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La Décennie internationale des langues autochtones 2022-2032 a été proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 18 décembre 2019 et officiellement lancée par l’UNESCO le 13 décembre 2022. L’objectif de cette initiative est « d’appeler l’attention sur la catastrophe que représente la disparition des langues autochtones et sur l’impérieuse nécessité de préserver, de revitaliser et de promouvoir ces langues » (A/RES/74/135, par. 24). Dans un rapport publié en 2016, l’Instance permanente des Nations Unies sur les questions autochtones indiquait déjà que 40 % des langues parlées dans le monde, dont on estime le nombre à 6 700, sont menacées de disparition, la majorité d’entre elles étant des langues autochtones. Dans sa résolution de décembre 2019, l’Assemblée générale des Nations Unies souligne que « malgré les efforts entrepris, il reste urgent de préserver, de promouvoir et de faire revivre […] les langues autochtones » (Id., Préambule) et demande « de prendre sans délai de nouvelles mesures aux niveaux national et international » (Id., par. 24).
L’utilisation de sa propre langue : un droit fondamental des peuples autochtones
La capacité et la liberté d’utiliser la langue de son choix « sont des éléments essentiels de la dignité humaine, de la coexistence pacifique, de la réciprocité, ainsi que du bien-être général et du développement durable de la société tout entière » (UNESCO, 2021, p. 5). Quant aux langues autochtones, elles « représentent des identités, des cultures et des systèmes de connaissances complexes forgés et accumulés pendant des milliers d’années » (UNESCO, 2021, p. 5); elles constituent ainsi « des marqueurs fondamentaux de l’identité propre et de la cohésion des peuples autochtones en tant que peuples » (Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones, 2012).
La disparition des langues autochtones porte ainsi directement atteinte aux droits individuels et collectifs des membres des communautés et peuples autochtones. En effet, « un peuple à qui la liberté d’utiliser sa propre langue n’est pas garantie ne peut jouir pleinement de sa liberté de pensée, de sa liberté d’opinion et d’expression, y compris dans le domaine artistique, ni de son accès à l’éducation, à la santé et à l’information, à la justice, à des emplois décents, à la participation à la vie culturelle » (UNESCO, 2021, p. 6).
La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en 2007 reconnait, entre autres, le droit des peuples autochtones de revivifier, d’utiliser, de développer et de transmettre aux générations futures leur langue (art. 13). Elle reconnaît également leur droit d’établir et de contrôler leurs propres systèmes et établissements scolaires où l’enseignement est dispensé dans leur propre langue (art. 14) et d’établir leurs propres médias dans leur propre langue (art. 16). Or malgré l’adoption de cette Déclaration, les efforts déployés par de nombreux gouvernements, organisations civiles et peuples autochtones paraissent encore largement insuffisants pour assurer la survie de nombreuses langues autochtones. Ainsi, de multiples interrogations persistent sur les moyens qui doivent être déployés pour respecter, protéger et mettre en oeuvre les droits énoncés dans la Déclaration de 2007.
La disparition des langues autochtones : une menace pour la diversité culturelle et le patrimoine commun de l’humanité
La perte d’une langue constitue non seulement une atteinte à l’identité et à la dignité collectives des peuples autochtones (Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones, 2012, p. 9, 11), mais aussi un appauvrissement du patrimoine de l’humanité. Il existe en effet un lien étroit entre la diversité linguistique et la diversité culturelle, laquelle est reconnue, à l’article premier de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle de 2001, comme constituant « le patrimoine commun de l’humanité » devant être « affirmée au bénéfice des générations présentes et des générations futures ». L’inaction à protéger une langue est donc, aussi, une atteinte à l’intégrité d’un patrimoine dont la responsabilité en matière de protection incombe à tout un chacun. Malgré cette reconnaissance, la communauté internationale tarde à se doter d’un instrument juridique international visant à protéger la diversité linguistique. Et aucun instrument de cette nature n’est spécifiquement dédié aux langues autochtones.
