique en grande partie cette situation, l’adoption par le Parlement fédéral à trois reprises depuis 2011 de lois visant à prévenir ou à faire cesser des arrêts de travail a également été mentionnée dans le Rapport de la Commission de l’application des normes de 2013[174].

Les décisions du CLS et les observations de la Commission d’experts sur l’application des conventions et recommandations n’ont pas d’effets directs en droit canadien compte tenu de notre système dualiste au regard de l’application du droit international en droit interne[175]. Ainsi, on ne peut présupposer que les conclusions tirées par le CLS et la Commission d’experts quant à la conformité des lois de retour au travail canadiennes aux principes de la liberté syndicale seront transposées en droit interne par les juges qui seront saisis d’un recours contestant la constitutionnalité d’une loi exceptionnelle de ce type. Toutefois, en raison de la propension de plus en plus grande de la Cour suprême à référer dans ses motifs aux instruments de droit international du travail — dont les recommandations de ces deux instances — une bonne compréhension des principes relatifs à la liberté syndicale développés au sein de l’OIT s’avèrera fort probablement incontournable dans l’analyse constitutionnelle des lois de retour au travail. Cependant, comme certains l’ont déjà fait remarquer[176], les fondements normatifs de l’utilisation du droit international par la Cour suprême s’avèrent flous et nul ne peut prédire quels éléments du corpus normatif du droit international du travail seront retenus par les tribunaux et lesquels seront écartés.

B. Une constitutionnalité contestable au regard de la liberté d’association protégée par la Charte canadienne

Comme déjà mentionné, la validité constitutionnelle de toute loi spéciale de retour au travail, qu’elle émane du Parlement fédéral ou d’une législature provinciale, est dorénavant assujettie au respect de la liberté d’association reconnue à l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne. Rappelons que dans l’arrêt BC Health Services, la majorité de la Cour suprême a reconnu le caractère constitutionnel du droit à la négociation collective en précisant que l’alinéa 2(d) empêchait l’État « d’entraver de façon substantielle » la possibilité pour un syndicat de participer au processus de négociation afin d’ainsi exercer une influence sur la détermination des conditions de travail[177]. Dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, la majorité de la Cour suprême, sous la plume de la juge Abella, a par ailleurs consacré la constitutionnalisation du droit de grève « en raison de sa fonction cruciale dans le cadre d’un processus véritable de négociation collective »[178]. Ainsi, aux yeux des juges majoritaires, « [l]’histoire, la jurisprudence et les obligations internationales du Canada »[179] militent en faveur de l’élargissement des protections offertes par l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne pour y inclure le droit de grève. La grève, diront-ils, favorise la réalisation du droit à la dignité en milieu de travail et l’égalité dans le processus de négociation collective[180]. Comme la protection constitutionnelle accordée au droit de grève découle « de sa fonction unique dans le processus de négociation collective »[181], le test à appliquer pour établir s’il y a eu une atteinte à ce droit « consiste alors à déterminer si, dans un cas donné, l’entrave législative au droit de grève équivaut ou non à une entrave substantielle à la négociation collective »[182].

Restreindre ou annuler le droit de grève d’une catégorie de travailleurs, s’ingérer dans le processus de négociation collective et leur imposer des conditions de travail, comme le font à divers degrés les lois spéciales de retour au travail, peut ainsi contrevenir à l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne. Toutefois, il découle des arrêts précités que le contenu de la loi doit représenter une entrave substantielle à l’activité de négociation collective. C’est dans l’affaire BC Health Services que la Cour suprême du Canada a précisé ce que signifie une telle entrave :

Dans tous les cas, une analyse contextuelle et factuelle s’impose et il faut se demander s’il y a eu ou s’il surviendra vraisemblablement des effets négatifs importants sur le processus de négociation collective volontaire menée de bonne foi entre les employés et l’employeur[183].

Deux questions doivent être successivement abordées pour déterminer si les effets négatifs résultant de la loi s’avèrent une entrave substantielle. Premièrement, quelle importance les aspects touchés par la loi revêtent-ils pour le processus de la négociation collective? Répondre à cette question exige de considérer sur quel objet de la négociation collective se manifeste l’ingérence de l’État. Plus l’objet affecté importe à la négociation collective, plus il est probable que l’entrave soit substantielle. La Cour indique qu’il risque d’en être ainsi lorsque la loi empêche « la tenue de véritables discussions et consultations entre employés et employeur au sujet des conditions de travail »[184].

