Article body

Dans le secteur Hospitalier français, le niveau d’investissement dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) ainsi que leur retour sur investissement (ROI) sont des questions récurrentes et polémiques intéressant six parties prenantes internes et externes : la puissance publique, les directions d’hôpitaux, les « patients-cas-K » au statut multiforme, les chefs de clinique et médecins, l’encadrement intermédiaire et le personnel soignant (Husser, 2014). En France, depuis 2003, l’effort de la puissance publique pour l’appui à l’investissement dans ce domaine s’accentue à partir des plans « Hôpital 2007 » et « Hôpital 2012 ». Cet effort génère de nombreuses questions qui peuvent être regroupées autour de trois catégories d’enjeux pour les TIC (Minvielle, 2021).

En tout premier lieu, les financeurs du système de santé, ainsi que les tutelles des établissements, peuvent légitimement se poser la question de la rentabilité, voire de l’utilité de la dépense dans les TIC (Dumez et Minvielle, 2017) : Finance-t-on des projets à délai de retour court ? Comment vérifier que les financements ont le rendement attendu ? Comment engager un dialogue de gestion avec les organisations de santé dans un objectif de ROI (Return On Investment) ou simplement de TCO (Total Cost of Ownership) ?

La seconde série d’enjeux concerne les fournisseurs de technologie dont le business plan et la profitabilité dépendent fortement du niveau d’investissement, plus généralement du niveau de dépense, dans le secteur hospitalier (Kim, 1988; Minvielle, 2021; Toubal et al., 2018). Il est évident là aussi que des questions – vitales selon certains – se posent pour les industriels des TIC santé : quel est le niveau d’investissement (de dépense) que l’on peut attendre ? Quelle est la rentabilité du marché ?

Enfin et surtout, les médecins, l’encadrement intermédiaire et les équipes de soins sont concernés par la troisième série d’enjeux, la plus importante selon les chercheurs en Sciences Humaines et de Gestion (Alis et Fergelot, 2012; Bourret, 2016; Grosjean et Lacoste, 2015; Husser, 2014; Toubal et al., 2018; Yatim et Minvielle, 2016). Les cadres intermédiaires sont en effet les premiers intéressés par la coordination et la réalisation des soins hospitaliers, par la gestion et la diffusion des savoirs dans leur espace quotidien (Husser, 2011). C’est ce troisième niveau qui est privilégié par cet article de recherche. Il intéresse donc l’encadrement intermédiaire dans sa gestion quotidienne des équipes et des soins. Il doit répondre à des tensions multiples liées à l’introduction et à la gestion des TIC. Il doit également gérer des connaissances induites dans leurs propres services et auprès de leurs équipes : test, apprentissage, appropriation, intégration, reporting humain, organisationnel, productif et financier. De plus, ils collaborent aussi avec le DIM et la direction des organismes de santé pour une gestion des patients singulière et à grande échelle (Husser, 2011; Martineau, 2014; Minvielle, 2021).

La recherche présentée dans cet article s’articule autour de cinq parties. La première s’intéresse à la problématique de recherche et ses questionnements autour du pilotage de la diffusion des savoirs à partir de l’introduction et de la gestion des TIC. La seconde partie pose les cadres théoriques relatifs aux questions de recherche posées. Le troisième volet décline la méthodologie de recherche qualitative longitudinale à partir de l’étude de 6 cas. La quatrième partie met en exergue les résultats trouvés par les deux chercheurs en Sciences de gestion impliqués dans la recherche longitudinale menée. Enfin, la dernière partie propose une discussion en lien avec la littérature sur les TIC, les savoirs et les cadres intermédiaires hospitaliers.

Problématique et objectifs de recherche

Combinant une préoccupation récente d’efficience dans l’allocation des ressources (Kim, 1988) avec une nouvelle formalisation des démarches gestionnaires publiques (Toubal et al., 2018), l’introduction des TIC présente une rupture conceptuelle à laquelle le management hospitalier français est actuellement confronté (Minvielle, 2021). La mise en place de la T2A[1] et le suivi des GHM (Groupes Homogènes de Malades) ne renvoient pas seulement au management ou au sommet stratégique de l’hôpital, elle intéresse aussi les médecins et l’ensemble des cadres de l’hôpital, chefs de service et cadres intermédiaires. Démarche d’efficience et d’amélioration continue du système de soins, la T2A se présente également comme un processus de changement à planifier et à gérer au quotidien par l’organisation hospitalière avec la mise en place d’outils TIC adaptés. L’ensemble des travaux menés dans ce domaine a conduit à considérer le rôle du management intermédiaire comme une variable-clé dans la conduite du changement organisationnel, notamment en termes d’efficience des soins, de gestion de l’activité à grande échelle et de reporting financier (Husser, 2014; Kimberly et Evanisko, 1981; Minvielle, 2021; Toubal et al., 2018). Ainsi, l’encadrement intermédiaire a été souvent cité (Husser, 2011; Miremont et Valax, 2015), le rôle des cadres a été analysé (Crozier et Friedberg, 1977; Grosjean et Lacoste, 2015; Husser, 2014; Miremont et Valax, 2017), modélisé dans une dynamique d’apprentissage (Argyris, 1995; Argyris et Schön, 2002), compris comme un vecteur de résolution des conflits (Lawrence et Lorsch, 1994; Husser et al., 2019) ou encore comme un paramètre central dans la co-construction et la diffusion des savoirs (Grosjean et Bonneville, 2007; Nonaka et Takeuchi, 1997). Pour autant, les recherches menées à l’hôpital (Rivière, 2019) n’ont envisagé que rarement la dynamique de gestion des cadres intermédiaires (Husser, 2014; Miremont et Valax, 2017), l’évolution de leurs comportements, de leurs représentations ou de leur influence dans leur espace de gestion et des ajustements avec les TIC (Bidan et al., 2020). Pourtant des travaux récents (Husser et al., 2014; Toubal et al., 2018, Rivière, 2019; Minvielle, 2021) ont souligné la difficulté de mise en oeuvre des démarches d’introduction des TIC par les organisations, notamment de santé et plus précisément par l’encadrement intermédiaire. Des problématiques de recherche portant sur le pilotage du changement par l’encadrement intermédiaire ont même été avancées pour des recherches futures à propos de l’introduction de la qualité dans les organisations. Les recherches en gestion s’intéressant au management hospitalier ont proposé des lectures multiples de la complexité organisationnelle : triple structure organisationnelle, zones d’influences et de pouvoirs, gestion par les trajectoires, gestion par le projet d’établissement ou par projets. Cette complexité a été récemment envisagée à partir du management des sous-ensembles (Minvielle, 1996). Ainsi, Minvielle (1996), Husser (2011), Grosjean et Lacoste (2015) ont-ils initié un mouvement de recherche à propos du rôle des cadres intermédiaires dans le contexte hospitalier. Pourtant toutes les catégories de cadres intermédiaires n’ont pas été étudiées et le changement n’a pas été envisagé de manière dynamique. Le domaine reste encore peu exploré et étudié dans sa globalité en matière d’interaction humain-outil (Miremont et Valax, 2017).

