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La microhistoire est une approche historiographique qui émerge dans les années 1970 et 1980 en réponse aux conceptions de l’histoire traditionnelle qui accordent une place prépondérante aux grands événements et personnages emblématiques. Cette approche vise également à combler ou à revisiter les interstices des histoires plus structurelles (histoire sociale, histoire quantitative, économique ou politique) en introduisant un jeu d’échelle qui valorise le local et l’individuel. Grâce à l’intégration d’outils d’analyse critique de domaines tels que l’anthropologie, l’histoire culturelle et l’étude du quotidien, elle génère des interprétations nouvelles de l’histoire en s’émancipant des récits prédominants : « […] l’histoire ne se lit plus selon des schémas linéaires et harmonieux, mais gagne en compréhension par les dissonances, les contradictions, les ruptures, la pluralité des destins et des trajectoires[1] ». Partant de ces principes, la démarche microhistorienne répond à mes impératifs de recherche – « interroger, expérimenter et raconter » – en vue d’examiner la complexité de la vie musicale au Québec en un lieu et un temps donnés, soit le 31 juillet 1924 à Montréal.

Plusieurs articles et ouvrages ont exploré avec soin la genèse, les approches multiples et les débats entourant la microhistoire[2]. Dans le domaine de l’histoire de la musique, la microhistoire montre une production relativement limitée avant 2015, suivie d’une accélération marquée. Dans l’ensemble, l’accent est mis sur l’agentivité des individus, en privilégiant les parcours singuliers mis en évidence grâce à un large éventail de sources et de microdonnées, dont les statistiques historiques, les recensements et les egodocuments (lettres, journaux intimes, etc.). Par exemple, Helen Hanson s’appuie sur des mémos de production et des notes de montage sonore de Lela Simone, coordonnatrice musicale pour les studios MGM dans les années 1940 et 1950, pour analyser les relations de pouvoir au travail et la place accordée aux femmes dans l’histoire de l’industrie de la musique[3]. Rebecca Geoffroy-Schwinden se base quant à elle sur la correspondance de la musicienne Nancy Macdonald pour mettre au jour les idées reçues sur la pratique musicale des femmes dans la France du xixe siècle[4]. La correspondance sert également de source première à l’ouvrage que Vincenzo Barra consacre à l’expérience migratoire du compositeur et chef d’orchestre Luigi Prisco, qui quitte la campagne italienne en 1902 pour s’établir à New York[5].

La microhistoire se révèle particulièrement efficace pour étudier les phénomènes de migration et de mobilité des individus et des oeuvres. Elle encourage le changement d’échelle, le passage entre « micro » et « macro » ainsi que l’examen des interactions entre différentes cultures et communautés, comme en témoigne l’ouvrage collectif Sociocultural Crossings and Borders: Musical Microhistories dirigé par Rūta Stanevičiūtė et Rima Povilionienė[6]. La microhistoire a aussi le potentiel d’éclairer des questions de genre et de nationalisme, comme celles soulevées par Brianna E. Robertson-Kirkland dans sa monographie consacrée au castrat Venanzio Rauzzini[7], et des phénomènes identitaires complexes, comme lorsque Heli Reimann adopte la stratégie d’une lecture critique (close reading) d’un journal culturel pour mieux comprendre le mouvement de rupture anti-jazz institué en Estonie à l’époque du stalinisme tardif[8].

Les publications qui se concentrent sur une période de temps limitée (une année, un mois, une journée) sont plus difficiles à repérer et n’affichent généralement pas une démarche microhistorique. Tel est le cas de Performance and Popular Music: History, Place and Time[9] qui rassemble 15 chapitres consacrés à une journée marquée par le concert d’une vedette musicale (ex. : The Beatles, Jimi Hendrix, Madonna). Malgré l’intérêt de cet ouvrage, l’analyse du spectacle vivant (live), de l’expressivité du corps scénique et de la relation d’un ou d’une artiste avec le public et les médias, les objectifs de mon article et, plus largement, ceux du projet Vie musicale au Québec présenté en introduction du présent dossier sont d’un autre ordre. La mise en récit de la journée du 31 juillet 1924 ne retrace pas l’histoire d’une personne, d’une oeuvre ou d’un seul événement. C’est la journée elle-même qui est placée au centre et c’est vers elle que convergent les traces et les données de la vie musicale. En se concentrant sur des événements musicaux propres à une période de vingt-quatre heures, je soulève l’hypothèse qu’en saisissant de manière abductive la vie musicale par une multitude de facettes situées à l’intérieur d’une journée, la méthode microhistorique contribue à une connaissance plus décloisonnée, plurielle et complète de l’histoire de la musique au Québec.

Jeux d’échelles, polyphonie d’événements et fils d’Ariane

Dans l’analyse du 31 juillet 1924, l’approche microhistorique permet d’ajuster la focale tantôt sur une journée (sur la vie musicale qui la compose), tantôt sur le contexte plus général de l’industrie de la musique ou de la vie sociale locale. « Micro-analyse et construction du social » vont de pair, comme l’indique le titre d’un chapitre de Jacques Revel[10], pour faciliter le passage, par exemple, de l’histoire sociale à la vie quotidienne, de la sphère publique à la vie privée. Varier les échelles d’analyse est d’ailleurs l’une des caractéristiques de la microhistoire que Revel souhaite mettre en avant :

La démarche micro-historienne est profondément différente dans ses intentions comme dans ses procédures. Elle pose en principe que le choix d’une échelle particulière d’observation produit des effets de connaissance et qu’il peut être mis au service de stratégies de connaissances. Faire varier la focale de l’objectif, ce n’est pas seulement faire grandir (ou diminuer) la taille de l’objet dans le viseur, c’est en modifier la forme et la trame. Ou, pour recourir à un autre système de références, jouer sur les échelles de représentation en cartographie ne revient pas à représenter une réalité constante en plus grand ou en plus petit, mais à transformer le contenu de la représentation (c’est-à-dire le choix de ce qui est représentable)[11].