La seconde question à examiner porte sur l’impact de la loi sur le droit collectif à une négociation menée de bonne foi. C’est l’aspect procédural de la négociation collective qui est visé ici: le contenu de la loi respecte-t-il « le précepte fondamental de la négociation collective — l’obligation de consulter et de négocier de bonne foi »[185]? À cet égard, la Cour souligne qu’un des éléments fondamentaux du processus consiste en l’obligation de tenir des rencontres et d’y consacrer du temps. Les parties ne sont toutefois pas tenues de faire des efforts illimités pour parvenir à une entente ni de conclure une convention collective. La Cour rappelle aussi qu’on doit prendre en compte les circonstances de l’adoption de la loi afin de déterminer si elle empiète sur le droit à une négociation collective menée de bonne foi. Ainsi, « [u]ne situation d’urgence est susceptible d’influer sur le contenu et les modalités de l’obligation de négocier de bonne foi. Différentes situations peuvent commander différents processus et échéanciers »[186].

Ces considérations exigent que la validité constitutionnelle d’une loi de retour au travail soit établie à la lumière du contexte factuel dans lequel elle a été adoptée. Celui-ci est susceptible d’être déterminant aussi bien pour évaluer s’il y a entrave substantielle au droit de négocier collectivement que, le cas échéant, dans le cadre de l’application de l’article premier de la Charte canadienne. La nécessité de procéder au cas par cas n’empêche toutefois pas de suggérer certains éléments d’analyse généraux.

Tel qu’expliqué dans la section précédente, le droit international du travail reconnaît la possibilité d’apporter certaines limitations au droit de grève. Toutefois, on juge généralement que les lois de retour au travail portent atteinte à l’exercice de ce droit. Au Canada, la protection constitutionnelle qu’accorde l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne au droit de grève, compte tenu de l’exigence d’une entrave substantielle, comporte certaines balises qui semblent à certains égards plus restrictives que celles posées par le droit international. Ainsi, ce n’est pas parce qu’une loi de retour au travail met péremptoirement fin à une grève légale qu’elle représente nécessairement une telle entrave substantielle au droit garanti par l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne. La grève constitue un attribut essentiel d’un véritable processus de négociation collective, et c’est en cela qu’au Canada elle jouit de la même protection constitutionnelle que la négociation collective[187]. Le sort que la loi spéciale de retour au travail réserve à la grève doit donc s’apprécier à la lumière de son impact sur le processus de la négociation collective en cours. En d’autres mots, empêcher le recours à une grève anticipée ou mettre fin à la grève en cours, dans les circonstances, entrave-t-il de façon substantielle le droit des salariés visés à un véritable processus de négociation collective? À cet égard, les enseignements de la Cour suprême permettent de supposer que d’imposer le retour au travail de salariés qui font la grève depuis plusieurs semaines, sans qu’aucun déblocage ne soit survenu à la table de négociation, n’aurait probablement pas le même impact dans l’analyse constitutionnelle que de les empêcher complètement de faire la grève[188]. Dans ce dernier cas, en ne donnant pas aux moyens de pression économique l’opportunité de produire leur effet sur la négociation collective et d’amener éventuellement les parties à régler elles-mêmes leur différend, la loi de retour au travail, sans aucun doute, entrave substantiellement le processus même de la négociation collective. Le sort qui sera réservé à une loi de retour au travail mettant fin à une grève qui perdure apparaît moins clair. Il sera intéressant de voir si les tribunaux suivront les enseignements du droit international sur ce point.

