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Deux ans après la publication de son imposante brique Thomas d’Aquin, Dieu et la métaphysique, qui fait plus de 1 400 pages, le dominicain toulousain en reprend plus brièvement plusieurs thèmes dans ce cinquième ouvrage sur Thomas d’Aquin destiné, comme les précédents, à faire mieux connaître son auteur de prédilection. Dans son précédent ouvrage, il s’étonnait du fait que « cette métaphysique-là n’[ait] jamais été écrite » (Thomas d’Aquin…, p. 17). Vingt mois plus tard, la voilà maintenant écrite ; il s’est chargé lui-même d’écrire un traité de métaphysique thomasienne qui tienne compte de la nature qu’elle se reconnaît et des modalités de son emploi par un docteur chrétien.

I. Une vie pas de tout repos

« Peut-être [le philosophe] ne sait-il pas toujours au juste ce qu’est la métaphysique […] ». En exergue, cette citation d’Étienne Gilson annonce bien ce que cherchera à éclaircir cette Introduction. Avant d’entrer dans le vif du sujet, le professeur de l’Institut Saint-Thomas-d’Aquin met ses talents narratifs au service d’une dramatisation du vécu de frère Thomas au titre évocateur : « Sous les pavés, les larmes et une oeuvre ». Après une vivante mise en scène des querelles du temps, il précise son intention de « restituer Thomas sans le reconstruire » (p. 21).

II. Figures de la métaphysique

Un premier chapitre, intitulé « Figures et masques de la métaphysique », débute par une description de l’ordre attendu, en métaphysique comme en toute science, dans son déploiement : « La métaphysique comme science devrait définir son sujet, puis partir de lui et tout déployer jusqu’à son terme » (p. 27).

1. Une diversité dissolvante ?

Mais Humbrecht ne va pas procéder ainsi : « Toutefois, cette trop rapide évidence ne saurait dissimuler de redoutables difficultés de principe » (p. 27). Par l’évocation des différences dès les principes entre métaphysiciens, il invite à « se demander s’il y a assez de métaphysique en soi, à même de résister à tant de modifications chez eux » (p. 28). Il fait valoir que « la science de ce qui est général et de ce qui est premier » (p. 29) se met à présenter diverses figures et à revêtir des masques dès qu’on tente de préciser sa nature.

Cette évocation des divergences d’opinions entre métaphysiciens pour justifier une dérogation à l’ordre à suivre dans l’étude d’une science laisse perplexe. D’emblée, comment juger qu’une opinion en est une de métaphysicien sans une certaine connaissance de ce sur quoi porte la métaphysique ? Et comment démontrer la moindre propriété du sujet de cette science, sans connaître d’abord la définition de ce sujet ? En outre, accorder à des modifications de principes le pouvoir de dissoudre un habitus intellectuel accule au scepticisme et au relativisme le plus total. On s’attend à ce qu’un philosophe comprenne que toute science dépend de ses principes, mais ne voit dans les variations concernant les principes qu’un indice de la difficulté de la métaphysique, sans que cela affecte la possibilité d’un discernement sur la façon véritable d’en déterminer le sujet. D’ailleurs, Humbrecht lui-même affirme que « les positions exprimées par [les] oeuvres déjà constituées [qui balisent le courant sur lequel Thomas intervient et qui ne vont pas ensemble], il faut […] les jauger en elles-mêmes » (p. 234). Ce qui revient à accorder la primauté au jugement philosophique ou théologique sur les morcellements de l’histoire de la métaphysique. Si tel est le cas, pourquoi avoir laissé entendre que la diversité des opinions fait rétrécir comme peau de chagrin la métaphysique en soi ?

2. Une détermination à différer ?

Affirmer que la métaphysique est la science de l’être en tant qu’être serait « aller vite en besogne » (p. 29). Il faudrait d’abord exposer les termes du choix : hénologie (discours sur l’un) ? ousiologie (étude de la substance) ? ontologie ou ontothéologie (discours sur l’étant et sur Dieu) ? Soucieux d’écarter les bifurcations inadéquates, notre auteur montre que la métaphysique de Thomas d’Aquin n’est rien de tout cela. A-t-elle pour autant besoin de se chercher des noms ? Non, elle en a déjà reçu plusieurs : sagesse, science de l’étant en tant qu’étant, philosophie première et théologie ou science divine. Le problème surgit du découpage de ces dénominations : synonymie, complémentarité, empiétement, tout et partie ? La détermination du sujet de la science se trouve en jeu.