En reprenant ce jeu d’échelles dans un système de références musicales, la démarche microhistorienne pose en principe que l’écoute d’un orchestre de danse assis au fond de la salle ou debout sur la piste de danse ne revient pas à l’expérience d’écoute perçue en jouant sur scène. Ces exemples de points de vue et d’écoutes multiples appartiennent tous à la même prestation musicale, mais ils témoignent pourtant d’une activité ou d’une animation musicale distincte (parler en écoutant, écouter en dansant, s’écouter jouer) et évoquent une expérience et des parcours distincts (ex. un couple attablé, une flapper, un musicien). Ces différences vécues tant sur le plan phénoménologique que perceptif participent à la trame du récit qui varie selon que la pièce est entendue, dansée ou jouée. On pourrait aussi chercher à étudier la trajectoire des protagonistes (qui sont-ils? D’où viennent-elles? Comment et pourquoi se trouvent-ils ou elles là?), les circonstances environnantes (est-ce une soirée ordinaire? Une fête d’anniversaire? Un événement politique?) ou encore la pièce musicale elle-même (l’interprétation est-elle fidèle à la composition originale?). La microhistoire est ainsi susceptible de faire ressortir tantôt des « points de vue multiples », tantôt des « paradoxes » inhérents au sujet d’étude et c’est ce que Magnússon et Szijártó désignent justement comme la « polyphonie du texte » ou la « polyphonie d’événements »[12].

C’est de cette polyphonie à l’oeuvre dans la journée du 31 juillet 1924 que je souhaite rendre compte à partir d’une analyse détaillée des sources et des traces de la vie musicale qu’elle renferme (ce que nous appelons les « événements »). Cette journée n’est pas spéciale d’un point de vue sociétal, elle ne semble souligner aucun anniversaire, fête, drame ou fait rassembleur à l’échelle nationale ou même locale. Le choix de cette date a néanmoins été motivé par un « événement de départ » a priori surprenant et intrigant : une journée dans le studio d’enregistrement de la compagnie Compo où se sont succédé trois types de performances artistiques contrastées (chant classique, jazz instrumental et sketch humoristique), par trois groupes de personnes aux origines diverses (canadiennes-anglaises, afro-américaines et canadiennes-françaises).

Selon Revel et Passeron, la force d’un événement inattendu, exceptionnel ou d’une « singularité qui fait cas » réside dans sa capacité à « cass[er] le fil de la déduction ou de la généralisation et [à] provoque[r] ainsi la réflexion[13] ». Tandis que les publications sur la musique au Québec se concentrent habituellement sur un genre musical (classique, jazz, populaire) ou sur une communauté langagière (anglophone, francophone), le studio d’enregistrement se présente comme un carrefour de rencontres remarquable pour naviguer entre différents styles, artistes et réseaux musicaux. Grâce au travail minutieux de mon équipe[14], « l’événement de départ » a été mis en relation avec une centaine d’autres événements « saisi[s] au ras du sol[15] » ce jour-là pour mieux comprendre les articulations et les trajectoires entre les personnes, les structures, les lieux et les oeuvres. Nous avons cherché à cerner les événements avec le moins de « jugement » possible afin de couvrir un large spectre de phénomènes musicaux et de manières de « musiquer[16] ». L’enquête sur la vie musicale pose alors un ensemble de questions qui servent de tremplin : où se trouve la vie musicale? Comment est-elle animée et par qui? Comment met-elle en relation les gens? Quelle place occupe-t-elle dans l’espace public? Comment est-elle représentée dans les médias?

Pour mener à bien mon analyse microhistorique, un examen rigoureux des sources disponibles s’est révélé essentiel : archives et registres d’entreprises, enregistrements sonores, affiches et programmes de concert, musique en feuilles, romans, magazines et journaux. Pour me guider dans le « labyrinthe des archives », j’ai suivi les « fils d’Ariane » à partir des noms, des lieux et des oeuvres découlant des trois séances d’enregistrement associées à la journée étudiée. Ces séances sont ainsi des points de départ pour explorer plus largement la vie musicale, dont le récit polyphonique se construit en forme d’arborescence. Comme l’avancent Romain Bertrand et Guillaume Calafat dans leur analyse des travaux de Carlo Ginzburg et de Carlo Poni[17] : « La technique du “suivre” ne suppose pas un monde homogène […] Tout au contraire, elle met au jour la fragmentation et la multiplicité des contextes, tramés d’asymétries, diffractés dans les documentations par des compétences énonciatives différentielles et par des accès à l’information inégalement distribués[18] ».

L’analyse des sources s’est toutefois concentrée sur deux types d’écrits du quotidien aux fonctions et aux portées différenciées : des journaux et des registres d’une compagnie de disques. D’un côté, le journal fait état de l’actualité et s’adresse à un public de masse. La presse quotidienne informe rapidement (moins de vingt-quatre heures après l’impression) en minimisant l’écart entre le temps de l’écriture (production) et celui de la lecture (réception). Ce média éphémère génère une consommation rythmée par l’urgence d’avoir l’édition du jour entre les mains avant qu’elle ne soit remplacée par celle du lendemain. De l’autre côté, le registre d’une entreprise consigne des informations privées, voire secrètes, destinées à l’usage d’un petit groupe de spécialistes. Une nouvelle entrée du registre rapporte les activités phonographiques du jour, mais ne doit pas nécessairement être lue le jour même. Les inscriptions conservent leur sens pratique, technique et archivistique au fil des semaines et des mois à venir.

Le journal et le registre phonographique présentent néanmoins plusieurs points de convergence. Les entreprises qui produisent ces deux types de documents regroupent des vedettes et des oeuvres musicales locales ou internationales qui orientent leur production, qu’elle soit journalistique ou phonographique. Les disques du registre qui seront mis en marché viseront, tout comme les journaux, à entrer dans le plus grand nombre de foyers. Alors que le disque a une durée d’usage supérieure à celle du journal, ce dernier est essentiel non seulement à la commercialisation des disques nouvellement parus au moyen des publicités de magasins et de compagnies de disques, mais aussi à la revente potentielle de ces disques grâce aux annonces classées. Compte tenu de ce qui précède, cette enquête permet alors de voir dans quelle mesure et jusqu’à quel point ces deux types de sources peuvent séparément ou conjointement rendre compte de divers aspects de la vie musicale.