Toutes les contributions présentées permettent de préciser la question de recherche, de réduire le champ d’investigation à propos du changement à une étape-clé, sa phase d’émergence, d’introduction et de première diffusion des savoirs des TIC et de souligner la pertinence d’une étude à partir de l’encadrement intermédiaire. Il est ainsi possible de formuler la problématique suivante : Comment les cadres intermédiaires hospitaliers pilotent-ils la diffusion de nouveaux savoirs à travers l’introduction et la gestion des TIC ? Cette problématique se décline en deux questionnements principaux intéressant les cadres au sein des organisations hospitalières :

  • Comment l’encadrement intermédiaire se représente-t-il la diffusion des savoirs générés par les TIC au sein des services hospitaliers ?

  • Comment l’encadrement intermédiaire instrumentalise-t-il les TIC pour la diffusion des nouveaux savoirs organisationnels à l’hôpital ?

Ces deux questionnements, relatifs aux représentations et à l’instrumentation des TIC, permettent une déclinaison de la problématique dans la mesure où ils renvoient au pilotage opérationnel des savoirs techniques et humains, intra et interservices hospitaliers (Kimberly et Evanisko, 1981). En effet, les cadres intermédiaires pilotent les savoirs à partir de leurs représentations et orientent l’action des équipes à partir de la mise en oeuvre des TIC, de façon marginale, partielle ou prépondérante au sein des services.

Afin de répondre à cette problématique du pilotage des savoirs à travers les TIC, l’article s’attache à présenter les deux principaux cadres conceptuels mobilisés avant de préciser la démarche méthodologique qualitative longitudinale de 6 mois et menée par une équipe de deux chercheurs et à partir de 6 études cas. La discussion menée permet une mise en perspective avec la littérature en s’intéressant tout particulièrement à la phase de l’introduction et de la gestion de TIC en phase post-covid 2021 à l’hôpital, de Février 2022 à Juillet 2022.

Cadres théoriques mobilisés

Le rapprochement entre « humains » et « non humains » dans la production de savoirs s’inspire de théories économiques et de l’anthropologie cognitive puisque Kim (1988) Trinquecoste et Bidan (2011), Husser (2011), Minvielle (2021) ou encore Toubal et al. (2018) prennent comme unité d’analyse l’ensemble formé par le collectif de travail et ses équipements techniques. Ce rapprochement a pourtant été peu étudié au niveau de l’encadrement intermédiaire comme le notent Besson et Olaba (2017). La recherche longitudinale menée répond à ce gap théorique et s’intéresse justement aux représentations et à l’instrumentalisation des cadres intermédiaires à l’hôpital à travers les TIC et à la diffusion du savoir. Elle renvoie ainsi à deux cadres théoriques bien distincts qui s’intéressent aux représentations des professionnels confrontés aux TIC d’une part, et à l’instrumentation par la diffusion des nouveaux savoirs grâce aux TIC au sein des hôpitaux. Ces deux cadres théoriques sont complémentaires dans la mesure où ils rendent compte des deux dimensions du pilotage quotidien des organisations : représentation et instrumentation.

Le premier cadre théorique renvoie aux composantes des représentations des cadres intermédiaires à propos de la gestion des TIC et à la diffusion des savoirs. Le passage de la gestion traditionnelle des équipes hospitalières avec des interactions physiques et orales multiples entre les patients et les équipes soignantes (Husser, 2011) a laissé la place au caractère distancié à travers un système « écrit-oral », synchrone et asynchrone, qui s’appuie sur des procédures encadrées par les TIC (comme l’entretien de « pré-entrée » à distance, la visite de contrôle TIC post-opératoire en visio-rendez-vous ou le rappel programmé des patients en post-ambulatoire). Ce changement de savoirs faire génère auprès des cadres intermédiaires des adaptations cognitives majeures qu’il convient d’étudier notamment grâce à la théorie de la dissonance cognitive (Festinger, 1957). Elle s’intéresse à l’effet de rationalisation que développe un sujet dans ses raisonnements. Elle postule l’intervention d’un processus qui tend à réduire d’éventuelles incohérences cognitives, surtout lorsque le sujet s’engage dans des comportements contraires à ses croyances comme cela se produit pour l’encadrement intermédiaire hospitalier, amené à réduire son savoir interactionniste pour développer, à travers les TIC, les savoirs liés au reporting financier et juridique auprès des services supports et au-delà auprès des organismes de tutelle (Alis et Fergelot, 2012; Husser, 2011; Minvielle, 2021). Cet état de dissonance ne résulte pas d’une simple accumulation de savoirs mais d’intégrations cognitives d’éléments nouveaux qui entrent en relation avec des éléments déjà présents (Husser, 2011; Rivière, 2019). Cette opposition-intégration cognitive s’opère par la mise en relation entre l’ancienne gestion des services (les éléments présents dans un système cognitif) et le nouveau système de gestion de soins, faits de procédures encadrées par les TIC dont le reporting est un élément central (Bidan et al., 2020; Husser et al., 2014; Minvielle, 2021; Moisdon, 2012). La théorie de la dissonance cognitive considère que cet état crée une tension psychologique qui va générer des réactions visant à la réduire ou à l’éliminer.

