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Introduction

Plusieurs défenseurs des droits des peuples autochtones dénoncent la responsabilité étatique dans la disparition des langues ancestrales, notamment par le biais de leurs politiques publiques homogénéisantes. Bien que ce fait soit réel et largement documenté, il m’a paru nécessaire de porter une attention particulière aux perceptions de ma famille quant aux raisons de la perdition de leur langue.

Mon article présente ainsi une réalité vécue par ma famille. Dans cette réalité, plusieurs enjeux amènent à ce que, arrivée à ma génération, la langue amazighe de Toulal[1] se retrouve mieux préservée que celle de Souss[2]. Pourtant, les deux familles vivent bien au Maroc.

Afin de recueillir le récit, j’ai utilisé l’entretien collectif. Le but étant de permettre à chaque membre de l’une ou l’autre des familles de remettre en question ou de compléter la version avancée par un autre individu du même groupe familial. Ceci, en laissant le débat ouvert. Deux groupes séparés ont été interrogés, ayant comme élément commun le fait que leurs enfants ne parlent pas la langue amazighe : 

  • Groupe 1, composé de ma mère, ses deux frères et ses cinq soeurs, tous des Souassas[3].

  • Groupe 2, composé de mon père et de l’une de ses soeurs, et qui sont Toulalyines[4].

Deux questions principales ont été posées à chacun de ces groupes, une situant les communautés dans l’histoire et une précisément sur la transmission de la langue : 

  • Quelle est l’histoire de votre communauté d’appartenance telle qu’elle vous a été transmise oralement?

  • Pourquoi la langue amazighe n’a-t-elle pas été transmise à vos enfants? 

Le présent article met en évidence les résultats de cette démarche. Il présente, en premier lieu, l’histoire de chacune de mes communautés d’appartenance selon le récit familial. Ceci dans le but de situer chacune des familles, avant de présenter les raisons de la perte ou de la préservation de leurs langues respectives, selon leur point de vue.

La démonstration repose sur l’expérimentation, l’observation et la confrontation de réalités familiales. Aucune référence n’est faite aux réflexions, aux recherches historiques ou aux théories d’autres chercheuses ou chercheurs. Le but étant de sortir du carcan de la recherche universitaire classique, en amenant le lectorat à se pencher seulement sur le récit. Également, le terme « berbère » ne sera pas utilisé. Les termes utilisés seront plutôt : 1) « Amazighs » pour les personnes s’auto-identifiant comme tels; 2) « communauté » lorsqu’il s’agira d’un groupe amazigh ayant une assise géographique commune d’au moins deux siècles et s’identifiant comme ayant la même réalité historique, culturelle et sociale[5]. Loin de nous la prétention de suppléer des termes ou des auto-identifications, cela est l’affaire de plusieurs. L’objet des lignes qui suivent est simplement d’attirer l’attention sur certaines des causes de la perdition des langues.

Partie 1. De l’histoire familiale et du degré de préservation de la langue amazigh en son sein

L’histoire et la culture des Toulalyines installés dans la préfecture de Meknès[6] diffèrent de celles des Souassas d’Imentaguen[7]. Leurs langues respectives, bien qu’ayant en commun une source amazighe, diffèrent également. Dans cette partie, il sera ainsi question de présenter, séparément, l’histoire de chacune de ces communautés telle qu’elle m’a été transmise oralement. Il s’agira également de présenter le degré de préservation de la langue au sein de ma famille, avant de se pencher, dans une seconde partie, sur les raisons de leur préservation ou de leur perdition aujourd’hui, du point de vue des premiers intéressés.

I. La relative préservation de la langue de Toulal au sein de ma famille paternelle

« Ne te fie pas à l’histoire telle qu’elle est écrite. Tu trouveras peu de choses sur notre communauté. » Mon père réitère souvent cette phrase avant de débuter son récit sur l’histoire de Toulal. L’histoire des Amazighs de Toulal installés dans la préfecture de Meknès est fort intéressante. Elle est intimement liée au makhzen[8]. Cette histoire a fait que, jusqu’au début du 21e siècle, le communautarisme chez les Toulalyines est resté fort présent et leur langue a pu être préservée.