Pour bien effectuer cette détermination, quoi de plus raisonnable, à première vue, que cette invitation à exposer d’abord les termes du choix ? Aristote lui-même n’a-t-il pas expliqué que la découverte de la vérité n’était rien d’autre que la solution des difficultés préalablement posées ? Pourtant, ce même Aristote commence le livre Γ de sa Métaphysique en la définissant comme la science de l’être en tant qu’être. Serait-il allé trop vite en besogne ? Certes non. Il faut comprendre ici que notre intelligence va du confus au distinct. Le sujet de la philosophie première ne sera distinctement appréhendé qu’une fois expliquée, comme le fera Aristote par la suite, la définition proposée : comment elle permet de distinguer cette science des sciences particulières, comment le caractère non univoque de l’être ne fait pas obstacle à l’unité de la science qui porte sur lui, et en quel sens cette science de l’être est du même coup la science de l’un. À la lumière de ces considérations, il appert que « répondre à la question de l’identité » par la notion de science de l’être en tant qu’être n’a rien de hâtif, si l’on prend cette réponse pour ce qu’elle est : une formule en attente d’explicitation.

III. Une métaphysique en théologie ?

La question de savoir à quel point intégrer le corpus aristotélicien à la pensée théologique chrétienne a aussi des incidences sur l’identité de la métaphysique. Humbrecht postule un subtil équilibre entre les conceptions augustinienne et platonico-aristotélicienne de la philosophie première. Une telle conception, estime notre auteur, assure à la métaphysique une présence tant en philosophie qu’en théologie.

1. Trois modalités

Il propose de distinguer trois modalités de la métaphysique, « comme autant de façons d’en réaliser la nature et d’en constituer autant de types d’intervention, compatibles mais différenciées » (p. 37). Il y voit trois façons d’articuler raison et foi.

La première de ces modalités, Humbrecht l’appelle métaphysique intégrée. Il s’agit de la métaphysique reçue et assumée des philosophes. Notre auteur souligne toutefois que « dans un tel registre qui semble relever de la raison et d’elle seule, et cela est vrai quant aux modes argumentatifs, celui qui opère le travail est un docteur chrétien » (p. 38).

La deuxième modalité, appelée métaphysique constituée, « désigne la présence de la métaphysique dans la doctrine sacrée » (p. 38), que cette dernière produit, pour son propre usage. Elle concerne des notions comme être et essence, acte d’être, analogie, création, substance, personne, à propos desquelles la question se pose de savoir si elles se développent du fait d’une croissance interne à la théologie ou bien sous la pression d’un apport inductif et donc philosophique.

La troisième modalité correspond à la métaphysique manifestée. La Somme contre les Gentils en constitue l’exemple clé. Un projet d’identité théologique s’y développe selon des arguments rationnels. Ces arguments métaphysiques manifestent la vérité de la foi catholique et réfutent les erreurs contraires.

2. Deux écueils évités

Au fond, l’auteur cherche à éviter deux écueils, dans la détermination de la métaphysique thomasienne : l’atteinte à l’autonomie de la rationalité métaphysique et l’amputation d’une part décisive de cette métaphysique. À la suite de Thomas, Humbrecht admet toute l’importance de la distinction raison et foi et son incidence sur la répartition des disciplines, dont chacune commande une méthode distincte. Il se méfie cependant d’une distinction trop tranchée entre philosophie et théologie. Il considère qu’un docteur chrétien entrelace raison et foi de manière subtile, les fait interagir. La théologie, à son avis, enrichit les concepts philosophiques, aussi se refuse-t-il à ce qu’on impose à Thomas d’Aquin « le carcan d’une philosophie séparée » (p. 41). Il récuse l’exercice de nature pure qui ferait reconnaître à sa métaphysique « une identité séparée » (p. 42). Il invite plutôt à « apprendre des équilibres qui composent la pensée de Thomas d’Aquin » (p. 42), à considérer sa métaphysique « partie prenante bien plus que partie séparée », à s’en approcher comme à une forme vivante, plutôt que de lui donner une forme scolaire, une présentation en traité qui résulte d’une orientation qui ne convient pas à Thomas.