Il existe néanmoins quelques instruments juridiques, bien que non consacrés aux langues, qui énoncent des principes ou des engagements incitant les États à agir en faveur de la diversité linguistique. Dans le secteur de la culture, la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 énonce que « le multilinguisme […] – y compris sous la forme numérique – et la possibilité, pour toutes les cultures, d’être présentes dans les moyens d’expression et de diffusion, sont les garants de la diversité culturelle » (art. 6). Cette relation d’interdépendance entre la pluralité des langues et « la multiplicité des formes par lesquelles les cultures des groupes et des sociétés trouvent leur expression » se voit aussi reconnue par la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005 (art. 4.1), les Parties rappelant dans le Préambule de ce traité « que la diversité linguistique est un élément fondamental de la diversité culturelle » (15e alinéa). Quelques références aux peuples autochtones apparaissent aussi dans l’énoncé des engagements issus de cette Convention. Force est cependant de reconnaître qu’à ce jour, bien peu de Parties abordent de manière explicite les enjeux relatifs aux langues autochtones dans le cadre de la mise en oeuvre de la Convention de 2005 (Mariage et Guèvremont, 2022).
D’autres instruments juridiques internationaux peuvent influencer l’action des États en matière de protection de la diversité linguistique ou, plus spécifiquement, de préservation des langues autochtones. Ce sont dans les domaines de l’éducation et dans les instruments catégoriels ou les instruments universels de droits fondamentaux visant les minorités – linguistiques notamment – que se trouvent les dispositions les plus pertinentes en matière de préservation des langues. Les instruments dans le domaine de l’éducation qui contiennent des dispositions visant à protéger le droit des enfants, notamment issus de minorités ou des peuples autochtones, sont bien évidemment pertinents considérant le rôle que peut jouer l’enseignement dans la préservation et la transmission d’une langue. À ce titre, notons que la Convention relative aux droits de l’enfant (1989) prévoit que l’éducation de l’enfant doit viser à lui inculquer le respect « de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles » (art. 29.1 c). La Convention (no 169) relative aux peuples indigènes et tribaux adoptée par l’Organisation internationale du travail (OIT) la même année affirme également que, lorsque possible, « un enseignement doit être donné aux enfants des peuples intéressés pour leur apprendre à lire et à écrire dans leur propre langue indigène ou dans la langue qui est le plus communément utilisée par le groupe auquel ils appartiennent » (art. 28); lorsque cela n’est pas réalisable, « les autorités compétentes doivent entreprendre des consultations avec ces peuples en vue de l’adoption de mesures permettant d’atteindre cet objectif » (id.).
En ce qui a trait plus généralement aux dispositions relatives au droit d’employer sa propre langue, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) prévoit que dans les États où il existe des minorités linguistiques, « les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit […] d’employer leur propre langue » (art. 27). Dans son Observation générale no 23 sur les minorités, le Comité des droits de l’homme précise que ce droit implique des obligations positives pour l’État, en spécifiant que « [b]ien que les droits consacrés à l’article 27 soient des droits individuels, leur respect dépend néanmoins de la mesure dans laquelle le groupe minoritaire maintien sa culture, sa langue ou sa religion ». En conséquence, « les États devront également parfois prendre des mesures positives pour protéger l’identité des minorités et les droits des membres des minorités de préserver […] leur langue […] en commun avec les autres membres de leur groupe » (par. 6.2). La Convention internationale relative aux droits de l’enfant prévoit, dans des termes similaires à l’article 27 du PIDCP, qu’« un enfant autochtone ou appartenant à une de ces minorités ne peut être privé du droit […] d’employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe » (art. 30). Bien que visant précisément les minorités, le droit « d’utiliser leur propre langue, en privé et en public, sans ingérence ni discrimination quelconque » est également prévu dans la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques (art. 2), son article 4.2 encourageant les États à prendre des mesures « pour créer des conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités d’exprimer leurs propres particularités et de développer […] leur langue ».
Par ailleurs, il convient de noter que, selon le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, le droit de participer à la vie culturelle repose dans une certaine mesure sur la mise en oeuvre des droits linguistiques. En effet, dans son Observation générale no 21 sur le droit de chacun de participer à la vie culturelle (art. 15(1)a) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels), le Comité affirme que la participation, l’une des trois composantes principales du droit de participer à la vie culturelle, comprend le droit – seul, en association avec d’autres ou au sein d’une communauté – « de s’exprimer dans la langue de son choix » (par. 15 a). L’accès, autre composante principale, recouvre le droit – seul, en association avec d’autres ou au sein d’une communauté – « de suivre un mode de vie impliquant l’utilisation de biens et de ressources culturels tels […] la langue » (par. 15 b). Ces quelques dispositions et les observations des deux comités qui spécifient leur interprétation permettent donc à la fois de dégager une dimension collective des droits linguistiques énoncés en tant que droits individuels, pertinente dans le contexte de la préservation de langues autochtones fortement liées à l’identité des peuples autochtones, mais également de faire de la préservation des langues autochtones une condition indispensable à l’exercice d’autres droits, notamment celui de participer à la vie culturelle.