1. L’histoire des Toulalyines installés dans la préfecture de Meknès

L’histoire narrée dans ma communauté fait toujours référence à un caïd[9] Ibrahim, qui aurait semé la terreur à Toulal, territoire d’origine des Toulalyines dans la région désertique de l’Est marocain. Des règles strictes auraient été appliquées à l’encontre des Amazighs de Toulal, cette communauté connue pour sa révolte, sa fierté et son sens aigu de l’honneur. Selon l’histoire transmise à mon père, le caïd était d’un tel autoritarisme qu’il s’en prenait, par la force et en prévention, aux personnes de la communauté qu’il pouvait pressentir comme libres. Son histoire a tellement marqué les Toulalyines qu’il est impensable encore aujourd’hui de nommer son enfant Ibrahim.

Jadis, les Toulalyines ne se regroupent que rarement, de peur de subir des représailles du caïd. Un jour, au début du 19e siècle, alors que la communauté célébrait un mariage, une portion des invités, à la recherche de sa liberté, décide d’entreprendre un départ imminent. La nuit même, ce groupe quitte la région et s’établit plusieurs kilomètres plus loin, dans la région de Fès, choisie du fait de l’abondance de l’eau, de la disponibilité de la nourriture et de l’existence de routes commerciales, selon mon père. Une autre version existe, elle voudrait plutôt que ce soit un sultan qui ait confié au caïd la tâche de déplacer ce groupe de son territoire d’origine vers Fès. Le déplacement se serait alors imposé aux Toulalyines par le biais d’une famine provoquée par ledit caïd.

Une fois installée aux alentours de Fès au début du 19e siècle, et toujours selon la narration communautaire, la portion expatriée des Amazighs de Toulal, de laquelle descend ma lignée, s’adonne à des pratiques de piraterie. Ils vivaient selon leur mode traditionnel importé de leur région d’origine, s’installant dans des tentes et tirant leurs moyens de subsistance du territoire et de la piraterie. Un jour, vers les années 1860, exaspéré par les rivalités avec les différentes communautés amazighes des alentours, le pouvoir central aurait proposé aux Toulalyines de s’allier à lui et de se déplacer vers Meknès. Sa proposition fut acceptée, probablement grâce à des privilèges qu’il avait coutume de promettre aux Amazighs : la liberté de vivre selon leur loi coutumière, sans caïd ni impôts. Il est avancé, également, de l’avis des anciens, que la proposition fut acceptée par crainte que l’armée des Bukhara[10] les combatte. Ce qui peut toutefois être remis en question du fait que, selon la version officielle de l’histoire, cette armée aurait perdu son pouvoir au 19e siècle.

Les Toulalyines deviennent alors des alliés du pouvoir central[11], et défendent la porte nord de la médina de Meknès contre d’autres communautés amazighes dissidentes. Cette alliance politique leur procure une place importante dans les environs de Meknès, où ils ont désormais accès à un terrain pour vivre et subvenir à leurs besoins. Ce terrain deviendra plus tard une municipalité contemporaine portant leur nom. Au sein de la communauté de Toulal installée à Meknès, ma filiation a encore une importance aujourd’hui : bent Mohamed ben Idriss ben Lhocein Aït lehbib[12]. Elle marque ma lignée et l’histoire de mes ancêtres sur quatre générations depuis leur installation aux alentours de Meknès.

2. L’état de préservation de la langue de Toulal au sein de ma famille

À l’âge de 16 ans, je rends visite à ma famille paternelle après plusieurs années de séparation. Ma grand-mère, mon oncle, mes tantes et leurs familles respectives vivaient tout naturellement à Toulal, municipalité de la préfecture de Meknès. Je comprends, à ce moment-là, que dans cette ville vivent presque exclusivement et d’une manière communautaire et solidaire plusieurs familles toulalyines depuis plus d’un siècle. Je découvre, par ailleurs, des règles particulières régissant les relations sociales au sein de la communauté et à l’intérieur des familles. J’apprends, finalement, que ma famille paternelle est très proche de la terre et que les femmes ont une grande habileté de tissage et de transformation des aliments.

Dans ce grand Riad où vivait ma grand-mère, dernière femme tatouée de la famille, presque tout le monde – toutes générations confondues – parlait une langue que je ne saisissais pas. Mes émotions étaient mêlées : pourquoi n’ai-je pas la chance de comprendre ma propre famille, ou du moins comprendre quelques mots de leurs longues discussions? Mon père m’explique alors que la langue amazighe de Toulal est très particulière, qu’elle vient d’une région prédésertique.

