Abstracts
Résumé
Le chef-d’oeuvre de Tillich, Le courage d’être, propose une théologie de l’affirmation de soi en Dieu en remettant en question les symboles traditionnels du théisme. Mais la foi qu’il propose, qualifiée d’« absolue », est dépourvue de symboles concrets pour ce courage d’être. Or, dans un autre texte, Tillich souligne l’inconvénient de la théologie critique qui démythologise les symboles chrétiens et il met en avant l’intérêt de la psychologie analytique (Jung) pour la théologie. Nous montrons dans cet article qu’une reprise différenciée de l’archétype du Soi jungien permet de le rapprocher du « Dieu au-delà de Dieu » de la foi absolue. Sur cette base nous proposons un prolongement concret de cette foi avec l’interprétation jungienne des symboles présents dans nos rêves.
Abstract
Tillich’s masterpiece, The Courage to Be, presents a theology of self-affirmation in God, challenging the traditional symbols of theism. But the faith it proposes, described as “absolute”, lacks concrete symbols for this courage to be. In another text, however, Tillich underlines the disadvantage of critical theology, which demythologizes Christian symbols, and highlights the interest of analytical psychology (Jung) for theology. In this paper, we show that a differentiated reworking of the Jungian Self archetype brings it closer to the “God beyond God” of absolute faith. On this basis we propose a concrete extension of this faith with the Jungian interpretation of the symbols present in our dreams.
Article body
Introduction
Le courage d’être est « l’un des dix livres les plus marquants du vingtième siècle en ce qui concerne la reformulation contemporaine du christianisme[1] ». Ce chef-d’oeuvre de Tillich est un traité d’anthropologie théologique[2], il conduit à la « foi absolue », à Dieu « au-delà de Dieu ». C’est dans cette foi que s’enracine le courage d’être, l’affirmation de soi en Dieu. L’ouvrage renvoie à une très large diversité de références philosophiques, mais n’aborde pas les modalités existentielles concrètes de cette foi absolue. Or cette dimension nous semble importante. En effet, l’époque actuelle est préoccupée par une quête très concrète de spiritualité avec diverses pratiques méditatives, plutôt que par des considérations théologiques ou philosophiques abstraites. De plus, Tillich lui-même a souligné l’intérêt que pourrait avoir un prolongement de sa propre théologie. Selon lui, cet aboutissement réaliserait le « telos immanent » de la religion, il l’appelle la « religion de l’esprit concret ». C’est dans cette perspective que nous nous positionnons pour cet article[3]. Nous nous proposons ici de développer la question du concret du point de vue des expériences spirituelles. Nous les étudierons sous un angle psychologique[4].
Ce cadre général posé, précisons la visée spécifique de notre article. L’objectif est de montrer que le concept empirique central de la psychologie de Jung, celui de l’archétype du Soi, peut éclairer ce à quoi se rapporte concrètement cette « foi absolue ».
Pour cela, nous commencerons par justifier notre utilisation des archétypes jungiens pour enrichir la théologie tillichienne en évoquant deux textes de Tillich où il met explicitement en avant l’intérêt de cette notion pour la théologie. Dans une deuxième partie, nous nous focaliserons spécifiquement sur l’archétype du Soi, « image de Dieu » pour Jung. Nous mettrons en relief sa double dimension : il est à la fois un archétype central et il englobe aussi toute la psyché. Nous soulignerons que le Soi jungien, comme tous les archétypes, a une part d’ombre. Nous nous interrogerons alors, dans une troisième partie, sur cette part d’ombre qui pose question. En effet le Dieu judéo-chrétien est traditionnellement un Dieu bon qui ne porte pas de mal en lui[5]. Enfin, nous montrerons ce que peut apporter une reprise différentiée du Soi jungien, sans part d’ombre, pour proposer des considérations psychologiques dans le vécu de la « foi absolue » telle qu’elle est proposée dans Le courage d’être.
I. Jung lu par Tillich : la pertinence des archétypes jungiens pour la théologie
Nous justifions l’usage que nous faisons de l’archétype jungien du Soi pour enrichir la théologie de Tillich en évoquant deux textes de Tillich sur Jung. Tillich a peu fait référence à Jung dans son oeuvre, mais il souligne tout particulièrement l’intérêt des archétypes jungiens pour la théologie dans ces deux textes, l’un concernant Maître Eckhart et l’autre écrit à l’occasion de la mort de Jung.
1. « La mystique allemande » (1953)
Tillich évoque dans ce texte les « archétypes » au sens que Maître Eckhart lui donne, c’est-à-dire comme l’être idéal de la créature[6], et les rapproche des archétypes jungiens ; il écrit :
Ce mot « archétype » a été remis en honneur par Jung ; c’est l’équivalent[7], dans la philosophie d’expression latine, de l’« idée » platonicienne. Les essences, ou archétypes de toutes choses, se trouvent dans les profondeurs du divin. Elles sont le verbum divin, la Parole. […] Être une créature, c’est recevoir l’être. […] La créature, par exemple l’homme, n’a de réalité qu’en liaison avec la réalité éternelle. […] Les profondeurs de l’âme […] sont appelées chez Eckhart, « l’étincelle » ou encore le centre intime, le coeur ou le château de l’âme. C’est le point qui transcende les différentes fonctions de l’âme : c’est la lumière incréée qui se trouve en l’homme. De la sorte, le Fils naît dans chaque âme[8].