3. Une conception plus simple

Par ces subtiles considérations, Humbrecht complique, à mon avis, la conception de Thomas. Plus simplement, ce dernier distingue la philosophie (incluant la métaphysique et la théologie naturelle) de la théologie à partir des distinctions suivantes :

  1. Il y a des vérités qui dépassent les capacités de la raison naturelle : celles-là ne se connaissent que par la foi surnaturelle et ne s’exposent que par une théologie surnaturelle fondée sur cette foi.

  2. Il y a par ailleurs des vérités accessibles à la raison naturelle, que celle-ci peut comprendre et exposer sans se fonder sur la foi surnaturelle, développant ainsi une philosophie, une métaphysique et une théologie naturelles.

Le rapport entre la philosophie et la théologie va comme suit : le théologien surnaturel assume la philosophie naturelle, dont il a besoin pour exposer aussi rationnellement qu’elles s’y prêtent les vérités de foi.

Jusqu’ici, Humbrecht serait d’accord. Ses mentions de ce qui relève de la seule raison quant aux modes argumentatifs, ou du fait que jamais, en philosophie, la foi ne sert de principe ni de moyen terme, s’accordent avec les distinctions signalées. Les complications surgissent chez lui du fait de n’avoir pas considéré ce qui suit : parmi les vérités accessibles à la raison naturelle, il y en a de si difficiles que la raison naturelle se trompe presque inévitablement à leur sujet et ne les découvre sérieusement que pour autant que guidée par la foi ; soit qu’elles aient été aussi révélées, soit que leur opposé répugne aux vérités de foi. Dans cette perspective, il appert que le philosophe chrétien se sert de sa foi comme d’un garde-fou qui le protège de tomber dans certaines erreurs. Sa foi lui tient lieu de guide pour saisir des vérités qui lui échapperaient si elle ne les portait pas à son attention. Cependant, une fois mise sur la piste, la raison naturelle peut suffisamment comprendre ces vérités naturellement à sa portée, et les exposer et prouver sans faire appel à l’autorité de la foi.

4. Formules qui prêtent à confusion

À la lumière de ces considérations, on comprend qu’il n’est guère opportun de parler de « métaphysique produite par la doctrine sacrée » (p. 38). Cela porte à confusion, à moins de saisir clairement que la « production » évoquée renvoie au rôle de garde-fou ou de guide que joue la foi du philosophe chrétien. Par ailleurs, voir une modalité, une façon de réaliser la nature de la métaphysique dans le fait que des arguments rationnels manifestent des vérités de la foi catholique ne convient guère non plus. Comme le dit Thomas à la suite d’Aristote, l’être par accident ne peut constituer un objet de science. Or, il est accidentel aux vérités accessibles à la raison naturelle de se trouver aussi proposées à la foi des fidèles catholiques ou de contredire des erreurs contraires à cette foi.

Bien sûr, c’est surtout dans les oeuvres théologiques qu’on verra déployée cette métaphysique qui prend la foi comme garde-fou ou qui démontre des vérités accessibles à la raison naturelle qui s’adonnent à faire aussi partie des vérités révélées. Il n’y a cependant aucun problème à les extraire de ce contexte, à condition que cette extraction s’accompagne d’une conscience claire de la quasi-impossibilité pratique, pour un philosophe ne disposant que de la raison naturelle, de découvrir les vérités les plus hautes, telle la création libre ou la création avec commencement dans le temps. Cette condition dûment remplie, ladite extraction échappe au reproche de constituer un exercice de pure nature.