Jusqu’à récemment (années 2000), les Toulalyines étaient très communautaires. Les mariages étaient l’oeuvre de la communauté, où l’homme et la femme ont un lien familial. Cette règle avait pour but de préserver les particularités culturelles de la communauté, ses terres et ses richesses. L’Autre, l’Étranger, n’était pas le bienvenu dans les familles sauf, dans un cas exceptionnel, s’il appartenait aux autres communautés amazighes non ennemies. Cette règle, comme nous le verrons plus tard, a permis pendant plusieurs années la préservation de la langue.

II. La perdition attestée de la langue amazighe de Souss au sein de ma famille maternelle

Retracer l’histoire orale de la communauté amazighe d’Imentaguen n’a pas été de tout repos. D’après l’histoire narrée dans ma famille, nous faisons partie de ces communautés dont l’origine est inconnue. Néanmoins, du fait que nous construisons des maisons selon une technique ancestrale propre, nous savons que notre établissement dans le village remonte à au moins quatre générations. Ma famille maternelle appartient à cette communauté, mais la réalité vécue par ses membres a fait que la langue tassoussit[13] n’a pu être préservée en son sein.

1. L’histoire narrée des Souassas d’Imentaguen

Perchée dans le Haut-Atlas, le village d’Imentaguen demeurait, jusqu’à récemment, isolé du reste du Maroc. La politique y était, au même titre que la guerre, une affaire d’hommes. Or mon grand-père, décédé en 1997, n’a eu ni le temps ni la patience de partager son histoire à ses enfants[14]. Quant à ma grand-mère, décédée en 2012, elle s’occupait de la maison et des huit enfants inscrits à l’école. Elle n’a eu le temps, du fait de sa proximité avec ces derniers, que de partager l’histoire liée à son clan, les Ait Issa[15]. Leur origine, très lointaine, serait européenne, d’après ses dires.

Face à l’absence d’un récit précis, dans ma famille proche, j’ai décidé d’approcher des oncles lointains, qui ont grandi à Imentaguen. Selon eux, qu’il s’agisse des Aït Issa (clan de ma grand-mère) ou des Aït Oumzil[16] (clan de mon grand-père), ils sont bel et bien installés dans les hauteurs de l’Atlas depuis au moins deux siècles. Deux raisons principales expliqueraient le choix de cette région isolée : 1) la présence d’eau et d’une terre fertile pour l’agriculture; et 2) la recherche de la paix et de la sécurité face aux menaces du pouvoir central et de ses alliés amazighs.

2. L’état de préservation de la langue de Souss au sein de ma famille

Du fait d’avoir vécu avec ma mère, je suis davantage imprégnée de la culture des Souassas que de celle des Toulalyines. Toutefois, ma connaissance de la langue de Souss est très limitée. J’ai toujours, dans mes souvenirs, entendu les grands parler cette langue entre eux, puis nous parler, nous les enfants, en arabe marocain ou en français. Aussi, ma mère ne maîtrisait pas aussi bien la langue que les aînés, ce qui ne lui permettait pas de nous la transmettre.

Cette réalité est partagée avec tous mes cousins et cousines. Aucun de nous n’est capable, malheureusement, de construire une phrase complète en soussya. Mais ce n’est pas le cas pour toutes les familles de Souss. Notre histoire familiale a laissé, en effet, peu de place à la préservation de la langue. Mon grand-père a dû quitter très jeune sa communauté pour travailler en ville[17]. Ma grand-mère a également quitté le village lorsqu’elle a été mariée par arrangement. Il faut comprendre que dans le contexte de l’époque, il était normal de s’allier à une autre famille par survie : mon arrière-grand-père étant décédé très jeune, mon arrière-grand-mère n’arrivait plus à subvenir aux besoins primaires de ses enfants, parmi lesquels ma grand-mère.

Les huit enfants nés de cette union, dont ma mère, ont grandi à Rabat. Alors que les aînés parlent couramment l’amazigh, les autres enfants n’en ont qu’une connaissance limitée. Nous verrons, dans la partie qui suit, les raisons expliquant cette situation et leurs effets sur la langue, c’est-à-dire sa perte complète pour ma génération.