En fonction du test établi dans BC Health Services, l’objet de la négociation à propos de laquelle intervient la loi spéciale de retour au travail est aussi à considérer pour évaluer la validité constitutionnelle de cette dernière. On pourrait douter d’une entrave substantielle au processus de négociation collective dans le cas où la loi interrompt une grève déclenchée dans le cas d’un différend ne portant que sur une seule condition de travail, telle une augmentation salariale, alors que la négociation directe a conduit à s’entendre sur toutes les autres conditions de travail[189]. Il en irait certes autrement si l’intervention législative empêchait une grève déclenchée à l’appui des revendications syndicales relativement à l’ensemble des conditions de travail assujetties à la négociation collective, sans qu’un règlement ne soit survenu sur aucune d’elles. La Cour suprême a d’ailleurs reconnu qu’une loi qui imposait un plafond aux augmentations salariales des employés de l’État fédéral pour une période de cinq ans, malgré toute négociation ou convention collective intervenue, n’entravait pas substantiellement leurs activités associatives. En effet, la loi n’empêchait pas la poursuite du processus de consultation sur les autres conditions de travail. De plus, le caractère temporaire de la restriction fut pris en considération : la négociation pouvait encore se dérouler librement quant aux questions salariales autant pour le passé que pour l’avenir[190].

Dans la même perspective, l’importance que revêtent les conditions de travail affectées par la loi spéciale de retour au travail pour le processus de la négociation collective et la liberté d’association des employés doit aussi être considérée. Pour qu’il y ait entrave substantielle au processus de négociation, les sujets que la loi soustrait à la négociation et au droit de grève doivent être d’une importance capitale pour le droit d’association. Telles furent ainsi jugées les dispositions portant sur la sous-traitance, la mise en disponibilité des employés et les droits de supplantation[191].

Par ailleurs, la loi spéciale de retour au travail préserve-t-elle malgré tout la possibilité d’une négociation collective de bonne foi sur les conditions de travail qu’elle affecte? Il n’y aura entrave substantielle au processus de négociation collective garanti par l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne que si la réponse à cette dernière question est négative. Comme déjà mentionné, la présence de négociations directes entre les parties avant l’adoption de la loi et le fait qu’on ait atteint une impasse que même la grève semble incapable de dénouer pourraient constituer des éléments significatifs à cet égard.

Le même principe vaut selon que l’employeur impliqué soit un acteur public ou privé : dans tous les cas, il s’agit de déterminer si la loi entrave de façon substantielle le processus de négociation collective entre les parties. Toutefois, il peut s’avérer plus délicat d’identifier les limites de l’obligation de négocier de bonne foi lorsqu’il s’agit de l’État-employeur. La jurisprudence disponible suggère que l’établissement du cadre budgétaire dans lequel le gouvernement négocie avec ses employés relève du législateur. Les limites qui découlent de ce cadre quant aux augmentations salariales ou aux autres conditions de travail que peut offrir le gouvernement à titre d’employeur ne représenteraient pas nécessairement une entrave substantielle au processus de la négociation collective[192]. Tel que mentionné précédemment, en droit international, ce n’est que dans des situations exceptionnelles d’ajustements structurels ou de crises économiques qu’un cadre budgétaire restrictif peut être imposé dans le cours d’une négociation collective[193]. De plus, l’imposition d’un tel cadre est assujettie à plusieurs conditions, dont celle de consulter les organisations des travailleurs et des employeurs de façon préalable[194].

Si la loi spéciale de retour au travail entrave substantiellement les garanties offertes par l’alinéa 2(d), sa validité constitutionnelle peut néanmoins être confirmée par l’application de l’article premier de la Charte canadienne. La Cour suprême mentionne à ce propos :

Exceptionnellement et généralement de façon temporaire, une interférence dans le processus de négociation collective reste donc permise, par exemple dans des situations mettant en cause des services essentiels ou des aspects vitaux de l’administration des affaires de l’État, ou dans les cas d’une impasse manifeste ou d’une crise nationale[195].

Pour réussir à cet égard, le gouvernement doit, à l’aide d’une analyse contextuelle, démontrer au tribunal que la loi contestée rencontre les éléments du critère de l’arrêt Oakes[196]. Ainsi, le ou les objectifs poursuivis par le gouvernement au moyen de la loi doivent s’avérer urgents et réels dans le cadre d’une société libre et démocratique. D’assurer le maintien de services publics essentiels représente sans doute un tel objectif[197]. Réduire l’inflation qui sévit à travers tout le pays le serait aussi[198]. Par contre, tel n’est pas le cas de la simple réduction des coûts des services ou opérations de l’État[199].