Qu’en est-il de la promotion des langues autochtones dans l’environnement numérique?
On ne saurait en effet passer sous silence l’impact des technologies numériques sur la diversité linguistique, en particulier les systèmes d’intelligence artificielle générative qui utilisent les grands modèles de langage pour créer du contenu (texte, images, vidéos…) à partir de grandes quantités de données. D’un côté, ces systèmes constituent de formidables outils, par exemple pour générer et traduire des textes et autres contenus dans de multiples langues, ce qui pourrait favoriser la préservation et la transmission des langues autochtones; d’un autre côté, les langues sous-représentées dans les données utilisées pour l’entraînement de ces modèles risquent d’être exclues des avancées générées par l’IA, ce qui est le cas de très nombreuses langues autochtones (UNESCO, 2024, p. 8). En outre, ces systèmes comportent des risques en termes d’assimilation culturelle, puisqu’ils peuvent mener à une simplification de certaines langues, en effaçant par exemple certaines spécificités linguistiques (concepts uniques, idiomes ou structures grammaticales notamment) qui sont le reflet d’identités, d’histoire, de valeurs, de conceptions du monde ou de savoirs traditionnels. Enfin, la souveraineté des peuples autochtones sur les données qui les concernent – ce qui inclut les données relatives à leurs langues – est un autre enjeu important de l’ère numérique, indissociable des stratégies à mettre en place pour favoriser la décolonisation informationnelle (Gentelet, Bahary-Dionne, 2021, p. 199). Plusieurs de ces risques et enjeux sont évoqués dans la Recommandation sur l’éthique de l’intelligence artificielle adoptée par les États membres de l’UNESCO en 2021.
Par exemple, « [l]es États membres sont encouragés à établir […] des systèmes d’IA dans les domaines de la conservation, de l’enrichissement, de la compréhension, de la promotion, de la gestion et de l’accessibilité du patrimoine culturel matériel, documentaire et immatériel, en particulier les langues en péril et les langues et savoirs autochtones » (par. 94); la Recommandation évoque aussi « [l]es cours en ligne et [l]es ressources numériques concernant l’éducation à l’éthique de l’IA [qui] devraient être élaborés dans les langues locales, y compris les langues autochtones » (par. 106). Et surtout, la Recommandation attire l’attention des États sur les enjeux de gouvernance des données qui nécessitent « dans le cas des peuples autochtones, le respect de leur autonomie dans la gestion de leurs données » (para. 47). La mise en oeuvre de cette Recommandation sur l’éthique de l’IA parait ainsi de la plus haute importante, considérant le fait que les politiques publiques tardent à se saisir de ces sujets, mais l’adoption de ce texte est encore trop récente pour en mesurer les impacts concrets à ce jour.
Le Pacte numérique mondial annexé au Pacte pour l’avenir adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2024 sera-t-il à même d’accélérer l’adoption de telles politiques? Bien qu’il propose une gouvernance éthique de la technologie, ce Pacte numérique ne traite pas explicitement des langues autochtones. Il contient néanmoins quelques références à la diversité linguistique. Par exemple, la coopération qui sera stimulée par le Pacte devra permettre « à toutes et à tous d’avoir un accès au numérique et favorisera la diversité linguistique et culturelle dans l’espace numérique » (Principe 8 g). De plus, en vue de « [r]enforcer la gouvernance internationale de l’intelligence artificielle pour le bien de l’humanité » (Objectif 5), les États entendent « gouverner l’intelligence artificielle dans l’intérêt général, en veillant à ce que ses applications favorisent la diversité culturelle et linguistique » (par. 53). Par ailleurs, la Déclaration sur les générations futures, également annexée au Pacte pour l’avenir, énonce l’engagement des États d’« honorer, promouvoir et sauvegarder la diversité culturelle et le patrimoine culturel, ainsi que les langues, les systèmes de connaissance et les traditions » (par. 15) et les incite à « [p]rendre en compte, respecter, promouvoir et protéger les droits des peuples autochtones, leurs territoires, leurs terres et leurs écosystèmes, tout en préservant leurs traditions, leurs croyances spirituelles et leurs connaissances ancestrales » (par. 16).