Partie 2. La mixité, la modernité et le déracinement, des freins à la transmission de la langue

Chez les Toulalyines, jusqu’à très récemment, les mariages étaient l’oeuvre de la communauté, où l’homme et la femme devaient avoir un lien familial, ou du moins de voisinage. Cette règle a été respectée par toute ma famille paternelle sauf mon père et une tante. De leur côté, les Souassas étaient aussi, en principe, communautaires, du temps de mes grands-parents (nés entre 1915 et 1940). Mais du fait que ces derniers ont dû quitter leur communauté très jeunes pour vivre dans la capitale marocaine, leurs enfants, parmi lesquels, ma mère, ne se sont unis qu’avec des conjoints et conjointes n’appartenant pas au Souassas. Nous verrons, dans cette partie, les raisons et conséquences de ces mixités matrimoniale et sociale, identifiées par ma famille comme étant les causes principales de la perdition de la langue.

Du point de vue de ma famille, d’autres raisons justifieraient également la perte de la langue : le déracinement et l’attraction de la modernité. Je présenterai ces éléments dans le second point tout en les mettant en contexte, d’une manière concise, avec l’environnement culturel et social de l’époque.

I. La mixité, première raison identifiée de la perdition de nos langues

L’un des pivots de la vie sociale au Maroc, à l’époque de mes grands-parents, était le mariage arrangé. Au sein de ma famille maternelle, cette exigence s’est perdue dès la génération de ma mère, alors qu’elle était encore présente chez ma famille paternelle. Nous verrons ici comment cette mixité matrimoniale devient un frein à la transmission intergénérationnelle des langues, et comment la diversité sociale, en dehors du carcan matrimonial, ajoute son lot de défis.

1. La mixité matrimoniale, un frein de poids à la transmission de la langue

De l’expérience des personnes questionnées, le fait de s’unir à une personne appartenant à une communauté différente amène à la perdition de leur langue. C’est la première réponse reçue par presque tout le groupe 1 à ma question : Pourquoi la langue amazigh de Souss n’a-t-elle pas été transmise à vos enfants?

Ma mère ainsi que ses frères et soeurs sont tous nés à Rabat, la capitale administrative du Maroc. Cette ville est habitée par de nombreuses communautés marocaines, lesquelles détiennent chacune des spécificités culturelles, historiques, sociales, politiques et langagières. Du fait de cette diversité, d’un côté, et de l’ouverture de mes grands-parents à la mixité matrimoniale, de l’autre, les huit enfants se sont mariés à des non-Souassas. Deux d’entre eux sont unis à des Amazighs venant d’autres régions et parlant des langues qui leur sont propres et six, à des communautés strictement arabophones. En raison de cette mixité matrimoniale, aucun des huit enfants n’a continué à pratiquer la langue des Souassas au sein de leurs foyers respectifs.

Du côté paternel, seuls les enfants ayant un parent de Toulal et un parent d’une autre communauté ont été dépourvus de la connaissance de leur langue. Dès lors, la question « Pourquoi la langue amazighe de Toulal n’a-t-elle pas été transmise à vos enfants? » ne pouvait cibler que mon père et une de mes tantes.

Alors que mes nombreux cousins et cousines parlent le toulali[18], mes frères, ma soeur et moi-même sommes les seuls non-locuteurs de cette langue. Les enfants issus du mariage mixte de ma tante, quant à eux, parlent bien l’amazigh. De l’avis de mes proches, bien qu’ayant un père non toulali, ces enfants accompagnaient plus souvent leur mère à Toulal. De surcroit, ma tante ne travaillait pas à l’extérieur. Cette situation lui aurait permis de consacrer plus de temps à ses enfants et de réaliser une transmission intergénérationnelle.

Nous pouvons remarquer, de la confrontation de ces deux exemples familiaux, que la mixité matrimoniale est un élément déterminant dans la perte d’une langue non utilisée par la majorité, dans un espace géographique déterminé. Cette mixité est le fruit de la liberté par un membre d’une famille de s’unir à une personne d’autres communautés. Elle n’est toutefois pas un frein à la transmission de la langue lorsque le parent ou sa famille dispose de temps. Le temps d’enseigner à l’enfant la langue et le temps de le faire baigner dans un environnement de locuteurs de la langue. Lorsque le parent doit travailler, ou ne côtoie pas sa famille ou sa communauté locutrice, la transmission de la langue devient difficile.

2. La mixité sociale, un autre frein à la transmission de la langue

Selon ma famille maternelle, avoir vécu dans un quartier et une ville où cohabitent différentes communautés du Maroc et de l’étranger, a grandement contribué à la perte de leur langue. En effet, afin de se comprendre, la langue communément parlée dans les grandes villes est la langue marocaine[19].