L’étude des lois de retour au travail présentée plus haut révèle que plusieurs d’entre elles ont été adoptées dans le but d’assurer la reprise d’activités dont la suspension affectait sensiblement l’économie, comme la construction au Québec ou le transport interprovincial et international, qu’il soit aérien, maritime ou ferroviaire. Un tel objectif paraît problématique dans le cadre de l’article premier de la Charte canadienne. La grève dans ces secteurs économiquement névralgiques est permise par la loi et nécessaire au fonctionnement effectif de la négociation collective. Qu’elle perturbe l’économie du secteur d’activité où elle survient en est une conséquence inévitable. S’il en était autrement, la grève n’aurait pas lieu d’être. Toute conclusion catégorique doit ici encore être évitée, car la considération du contexte propre à chaque affaire peut être déterminante. Par exemple, certains pourraient être tentés de faire valoir que la reprise des activités de construction au niveau national s’avèrerait un objectif réel et urgent après qu’une grève les eut paralysées pendant plusieurs jours[200]. De la même façon, la reprise des activités dans le secteur public de l’enseignement pourrait certes être appréciée différemment selon qu’il s’agisse des inconvénients causés par quelques jours de grève ou plutôt de la menace qu’un arrêt de travail prolongé ferait peser sur la validité de l’année scolaire. Rappelons toutefois qu’en droit international, ces considérations ont généralement été jugées insuffisantes pour justifier le recours à une loi de retour au travail[201].

Le deuxième élément du test de l’arrêt Oakes consiste en la démonstration d’un lien rationnel entre l’objectif urgent et réel poursuivi par la loi et les moyens qu’elle propose pour l’atteindre. Cet élément, selon la Cour suprême, n’est « pas particulièrement exigeant »[202]. Dans le cas des lois spéciales de retour au travail, il serait difficile de ne pas entrevoir de lien rationnel entre la reprise des activités affectées par la grève, dans la mesure où ceci s’avère un objectif urgent et réel, et l’arrêt d’une grève ou l’interdiction de la déclencher.

La démonstration que la loi contestée constitue une atteinte minimale au droit protégé par l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne représente le troisième élément du test formulé dans l’arrêt Oakes. Il ne s’agit pas nécessairement de recourir à la mesure la moins attentatoire possible, mais le choix gouvernemental doit se situer à l’intérieur d’une gamme de moyens raisonnables permettant de réaliser l’objectif urgent et réel préalablement établi. Cette évaluation nuancée de la mesure gouvernementale répond à plusieurs considérations, dont certaines sont évoquées dans les prochains paragraphes. Notons que l’État n’a pas à consulter le ou les syndicats impliqués avant de légiférer. Le faire peut toutefois lui être utile pour identifier les moyens disponibles pour agir, et aussi pour justifier celui qu’il aura décidé de retenir[203].

Il arrive fréquemment que l’État invoque la nécessité de maintenir un ou des services essentiels à la population pour justifier de restreindre ou d’annuler le droit de grève de certains salariés. Pour respecter les exigences du test de l’atteinte minimale, la mesure choisie ne doit s’appliquer qu’aux employés dont les services sont essentiels. La mesure trop large, qui forcerait le maintien ou le retour au travail de salariés dont les services ne sont pas essentiels, serait disproportionnée relativement à l’objectif poursuivi[204]. Les services essentiels eux-mêmes doivent être définis de façon restrictive pour n’inclure que ceux dont l’interruption menacerait de causer un préjudice grave au public en général ou à une partie de la population[205]. Les prescriptions du droit international peuvent être prises en compte à cet égard[206]. Il ne peut s’agir, en général, que des services qui ont un impact sur la vie, la santé ou la sécurité des citoyens. Le mécanisme conduisant à identifier les services essentiels à maintenir importe aussi; conférer le pouvoir à l’employeur de le faire unilatéralement, sans aucun contrôle, risque de paraître excessif[207]. Dans certains secteurs de services non essentiels au sens strict, mais tout de même névralgiques — comme le domaine des transports —, on pourra aussi considérer, conformément au droit international du travail, si l’État a envisagé la mise sur pied d’un service minimal de fonctionnement plutôt qu’un ordre de retour au travail de l’ensemble des grévistes.