En effet, pour qu’il y ait dissonance, il est nécessaire que le sujet se perçoive comme étant engagé dans la relation existante entre ces éléments cognitifs dissonants et les effets psychologiques et sociaux qu’ils peuvent produire (Lauriol, 1998). S’il n’y a pas engagement ou implication résultant d’un choix depuis la formation à la vie professionnelle, la dissonance ne s’établit pas (Goujon Belghit et al., 2023). Ce degré d’engagement est lié à l’existence de cognitions génératrices, cognitions centrales dans l’organisation et l’équilibre du système cognitif parce que produisant des attitudes très étroitement associées à des valeurs, à des croyances ou à des idées fondatrices de la représentation du monde (Moscovici, 1989). C’est autour de ces cognitions génératrices que s’organise le processus de réduction de la dissonance. Une cognition génératrice étant peu sujette au changement, ce sont les cognitions liées qui subiront les effets de ce processus de réduction de la dissonance, conduisant ainsi à une réorganisation du système de relations entre les différents éléments composant le système cognitif, ainsi qu’aux différentes valeurs attachées à ces éléments. L’identification de cognitions génératrices chez un sujet peut s’opérer par l’analyse du degré d’engagement de ce dernier dans une action. D’après Beauvois et Joule (1981 : 136), l’engagement est « la représentation qu’a un individu d’être le producteur de son comportement ». Il correspond en fait à une auto-attribution de l’action qui est fonction de quatre facteurs essentiels (Beauvois et al., 2002) :

  • le caractère public de l’acte, qui exprime publiquement et explicitement l’attitude du sujet;

  • le caractère d’irrévocabilité de cet acte;

  • l’importance ou la gravité de l’acte et de ses conséquences. Plus cette gravité est importante, plus le sujet est engagé;

  • la croyance, par le sujet, qu’il a librement choisi d’accomplir cet acte (Jodelet, 1999). Par voie de conséquence, toute tentative d’imposition visant à obtenir une « soumission forcée » de l’individu est vouée à l’échec du point de vue d’une modification réelle des croyances manifestées par cet individu.

A ces quatre facteurs, Doise (2002) ajoute celui de l’appartenance sociale à un groupe. Cette dimension constitue un élément important de l’identité sociale du sujet, et donc de son engagement dans l’action. La théorie de la dissonance cognitive explique comment s’opère, ou se construit, la recomposition des univers de croyances de l’individu, à partir de ce concept de dissonance cognitive et de la recherche de sa réduction.

Les réactions des cadres intermédiaires sont fonction du taux de dissonance existant entre les éléments nouveaux considérés, taux qui est lui-même directement corrélé à l’engagement du sujet dans la relation. Ces considérations concernent bien les cadres intermédiaires car ils représentent une rupture par rapport aux études centrées sur les seuls dirigeants sans considération pour leur espace social de proximité (Kimberly et Evanisko, 1981). Pour qu’il y ait dissonance, il est nécessaire que le sujet se perçoive comme étant engagé dans la relation existante entre ces éléments cognitifs dissonants et les effets psychologiques et sociaux qu’ils peuvent produire (Grosjean et Lacoste, 2015). Ce sont ces phénomènes de dissonance, de réduction et de consonnance qui font l’objet d’une analyse textuelle approfondie pour mieux appréhender les représentations des TIC par l’encadrement intermédiaire comme cela est suggéré par de nombreux chercheurs en Sciences de Gestion (Cusin et Goujon-Belghit, 2021; Husser, 2011; Lenay et Moisdon, 2003; Wacheux, 1996).

Le second cadre théorique s’intéresse à l’instrumentation et à la diffusion des nouveaux savoirs par l’introduction et la gestion des TIC dans les espaces hospitaliers. Le courant de la sociologie de l’usage (Flichy, 2003; Schütz, 2012) s’est intéressé à l’appropriation des usages des médias et des TIC. Il analyse plus particulièrement les formes d’utilisations déviantes et inattendues des outils et systèmes d’informations mobilisés par les TIC (Ageron et al., 2018; Lenay et Moisdon, 2003). L’utilisation se situe selon Martineau (2012) au croisement de quatre logiques : celle du social, celle de la technique, celle du concepteur et celle de l’utilisateur. Ainsi, malgré les modes d’emploi prescrits et les mécanismes de contrôle et de sécurité des TIC, les pratiques des utilisateurs font apparaître des déviances, des variantes, des détournements voire des rejets (Akrich, 2006; Dumez et al., 2015; Duret, 2014; Oiry, 2012). Il existe donc un décalage entre l’usage prescrit par un concepteur et l’usage qui en est fait par les managers. Akrich (2006) a posé ce constat pour dégager des catégories d’usage des objets techniques et par extension des TIC. Ainsi, Husser et al. (2014) ont observé ces déviances productrices de nouveaux savoir-faire organisationnels locaux par le phénomène « d’appropriation-création » personnel local et infra-organisationnel. Ils constatent cela lors de la régulation des activités de reporting dans les systèmes d’informations et la transmission en « off » d’informations personnelles entre gardes de nuits et équipes de jours, ou encore lors de la création de challenges de procédures adaptées aux contextes de soins locaux…où l’articulation « sur mesure » quotidienne des équipes et la production singulière de soins auprès des patients demeure l’apanage des cadres intermédiaires hospitaliers (Grosjean et Lacoste, 2015). Les TIC peuvent être intégrés par un système d’appropriation (Ageron et al., 2018) dans lequel s’opèrent des phénomènes de réduction, d’accentuation et d’anticipation menant à des savoirs être et savoirs faire inédits au niveau de l’infra-organisation comme des pratiques écrites-orales distanciées avec les patients et les usagers (Husser et al., 2014). Le processus d’appropriation par les cadres intermédiaires, qui mène à l’usage, ne se résume pas uniquement à l’usage de type « application » du savoir mais bien à un acte créateur de contenus et donc de savoirs liés à des pratiques élargies (Husser, 2011; Nyssen, 2007; Waring et al., 2015). Cela conduit à une gestion singulière à grande échelle (Minvielle, 1996), mais favorise aussi l’étendu du périmètre de diffusion du savoir à un nombre croissant de services (Nyssen, 2007; Waelli et al., 2021; Waring et al., 2015), et à une temporalité juridique élargie (Cusin et Goujon-Belghit, 2022), tenant compte d’un contexte de soins singulier, inhérent à chaque service (Husser, 2011). La mise en réseau des savoirs à travers les TIC (Grosjean et Bonneville, 2007) répond à un impératif hospitalier de passage d’un statut de patient physique à celui de patient informatisé, c’est-à-dire d’un patient « dédoublé », à la fois « physique » et à la fois « dossier-partagé », ce qui permet d’envisager la gestion d’un « parcours patient » complexe. Le parcours patient est une notion qui émerge en 2010 et qui se définit selon l’ARS (Agence Régionale de Santé) comme une prise en charge globale des patients qui englobe la prévention, le soin et l’accompagnement. Le parcours se différencie de la trajectoire des patients, quielle se centre uniquement sur les soins et l’accompagnement des patients. L’introduction de TIC hospitaliers à double visée, juridique et organisationnelle, place ainsi l’encadrement intermédiaire devant les références produites par l’ARS à appliquer et les actions quotidiennes à mettre en oeuvre pour faire face à une demande grandissante d’efficience (Minvielle, 2021). Ces références impliquent le passage d’une organisation quotidienne essentiellement fondée sur l’oralité, à une organisation intégrant la dimension écrite (Waelli et al., 2021), partagée entre les différents services hospitaliers, base de l’articulation intra et interprofessions, rendant possible la mise en place du parcours patient (Cusin et Goujon Belghit, 2022). Nyssen (2007) insiste sur la complexité grandissante de l’organisation hospitalière qui oblige les cadres intermédiaires à penser la coordination de chaque action au niveau vertical, horizontal et longitudinal tout en gardant un impératif individuel et local des équipes de soins. Weick (1987 : 222) place clairement l’action (et donc l’interaction) comme concept central pour les gestionnaires et notamment pour l’encadrement intermédiaire lors de la phase d’instrumentalisation : « Les gestionnaires continuent à oublier que c’est ce qu’ils font, et non ce qu’ils planifient, qui explique leur succès. Ils persistent à se méprendre en croyant notamment en la vertu du plan, et prisonniers de cette méprise, ils passent plus de temps à planifier et moins de temps à agir. Ils sont alors étonnés que davantage de planification n’améliore en rien la situation ». Dès lors, la phase d’introduction des TIC renvoie aux interactions elles-mêmes et à l’interprétation de ces interactions à un triple niveau : homme-homme, homme-équipes, hommes-TIC. Cette phase d’émergence bouleverse l’interactionnisme réfléchi par l’introduction de l’écrit et la production d’outils de gestion (Grosjean et Lacoste, 2015; Kimberly et Evanisko, 1981) au détriment de l’oralité (Husser, 2011). Les changements organisationnels induits par les TIC se situent à la fois au niveau des interactions intra et inter services. La pertinence de l’interactionnisme peut être déclinée pour l’avant de la scène ou l’arrière de la scène organisationnelle, c’est-à-dire en présence ou en l’absence des malades. Le cadre de la recherche s’est intéressé en premier lieu à l’arrière-scène puisque la gestion des TIC (ou phase de diagnostic organisationnel) n’intègre pas directement les patients dans la démarche. La recherche a établi dans un second temps des liens avec l’avant-scène, celle de la production de soins et d’informations relatifs aux soins produits. Si le langage a été envisagé comme unité d’observation privilégiée, la recherche mentionne aussi la « mise en scène » de la démarche d’introduction des TIC pour reprendre des thèmes de Goffman (1973a, 1973b). Les réunions de service étudiées par Minvielle (1996) sont marquées par des rituels, des ordres de passage, des stratégies de « préservation de la face » (Husser, 2014), ou de « gestion de l’erreur » avec traçabilité (Cusin et Goujon-Belghit, 2022). Cette arrière-scène fait partie intégrante des décisions de changement et de pilotage liées à la diffusion de savoirs nouveaux ou inédits à travers les TIC. L’instrumentation se réalise de façon spatiale et temporelle, intégrant à la fois les travaux d’Akrich (2006) sur l’appropriation des TIC et ceux de Grosjean et Lacoste (2015) et de Goffman (1973a, 1973b) sur la gestion des interactions et des scènes organisationnelles.