Vers la fin de son ouvrage, Humbrecht soutient que Thomas « fait de la philosophie, et spécialement de la métaphysique, en théologien », ce qui veut dire qu’il « accueille, produit et manifeste des développements rationnels en contexte théologique, au point qu’il est souvent difficile de démêler leur identité » (p. 287). À mon avis, une telle façon de parler prête à confusion. Mieux vaut se contenter de dire que Thomas fait de la philosophie en philosophe et de la théologie en théologien. Certes, on trouve de la philosophie et notamment de la métaphysique dans ses oeuvres de théologie, mais une claire perception de la distinction des méthodes respectives, bien reconnue par Humbrecht, assortie d’une juste compréhension des rapports entre philosophie et théologie et des limites de la raison naturelle laissée à elle-même, devrait faire renoncer aux formules ambiguës. Même quand un philosophe chrétien se fait pointer par sa foi certaines vérités accessibles, en principe, à la raison naturelle, mais, en pratique, difficilement atteignables, l’identité de la métaphysique ne devrait pas s’en trouver brouillée. Une distinction de modalités à l’intérieur de la métaphysique ne devrait s’effectuer qu’à partir de principes intrinsèques à sa nature, et non à partir de l’usage qu’en fait la théologie ou de ce qui arrive à cet habitus intellectuel quand son possesseur a la foi.

IV. Le sujet de la métaphysique et Dieu

Le titre donné au deuxième chapitre en résume à merveille le contenu : « Le sujet de la métaphysique et si Dieu en fait partie ». Par de fines analyses, Humbrecht fait comprendre que Dieu n’est pas englobé dans l’être commun, mais n’est pas non plus au-delà de l’être : « Il n’appartient pas au sujet de la métaphysique, mais tout de même à la science de l’étant, au titre exceptionnel d’une cause en acte de ce sujet, qui n’en dépend aucunement mais dont au contraire tout dépend » (p. 65). Il en découle qu’« il n’y a pas d’autre théologie philosophique que celle de la métaphysique » (p. 67). Tout, dans ce chapitre, emporte l’adhésion, je n’y vois rien à critiquer.

V. De Dieu, qu’il existe

Le troisième chapitre traite de Dieu, plus précisément des preuves de son existence. Sa présentation de ces preuves prend en compte le fait que Thomas, même s’il parle de Dieu philosophiquement ou rationnellement, demeure chrétien et théologien. De la sorte, l’analyse des textes thomasiens qui traitent des preuves de l’existence de Dieu est pour notre auteur l’occasion à la fois d’appliquer et de confirmer ses idées sur la métaphysique en contexte théologique. Les cinq voies illustrent, à ses yeux, la métaphysique en tant que renforcée quant à son assise et sa destination par le surplomb que lui procure la théologie. Il en tire la conviction que Thomas, dans son portrait de Dieu, « outrepasse l’intention d’Aristote » (p. 97).

Ses analyses des textes de Thomas sont menées avec brio, mais ce qu’il propose pour résoudre les problèmes d’identification de la métaphysique suscite les réserves précédemment indiquées. Des expressions comme « jeu des interférences » (p. 73) et « déborde[ment] de tous côtés [des] limites de la philosophie » (p. 86) ne me paraissent pas indiquer avec une précision suffisante la nature des rapports entre philosophie et théologie.

VI. Dieu et l’être

Un quatrième chapitre, « Dieu et l’être », pose la question de ce qui gouverne la désignation la plus aboutie de Dieu comme être : « la montée philosophique ou bien la descente théologique » (p. 100). Tout en admettant, avec Thomas d’Aquin, que « la philosophie procède de bas en haut, à partir de l’expérience sensible et de la réflexion rationnelle, sans aucune intervention de la foi » (p. 100), le professeur toulousain souligne que la métaphysique voit des choses lui échapper :

Elle peut se consacrer à l’étude de l’étant, de ses structures et modalités (comme substance et accidents, forme et matière, acte et puissance, un et multiple) ; elle peut aussi s’élever à un Dieu premier moteur, substance, acte pur, vie, intellect, contemplation éternelle de soi, et cause finale des étants. En revanche, lui échappe l’idée pour Dieu d’une création libre, donc une causalité efficiente complète.

p. 101-102

Que Thomas exprime en termes métaphysiques certains considérants de Dieu en lui-même et en relation avec le monde, on l’accorde volontiers. Mais en conclure que « la métaphysique, qui devrait précéder le discours théologique, lui est ici consécutive » (p. 117) prête à confusion, si cette affirmation n’est pas mise en rapport avec les vérités difficiles dont il a été question plus haut.