Le Canada, ainsi que les provinces canadiennes, doivent donc déployer les moyens nécessaires au respect de l’ensemble de leurs engagements internationaux, dont plusieurs concernent désormais les peuples autochtones et leurs langues ou encore, de manière plus générale, la diversité linguistique, y compris dans l’environnement numérique.
Mais au-delà des leviers que peuvent constituer, pour les langues autochtones, les instruments juridiques et les initiatives politiques menées sur la scène internationale en faveur de la diversité culturelle et linguistique, il est évident que la préservation, la revitalisation et la promotion de ces langues reposent en grande partie sur l’adoption et la mise en oeuvre de politiques et mesures appropriées au niveau national.
La situation alarmante des langues autochtones au Canada et l’urgence d’agir
Au Canada, le recensement de 2021 révèle une situation particulièrement critique : il permet de constater que le nombre d’Autochtones pouvant parler une langue autochtone a diminué de 4,3 % par rapport au précédent recensement réalisé en 2016, ce qui constitue un premier recul depuis que des données comparables ont commencé à être comptabilisées, en 1991 (Statistique Canada, 2023). La baisse de locuteurs des langues autochtones est attribuable à une diminution continue du nombre d’Autochtones qui ont une langue autochtone comme langue maternelle (Id.). Manifestement, les tentatives d’éradication des langues et des cultures autochtones, en particulier par le système de pensionnats, en place de 1830 à 1996 (Motard et Lainé, 2017), constituent encore aujourd’hui une menace à la survie de ces langues.
Dans un passé récent, quelques avancées législatives ont pourtant été réalisées. Adoptée en 2019, la Loi sur les langues autochtones vise à « soutenir et […] promouvoir l’usage des langues autochtones », à « soutenir les peuples autochtones dans leurs efforts visant à se réapproprier les langues autochtones et à les revitaliser, les maintenir et les renforcer » et à « mettre en place des mesures visant à faciliter l’octroi d’un financement adéquat, stable et à long terme » à cet égard (article 5 a), b) et d)). Le projet de loi C-13 visant à modifier la Loi sur les langues officielles, déposé au Parlement le 1er mars 2022 et adopté en juin 2023, reconnaît pour sa part « l’importance […] de la réappropriation, de la revitalisation et du renforcement des langues autochtones ». Ces mesures législatives sont toutefois critiquées. En ce qui concerne par exemple la Loi sur les langues autochtones, l’Inuk Tapiriit Kanatami estime que les Inuits n’ont pas été consultés et dénonce le fait que celle-ci ne comporte pas de clauses spécifiques aux Inuit (Grignon-Franck, 2019). D’autres jugent que ces initiatives omettent de prendre en compte certaines menaces qui ont un effet direct sur les langues autochtones, en particulier la disparition du territoire ou l’impossibilité d’y accéder (Motard et Lainé, 2017).
Il faudra voir dans quelle mesure la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en juin 2021 et qui engage le gouvernement canadien à mettre en oeuvre la Déclaration de 2007 aura des effets positifs sur la protection des langues autochtones. Il sera aussi important de suivre avec attention la mise en oeuvre du Plan d’action national du Canada pour la Décennie internationale des langues autochtones (2022-2032), dont le lancement a été annoncé par la ministre du Patrimoine canadien, Pascale St-Onge, le 20 juin 2024 (Canada, 2024). Enfin, une attention devra être portée aux lois sur les langues autochtones adoptées par les provinces ou les territoires, par exemple le Inuit Language Protection Act (S. Nu. 2018, c.17), ou plus généralement toute loi linguistique susceptible de produire des effets – positifs ou négatifs – sur la protection des langues autochtones. Par exemple, le projet de loi 96 au Québec visant à réformer la loi 101, déposé en mai 2021 et adopté en 2022, n’a pas prévu de statut particulier pour les langues autochtones (Lévesque, 2021), une lacune qui pourrait accélérer l’assimilation des peuples autochtones selon certains représentants des Premières Nations (Carabin, 2022).