Le 31 juillet 1924 selon la presse quotidienne montréalaise

L’enquête débute dans les journaux montréalais du 31 juillet 1924, parmi lesquels ont été retenus quatre quotidiens francophones (La Presse, La Patrie, Le Devoir, Le Canada) et deux quotidiens anglophones (The Montreal Daily Star, The Gazette)[19]. On indique que la température du jour oscille entre 12 et 23 degrés[20], une température fraîche, mais agréable pour profiter de la saison estivale. À la une des journaux, les titres dirigent l’attention vers la conférence interalliée de Londres, le régime bolchévique et les conflits entourant la construction d’un nouveau pont à Montréal. Mais le sujet qui traverse les pages des quotidiens montréalais et ceux des provinces voisines est le dévoilement des résultats de l’enquête statistique canadienne sur l’alcoolisme et les effets « désastreux » de la prohibition. L’étude qui compare l’Ontario et le Québec confirme que « […] prohibition does not prohibit[21] ». Il faut savoir qu’avec l’adoption de la Loi sur les boissons alcooliques en 1921, puis la création de la Commission des liqueurs du Québec, la province fait bande à part. Cette entrée en matière est loin d’être banale. Les répercussions du contraste législatif, entre le Québec d’une part et le Canada et les États-Unis de l’autre, forment une toile de fond nécessaire à la compréhension de l’histoire de la vie musicale dans les années 1920 :

Si Montréal n’a guère connu la prohibition de l’alcool, il est évident que son développement a été grandement influencé par les retombées des régimes prohibitifs avoisinants. La prohibition représente en effet un catalyseur important pour la ville et pour le développement de son industrie touristique, de sa vie nocturne et de sa réputation[22].

Suivant la mise en place de cette institution, le nombre de commerces qui possèdent un permis d’alcool valide augmente chaque année (on en compte 1100 en 1924[23]), l’âge légal est abaissé de 21 à 18 ans, les débits clandestins prolongent la fête au-delà des heures officielles, puis les hôtels comme les restaurants et les théâtres cherchent à divertir une clientèle plus nombreuse et diversifiée. Les retombées de ce contexte distinctif sur l’attractivité de la ville et le foisonnement de l’offre culturelle sont manifestes notamment, mais pas uniquement, dans les médias écrits, dont les journaux.

Pour extraire les événements musicaux montréalais associés à la journée du 31 juillet 1924, les six quotidiens montréalais ont été lus dans leur intégralité. L’exercice a révélé que la vie musicale est peu évoquée par des mots tels que « musique » ou « chanson », mais davantage par l’usage de verbes d’action (« chanter », « jouer », « danser »), la mention de types d’ensembles ou de spectacles (chorale, fanfare, concert, vaudeville) et la désignation d’objets (piano, gramophone). Étant donné l’abondance de termes pertinents, les recherches rapides par mots-clés perdent de leur efficacité. Pour retrouver les mentions de manifestations musicales, une lecture lente et exigeante devient essentielle et une connaissance préalable de la période étudiée s’impose pour détecter les événements musicaux non explicites, tels qu’un accompagnement musical lors d’un spectacle de théâtre burlesque, d’une messe ou de la projection d’un film. Le dépouillement a permis de dresser soixante-neuf fiches sur des événements distincts : la moitié sont des annonces classées d’objets à vendre (piano, disque, gramophone, radio), suivies des publicités ou des entrefilets pour des vues animées, des concerts ou des cours (de danse, de chant, d’instruments). Deux excursions en bateau, une cérémonie de remise des diplômes et une illustration font aussi mention d’une animation musicale[24].

Durant le repérage des traces musicales du 31 juillet, les deux principaux quotidiens de la ville se sont démarqués, comme le montre le premier tableau à la prochaine page.

La prépondérance du Montreal Star et de La Presse peut être attribuée à l’espace qu’ils consacrent aux « Annonces classées » ou « Classified advertisements » et aux quatre à vingt pages qu’ils possèdent en plus. Effectuer une lecture attentive, c’est aussi prêter attention aux aspects non musicaux et aux dispositifs qui peuvent néanmoins exercer une influence sur la vie musicale. Tel était le cas de la série d’articles abordés précédemment sur l’enquête mesurant les effets de la prohibition. On peut aussi citer l’exemple de la réclame du Central Vermont Railway (affilié au Canadien National), qui annonce dans La Presse « un nouveau train entre Montréal, New York, Philadelphia, Atlantic City, Baltimore, Washington[25] ». Ce trajet inauguré le 15 juin 1924 offre un départ quotidien des trains The Washingtonian en direction sud et The Montrealer dans le sens inverse. Sur la même page du journal, Lamport & Holt fait la promotion du « transport par eau » vers Rio de Janeiro, Montevideo et Buenos Aires, tandis que le navire de la Cunard Anchor / Anchor-Donaldson offre la liaison entre les grandes villes du Québec et de la Grande-Bretagne. Ces publicités invitent à se demander dans quelle mesure l’offre de transport accrue a pu renforcer la mobilité transfrontalière et internationale et accroître non seulement le nombre de déplacements, mais aussi les horizons culturels des artistes évoluant à l’intérieur ou en périphérie du domaine musical. Le contexte de la prohibition, la réalité particulière de Montréal et la mobilité des artistes et du public sont autant de paramètres qui permettent ici de rendre compte de la vie musicale.

Tableau 1

Répartition des événements de la vie musicale du 31 juillet 1924 selon les journaux[26][27][28]

Répartition des événements de la vie musicale du 31 juillet 1924 selon les journaux262728

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Comme autant de fils à suivre, ces événements tissent une toile narrative qui s’étend inévitablement au-delà des limites des journaux. D’autres types de documents imprimés viennent ainsi enrichir la compréhension du contexte de la prohibition, des mouvements de la population et du déploiement de la vie musicale. Parmi ces sources potentielles, les archives judiciaires, les guides touristiques, les sketches et monologues comiques, ou même les chansons peuvent offrir des compléments d’information pertinents. Par exemple, « Take a Trip to Montreal » (v. 1924) est une composition pour voix et piano publiée à compte d’auteur à Montréal par Arthur Ashworth, un vétéran du 14e bataillon du Royal Montreal Regiment[29]. En s’adressant à un public étranger, les paroles vantent les avantages d’un voyage en direction de la métropole canadienne :

Refrain 1

Take a trip to Montreal,

That’s the place you’re bound to fall,

They’re going to get you with their old fishing line,

For you’ll take a bath in the real beer and wine

And the people are so kind

They take your money they don’t mind

And you can raise the very dickens

With the French Canadian Chickens

When you take a trip to Montreal[30]

Les chansons à boire, les chansons contre la prohibition ou celles promouvant la tempérance captent une part non négligeable de l’atmosphère culturelle et sociale du Montréal des années 1920. Par exemple, c’est à Montréal que Théodore Botrel enregistre la chanson « Le diable en bouteille », lancée à l’hiver 1923. Avec humour et ironie, il évoque une série d’animaux qui résistent à la bouteille tandis que l’homme sans hésitation « voyant la drogu’maudite, d’un seul trait l’avala[31] ». Au même moment, « Mam’zelle Montréal », chantée par Gaston Saint-Jacques, dans une traduction libre du succès « Baby Blue Eyes » de la revue Troubles of 1922, présente Montréal comme une séductrice « aux grands yeux » qui fait succomber « tous les buveurs d’eau venus d’l’Ontario […] de Chicago, de New York, de Boston » pour savourer « certains produits venus d’Écosse et de France »[32].