VII. Analogie et participation

La stimulation mutuelle philosophie et théologie, ou, mieux, raison et foi, se voit illustrée, au chapitre 5, par les enseignements sur l’analogie et la participation. Ces notions philosophiques donnent une nouvelle occasion de « manifester les liens tissés chez Thomas entre les instruments et les doctrines » : « [Analogie et participation] apportent [à la théologie] la puissance de l’instrument, tout en se trouvant aussi modifiées par l’objet qu’elles sont chargées de traduire » (p. 138). Mais l’apport philosophique, ici, ne provient pas seulement de la métaphysique ; la logique se trouve aussi concernée. Cette dernière aurait même pris le dessus et précéderait l’objet « depuis le xive siècle » (allusion probable à Duns Scot), dont Humbrecht dira plus loin qu’il « érige les concepts communs en réalités premières, inversant ainsi notamment les positions de Thomas d’Aquin » (p. 282).

Le problème discuté dans ce chapitre surgit de la tension entre la notion platonicienne de participation, qui s’appuie sur l’univocité, « distributrice des essences » (p. 139), et la transcendance de Dieu, qui commande une certaine équivocité dans les noms utilisés pour nommer Dieu et ses créatures. L’analogie apparaît comme la solution qui permet à la fois d’éviter de porter atteinte à la transcendance divine et de devoir se taire à propos de Dieu : « L’analogie permet-elle donc de légitimer notre discours sur les choses divines, et quelle sorte d’analogie ? » (ibid.). Notre auteur se propose donc d’exposer les éléments de ce problème et d’analyser les textes de Thomas qui répondent aux deux questions posées.

L’articulation de la logique et de la métaphysique

Un des éléments exposés, présenté comme une conséquence de la question de l’analogie, concerne « l’articulation de la logique et de la métaphysique » (p. 146). Cette articulation, Humbrecht, à mon avis, peine à en rendre compte clairement. Fortement inspiré de la thèse défendue par Bernard Montagnes dans La doctrine de l’analogie de l’être d’après saint Thomas d’Aquin, le dominicain toulousain est convaincu que la doctrine de l’analogie, chez Thomas, « a fait l’objet de plusieurs évolutions » (p. 141). Ce dernier aurait abandonné des façons de comprendre l’analogie antérieures à sa période de maturité. Le dominicain toulousain souligne l’importance de tenir compte du contexte doctrinal, ce qui, pour lui, s’accompagne d’une dénonciation de la recherche d’une doctrine logique séparée : « L’analogie, longtemps étudiée pour elle-même, l’a été indépendamment ou presque de son contexte doctrinal. C’était gagner ce que plusieurs siècles l’avaient fait devenir, mais c’était perdre Thomas d’Aquin » (ibid.).

À mon avis, une articulation de la logique et de la métaphysique plus conforme aux enseignements de Thomas devrait tenir compte des points suivants :

  1. Si les Latins, y compris Thomas, ont entendu par analogie tout ce qui s’oppose à l’univocité, s’ils ont appelé analogue ce qu’Aristote appelait ab uno ou ad unum, il faut respecter cet usage, plutôt que dire qu’« Aristote n’a légué […] qu’une demi-doctrine de l’analogie » (p. 141).

  2. L’analogie, en tant qu’elle se distingue de l’univocité et de l’équivocité, relève de la logique. Elle réfère à une inégalité, une antériorité et postériorité, sur le plan de la ratio, de la notion ou définition rattachée à un même nom en ses diverses significations.

  3. Il ne faut pas confondre ce qui relève de l’analogie comme intention seconde avec les conditions du côté des choses qui peuvent venir fonder cette intention. Par exemple, l’existence d’une certaine convenance entre Dieu et les créatures, sans laquelle l’essence divine ne serait pas similitude des créatures, ne concerne pas le plan logique, mais le plan réel.

  4. Les apparentes variations (comme De Veritate, q. 2, a. 11, qui paraît contredire les textes des questions 13 et 16 de la Prima Pars) s’expliquent par des différences de contexte. Dans le De Veritate, il s’agit d’écarter l’univocité entre Dieu et les créatures. Pour ce faire, Thomas réfère à des distinctions sur le plan réel qui relèvent de l’application en métaphysique de la doctrine logique de l’analogie, mais n’entrent aucunement dans la doctrine logique comme telle.

À défaut d’une perception claire de ces distinctions, le rapport entre logique et métaphysique se brouille et la tentative d’élucidation de l’analogie en tant qu’opposée à l’univocité tourne court.