Méthodologie de recherche mobilisée

Notre recherche s’appuie sur une démarche qualitative longitudinale à partir de 6 études de cas auprès des cadres intermédiaires d’un même CHU français (anonymisé après en avoir convenu avec l’institution lors de l’élaboration du contrat de recherche) afin de comprendre l’introduction de TIC et de diffusion des savoirs dans des contextes de gestion hospitalière variés. La méthodologie de l’étude de cas est aujourd’hui largement abordée dans la littérature en sciences de gestion (Husser, 2014; Minvielle, 2021; Wacheux, 1996) et très souvent retenue dans le cadre de la gestion à l’hôpital (Husser, 2005; Martineau, 2014). Le recours à l’étude de cas s’explique ici tant par le caractère récent et complexe de la gestion des TIC à l’hôpital que par l’absence de modèles alternatifs permettant de décrire une démarche gestionnaire longitudinale (Hlady-Rispal, 2015; Husser, 2014). Par ailleurs, notre objectif de recherche consiste à produire des conjectures décrivant un phénomène émergent. Il convient alors de rapprocher notre stratégie de recherche de l’étude de cas au sens de Yin (2018) : « Une étude de cas est une enquête empirique qui examine un phénomène contemporain au sein de son contexte réel lorsque les frontières entre phénomène et contexte ne sont pas clairement évidentes et pour laquelle de multiples sources de données sont utilisées ».

Démarche contextualiste longitudinale à partir de 6 études de cas

L’approche contextualiste se présente comme un mode d’approche de la connaissance du réel permettant de mieux saisir les micro-évènements des gestionnaires dans leur espace quotidien de travail (Husser, 2005). Le choix d’un site unique a permis de mieux appréhender le « contexte externe » : l’environnement politique et économique étaient les mêmes pour les 6 situations empiriques choisies. Les 6 études de cas nous ont permis d’étudier le contenu de 12 documents internes produits par les services de santé relatifs à l’utilisation et à la gestion des TIC. Nous avons conduit 51 entretiens individuels à partir de questions ouvertes et semi-ouvertes, et mené 32 observations de réunions de services, de formations à l’arrivée de nouvelles versions de TIC post-covid, de gestion des dossiers de patients informatisés et de gestion de dossiers informatisés relatifs à des erreurs hospitalières. Le guide d’entretien est présenté en annexe 1.

Les 6 études de cas ont été choisies afin d’obtenir une variété de situations de gestion, caractéristique d’une démarche contextualiste prônée par Husser (2005), Hlady-Rispal (2015) et Besson et Olaba (2017). Le recours à l’étude de cas s’explique ici tant par le caractère récent et complexe de la gestion des TIC à l’hôpital que par l’absence de modèles alternatifs permettant de décrire une démarche gestionnaire longitudinale hospitalière. Par ailleurs, notre objectif de recherche longitudinale consiste à produire des conjectures décrivant un phénomène émergent pour un changement organisationnel spécifique.