La mixité sociale existe depuis longtemps au Maroc, du fait de sa position géographique déterminante. Mais elle n’a eu des répercussions tragiques dans la perte des langues amazighes que depuis l’instauration de l’école publique obligatoire. Les enfants, devant aller à l’école, ne côtoient plus assez leurs familles et communautés. Ils sont sur les bancs de l’école, avec d’autres enfants ne parlant pas leur langue. Tout naturellement, ma mère, mes tantes et oncles ont dû parler le marocain afin de se faire comprendre, et ont continué à le faire chez eux, jusqu’à se détacher de la langue amazighe.

Malgré la diversité existante, les Amazighs installés dans les villes plus tard dans leur vie, même ceux et celles ne sachant ni lire ni écrire comme mes grands-parents, ont en revanche préservé leur langue. Ils ont appris l’arabe et le marocain en ville. Contrairement à leurs enfants, apprendre ces langues usuelles n’a rien enlevé à la continuité de l’utilisation de leurs langues au sein de leurs ménages et avec les personnes de leurs communautés.

Du côté paternel, la situation diffère. Du fait que les Toulalyines vivaient dans la même ville du temps de mes grands-parents, leurs enfants ont pu baigner au sein des leurs et ainsi pratiquer la langue dès leur plus jeune âge. De plus, les études n’avaient pas la même importance à leurs yeux que chez ma famille maternelle. Disposant de terres, ma famille paternelle savait qu’elle pouvait vivre convenablement, tirer ses moyens de subsistance et commercer par elle-même, sans étudier. La seule personne ayant suivi des études secondaires, collégiales et universitaires est mon père. Nous comprenons donc que la réalité vécue par ma famille de Toulal avant les années 2000 ne pouvait laisser la diversité existante à Meknès entraver la transmission de leur langue.

De la narration de ma famille maternelle, validée par tous ses membres, ressortent d’autres freins à la transmission des langues amazighs et qui sont interreliés : le déracinement vécu par les plus jeunes et le degré de rejet ou d’acceptation du monde moderne. Dans les lignes qui suivent, ces trois freins seront étudiés d’une manière interconnectée, tels qu’ils m’ont été narrés.

II. L’apport du déracinement et de la modernité dans un contexte de panarabisme

La réalité vécue par mes deux tantes et mon oncle maternels les plus âgés se ressemble à plusieurs égards. En premier lieu, ils ont suivi leurs études à la Mission française[20] et non à l’école marocaine, contrairement à leurs jeunes soeurs et frère, dont ma mère. En deuxième lieu, ils ont davantage voyagé avec leurs parents dans la communauté de Imentaguen. Finalement, ils ont grandi à une période où la télévision n’avait pas encore été acquise par mon grand-père et où ma grand-mère apprenait encore le marocain.

Dans mes souvenirs, ils parlaient mieux l’amazigh avec mes grands-parents, beaucoup mieux, que tous les autres membres de la famille. Ceci est lié non seulement au fait qu’ils n’ont appris que le français à l’école, comme langue seconde, mais également au fait qu’ils ont séjourné pendant les vacances scolaires dans leur communauté, qui ne parle que l’amazigh. Les cinq autres frères et soeurs, de leur côté, n’ont pas eu cette même chance. Ils auraient aimé suivre leurs études à la Mission française comme les plus grands et continuer à vivre dans ce beau quartier de Rabat, Les Orangers. Mon grand-père, soutenu par ma grand-mère, en avait décidé autrement.

En effet, l’histoire familiale voudrait que mon grand-père ait, depuis toujours, eu de bonnes relations avec ses supérieurs militaires français. Il était très respecté dans son milieu de travail pour sa droiture, sa gentillesse et sa docilité, et les Français le lui rendaient bien. Mais au début des années 1970, les gens de sa communauté d’Imentaguen, installés à Rabat, commencèrent à le juger pour sa proximité avec l’ancien colon. Il a alors décidé de ne pas inscrire ses cinq autres enfants à la Mission française, par revendication et souci d’appartenance. Il a également quitté la grande demeure qui lui avait été fournie par les militaires français.

Paradoxalement, ce choix communautaire eut une répercussion négative non négligeable sur la transmission de notre langue. Le fait d’inscrire ses enfants dans une école publique, d’un quartier mixte socialement, au même moment que l’éducation devenait institutionnelle, obligatoire et arabisée au Maroc, a distancé une partie de ma famille de leurs racines. Le panarabisme ayant envahi l’Afrique du Nord dans les années 1970, accentué par l’avènement de la télévision, n’a laissé aucune chance à notre langue de survivre au sein de ma famille maternelle. Les cinq enfants étudient en français et en arabe littéraire, regardent la télévision et les films en arabe, français et anglais et ne conversent avec leurs amis qu’en marocain.