Le Soi, dans une perspective jungienne est l’archétype de la personnalité « idéale[9] » à advenir pour un sujet donné. Il apparaît ainsi que Tillich, en rapprochant dans ce texte l’archétype eckartien de celui de Jung, semble reconnaître la pertinence du concept de Soi, tout du moins dans l’un de ses aspects, comme nous le préciserons plus loin.
2. « Carl Jung » (1962)
Le texte le plus détaillé que Tillich a écrit sur Jung porte sur l’intérêt pour la théologie des archétypes jungiens ; il écrit pour introduire le texte :
On trouve chez Jung beaucoup d’idées qui sont d’un grand secours pour la théologie et en particulier pour la protestante. Il voit dans le protestantisme un processus continuel d’« iconoclasme » qui brise images et symboles. Il en fait une critique que notre protestantisme, appauvri intellectuellement et moralement, ne devrait pas écarter. C’est aussi vrai, en partie pour la même raison, de ses doctrines du soi et des polarités dans le développement de la personnalité. On peut également mentionner sa compréhension de la relation entre le divin et le démonique. Je vais cependant m’en tenir à un problème particulier ; j’ai eu l’occasion d’en discuter avec des théologiens catholiques et je crois que la doctrine jungienne des archétypes nous apporte une aide décisive pour le résoudre. […] Les formes archétypales derrière tous les mythes appartiennent au mystère du fondement créateur de tout ce qui est[10].
Nous reviendrons plus bas sur ce texte, mais pour l’instant soulignons simplement deux éléments. Tout d’abord l’intérêt que porte Tillich à la psycho-anthropologie jungienne et notamment aux archétypes jungiens, peut-être même en particulier à l’archétype du Soi[11]. Ensuite le lien qu’il fait entre les archétypes jungiens et le « fondement créateur de ce tout ce qui est », ce qui fait référence au « Dieu au-delà de Dieu tillichien » est remarquable. Cela nous semble pouvoir motiver la discussion que nous proposons dans cet article entre le Soi jungien et le Dieu tillichien.
Abordons donc maintenant plus précisément l’approche jungienne de l’archétype du Soi.
II. L’approche contradictoire qu’a Jung du concept de Soi
Le concept du Soi est l’élément le plus original et important de la psychologie jungienne, il constitue la « clef de voûte de tout l’édifice de la pensée jungienne[12] ». Jung associera à la fin de sa vie le Soi à sa « découverte ultime[13] ». Recueillons quelques éléments de définitions qui nous seront utiles pour la suite, notamment sur le lien entre le Soi et « Dieu ».
Le Soi est « l’archétype central, l’archétype de l’ordre, la totalité de l’homme. […] Le Soi est non seulement le centre, mais aussi la circonférence complète qui embrasse tout à la fois conscient et inconscient ; il est le centre de cette totalité comme le moi est le centre de la conscience[14] » :
On pourrait aussi bien dire du Soi qu’il est « Dieu en nous ». C’est de lui que semble jaillir depuis ses premiers débuts toute notre vie psychique, et c’est vers lui que semblent tendre tous les buts suprêmes et derniers de la vie […] si nous utilisons la notion d’un Dieu, nous formulons ainsi simplement une certaine donnée psychologique, à savoir l’indépendance, l’autonomie et le caractère prépondérant et souverain de certains contenus psychiques, qui s’expriment dans leur capacité de contrecarrer la volonté, d’envahir et d’obséder le conscient et d’influencer ses humeurs et ses actions. On s’indignera, certes, à l’idée qu’une rumeur incompréhensible, qu’un trouble nerveux, voire qu’un vice irrépressible soient en quelque sorte une manifestation de Dieu[15].
Le Soi constitue « pour ainsi dire une personnalité plus ample, que nous sommes aussi […]. Les processus inconscients qui compensent le Moi conscient détiennent tous les éléments nécessaires à l’autorégulation de la psyché globale[16] ». Jung reprend un texte des Upanishad pour présenter le Soi : « Celui qui habite dans tous les êtres et qui est distinct de tous les êtres […] qui régit intérieurement tous les êtres, qui est […] ton guide intérieur, l’immortel[17] ». Le Soi, nous guidant vers la réalisation de notre être est ainsi « un archétype de l’orientation et du sens : c’est en cela que réside sa fonction salutaire[18] ». Dans un autre texte, en qualifiant manifestement le « Soi » d’« étranger au visage inconnu » qui sommeille en nous, Jung écrit qu’il
nous entretient par le truchement du rêve et nous fait savoir combien la vision qu’il a de nous est différente de celle dans laquelle nous nous complaisons […] mais personne ne songe à une adaptation au soi, aux puissances de l’âme dont l’omnipotence dépasse de très loin tout ce que le monde extérieur peut receler de grandes puissances. […] C’est ainsi que je connais des personnes pour lesquelles la rencontre intérieure avec la puissance étrangère en elles représente une expérience à laquelle elles attribuent le nom de « Dieu »[19].