Des entreprises brassicoles intègrent elles aussi les médias musicaux de l’époque. Par exemple, la Brasserie Frontenac donne son nom à une émission radiophonique à vocation musicale lancée en 1923 sur CKAC et dont le succès traversera les années 1920[33]. À partir de 1926, la Brasserie Dow rejoint le milieu avec plusieurs éditions françaises, anglaises et bilingues du recueil Les chansons d’autrefois. Encore en 1928, la prohibition demeure un sujet à la mode, comme en témoigne le fox-trot américain « Good-bye Broadway, Hello Montreal », probablement la pièce la plus emblématique de la période. Une adaptation locale en français, « Hello Montréal », va même donner la parole aux Montréalais et Montréalaises :

Couplet 1

Vous voyez en été à Montréal

Une foule d’étrangers

Qui viennent nous visiter […]

Il en vient par [Canadian] Pacifique [Railway et]

du Canadien National […]

Tout le monde aujourd’hui veut voir Montréal[34].

L’animation musicale que produit le contexte de la prohibition est certainement un élément incontournable des années 1920. Le « jeu d’échelle » passant du contexte de la prohibition canado-américain à la vie musicale montréalaise témoigne de l’influence majeure de ce phénomène sur la création et la médiation d’oeuvres musicales dans cette ville. Au même moment, la circulation des musiciens et des musiciennes qui profitent de l’essor généré par ce contexte s’effectue également dans un autre secteur d’activité : celui de la production phonographique.

Le 31 juillet 1924 selon le registre d’un studio d’enregistrement

Le 31 juillet 1924, le studio d’enregistrement de la compagnie Compo, situé sur la rue Metcalfe à Montréal, enrichit son catalogue de neuf nouveaux titres. Cette série d’enregistrements commerciaux fait suite à une pause annuelle, du 12 au 28 juillet : la compagnie annonce fièrement dans le magazine Talking Machine World que tous ses employés « participate in a fortnight’s holiday with pay[35]. » Le propriétaire et ingénieur en chef Herbert S. Berliner (1882-1966), est un acteur de premier plan dans l’industrie phonographique canadienne[36]. Il arrive à Montréal vers 1900 pour rejoindre son père, Emile Berliner, entrepreneur d’origine allemande et inventeur du gramophone, qui vient de fonder la première compagnie de disques au Canada. Herbert S. Berliner adopte la citoyenneté canadienne en novembre 1918 et fonde The Compo Company, qui devient alors la première usine de pressage de disques de propriété canadienne.

En 1924, Montréal est donc le foyer de deux entreprises majeures en matière d’enregistrements phonographiques. Celle du père, Berliner Gram-O-Phone of Montreal, lance ses premiers disques en 1903, mais c’est à compter de 1916 que sa production locale connaît une croissance notable avec l’étiquette His Master’s Voice (HMV)[37]. Celle du fils, The Compo Company, amorce sa production de disques en juillet 1921 en ciblant les marchés américain, anglo-canadien et canadien-français avec ses étiquettes Sun, Apex, Ajax, puis Starr-Gennett qu’elle acquiert en 1925. Ces deux compagnies ne sont toutefois pas seules à se faire concurrence. L’examen des petites annonces parues dans les journaux du 31 juillet donne un aperçu d’autres maisons de disques présentes sur le marché. Par exemple, le magasin Lee Wm Ltd offre des « bargains » pour les disques Edison Amberola et Columbia[38], alors qu’un particulier, Georges Bouchard, vend des disques Victor et Columbia usagés à « un tiers du prix coûtant[39] ». En portant attention aux détails de ces annonces, il devient possible d’avoir un aperçu de l’étendue de la collection de phonogrammes qu’une personne peut posséder : dans La Presse, un gramophone est vendu avec « 54 sélections » (54 titres ou 27 disques)[40] et un phonographe est offert accompagné de « 60 sélections » (60 titres ou 60 cylindres)[41]. Les journaux indiquent de plus le vaste choix de lieux où se procurer de la musique enregistrée, que ce soit dans les petites annonces ou par les publicités des maisons de disques qui dirigent leur clientèle vers des magasins précis. C’est ce que fait Brunswick Records dans la publicité « Charlie Chaplin’s Favorite Fox Trot » en indiquant l’adresse de six magasins de la ville[42]. En poursuivant cet examen dans les annuaires Lovell, le nombre de magasins susceptibles de vendre des disques en 1924 s’élève à 80 : le marché est partagé entre des magasins de gramophones et de phonographes (une trentaine), des magasins d’instruments de musique (une cinquantaine) et des magasins de partitions et de musique en feuilles (une douzaine)[43].

Les disques disponibles sur le marché en juillet 1924 peuvent être retracés à partir des journaux, des magazines, des revues spécialisées ou des catalogues des compagnies de disques. Ces sources ne permettent toutefois pas de remonter à la production des phonogrammes ni de connaître les dates des séances d’enregistrement ou le nom de tous les artistes de passage en studio. Ces informations sont plutôt consignées dans les livres et les archives privées des compagnies de disques. Si mes travaux portent plus particulièrement sur la compagnie Compo, c’est parce que ses registres, détaillant quelque 11 900 enregistrements commerciaux et expérimentaux réalisés entre juillet 1921 et novembre 1949[44], sont conservés à Bibliothèque et Archives Canada[45]. Cette source suit presque quotidiennement les activités du studio de Compo et fournit des informations qui pourraient difficilement être trouvées ailleurs que dans les fiches du registre.