La présence d’un mécanisme de résolution des différends par un tiers neutre et indépendant représente une autre considération importante dans le cadre du test de l’atteinte minimale. En fait, l’absence d’un tel mécanisme risque d’être fatale dans le cas d’une loi interdisant la grève[208]. À ce sujet, plusieurs des lois spéciales de retour au travail étudiées précédemment prévoient une formule de médiation ou d’arbitrage pour régler le différend. Une formule de médiation-arbitrage, qui propose la médiation par celui ou celle qui est appelé, le cas échéant, à trancher le différend qui subsiste à titre d’arbitre, à l’image de ce qu’établissaient plusieurs des lois ontariennes considérées plus haut, est certes moins attentatoire que le simple arbitrage non précédé d’une médiation ou, à tout le moins, d’une dernière période de négociation directe entre les parties. C’est aussi le cas de la loi qui laisse aux parties le soin de choisir l’arbitre qui interviendra pour trancher leur différend, contrairement à celle qui impose cet arbitre, surtout si son adoption n’est précédée d’aucune consultation à cet égard.

L’arbitrage des offres finales, auquel certaines des lois de retour au travail étudiées recourent, est intéressant à considérer dans cette perspective. Cette formule impose à l’arbitre de choisir la dernière proposition formulée par la partie syndicale ou la dernière émanant de la partie patronale pour trancher le différend et déterminer les conditions de travail applicables. Elle réduit grandement la marge de manoeuvre de l’arbitre et l’empêche de tenir compte de la position de chacune des deux parties dans l’élaboration de la solution qu’il leur imposera. Cette formule a été suggérée afin de contrer l’effet inhibiteur que l’éventualité d’un arbitrage de différend produit à l’égard de la négociation collective[209]. Sachant que l’arbitre devra choisir entre l’une ou l’autre de leurs dernières propositions, les parties ont intérêt à formuler des demandes et propositions réalistes, davantage susceptibles d’être agréées par l’autre partie et de conduire à une entente. Dans le cas d’un arbitrage ordinaire, les parties ont, au contraire, avantage à maintenir inaltérées leurs demandes initiales et à éviter les concessions, sachant que l’arbitre a tendance à proposer une solution qui se situe à mi-chemin de leurs positions respectives. Dans cette perspective, il est plausible de considérer l’arbitrage des offres finales, précédé d’une période de négociation imposée aux parties en présence d’un médiateur, comme une formule moins attentatoire au processus de négociation collective que l’arbitrage régulier de différend.

Dans certains cas, la loi spéciale de retour au travail pourrait imposer directement les conditions de travail à la base du différend qui subsiste entre les parties. Une telle mesure apparaît nettement plus attentatoire au processus de négociation collective que l’arbitrage de différend. Elle est également contraire aux principes de la liberté syndicale établis au sein de l’OIT, qui prévoient qu’une restriction au droit de grève doit être compensée par des garanties appropriées, c’est-à-dire l’établissement de procédures de conciliation ou d’arbitrage. Surtout si l’adoption de la loi n’est pas précédée d’une réelle consultation des parties, il sera difficile de convaincre les tribunaux que celle-ci représente une atteinte raisonnable et minimale au droit à la négociation collective que reconnaît l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne[210].

Conclusion

L’adoption de lois spéciales de retour au travail est devenue une pratique établie dans les trois juridictions faisant l’objet de notre étude, à un tel point qu’on peut distinguer un modèle de lois de retour au travail propre à chacune d’entre elles. Au niveau fédéral, ces lois visent des conflits de travail touchant les services public et parapublic, mais également des domaines d’activités économiques névralgiques, comme les transports ferroviaires ou aériens. Dans les dernières années, les interventions du Parlement fédéral ont été rapides et ont privilégié le règlement des conflits en cours par la voie de l’arbitrage des différends ou de l’arbitrage des offres finales, avec un arbitre le plus souvent nommé par le ministre responsable de l’application de la loi de retour au travail. En Ontario, ces lois touchent essentiellement le secteur de l’enseignement, mais également ceux de la société des transports et des services municipaux de la ville de Toronto. De façon générale, le législateur ontarien a été davantage enclin à laisser la négociation collective et la grève suivre leur cours et moins prompt dans ses interventions visant à forcer le retour au travail des grévistes. La méthode de règlement des différends retenue dans les lois de retour au travail ontariennes est celle de la médiation et de l’arbitrage des différends par un arbitre le plus souvent choisi par les parties elles-mêmes, contrairement au fédéral. Au Québec, ce sont les secteurs public et parapublic, mais également certains domaines névralgiques de l’économie — comme l’industrie de la construction — qui ont été visés par les lois de retour au travail. L’une des particularités des situations ayant donné lieu à de telles interventions législatives au Québec est qu’elles avaient trait non seulement à des salariés syndiqués, couverts par le Ct, mais également à des revendications provenant de professionnels du secteur de la santé tels les médecins, pharmaciens, etc. Si le législateur québécois, tout comme en Ontario, a tendance à intervenir moins rapidement pour faire cesser un arrêt de travail en cours que le législateur fédéral, ses interventions dans le processus de négociation collective sont plus intrusives et laissent peu de place à l’autonomie collective des parties puisque, pour la période étudiée, la plupart des lois spéciales de retour au travail ont imposé les conditions de travail applicables aux parties pour des périodes plus ou moins longues.