La protection des langues autochtones : bien plus qu’un enjeu de politique linguistique
La préservation, la revitalisation et la promotion des langues autochtones ne sauraient toutefois être assurées uniquement par la mise en oeuvre de politiques linguistiques. Des initiatives visant d’autres domaines d’action doivent aussi être menées. Un exemple de domaine hautement pertinent est celui des politiques culturelles, lesquelles peuvent avoir un effet déterminant sur la préservation et la transmission des langues. La Loi sur la diffusion continue en ligne adoptée le 27 avril 2023, laquelle modernise la Loi sur la radiodiffusion de 1991, fixe désormais des balises afin que le système canadien de radiodiffusion offre une programmation en langues autochtones qui reflète les cultures autochtones et soutienne la production et la radiodiffusion d’émissions dans les langues autochtones. Découlant de cette loi révisée, la Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2024-121, La voie à suivre – Soutenir le contenu canadien et autochtone au moyen de contribution de base, publiée le 4 juin 2024, impose aux services de diffusion continue en ligne le versement de 5 % de leurs revenus à divers fonds de soutien à la création de contenus canadiens, dont 0,5 % est destiné au fonds du Bureau de l’écran autochtone. Ces nouvelles mesures pourraient ainsi avoir des répercussions positives sur la création, la production et la diffusion de contenus en langues autochtones au sein de l’écosystème culturel canadien.
Il faut toutefois ajouter une mise en garde, car parallèlement, au Canada, les communautés autochtones sont souvent l’objet d’une instrumentalisation culturelle qui aurait pour but de pallier une sous-représentation des personnes issues des communautés autochtones dans les différentes sphères de la société civile. Les initiatives mettent de l’avant l’utilisation des éléments culturels comme les langues autochtones de sorte que la population peut avoir une fausse impression que ces langues sont en voie de préservation alors qu’en réalité une grande majorité des langues autochtones demeurent en danger de disparition. Les locuteurs de ces langues ne profitent pas d’initiatives pour aider à soutenir, protéger et transmettre leurs langues, mais le secteur de production et de diffusion culturelle renvoie une image de vitalité qui n’appuie en rien les besoins urgents visant la sauvegarde des langues. En ce sens, l’instrumentalisation des langues autochtones dans le milieu culturel à des fins esthétiques, si elle n’est pas combinée à une structure assurant la vitalité des langues autochtones, et ce, dans les territoires qui leur ont donné naissance, ajoute à la désinformation publique et contribue à créer l’effet contraire de ce qui serait convenable de transmettre, c’est-à-dire l’urgence d’agir pour protéger les langues autochtones. Il faut donc faire preuve de discernement afin d’identifier si les mesures sont véritablement profitables à la préservation des langues autochtones et s’assurer que celles-ci ne soient pas des coups d’épée dans l’eau, des gestes purement symboliques, mais qu’elles soient appliquées concrètement et produisent des résultats observables et sensibles.
Un aperçu des contributions à ce numéro spécial dédié aux langues autochtones
Ce numéro spécial rassemble six textes sur les langues autochtones, soit cinq articles et une contribution dans la section Perspectives. Bien que chaque texte explore des thèmes spécifiques, tous partagent un point commun : le lien indissociable entre la langue, la culture et l’identité des peuples autochtones. Ils montrent également que lorsqu’elle est respectée et valorisée, la diversité linguistique d’une société devient une source de dialogue interculturel plutôt qu’une cause de tension ou de conflit. Ce dialogue nécessite toutefois de reconnaître et de mettre en valeur les personnes qui portent, préservent et transmettent ces langues : avant tout les locuteurs, mais aussi les autres acteurs clés que sont notamment les enseignants, les professeurs et les interprètes. Comme le reflète aussi le contenu de ce numéro spécial, même les négociateurs commerciaux ont un rôle à jouer dans la préservation des langues autochtones, dès lors que les ententes qu’ils négocient présentent un risque d’interférence avec le respect des droits reconnus aux peuples autochtones.
Dans ce numéro, les langues autochtones sont ainsi abordées à travers des thèmes aussi divers que les savoirs, l’éducation, la justice et le commerce. On y trouve également le témoignage personnel d’une auteure à propos de la transmission des langues au sein de sa propre famille. Les paragraphes qui suivent présentent plus en détail chacune des contributions.
Dans le premier article, Jimena Terraza réfléchit à l’importance des langues minoritaires et minorisées pour la diversité culturelle et les savoirs. Elle explore la relativité linguistique et la manière dont les langues influencent la pensée, insistant sur la nécessité de préserver cette diversité pour mieux comprendre les capacités cognitives des êtres humains.