VIII. L’acte d’être

Les considérations du sixième chapitre tournent « autour de l’acte d’être ». Humbrecht se demande comment Thomas en est venu à poser un acte plus premier et plus profond que celui d’Aristote. Au terme de savantes analyses, notre auteur conclut qu’un simple philosophe ne peut parvenir jusqu’à la doctrine exposée ici :

L’être dégagé comme acte de tout étant, acte reçu, acte possédé, acte ensuite exercé selon une causalité seconde plus parfaite qui meut tout étant vers sa fin, est la traduction par Thomas d’Aquin, et qui lui est propre, de ce que la théologie produit de métaphysique. L’acte d’être est comme l’incarnation de tout étant qui vient d’être créé.

p. 227

Ce chapitre développe des considérations remarquables sur la composition d’être et d’essence, mais leur usage pour illustrer les modalités de la métaphysique distinguées par notre auteur suscite encore une fois les réserves précédemment indiquées.

IX. Les méthodes en métaphysique

Un septième chapitre traite des méthodes en métaphysique. Le dominicain toulousain présente la distinction foi et raison avec la volonté d’écarter toute confusion, tout en soulignant la difficulté de départager les sources de notions particulières. Une imbrication des deux sources de connaissance se constate avec les notions métaphysiques développées dans les traités théologiques comme celui de Dieu ou de la création, mais sans leur faire perdre leur qualité rationnelle.

Le professeur toulousain voit bien que Thomas détermine l’ordre de la métaphysique comme science à partir de la Métaphysique d’Aristote, mais cette détermination méthodologique s’applique-t-elle aux domaines qui échappent aux apports aristotéliciens ? Plus précisément,

la question est de savoir si et comment des notions comme le Dieu cause efficiente du monde, l’acte d’être des étants, l’opération de ceux-ci, […] trouvent ou ne trouvent pas leur place dans l’ordre de la science tel que les exposés de méthode thomasiens le décrivent.

p. 277

Humbrecht répond par la négative : « Chez [Thomas], les thématisations de méthode ne couvrent pas toute la matière […] Trop d’apports débordent [la Métaphysique d’Aristote] » (ibid.). Cette mention d’apports qui débordent fait du sens, mais à condition d’y voir les considérations métaphysiques difficiles mentionnées plus haut. Laisser entendre, toutefois, que la métaphysique changerait intrinsèquement de méthode en rapport à ces notions paraît douteux.

Conclusion

À ne considérer que les développements sur des notions centrales en métaphysique, cet ouvrage renferme des analyses remarquables. Son auteur a su mettre sa grande familiarité avec l’oeuvre de Thomas et sa grande érudition au service d’une mise en lumière réussie : le sujet de la métaphysique, la façon dont la considération de Dieu s’y relie, les articulations mutuelles des causes premières, de l’étant commun et des substances séparées comme objets d’une même science, les cinq voies, les rapports de Dieu à l’être, la façon dont on peut connaître et nommer Dieu, l’acte d’être et l’opération des créatures, tous ces points difficiles se voient mis à portée de compréhension. L’élévation des considérations risque cependant de les mettre hors de portée d’esprits débutants ou rebutés par l’effort d’abstraction requis.

De plus, l’auteur fait preuve d’un discernement appréciable face à des façons de voir qui détournent d’une juste compréhension de la métaphysique, notamment celles de Duns Scot et de Pierre Aubenque. On lui sait gré, également, d’avoir fourni une bibliographie raisonnée, avec signalement des titres d’intérêt exceptionnel, qui constitue un bon guide de l’étudiant.

On salue également son souci de puiser dans Thomas une vérité et une doctrine vivante, son invitation à ne pas faire régresser son passage en métaphysique vers des modélisations ou des extensions qui l’en éloignent. Il est cependant regrettable que sa volonté de restituer « à leur naturel thomasien » (p. 289) n’ait pas abouti à une restitution sans failles de la métaphysique thomasienne en ses rapports avec la théologie. Le conseil final donné au lecteur prend ici toute sa pertinence : « Que le lecteur s’attaque sans différer à l’oeuvre [de Thomas], […], avec ce qu’il faut de volonté d’en découdre » (p. 299).