Une présentation synthétique des six études de cas est détaillée à partir d’une approche contextualiste dans le tableau analytique suivant :

Le tableau 1 fait apparaître une grande variété de contextes de gestion des flux hospitaliers (patients, moyens, informations) et d’acculturation à l’introduction des TIC et de diffusion des savoirs (humains, organisationnels, informationnels, techniques). Cette variété a été recherchée afin de produire des résultats de moyenne portée répondant aux critères de validation des méthodes qualitatives définis par Mucchielli (1994) : complétude, saturation et cohérence interne.

Codage des données : une analyse structurale thématique déployée de façon manuelle en double codage

L’analyse structurale est une méthode particulièrement intéressante pour la recherche menée dans la mesure où elle va au-delà de l’analyse thématique traditionnelle car elle étudie les relations des éléments clés du discours des acteurs.

Pour Bourgeois et al. (1996 : 9), cette méthode se présente comme un moyen de distanciation, donnant au chercheur les moyens d’approcher le matériau de sa recherche sans y projeter ses propres représentations et de contribuer ainsi à la validité interne de la recherche menée (Mucchielli, 1994).

Cette démarche consiste à saisir les associations, les oppositions qui relient les thèmes d’un discours, c’est-à-dire à étudier la structure profonde du contenu des énonciations proposées par les interviewés (Goujon-Belghit, 2012). Selon Barthes (1981 : 12), tout discours peut être analysé à trois niveaux correspondant à trois lectures différentes mais nécessairement articulées : « le niveau des ‘fonctions’, le niveau des ‘actions’ et le niveau de la ‘narration’. Ces trois niveaux sont liés entre eux selon un mode d’intégration progressive : une fonction n’a de sens que pour autant qu’elle prend place dans l’action générale d’un actant; et cette action elle-même reçoit son sens dernier du fait qu’elle est narrée, confiée à un discours qui a un sens propre ». Ces trois fonctions représentent selon Barthes (1991) une première grille de lecture d’un texte et c’est ce principe qui est mis en oeuvre dans l’analyse des entretiens menés auprès des cadres intermédiaires.

L’analyse structurale entend ainsi mettre à jour la structure des représentations de l’individu. L’analyse structurale est particulièrement adaptée lorsque les objets de l’étude sont des représentations, des argumentations ou des jugements (Barthes, 1981).

Tableau 1

Approche contextualiste des 6 études de cas

Approche contextualiste des 6 études de cas

-> See the list of tables

Ces trois niveaux d’analyse du récit (Séquences, Actants et Propositions narratives) constituent un premier niveau de mise en ordre des données collectées. La recherche menée à propos des cadres intermédiaires a pris comme concept central les actants cités dans les discours recueillis (médecins, infirmiers, …) pour étudier la narration et les séquences du discours. L’analyse de contenu menée est enrichie par une décomposition de chacun de ces trois niveaux en disjonctions, valorisations et doubles disjonctions. La recherche menée reprend cette décomposition des entretiens dans le cadre de l’analyse de la gestion des TIC et de la diffusion des savoirs, nouveaux comme anciens, immédiats comme à venir.

La relation de disjonction suppose la mise en relation de deux éléments du discours dans l’analyse structurale, qu’elle soit systématique ou manuelle (Goujon Belghit et Husser, 2022). Cette technique repose sur les postulats de binarité, d’exclusivité et d’exhaustivité de l’unité de discours décrite.

La valorisation se définit comme une disjonction spécifique à connotation positive ou négative. Ainsi, quand un locuteur construit une disjonction, il connote souvent un des termes de manière positive, et son inverse de manière négative. Les termes utilisés pour connoter positivement ou négativement une réalité sont appelés indices de valorisation. Les indices de valorisation sont quelquefois disséminés dans tout le texte sous la forme de verbes (préférer, détester, faire, …), d’adjectifs (regrettable, bon, …), d’adverbes (plutôt, mieux, …) (Goujon Belghit et Husser, 2022).

C’est cette même démarche méthodologique qui a été déployée pour procéder à l’analyse des 12 documents internes produits par les services de santé relatifs à l’utilisation et à la gestion des TIC et à la diffusion des savoirs en matière de soins et relatifs aux supports des soins.

Les observations in-situ dans les 6 services étudiés ont fait l’objet d’un contrat de recherche signé avec le CHU étudié pour une durée de 6 mois et ont porté sur des observations non-participantes au sens de Peretz (1998) et Hlady-Rispal (2015). L’anonymisation du CHU a fait l’objet de l’une des clauses du contrat de recherche signé entre les deux parties.

Résultats

Les résultats trouvés sont organisés en deux points essentiels, répondant ainsi aux schèmes théoriques présentés dans la première partie de l’article. Ils intéressent la diffusion de nouveaux savoirs, technico-humains et technico-organisationnels, à travers les représentations et l’instrumentation des TIC :

La dissonance cognitive, grille de compréhension des représentations des cadres

Les représentations des cadres intermédiaires des 6 services étudiés finissent par se consolider autour de la notion de patient « physique dématérialisé » à gérer comme une trajectoire dans le cadre d’un parcours patient et en attente d’un devenir économique, financier et hypothétiquement juridique. La dissonance cognitive générée par les TIC porte d’une part sur les savoirs interactionnistes et les savoirs d’articulations traditionnels (structurante opérationnelle, structurante locale, opérationnelle locale, compensatrice et infra-organisationnelle) à compléter voire à remplacer partiellement par des savoirs complexes. Il s’agit de savoirs d’intensification de soins à grande échelle et de savoirs tayloristes productifs liés à des planifications à distance et partagées en réseaux tout en maintenant encore un savoir-faire singulier de traitement du patient. La dissonance cognitive des cadres intermédiaires porte également sur l’intégration de valeurs économiques, financières et productives dans un monde encore fortement ancré dans les valeurs humaines liées aux soins et à la prise en charge globale du patient. Le secret médical représente également en enjeu de dissonance cognitive à travers le partage des savoirs liés au patient informatisé, que l’on retrouve sous l’appellation de secret médical partagé. Ce dernier met en tension le souci de préservation du savoir contenu dans le dossier médical et de l’intégrité de la personne qui y est liée. Ces dissonances associées à des oppositions de valeurs et de mode de production de soins contraignent les cadres intermédiaires à des rapprochements et à des intégrations des articulations anciennes à celles partagées en réseau. Les différents métiers et savoirs de l’hôpital se retrouvent intégrés, fédérant les expertises par une réduction du temps de partage à travers les TIC (systèmes d’informations interreliés, courrier électronique, téléphone portable, biper, dossier dématérialisé partagé).