Une analyse préliminaire des fiches du registre couvrant les années 1920 permet de dégager quelques observations générales : il n’y a pas de journée type; le nombre d’oeuvres enregistrées varie entre une seule et plus d’une vingtaine par jour; une « sélection » est presque systématiquement enregistrée à deux reprises, alors qu’une seule servira au pressage commercial du 78 tours; moins de 20 % des fiches fournissent le détail de l’accompagnement instrumental (noms, instruments, type d’ensembles)[46]; enfin, une journée est habituellement consacrée à un ou une artiste ou à un ensemble (trio, quatuor, orchestre). Les journées où, comme le 31 juillet 1924, on enregistre plusieurs artistes font ainsi exception[47]. Pour quelle raison réunit-on ce jour-là au studio de Compo un chanteur, un orchestre et un duo comique? Peut-on envisager l’hypothèse d’une rencontre, voire d’une collaboration entre les artistes? À elle seule, la proximité temporelle et spatiale lors de ces vingt-quatre heures ne constitue pas une preuve suffisante pour corroborer des liens entre ces groupes, bien que cela soit une forte possibilité. Or, pour en savoir davantage sur cette séance d’enregistrement, il faut porter attention aux captations phonographiques de cette journée.

Première séance d’enregistrement : Roy O’Connor et Rex Battle

Le premier morceau enregistré le 31 juillet 1924 est « Carolina Rolling Stone », une chanson nostalgique publiée à New York en 1921[48]. Le chant est confié à Roy O’Connor, ténor et animateur de radio actif à Montréal jusqu’au début des années 1930. Le studio enregistre l’oeuvre à trois reprises et la version choisie est gravée sur la face A du disque Apex 667. La pièce trouvée sur la face B, « You Can Take Me Away from Dixie » (1923), avait été enregistrée le 1er juillet en duo avec le chanteur Bill Cudney[49]. Le duo Cudney-O’Connor se fait connaître quelques mois plus tard sous le nom The Radio Boys, puis signe un contrat d’exclusivité avec l’étiquette Apex de Compo, qui en fera son « Canada’s Most Popular Radio Team[50] ». Le 31 juillet, la pièce « Carolina Rolling Stone » est toutefois chantée en solo avec un accompagnement au piano confié à Rex Battle, chef d’orchestre et compositeur d’origine britannique notoire du milieu musical montréalais des années 1920.

Rex Battle (1892-1967) s’établit à Montréal de 1922 à 1929[51]. Il enregistre une première fois chez Compo le 4 décembre 1923, puis, selon ma lecture des registres, une collaboration amicale et durable prend forme avec Herbert S. Berliner. Jusqu’en 1943, Battle apparaît dans plusieurs fiches comme pianiste soliste, pianiste accompagnateur, chef d’orchestre ou pianiste de studio pour divers « equipment test[s] »[52]. Battle réside alors sur la rue Lorne Crescent, à une trentaine de minutes à pied du studio Compo[53]. En se basant uniquement sur le registre, on pourrait croire que Battle s’est déplacé au centre-ville pour l’accompagnement d’une seule chanson. Mais en examinant les journaux, on apprend que sa journée de travail ne faisait que commencer : la programmation de la station de radio CKAC annonce que Battle allait diriger l’orchestre classique de l’Hôtel Mont-Royal à compter de dix-neuf heures trente, un hôtel situé à moins d’une minute à pied du studio de Compo[54]. Ce croisement de données fait apparaître une représentation plus juste d’une journée de travail d’un musicien montréalais.

Jusqu’à la fin des années 1950, Battle et sa musique (comme pianiste, compositeur ou chef d’orchestre) rejoignent des milliers d’auditeurs et d’auditrices des stations CKAC ou CFCF. À la suite de l’inventaire préliminaire de sa présence sur les ondes montréalaises, nous avons dénombré approximativement 170 concerts radiodiffusés en 1924. Du début juin à la fin du mois d’août, des concerts de l’orchestre sont diffusés presque tous les mardis, jeudis et samedis de dix-neuf heures trente à vingt heures trente, en direct sur les ondes de CKAC. Le journal La Presse, propriétaire de la station CKAC[55], fournit régulièrement des détails sur les concerts de Battle.

Les six pièces du tableau 2 montrent une diversité de répertoire assez typique de la période étudiée, soit des oeuvres classiques et romantiques européennes, des arrangements semi-classiques et quelques compositions plus récentes, comme la valse de Battle[56]. Chaque soir, en plus de diriger son orchestre, Battle avait aussi l’habitude d’interpréter une oeuvre comme pianiste soliste.

Tableau 2

Programme joué le 31 juillet 1924 par l’orchestre du Mont-Royal, sous la direction de Rex Battle

Programme joué le 31 juillet 1924 par l’orchestre du Mont-Royal, sous la direction de Rex Battle

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À cette époque et jusqu’en juin 1929, les grandes stations de la ville (CFCF, CKAC, CHYC) diffusent à la même fréquence (411 mètres), ce qui oblige le partage des plages horaires de chaque journée[57]. La répartition se fait au moyen de diverses ententes, comme celle de février 1924 qui concède les soirées du mardi, du jeudi et du samedi à CKAC[58], soirs où la station met en ondes deux ensembles vedettes de l’Hôtel Mont-Royal : l’orchestre de Rex Battle et un second dirigé par Joseph Cyrus Smith. La programmation radiophonique montréalaise pour la journée du 31 juillet 1924 peut être reconstituée à partir des journaux (tableau 3)[59].

Tableau 3

Reconstitution de la programmation radiophonique montréalaise du 31 juillet 1924 à partir de différents journaux[60]

Reconstitution de la programmation radiophonique montréalaise du 31 juillet 1924 à partir de différents journaux60

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L’orchestre de Battle n’était manifestement pas le seul à occuper l’offre radiophonique du 31 juillet. Après le souper, les clients de l’Hôtel Mont-Royal et les radiophiles sont invités à prolonger la soirée avec l’orchestre de danse dirigé par le violoniste newyorkais Joseph C. Smith (1883-1965). À son arrivée à Montréal en 1922, Smith est déjà une figure marquante des débuts de la musique de danse enregistrée. Son style orchestral plus léger et ses nombreux disques produits chez Victor Talking Machine ont participé à établir un nouveau standard phonographique et radiographique pour la musique d’orchestre de danse[61]. C’est donc une vedette « internationally known » que Montréal accueille jusqu’en 1929[62]. L’année 1924 est une période particulièrement active pour Smith, qui cumule plus de 150 concerts en direct sur les ondes de CKAC[63].