À partir des années 1970, la langue amazighe laisse place à la langue marocaine dans le foyer. Mes grands-parents n’utilisent l’amazigh que lorsqu’ils ont des invités du bled[21] ou qu’ils s’entretiennent avec des Amazighs. De surcroit, avec les dépenses familiales et les obligations quotidiennes, mes grands-parents ne se déplacent que rarement. Les enfants, dont ma mère, n’ont donc plus l’occasion de demeurer longtemps en immersion et d’apprendre la langue. Ils rejettent même leur culture et trouvent la vie inconfortable et d’un autre temps dans le village d’Imentaguen (pas d’eau, d’électricité, etc.). Tous ces éléments entremêlés, à savoir le déracinement, la modernité dans un contexte de panarabisme, ont effectivement, des dires de ma famille, contribué à la perte de la langue amazighe de Souss.

Du côté de ma famille paternelle, la situation est différente. Entre les années 1970 et 2000, la modernité et le panarabisme n’ont pas eu les mêmes répercussions sur la langue amazighe de Toulal. Le communautarisme a permis à celle-ci de survivre. La fierté d’appartenance connue chez les Toulalyines a également freiné l’érosion de la langue. Toutefois, ma famille paternelle remarque une autre tangente ces dernières années. La langue de Toulal se perd actuellement pour des raisons que ma famille maternelle a connues plus tôt. La nouvelle génération s’unit à des personnes venant d’autres communautés, ne vit plus dans la ville de Toulal, que ce soit pour entreprendre des études, travailler ou accéder à des quartiers plus modernes de Meknès. La perdition de la langue rejoint donc celle vécue par ma famille maternelle plusieurs décennies plus tard. Cet exemple nous montre que l’éducation arabisée ne semble devenir un frein que lorsqu’au moins ces quatre éléments sont réunis : la modernité, le déracinement et les mixités matrimoniale et sociale.

Conclusion

Il ressort du recueil de récits familiaux et de la confrontation des réalités de deux communautés amazighes distinctes que la modernité, le déracinement et les mixités matrimoniale et sociale ont effectivement des conséquences sur la transmission des langues amazighes.

L’histoire des Toulalyines nous apprend que le communautarisme existant jusqu’au début du 20e a permis une meilleure préservation de leur langue amazighe, pourtant peu parlée au Maroc. Ce communautarisme allant jusqu’à des pratiques endogames ou homogames a fait que la langue demeurait vivante dans les foyers des Toulalyines, au moment où chez les Souassas d’Imentaguen installés dans la capitale marocaine et ayant des unions mixtes, la langue s’est perdue.

La diversité culturelle dans un quartier ou une ville et à l’école a également des répercussions sur la transmission d’une langue non utilisée majoritairement dans ces espaces. L’histoire de ma famille maternelle en est un bel exemple. Ayant baigné dans un quartier et un système éducatif où la diversité était reine et où la langue communément parlée est le marocain, ils ont perdu l’usage de l’amazigh de Souss et n’ont pu le transmettre à leurs enfants vivant dans les mêmes circonstances.

Finalement, le déracinement des individus de leurs communautés et leur degré d’ouverture au monde moderne sont venus ajouter un autre frein à la transmission de nos langues. Lorsqu’un individu est éloigné géographiquement de sa communauté, il ne peut apprendre sa langue si elle n’est pas utilisée par la majorité dans son espace de vie. Épouser la modernité accentue cette perte de la langue.

Bien que le panarabisme des années 1970 au Maroc ait largement contribué à la perte des langues amazighes, d’abord pour la génération de mes parents, puis pour ma génération, l’exemple des Toulalyines montre que cette répercussion nécessite des prédispositions. L’éducation arabisée n’a de graves conséquences sur la transmission des langues amazighes que si d’autres circonstances entrent en jeu, telles que la modernité, le déracinement et les mixités matrimoniale et sociale. Ainsi, bien que les décisions prises par les pouvoirs politiques aient une répercussion directe sur la protection et la promotion des langues ancestrales, elles ne sont pas seules responsables de leur perte.

Les raisons que j’ai souhaité mettre en avant permettent de sortir du discours dominant et de reprendre le pouvoir. Je prône la prise de pouvoir par les communautés pour préserver leurs langues.