Le Tableau 2 présenté ci-dessous permet une synthèse de la gestion de ces dissonances vécues par l’encadrement intermédiaire menant à une création de savoirs polyformes intégrant l’humain, le productif partagé et l’économique reporté :

Tableau 2

Gestion des dissonances issues des 6 services du CHU

Gestion des dissonances issues des 6 services du CHU

-> See the list of tables

Les entretiens menés illustrent parfaitement cette création de savoirs polymorphes où le savoir agir traditionnel hospitalier, l’action collective immédiate et la culture de l’oral en présentiel restent clairement affichés par les cadres intermédiaires interviewés. Cependant, la création de savoirs inter-organisationnels est admis, à partir d’un partage d’informations issus des TIC qui « pousse » les limites des espaces de gestion de proximité comme cela a pu être décrit par Waring et al. (2015). Les cadres intermédiaires arrivent ainsi à réduire la dissonance cognitive entre les points de tensions que sont « la priorité accordée aux soins et aux patients » et « l’efficience organisationnelle et gestionnaire hospitalière ». Les extraits les plus pertinents des cadres intermédiaires interviewés sont recensés dans le tableau 3 ci-dessous :

Tableau 3

Verbatims et valorisations des entretiens menés

Verbatims et valorisations des entretiens menés

-> See the list of tables

Par ailleurs, les entretiens menés et analysés à partir du concept de « narration argumentée » défini par Barthes (1991), font apparaître une réduction des tensions entre soins hospitaliers présents à maîtriser et gestion temporelle des flux informationnels présents et futurs. Cette réduction des tensions, donc la dissonance cognitive, apparaît à travers la mobilisation de « savoirs-faire » réducteur d’incertitude sur les soins et trajectoires des patients les plus incertains ou les plus complexes. Le tableau 4 présente ainsi les verbatims centrés sur cette narration, réductrice de tensions au sens de Festinger (1957) :

Tableau 4

Illustrations des réductions de dissonances par les TIC

Illustrations des réductions de dissonances par les TIC

-> See the list of tables

La gestion des TIC dans les espaces hospitaliers, création de nouveaux savoirs

La gestion des TIC intègre une dimension supplémentaire, celle de la temporalité des interactions à travers la gestion de scènes organisationnelles différenciées. Aussi, l’espace représentatif se définit-il comme un temps de gestion piloté par les cadres intermédiaires en l’absence de patients, se situant en dehors de l’articulation quotidienne des services. Le temps est maîtrisé par l’encadrement lors des réunions de service de relèves et des réunions « TIC ». Ces réunions sont par ailleurs souvent formalisées par un ordre du jour et par les objectifs à atteindre pour les prochaines réunions. Les prises de paroles autorisant seulement un système d’interactions simples (action-réaction) ont été observées lors des trois étapes de l’émergence du changement quel que soit le service étudié. Le modèle de pilotage par la mobilisation d’espaces de gestion interactionnistes présente six dynamiques permettant le passage d’un espace productif à un espace représentatif et le retour à un nouvel espace productif routinisé intégrant par étapes les TIC au sein de chaque service comme le montre le tableau 5 ci-dessous :

tableau 5

Gestion des scènes organisationnelles à l’hôpital et intégration des TIC

Gestion des scènes organisationnelles à l’hôpital et intégration des TIC

-> See the list of tables

Le modèle du pilotage des TIC dans sa phase d’introduction et de gestion émergente admet six passages et plusieurs états d’équilibre différents à travers des aller-retours d’avant et d’arrière -scènes. Ces six mouvements se caractérisent par des efforts successifs de projection de la quotidienneté, de recentrage sur les activités récurrentes, de nouvelle projection d’un univers routinisé modifié de façon marginale, d’effet de réduction de l’espace créatif et d’action d’agrégation/repli lorsque la mission d’autoévaluation est finalement remplie. Ces six mouvements sont initiés par les cadres intermédiaires qui, pour des raisons de confrontations à gérer, d’intérêts communs à légitimer ou pour convaincre le personnel, organisent des réunions au nom de la gestion efficiente des TIC et gèrent un espace de réflexion au nom des services. Les interactions sont structurées par les autorités morales de chaque service (cadres intermédiaires) qui délimitent la conduite des réunions : convocations, ordre du jour, thèmes traités, personnes habilitées à prendre la parole, tours de paroles, objectifs à atteindre lors de chaque nouvelle rencontre.

L’univers routinisé est maintenu dans la quotidienneté des soins ou des services à produire. La permanence de l’espace productif autorise, pendant de courtes périodes (quelques heures seulement), la gestion d’un espace représentatif, c’est-à-dire un espace où les interactions sont dédiées au diagnostic du service et aux changements liés à l’implantation des TIC au sein des services. La mobilisation d’un espace représentatif correspond à un double besoin, celui de produire une abstraction des TIC et, celui de cristalliser un savoir dispersé dans la vie hospitalière, dans la gestion quotidienne des services où le travail composite d’anticipation, d’articulation, de régulation, d’interaction rend difficile tout travail de rationalisation ou d’expérimentation. La mobilisation de cet espace représentatif se fait à partir de l’ajustement des cadres intermédiaires. Le double « interact » de Weick (1987) est confirmé dans le cadre du changement émergent issu de l’introduction des TIC, mais seulement pour l’espace productif des services. La mobilisation du second espace, qualifié de « représentatif, » se réalise en fait lors d’actions d’ajustements consécutives à l’introduction des TIC et également vécues comme importantes dans la coordination inter services par les cadres intermédiaires. La réduction de l’incertitude est un des moteurs de la mise en oeuvre d’un espace « représentatif » de la production hospitalière (Argote, 1982). La recherche contribue à mieux qualifier la notion d’arrière-scène définie par Goffman (1973a, 1973b, 1974).

Discussion

La recherche contribue à mieux appréhender deux aspect théoriques de la gestion des savoirs à travers les TIC dans le contexte hospitalier.

En ce qui concerne le premier aspect, la recherche menée tend à montrer que les cadres intermédiaires ne tendent pas à gérer un seul univers cohérent d’avant et d’arrière-scène comme le souligne Goffman (1973a, 1973b). Ces cadres intermédiaires admettent plusieurs univers, dont certains sont intériorisés et jouent comme des potentialités de changement en fonction des contraintes présentées par les contextes d’actions. L’espace projectif se caractérise par des valorisations positives et négatives autour de deux principaux axes : le patient et sa prise en charge, l’organisation et l’articulation productive des soins élargis aux autres services du CHU.