Comme il a été expliqué, dans certains secteurs, les lois de retour au travail sont tellement récurrentes qu’on ne peut plus les considérer comme des interventions exceptionnelles. Leur adoption devient anticipée par les parties, ce qui modifie les rapports de force et les stratégies des acteurs en cours de négociation collective, de même que lors de l’exercice du droit de grève. On peut alors se questionner sur le caractère adéquat du cadre législatif général entourant la négociation collective dans ces secteurs, puisqu’il ne semble plus en mesure d’assurer la résolution des différends entre les parties sans l’intervention ponctuelle du législateur. Comme l’a suggéré le CLS de l’OIT dans plusieurs cas concernant le Canada, les législateurs fédéral et provinciaux devraient s’assurer d’établir des procédures volontaires promouvant la négociation collective et la résolution des différends.

Or, loin d’encourager la négociation collective, l’adoption fréquente de lois de retour au travail envoie un message négatif quant à l’exercice du droit de grève et peut contribuer à influencer de façon défavorable la tolérance de la société vis-à-vis ce phénomène. Pourtant, comme la Cour suprême l’explique dans l’affaire S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd.[211], l’objectif de promotion de la démocratie industrielle et celui de réduction des conflits économiques et sociaux impliquent que l’on accepte les impacts négatifs reliés à l’exercice du droit de grève :

Les conflits de travail peuvent toucher des secteurs importants de l’économie et avoir des répercussions sur des villes, des régions et, parfois, sur le pays tout entier. Il peut en résulter des coûts importants pour les parties et le public. Néanmoins, notre société en est venue à reconnaître que ces coûts sont justifiés eu égard à l’objectif supérieur de la résolution des conflits de travail et du maintien de la paix économique et sociale. Désormais, elle accepte aussi que l’exercice de pressions économiques, dans les limites autorisées par la loi, et l’infliction d’un préjudice économique lors d’un conflit de travail représentent le prix d’un système qui encourage les parties à résoudre leurs différends d’une manière acceptable pour chacune d’elles [nos italiques][212].

Plutôt que la manifestation d’un encadrement législatif déficient, l’adoption courante de lois de retour au travail pourrait s’expliquer par l’absence d’une politique de travail qui encourage de façon affirmée la négociation collective, tout en prenant en compte la nécessité de mécanismes de règlement des différends adaptés aux secteurs d’activités où surviennent ces interventions législatives d’exception.

En raison du changement du cadre constitutionnel encadrant l’exercice du droit de grève depuis l’affaire Saskatchewan Federation of Labour, on peut supposer que le recours aux lois spéciales de retour au travail ne sera plus aussi simple. La position du CLS de l’OIT à l’égard des lois de retour au travail était déjà claire depuis plusieurs années : ces dernières constituent généralement une contravention aux principes de la liberté syndicale. On ne peut prédire dans quelle mesure les principes développés par cette instance seront appliqués en droit interne. Ils serviront assurément encore de guide dans l’interprétation du droit à la liberté d’association, mais ce sont les tribunaux canadiens qui détermineront ultimement dans quelle mesure une loi spéciale de retour au travail porte atteinte à la liberté d’association protégée par l’alinéa 2(d) de la Charte canadienne, et si une telle atteinte peut être justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique. Il est à espérer que les gouvernements, confrontés à un cadre constitutionnel désormais plus contraignant, réévalueront l’opportunité de recourir systématiquement aux lois spéciales de retour au travail pour chercher plutôt à améliorer le processus de la négociation collective et lui permettre de fonctionner efficacement.