Au mois de mai, l’étiquette HMV de Berliner Gram-O-Phone de Montréal invite Smith à graver huit pièces sous le nom Jos. C. Smith and His Mount Royal Orchestra, réunies sur quatre disques lancés en juillet-août 1924[64]. L’une des chansons enregistrées est « It Ain’t Gonna Rain No More » de Wendell Woods Hall, le plus grand succès commercial nord-américain de 1924[65]. Le retentissement de cette chanson est tel qu’on peut l’entendre dans toute la ville de Montréal sur disque, à la radio ou encore interprétée sur un ukulele ou le piano du salon. Dans la soirée du 31 juillet, cette même pièce figure au programme de deux concerts de fanfare en plein air recensés dans les journaux. Le premier, offert par la Fanfare des Grenadiers sous la direction de Jean-Josaphat Gagnier (1885-1949), débute peu après dix-neuf heures trente au parc Belmont de Cartierville[66]. La Patrie annonce un programme composé de dix oeuvres où l’avant-dernière pièce, « It Ain’t Gonna Rain No More » est jouée dans une version inspirée du fox-trot[67]. Tout au long de l’été, le parc Belmont présente des spectacles musicaux presque chaque soir, et l’ensemble de Gagnier est l’un des divertissements offerts à ceux et celles qui auront payé le coût d’entrée de dix sous par adulte et de cinq sous par enfant. À compter de vingt heures, un deuxième concert débute à quelque vingt kilomètres plus au sud : l’Harmonie de Montréal fait vibrer le parc Hurteau de Longueuil, sous la direction d’Edmond Hardy (1854-1943). Professeur et importateur de partitions et d’instruments de musique, Hardy jouit alors d’une réputation bien établie au Canada et aux États-Unis dans le milieu des fanfares militaires. Son programme de treize pièces débute par une marche militaire et se termine par les traditionnels « Ô Canada » et « Dieu sauve le roi! ». La fameuse chanson de Woods Hall est décrite comme un « air populaire » et est jouée au deuxième rang après l’entracte. L’engouement pour la chanson est tel qu’elle est traduite et enregistrée en français la même année sous le titre « Il a tant plu ou Y mouillera pu pantoute », version qui laissera sa marque dans l’imaginaire populaire québécois[68].

À l’occasion de ce bref détour dans les parcs de la ville, on doit évoquer un troisième concert tenu le même soir. En effet, à vingt heures trente, au terrain de jeux de la côte Saint-Paul situé dans le sud-ouest de la ville, on reçoit la fanfare du Régiment du Mont-Royal, sous la direction du sergent-major Thomas-Edward Jackson (1888-1968). L’ensemble donne un concert gratuit dans le cadre de la première édition des Concerts Campbell. Cette série de concerts, qui anime encore aujourd’hui la vie musicale estivale de la ville de Montréal, doit son existence à la succession de l’avocat Charles Sandwith Campbell (1858-1923) qui rend possible des dizaines, voire une centaine de concerts de fanfare chaque été tout au long des années 1920 et 1930[69]. Pour inaugurer la première saison des Concerts Campbell, la Ville a engagé quatre fanfares : le Royal Montreal Regiment de T. E. Jackson; les Grenadier Guards de J.-J. Gagnier, les Carabiniers Mont-Royal de J.-J. Goulet et les Royal Highlanders of Canada de H. G. Jones. En 1924, 54 concerts divertissent la population dans cinq parcs de la ville : dix-sept au parc Lafontaine, quinze à la Ferme Fletcher (aujourd’hui le parc Jeanne-Mance), dix au Marché Maisonneuve, neuf au parc Saint-Gabriel dans Pointe-Sainte-Charles et trois au terrain de jeux Saint-Paul. Les concerts présentent un répertoire hétérogène composé de marches militaires, d’arrangements folkloriques, de mouvements de symphonies, d’airs d’opérette, de chansons et de morceaux de danses populaires. Le public qui souhaite entendre d’autres styles musicaux, comme le blues et le jazz, devra cependant se diriger vers d’autres lieux, comme le suggère la deuxième séance d’enregistrement de mon récit.

Deuxième séance d’enregistrement : Famous Chicago Novelty Orchestra

Le 31 juillet 1924, après avoir gravé une chanson dans le studio de Compo Company, O’Connor et Battle cèdent leur place au Famous Chicago Novelty Orchestra, un ensemble de musiciens professionnels afro-américains formé en 1919 par Millard Galwston Thomas (1894-1955)[70]. Après avoir séjourné dans l’est du Québec de 1920 à 1922 (Rimouski, Rivière-du-Loup, Québec), Thomas et son orchestre amorcent leur carrière montréalaise à l’automne 1922, connaissent le succès en 1923, puis se font de plus en plus rares à partir de 1925. Les concerts présentent un mélange de musique de danse, de blues et de jazz, probablement pour l’une des premières fois en sol québécois. Les seuls disques de cet orchestre, tous réalisés à Montréal en 1924 et 1925[71], sont enregistrés par Herbert S. Berliner dans le but d’enrichir le catalogue de l’étiquette Ajax dédiée à la musique blues afro-américaine. Bien que les détails de leur première collaboration restent inconnus, cette rencontre est vraisemblablement un signe de la reconnaissance grandissante de l’orchestre par le milieu du divertissement musical de la ville. La participation du Famous Chicago Novelty, seul orchestre dirigé et formé de musiciens noirs, au cabaret-bénéfice de la National Vaudeville Association en avril 1924 en est un exemple :

About every orchestra in the city was present and all worked hard. Among them were the Princess orchestra, under Mr. Bray; the Imperial orchestra, under Al Gerson; Lowe’s orchestra; the Capital orchestra, under Jerry Shea; Harry Spindler’s Venetian Garden’s orchestra; Joe Smith’s Mount Royal orchestra; Glen Adney’s orchestra; Harry Salter’s Windsor Hotel orchestra, Edward Sandborn’s orchestra, and the Chicago Novelty orchestra, – and perhaps a few more this scribe missed[72].

Le cabaret s’est déroulé jusqu’aux petites heures du matin dans deux salles de l’Hôtel Mont-Royal où se sont succédé de nombreux numéros de chant, de danse et d’humour, dont le duo Cudney et O’Connor, le même Roy O’Connor qui allait enregistrer chez Compo le 31 juillet 1924.