Tableau 6

Représentations et dissonances cognitives des cadres intermédiaires et TIC

Représentations et dissonances cognitives des cadres intermédiaires et TIC

-> See the list of tables

En ce qui concerne le second aspect, la recherche produite contribue à mieux appréhender les représentations des cadres intermédiaires à partir de la dissonance cognitive. Le déséquilibre cognitif rencontré par les cadres intermédiaires résulte d’une recherche de sens des TIC gérés au quotidien : segmentation des « savoir-agir » immédiats pour les soins à prodiguer et de « savoir-faire » différés pour les étapes ultérieures de la trajectoire des patients, ainsi que la gestion économique et juridique liée à ces mêmes trajectoires de soins. Cette segmentation entraîne elle-même une recherche de sens de l’adoption des TIC : définition de critères d’actions liés aux TIC, eux-mêmes définis par des sous-critères et une hiérarchisation de ces sous-critères. Le basculement vers l’adoption définitive des TIC dans la vie des services s’établit à l’aide de représentations ciblées des cadres intermédiaires : construction à venir de logigrammes, de procédures, et même de procédures de procédures liés aux TIC. Le modèle de l’équilibre cognitif étendu par Festinger (1957) admet que toutes les composantes d’une même unité, ou d’un même système doivent avoir les mêmes caractéristiques dynamiques (positives ou négatives), et que les composantes positives soient séparées des négatives. L’attribution de valeurs cohérentes et consonantes relatives aux TIC est dans un premier temps impossible entre valeurs humaines liées à la prise en charge individuelle des patients et valeurs économiques liées au contrôle de l’activité. Le déséquilibre cognitif individuel s’établit avec la difficulté d’attribuer une valorisation clairement positive de l’introduction et du développement des TIC. Ce déséquilibre initial entraîne une crise définitionnelle par impossibilité de soutenir toutes les missions et les contraintes des TIC dans l’immédiateté. La recherche admet alors l’apport de Festinger (1957) qui définit la tension psychologique des individus comme une étape essentielle générant des réactions et visant à réduire ou à éliminer les éléments conflictuels. La recherche complète ainsi le courant théorique de Festinger (1957) en établissant l’existence d’un décalage temporel entre dissonance cognitive et engagement de réduction de la tension. Ce décalage produit permet de mieux intégrer les dimensions gestionnaires d’efficience et de contrôle inhérentes aux TIC.

La redynamisation de l’organisation locale par la gestion des TIC est représentée par les cadres intermédiaires nommés comme « personnes-ressources » pour piloter le processus de reporting économique des activités quotidiennes. Ces cadres diffusent des savoirs d’une organisation locale décalée tant dans sa production quotidienne que dans son dispositif d’amélioration des soins et expriment la nécessité d’adopter de nouvelles valeurs organisationnelles.

Le décalage est représenté pour tous les cas étudiés, et ceci quel que soit le contexte de gestion antérieure des TIC contrairement aux travaux de Rivière (2019) qui observe une appropriation des TIC par phase, strates et gestion du stress induit. La dissonance cognitive collective qui en découle ne permet pas d’engagement direct; les autres cadres intermédiaires n’ont pas effectué d’effort représentationnel des nouvelles valeurs organisationnelles induites par les TIC. La redynamisation se traduit alors en attributions positives (Festinger, 1957) diffusées auprès du personnel par les personnes-ressources : rationalisation des activités hors soins, protection juridique, contractualisation, effet d’apprentissage, amélioration continue par effet de contrôle. Au-delà des attributions positives, la redynamisation agit en retour sur les cadres intermédiaires nommés « personnes ressources » des TIC : elle légitime par les représentations induites le pouvoir des cadres intermédiaires choisis par la direction du CHU.

Les convergences de représentations sont d’abord catégorielles et constituent le premier niveau d’intégration. Les cadres intermédiaires échangent des « stocks d’expériences » fortement liées à leur formation initiale et à leur culture de métier, ce qui complète les travaux de Goujon Belghit et al. (2023) qui n’envisageaient que la consolidation de liens entre l’implication et la construction d’une identité professionnelle et organisationnelle à travers les savoirs transmis par l’organisme de formation. Les points de convergence s’expriment à partir de principes issus des pratiques quotidiennes (priorité de prise en charge, relation aux patients, degré d’urgence) et sont liés à des contextes symboliques d’actions complétant ainsi les apports d’Akrich (2006). Les convergences d’actions inter-catégorielles s’expriment à travers des négociations et des compromis autour des critères d’autoévaluation des pratiques et des réunions menées en groupes restreints en arrière-scène. La recherche menée met en exergue un processus d’ancrage contextualisé des TIC même s’ils constituent aussi un espace partagé entre tous les services. L’intégration contextualisée des TIC permet des convergences « représentationnelles » par la reconstruction d’un référentiel commun, c’est-à-dire d’une nouvelle identité du service, forte et cohérente. Les convergences sont l’expression de valeurs fortes à diffuser auprès de la direction de l’hôpital : ce que le service génère comme actions positives, pourquoi le groupe opère de cette façon-là, au nom de quelles valeurs supérieures. « Les sources de cohérences » (Husser, 2011) des services ont été créées par des convergences « représentationnelles » tant en termes d’acceptation que d’appropriation des TIC. Le processus de changement qui apparaît dans cette phase correspond assez étroitement au modèle décrit par Grosjean et Lacoste (2015).

Par ailleurs, la recherche menée souligne que l’encadrement intermédiaire pilote les changements de savoirs liés aux systèmes d’information par la mobilisation d’espaces de gestion interactionnistes différenciés dédiés à la seule gestion des TIC. Les différenciations d’expérimentation et de diffusion des savoirs s’opèrent à partir de deux types d’espaces de gestion.

Tout d’abord, des espaces productifs routinisés où les cadres intermédiaires orientent l’activité quotidienne des membres de leurs services en fonction d’un mode d’articulation privilégié dépendant du degré de programmation des tâches quotidiennes issu des TIC. L’objectif des productions de soins et de services entraîne une continuité des interactions. Ces espaces productifs se retrouvent aussi bien en avant-scène et peuvent être appréhendés selon les mécanismes décrits par Goffman (1974).

