Article body

Le Gorgias est un dialogue platonicien abondamment lu et commenté. Comme le rappelle Isocrate : « […] sur des sujets connus, il est rare de découvrir des développements que personne jusque-là n’ait donnés, sur des sujets sans valeur ni élévation, la première expression venue est tout entière le bien propre de celui qui l’a prononcée[1] ». Impossible, donc, d’être original dans l’étude d’un texte à la bibliographie aussi vaste. Dans la nouvelle parution qu’il lui a consacrée (La justice du dialogue et ses limites. Étude du Gorgias de Platon, paru aux Belles Lettres en 2022), François Renaud annonce d’emblée cette difficulté en soulignant que son interprétation est « redevable aux travaux de nombreux collègues » et justifie la pertinence et la nouveauté de son travail par le fait qu’il

tente d’intégrer des éléments ignorés, sous-estimés ou envisagés séparément les uns des autres, en particulier par le traitement d’un ou de plusieurs éléments clés suivants : le principe régissant le rapport de l’argumentation à l’action dramatique, le recours aux procédés littéraires (ou rhétorique), la dialectique comme correction, le rôle de la honte, l’autocontradiction performative, ainsi que l’échec dialectique dû au conflit entre deux désirs fondamentaux opposés, celui de l’autoconservation et celui de l’intégrité (ou de la cohérence) et par là le conflit entre la philosophie et la cité.

p. 43

En ce sens, François Renaud propose une lecture du Gorgias qui s’inscrit dans le courant de revalorisation de la forme littéraire des Dialogues et qui s’éloigne de la tradition plus analytique de Vlastos et d’Irwin, estimant « qu’en dernière instance le porte-parole de Platon est en quelque sorte l’ensemble des éléments du dialogue » (p. 20).

Résumons d’abord le propos de l’ouvrage. Renaud prend pour point de départ le caractère agonistique du Gorgias et cherche à défendre les trois thèses suivantes qu’il qualifie d’« interreliées » (p. 42) :

  1. Le paradoxe selon lequel le plus grand mal est de commettre l’injustice « révèle la nature de la dialectique socratique en tant que mode de discours et mode de vie » (ibid.).

  2. Le parallèle « entre la justice et la méthode dialectique suppose une maîtrise rigoureuse et subtile de la composition (structure dramatique, choix des conditions dialectiques, rapport entre action et argumentation, etc.) qui caractérise l’écriture platonicienne » (ibid.).

  3. « Le Gorgias est le dialogue platonicien du conflit dont l’objectif spécifique est d’éclairer l’opposition entre deux modes de discours et deux modes de vie irréconciliables, la rhétorique politique et la dialectique (ou la philosophie) et par là le prix qu’en coûte le choix de la vie philosophique » (ibid.).

Après une introduction dans laquelle des remarques sur l’unité du dialogue, les précisions d’usage sur son contexte de rédaction et les publications majeures récentes sont présentées, l’auteur annonce un plan en deux parties d’inégale longueur dont l’une introduit la seconde. Dans la première partie, l’auteur propose d’abord de « lire le Gorgias à l’antique » en exposant les leçons interprétatives que l’on peut tirer du commentaire néoplatonicien du Gorgias par Olympiodore. Puis, il offre une comparaison des stratégies littéraires et dialectiques utilisées par Xénophon et Platon pour mieux les démarquer et faire ressortir la spécificité de l’approche platonicienne. La seconde partie, divisée en sept chapitres, suit les principales sections du dialogue dans l’ordre de l’action dramatique en accordant une attention proportionnelle à la longueur des sections, soit un chapitre pour Gorgias, deux pour Polos, trois pour Calliclès et un pour le mythe. La conclusion revient sur la portée du dialogue et une réitération du rôle de la dialectique et de la rhétorique suivie d’une ouverture actuelle succincte.

La première partie de l’ouvrage est particulièrement digne d’intérêt. L’auteur commence par justifier avec brio les raisons de prêter attention au commentaire néoplatonicien écrit par Olympiodore d’Alexandrie (environ 505-565 ap. J.-C.), le seul qui nous soit parvenu du Gorgias. Renaud met en avant la force de l’interprétation d’Olympiodore qui repose sur « l’examen de l’unité entre l’action dramatique et le contenu doctrinal » (p. 63). Il tire de cette perspective deux sens du principe de cohérence pour Platon. Le premier sens est « descriptif » : il s’agit du fait que « les paroles sont le reflet des actions et du caractère, vertueux ou non, philosophiques ou non » (ibid.), ce qui correspond à la justesse psychologique avec laquelle le philosophe présente ses personnages. Le second est un sens « normatif » qui correspond à l’exigence de la vie philosophique, soit la cohérence incarnée par Socrate entre logique et morale. Renaud rappelle que le dialogue platonicien est « une imitation conçue comme une unité à la fois factuelle et idéelle de l’argumentation et de l’action, au sein de la vie » (p. 66). Autre point fort de cette première partie, la comparaison des stratégies dialectiques et littéraires de Xénophon et Platon. Renaud constate ainsi que Xénophon se concentre sur les succès pédagogiques de Socrate, alors que Platon explore souvent ses échecs, insistant sur les difficultés causées par ses interlocuteurs ou par le peuple athénien (p. 265). Ce comparatif permet ensuite à l’auteur de faire une liste de règles générales et particulières sur l’art de dialoguer que l’on retrouve énoncées, incarnées et pratiquées par le Socrate de Platon. Présentées de manière claire et appuyées par des références aux textes, ces sections sont très utiles et brossent un portrait bien détaillé de la conception platonicienne du dialogue. Quant à la section II.6.2.2 intitulée « Lectures des Anciens », elle résume la réception du conflit entre rhétorique et philosophie par la tradition, et notamment par Cicéron, Quintilien, Aelius Aristide et à nouveau Olympiodore. Ces éclairages apportés par la tradition ancienne (et parfois plus contemporaine[2]) nourrissent une perspective riche et stimulante sur la pensée de Platon et font la force et la fraîcheur de cet ouvrage.

Les sections sur Isocrate et Thucydide, de même que les références aux Cavaliers d’Aristophane et à l’Antiope d’Euripide sont essentielles pour éclairer adéquatement le dialogue. Alors qu’Isocrate est souvent négligé dans la littérature secondaire, l’auteur revient dans la lignée du travail de Paul Demont[3] pour préciser la polémique existante entre les deux contemporains. Il aurait également été intéressant de la rattacher au conflit sur le langage et l’éducation en faisant ressortir les points communs entre la posture de Calliclès et celle d’Isocrate. On pense notamment au fait qu’Isocrate se rapproche de la conception callicléenne du plus fort en accordant une grande importance dans l’éducation à ceux qui possèdent le naturel nécessaire combiné à l’expérience[4]. Outre cela, l’ouvrage présente une bibliographie imposante et très étoffée à laquelle pourraient s’ajouter quelques références sur les procédés dialectiques[5], le plaisir[6] et la technê[7].

Avec le foisonnement de publications, il devient difficile de tirer son épingle du jeu pour apporter une contribution décisive dans l’interprétation du Gorgias. Toutefois, cet ouvrage présente un regard riche sur ce dialogue en reprenant le travail amorcé depuis maintenant plusieurs années pour redonner à la réception platonicienne de la rhétorique sa pertinence. En ce sens, le travail de Renaud reprend et synthétise une vision éclairante du rapport entre rhétorique et dialectique et nous invite à tenir compte de l’ensemble du dialogue pour saisir la démarche philosophique de Platon.