Selon le registre, le Famous Chicago Novelty enregistre une première pièce le 6 juin 1924 et une dernière le 20 janvier 1925. Le 31 juillet, on effectue deux captations de chacune des trois pièces gravées, mais seules les deux premières sont mises en marché au mois de novembre.

La première pièce enregistrée est « Worryin’ Blues », écrite par Gus Kahn sur une musique de Phil Spitalny et de Stubby Gordon. En mars 1924, elle est publiée chez Sam Fox Publishing et enregistrée par l’orchestre de Spitalny chez Victor Talking Machine. Le contraste esthétique entre les interprétations de Spitalny et de Thomas est frappant : Spitalny en fait une version danceband de type fox-trot avec une partie rythmique marquée au banjo et un tempo rapide avoisinant 130 bpm. Thomas offre quant à lui une interprétation beaucoup plus lente, autour de 100 bpm, et fait ressortir le chant langoureux du trombone et du cornet[73]. Chez Thomas, l’arrangement ne fait pas danser, mais embrasse les couleurs blues de la pièce.

La seconde pièce, « Papa Will Be Gone[74] », est publiée par les éditions Triangle Music de Joe Davis Inc. en janvier 1924. Le premier enregistrement retracé est réalisé chez Brunswick Records en février 1924 avec la chanteuse de blues et de vaudeville Rosa Henderson (née Deschamps), accompagnée par l’orchestre de Fletcher Henderson. Les quelques autres versions parues la même année conservent la partie vocale, à l’exception de celle de Jimmy Joy’s St. Anthony Hotel Orchestra chez OKeh Records. Ces versions sont toutes plus rapides que celle de Thomas, dont l’orchestre livre cette fois une interprétation moins convaincante. Est-ce en raison d’un manque de préparation ou d’un remplacement de musiciens de dernière minute? Comme pour les autres orchestres qui enregistrent chez Compo, seuls le nom du chef et celui de l’ensemble sont notés sur la fiche du registre, puis imprimés sur la pastille du disque. Il n’existe donc pas de source connue qui puisse donner le nom des musiciens présents au studio ce jour-là. La description la plus complète est datée du mois de décembre 1923[75], mais rien n’assure que la composition de l’orchestre soit toujours la même sept mois plus tard ni ne permet de savoir si l’on a accueilli de nouveaux musiciens afro-américains ou intégré des musiciens montréalais peu familiers avec le répertoire blues à l’occasion de la séance d’enregistrement.

Quelle que soit la cause de la difficulté rencontrée au studio ce jour-là, la troisième chanson jouée en studio, « San Francisco Blues[76] », aussi éditée par Joe Davis Inc. en 1924, ne sera pas mise en marché. Cette information est confirmée par son absence dans les publicités des nouveaux disques de la série Blues Records d’Ajax Records de novembre 1924. Seules « Worryin’ Blues » et « Papa Will Be Gone » sont citées aux côtés des succès de Mamie Smith, des Choo Choo Jazzers, de J. Rosamond Johnson et des Old Time Jubilee Singers[77]. Les disques de Thomas sont aussi les seuls de la liste à avoir été enregistrés dans le studio de Montréal, même s’il ne s’agissait pas des premiers musiciens afro-américains à se produire dans ce studio. De fait, en 1923 et 1924, Compo reçoit à Montréal le pianiste et comédien Chris Smith (1879-1949), le chanteur et comédien Henry Troy (1908-1962) et le boxeur et apprenti comédien-chanteur Jack Johnson (1878-1946).

Puisque Herbert S. Berliner réserve les enregistrements de musiques de blues et de jazz au marché états-unien (grâce à ses étiquettes Apex et Ajax), la circulation de ces 78 tours à Montréal, et ailleurs au Canada, est négligeable. Cependant, en centrant l’analyse sur la « vie » musicale, on ne peut passer outre la présence concrète de ces musiciens en sol montréalais. Ainsi, malgré la difficulté d’obtenir ces disques commerciaux dans la métropole, certaines personnes, résidents et touristes, pourraient avoir entendu, vu ou même joué avec l’un ou l’autre des musiciens durant leur séjour. Par exemple, selon le registre de Compo, Troy et Smith résident un mois à Montréal durant l’été 1923. Cette nuance est importante pour la méthode d’analyse de la vie musicale employée ici. Dans le cas de Millard G. Thomas, sa contribution tout au long de la décennie aura laissé son empreinte dans la vie musicale de la ville. En plus de sa présence sur scène et à la radio, son nom figure à titre de pianiste accompagnateur sur quelques disques canadiens-français, à titre de compositeur, d’arrangeur, d’auteur ou de traducteur sur les pages couverture de partitions publiées à Montréal, et à titre d’auteur-compositeur pour ses chansons parues dans les pages de magazines, comme Le Samedi (de 1925 à 1929) et La Revue de Manon (en 1927 et 1928). Les limites de cet article ne permettent pas d’étayer davantage ce qu’offre ce fil d’Ariane, mais il ne fait aucun doute qu’il serait intéressant de rendre compte du parcours exceptionnel de ce musicien au Québec[78].

Troisième séance d’enregistrement : Juliette Béliveau et J. Hervé Germain

Les trois derniers titres gravés chez Compo le 31 juillet 1924 visent précisément le marché canadien-français et sont commercialisés sous l’étiquette Starr-Gennett. Ce ne sont ni des chansons ni des pièces instrumentales, mais des « dialogues comiques » interprétés par deux vedettes des scènes théâtrales et musicales locales : Juliette Béliveau (1889-1975) et Joseph Hervé Germain (1888-1961). Les sketches, intitulés « Un avocat rusé », « L’anguille et le doré » et « Aglaé chez le boucher », comptent parmi les quinze enregistrements que le duo a réalisés ensemble cette année-là[79]. Entre avril 1923 et août 1931, Juliette Béliveau enregistre environ soixante-dix pièces au studio de Compo, majoritairement des dialogues et des chansons fantaisistes aux côtés de Joseph Hervé Germain. Celui-ci mène une carrière de chanteur plus affirmée et compte plus de 150 enregistrements, dont la moitié sont des chansons populaires[80]. Au long des années 1920, la chanson, le théâtre et même le cinéma sont des univers artistiques qui se croisent sur scène, sur disque et à la radio[81].