Ensuite, des espaces représentatifs ritualisés inédits apparaissent également. Il s’agit d’espaces où les cadres intermédiaires pilotent les changements d’activités présents et à venir dans leurs services par une démarche participative singulière. Le terme de singularité définit en fait un mode d’animation particulier des réunions formelles et informelles à propos de la gestion des dossiers informatisés des patients et du partage de l’information et des nouvelles trajectoires de patients qui en résultent. La mobilisation discontinue de ces espaces représentatifs entraîne une absence de fluidité des interactions entre les cadres intermédiaires ou avec les membres du personnel. Ces espaces représentatifs sont dédiés aux TIC, à leur mise en place et à leur pilotage. La notion d’espace représentatif mérite d’être précisée. Il ne s’agit pas d’une simple dichotomie entre des territoires d’arrière-scènes ou d’avant-scènes comme le précisait Goffman (1973a; 1973b). La présente recherche contribue également à mieux qualifier la notion d’arrière-scène de Goffman dans le contexte hospitalier. Il ne s’agit pas d’une scène de dramaturgie, de rites d’interactions ou de respect de faces mais bien celle d’une démarche d’expérimentation et de modélisation des impacts des TIC sur les organisations inter et intra services. La gestion des TIC en arrière-scène intègre par ailleurs une dimension supplémentaire, celle de la distance temporelle des interactions pour mieux appréhender des productions de soins programmés avec un planning partagé, un diagnostic distancié et mieux approprié par les différents services. Cette gestion des TIC en arrière-scène est organisée pour mieux appréhender et réduire l’incertitude des changements de productions et de suivis des soins. Cette gestion des savoirs en arrière-scène apparait aussi de façon saillante dans les services où l’action programmée et la coordination des soins était encore peu envisagée comme dans le cas des services d’urgence. Ces résultats contribuent également aux travaux de Cusin et Goujon Belghit (2022) qui montrent l’importance de la gestion de la temporalité pour gérer les paradoxes à l’hôpital puisqu’ils soulignent que la gestion des savoirs ne se limite pas à la seule appréhension des erreurs.

Enfin, les résultats mis en oeuvre par notre étude longitudinale complètent également les travaux de Nyssen (2007) dans la mesure où les TIC intègrent une dimension de savoirs de coordination croisée, rétroactive, et pas simplement « verticale, horizontale et temporelle ». Les cadres intermédiaires envisagent désormais des coordinations à échéance plus longue, sur plusieurs jours, avec des gestions de trajectoires physiques de patients et d’informations inter services générant des boucles et rétroactions potentielles plus complexes. Les cadres intermédiaires intègrent désormais, grâce à l’introduction des TIC, à la fois la réduction de l’incertitude singulière des trajectoires à grande échelle (Minvielle, 1996) et la complexité de ces trajectoires nouvelles, alors que Nyssen (2007) n’envisageait que des savoirs liés à des coordinations très localisées avec des relations verticales et horizontales entre deux services, à brève échéance et sans effet de rétroaction.

Conclusion

La recherche longitudinale menée au sein de 6 services d’un même CHU met en exergue des modifications de savoirs profonds gérés par l’encadrement intermédiaire. Les cadres hospitaliers intègrent et diffusent des savoirs productifs, économiques et de contrôle financier propres aux entreprises industrielles dans un monde encore fortement ancré dans les savoirs relationnels humains traditionnels et les articulations locales infra-organisationnelles physiques qui en résultent. La coexistence de savoirs traditionnels locaux et de savoirs partagés transversaux gérés par l’encadrement intermédiaire permet le fonctionnement quotidien des services à travers les TIC. Ceux-ci génèrent des savoirs faire encore approximatifs liés à l’introduction de TIC multiples. Ces nouveaux savoirs apparaissent comme étant partiellement clairs, parfois même incohérents sans pour autant se révéler contradictoires. Ils suffisent à des fins pratiques immédiates et décalées dans le temps sans pour autant en maîtriser encore tous les aboutissants. Il s’agit de savoirs consolidant les pratiques anciennes et nouvelles où la connaissance est désormais mieux socialement distribuée.

Les résultats trouvés, répondant aux critères des recherches qualitatives (validité interne, cohérence et confirmation externe) méritent d’être confrontés à des contextes hospitaliers analogues. La recherche a permis de formuler un certain nombre de conceptualisations de moyenne portée mais elle ne se risque pas à les généraliser à d’autres organisations publiques. Comme l’ont souligné de nombreux auteurs en Sciences de Gestion (Grosjean et Bonneville, 2007; Husser, 2011; Minvielle, 1996, 2021; Moisdon, 2013; Rivière, 2019) l’hôpital est bien une organisation spécifique dans le domaine du management public. Cette recherche incite donc à poursuivre des recherches contextualisées dans d’autres domaines publics que celui de l’hôpital, à partir de l’encadrement intermédiaire et de leur gestion des TIC.

Enfin, la recherche menée débouche sur des recommandations managériales dans le contexte hospitalier. Une procédure d’introduction de TIC au sein des services hospitaliers exige un temps d’apprentissage des savoirs à un niveau triple, plus précisément technico-organisationnel intra-service, technico-médical et technico-organisationnel inter services. Les cadres intermédiaires sont les premiers acteurs concernés par ces changements car ils peuvent endosser le statut d’acteurs, d’actants techniques et de traducteurs des nouveaux savoirs à acquérir par les équipes. Cet apprentissage implique de coconstruire au niveau infra-organisationnel et de façon progressive des codes de bonnes pratiques intra et inter services. Cet état de fait met en valeur tout l’intérêt d’un programme de formations élaboré par les ressources humaines qui dépasse le simple cadre technique de maîtrise des TIC à introduire. Il implique la maîtrise des savoirs de pilotage de changements organisationnels et celle de la traduction des savoirs en termes concrets d’actions auprès des équipes. En ce sens, la gestion par l’interaction et l’oralité doit être conservée dans les pratiques managériales quotidiennes tout en maîtrisant le passage à un partage informatisé des savoirs liés au suivi et au traitement synchrone et asynchrone des flux de patients « physiques dématérialisés » dédoublés en « patients physiques » et en « patients dossiers ». Un accompagnement managérial des cadres intermédiaires et des équipes s’avère nécessaire tant le niveau de changement demandé tend vers un niveau élaboré d’apprentissage des savoirs techniques, humains et inter-organisationnels, où le droit à l’erreur ne peut être invoqué que de façon limitée avec l’utilisation présente des TIC hospitaliers.