Orane Caryn signe le deuxième article, qui explore les opportunités et les défis de l’éducation interculturelle bilingue au Nunavut et dans les Andes péruviennes. Elle met en lumière la manière dont ce type d’enseignement bilingue peut contribuer à la revitalisation des langues autochtones, en l’occurrence l’inuktitut et le quechua, tout en soulignant les difficultés rencontrées par les enseignants dans ces contextes distincts.
Signé par Shelley Tulloch, Lorena Fontaine et Heather Souter, le troisième article de ce numéro s’intéresse au rôle des universités dans la revitalisation des langues autochtones, en particulier en ce qui a trait à la formation des personnes qui enseignent ces langues. Les auteures examinent les besoins et les défis rencontrés par le corps enseignant. Elles relèvent également plusieurs bonnes pratiques en la matière, celles-ci permettant de soutenir efficacement les personnes impliquées dans l’enseignement, tout en générant des retombées positives pour la revitalisation linguistique.
Dans le quatrième article, Pascale Laneuville, Allie Miot-Bureneau, Isabelle Martineau et Caroline Hervé discutent du rôle crucial des interprètes, qu’elles qualifient aussi de médiateurs culturels, à la Cour itinérante du Nunavik, un territoire où la langue inuktitute est encore largement parlée par les Inuits. Les auteures analysent les défis linguistiques et ontologiques liés à l’interprétation et interrogent le concept de justice dans le contexte inuit, en soulignant notamment les enjeux culturels et linguistiques sous-jacents aux affaires judiciaires portées devant cette cour itinérante.
Le cinquième et dernier article permet à Charlotte Tessier d’étudier l’application de la Convention de l’UNESCO sur la diversité des expressions culturelles de 2005 dans les accords commerciaux conclus à la suite de l’adoption de ce traité. L’auteure répertorie et analyse plusieurs catégories de clauses culturelles intégrées à ces accords et qui permettent aux États signataires de limiter le commerce de certains biens ou services dans le but de préserver les langues autochtones.
Enfin, dans la section Perspectives, Kawtar Lahkim examine les freins à la transmission des langues dans deux familles appartenant à des communautés amazighes distinctes, soit les Toulalyines et les Souassas. L’auteure se penche notamment sur les effets de la mixité, de la modernité et du déracinement. Elle met en exergue la manière dont certains facteurs internes, en plus des dynamiques étatiques, peuvent accélérer le déclin des langues parlées au sein de ces communautés.
Appendices
Bibliographie
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- Carabin, F. (2022, 10 mai). Les doléances des Premières Nations sur la réforme de la loi 101 ne convainquent pas la CAQ. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/politique/quebec/709491/-les-doleances-des-premieres-nations-sur-la-reforme-de-la-loi-101-ne-convainquent-pas-la-caq
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- Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (2024). Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2024-121 : La voie à suivre – Soutenir le contenu canadien et autochtone au moyen de contribution de bas. https://crtc.gc.ca/fra/archive/2024/2024-121.htm
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- Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. (2005, 20 octobre). 2440 RTNU (entrée en vigueur 18 mars 2007).
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- Inuit Language Protection Act. (2008) (C.S.nu., c.I-140).
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- Instance permanente des Nations Unies sur les questions autochtones. (2018). Plan d’action en vue de la tenue de l’Année internationale des langues autochtones en 2019. Doc off CESNU, 17e sess, Doc NU E/C.19/2018/8.
- Le Pacte pour l’avenir. (2024). Doc off ADNU, 79e sess, Doc NU A/RES/79/1.
- Lévesque, F. (2021, 17 septembre). Pas de statut particulier pour les langues autochtones. La Presse. Récupéré le 11 mai 2022 de https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2021-09-17/projet-de-loi-96-sur-la-langue-francaise/pas-de-statut-particulier-pour-les-langues-autochtones.php#
- Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. L.C. 2021, ch. 14
- Loi sur la diffusion continue en ligne. LC (2023), ch. 8.
- Loi sur la radiodiffusion. LC (1991), ch. 11.
- Loi sur les langues autochtones. L.C. 2019, ch. 23.
- Loi sur les langues officielles. LRC (1985), ch. 31 (4e suppl.).
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