J. H. Germain, un habitué du studio, était présent lors de la toute première séance d’enregistrement du tout premier disque commercial produit par Compo, le 13 juillet 1921. Il s’agissait d’une scène comique interprétée avec le couple Joseph Robert Tremblay et Fanny Tremblay, pseudonyme de Stéphanie Massey (1885-1970)[82]. Cette dernière donnée est importante dans la mesure où elle permet de souligner qu’une femme, Stéphanie Massey, a fait partie de l’inauguration d’un des deux studios d’enregistrement les plus importants de la première moitié du xxe siècle au Québec, voire au Canada. D’ailleurs, une analyse préliminaire des enregistrements réalisés par Compo durant les années 1920 révèle qu’une femme a participé à au moins 13 % des titres, en tant qu’interprète, accompagnatrice, parolière ou compositrice. Quant au déroulement de la journée du 31 juillet 1924, le tableau 4 propose une synthèse des événements de la vie musicale pour lesquels au moins une femme y était représentée, selon ce que rapportent les quotidiens montréalais.

Tableau 4

Présence des femmes selon les journaux dans la vie musicale du 31 juillet 1924[83][84][85][86]

Présence des femmes selon les journaux dans la vie musicale du 31 juillet 192483848586

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Les femmes mentionnées dans le tableau ne sont pas connues ou n’ont pas encore fait l’objet d’une recherche plus étendue. Les événements auxquels elles participent mettent en lumière des « espaces performantiels précis » où les contributions des femmes sont fréquemment minimisées ou exclues des récits de l’histoire de la musique[87]. Le défi est ainsi plus grand lorsqu’il s’agit de documenter des activités liées à l’enseignement (du français et du chant choral dans le cas de Mlle Lucie Touren ou des cours de danse offerts par Mme C. Biggers), au contexte d’un spectacle amateur et populaire (comme l’accompagnement au banjo par Mme Benning) ou celui d’un spectacle de danse exotique (comme celui des danseuses américaines, Alma Barnes et Joan Page)[88].

Le recours à d’autres types de sources permettrait de mettre au jour des événements et des pratiques féminines ou marginalisées peu ou pas traités dans les journaux quotidiens, à commencer par les magazines musicaux et artistiques, hebdomadaires ou mensuels, comme Le Passe-Temps et La Lyre, dans lesquels on retrouve des listes de musiciennes, de chanteuses, d’enseignantes et des oeuvres de compositrices difficilement accessibles autrement. Les archives judiciaires révéleraient également une réalité plus marginale, celle où la vie musicale côtoie la nuit, la rue et les milieux interlopes. Voilà autant de fils d’Ariane à suivre dans la poursuite des travaux sur ce vingt-quatre heures de l’été 1924.

Conclusion

En choisissant la journée du jeudi 31 juillet 1924, je me suis donné la mission de mettre en récit une polyphonie d’événements musicaux à partir de deux types de sources : les journaux quotidiens montréalais et les registres du studio d’enregistrement de la compagnie Compo. Grâce à une démarche microhistorienne, cette journée m’a servi de prisme à travers lequel étudier la diversité des manifestations musicales qui ont eu lieu lors des événements recensés, sans me limiter aux catégorisations linguistiques ou stylistiques habituelles. Pour saisir la complexité et la diversité de la vie musicale à partir des quotidiens, j’ai d’abord insisté sur l’importance d’avoir une connaissance préalable de la période, de situer les journaux dans leur contexte de diffusion et d’effectuer une lecture lente et attentive aux détails afin de repérer les mentions explicites et implicites suggérant une animation musicale. L’analyse des registres de la compagnie Compo m’a ensuite permis de rendre compte du dynamisme du milieu de la production phonographique montréalais.

Mon exploration des événements découlant des sessions d’enregistrement au studio de Compo a parfois conduit à des impasses, à des perspectives prometteuses ou encore à des ramifications en arborescence qui devront faire l’objet d’autres récits. En effet, l’étude de cette journée du 31 juillet 1924 a révélé parallèlement une grande quantité d’écrits, de lieux, d’individus, de musique à lire, à comprendre et à étudier. En ce sens, le choix de la microhistoire semble prometteur pour faciliter la rupture avec la linéarité du discours, pour demeurer attentif aux carrefours de rencontres et de pratiques et pour accroître nos connaissances et notre compréhension du caractère organique de la vie musicale de l’époque. Dans le prolongement de ces recherches, des limites ou des obstacles devront toutefois être surmontés, comme le fait que les fils d’Ariane susceptibles de nous guider vers de nouveaux récits dépendent majoritairement des sources écrites existantes, survivantes ou à notre portée. Par conséquent, il sera nécessaire de consulter une plus grande variété de sources pour rendre compte de la vie musicale autochtone (récits de vie), des femmes (magazines, cahiers de chansons), religieuse (feuillets paroissiaux) ou intime (journaux intimes, correspondance).

Cette première mise en récit du 31 juillet 1924 a tout de même montré que des micro-événements et des faits en apparence anodins pouvaient mettre en lumière des moments clés et des tendances déterminantes. Ainsi, les petites annonces sont une source indirecte, mais efficace pour cartographier les intérêts et les activités musicales de la population; les registres du studio d’enregistrement offrent la possibilité de brosser un portrait plus représentatif des oeuvres et des artistes qui ont marqué la ville; enfin, les annuaires fournissent des informations pratiques pour situer dans le temps et dans l’espace les allées et venues de la population. En somme, il y a dans la notion de filage que commande cette méthode un véritable travail d’agglomération et d’imagination pour tenter de mieux comprendre le rôle de celles et ceux qui ont fait et animé la vie musicale.

En l’absence d’une grande histoire de la musique au Québec, ce récit ne lutte pas tant contre un récit dominant, mais pour la création d’un récit décloisonné. Le travail en cours, quoiqu’incomplet et fragmentaire, dégage néanmoins des faits historiques, comme la pluralité des acteurs et des actrices et des lieux, l’enchevêtrement des sons, des styles et des genres musicaux et la cohabitation fructueuse entre groupes linguistiques francophones et anglophones, entre confessions religieuses protestantes, catholiques et juives et entre communautés ethniques euro-descendantes et afro-descendantes. Cette richesse culturelle invite à de nouvelles expérimentations historiques et à d’autres perspectives d’analyse. L’époque semble propice à l’essai et à l’exploration.