En réponse à une lettre d’un moine bénédictin, Jung écrit :
Ce que vous appelez « se défaire de soi » (Entselbstung), je le définis comme « devenir Soi » (Selbstwerdung), car ce qui semblait auparavant être « moi » est recueilli dans quelque chose de plus vaste qui « me » dépasse et « me » domine de toutes parts, et que je suis incapable de saisir dans sa totalité. Vous avez tout à fait raison de citer Paul dans ce contexte, car il a formulé la même expérience. […] elle [cette expérience] ne peut se produire que si […] nous nous en remettons entièrement à la volonté de Dieu. […] l’homme ne peut accéder à sa totalité que dans Dieu, c’est-à-dire dans la complétude (Vollständigkeit) de son Soi[20].
Pour Jung, le Christ est le « Soi de tous les Soi » et il précise, « de même que le Christ est relié à tous, tous sont reliés au Christ. Chaque Soi a la propriété de faire partie du “Soi de tous les Soi”, et le Soi de tous les Soi se compose des Soi particuliers[21] ». Jung souligne ainsi la dimension transpersonnelle du Soi qui traverse tous les êtres. En effet, le Soi unique, le Christ en nous, tout en prenant une forme particulière pour chacun, nous transcende.
Nous relevons à travers ces textes sur le Soi une dualité importante qui pose problème. Le Soi est en effet tout à la fois l’ensemble de la psyché (conscient et inconscient) et son centre[22].
Comme le Soi englobe toute la psyché ; de fait, tous les aspects obscurs de l’inconscient en font partie, il comporte toutes les antinomies de l’inconscient[23]. Non seulement il porte tous les archétypes mais, singulièrement, il en est un lui-même. Or tous les archétypes jungiens sont ambivalents : ils ont une face positive et une face négative. Ainsi le Soi a une face obscure, « l’ombre du Soi[24] », il associe alors au Soi non seulement la figure de Christ, mais aussi sa face ténébreuse, l’antéchrist. Dans la mesure où le Soi est l’image de Dieu, le Dieu jungien est très inquiétant, avec une face obscure[25], l’« ombre du Soi[26] ».
Mais le Soi est aussi l’archétype central à l’origine de la régulation guidant le processus de réalisation de soi, à travers les rêves notamment. Jung appelle ce processus « individuation », il l’a observé empiriquement chez ses patients.
De notre point de vue, ces deux aspects du Soi ne sont pas compatibles[27]. En effet, comment peut-on associer une dimension négative à ce qui guide un processus de croissance uniquement positif [28] ? Dans une perspective jungienne tous les rêves ont pour objectif de guider l’homme dans son processus d’individuation. Déchiffrer les suggestions des rêves pour la « conduite[29] » du sujet est en effet à la base de l’analyse jungienne. Ne faudrait-il pas alors se méfier de ses rêves s’ils sont « créés » par un « Dieu » qui peut faire le mal ? Être à l’écoute de ses rêves pourrait alors conduire au pire. Or, selon Jung, tous les rêves nous délivrent un message nous permettant de progresser dans la réalisation de soi. Les auteurs jungiens, à notre connaissance, ne mettent pas en avant cette contradiction[30].
L’approche qu’a le psychologue Jung du Soi comme « archétype[31] » central guidant le processus d’individuation est cohérente avec l’approche qu’a Tillich de Dieu en tant qu’il conduit le processus de sanctification (créativité dirigeante[32]). En effet, le processus d’individuation jungien s’apparente au processus de sanctification tillichien[33]. De plus, pour le psychologue tout comme pour le théologien, une forme de transcendance guide ce processus, le Soi pour Jung, et Dieu pour Tillich. C’est la cohérence entre la fonction du Soi comme guide et Dieu à l’origine de la créativité dirigeante tillichienne que nous nous proposons d’approfondir[34]. Or une difficulté apparaît pour un tel rapprochement. En effet le Dieu chrétien, du moins dans la perception qu’en a Jung, est uniquement bon, contrairement au Soi jungien[35]. C’est un problème sérieux, car dans de nombreux textes Jung insiste lourdement sur l’ombre du Soi[36]. Mais, au fond, qu’en est-il dans la théologie de Tillich ? N’y a-t-il pas dans sa théologie la présence d’un « principe » qui pourrait ressembler à la face sombre du Soi jungien ?
III. Le mal en Dieu chez Tillich et l’ombre du Soi chez Jung
1. Le premier principe divin et le plérôme jungien
Dans une partie de sa théologie systématique portant sur Dieu « vivant[37] », Tillich présente des principes trinitaires en Dieu en précisant bien qu’il ne s’agit pas de la doctrine trinitaire[38]. Le premier des trois principes en Dieu est « l’élément de puissance », celui qu’il qualifie de « chaos » et de « feu dévorant[39] ». Cela signifie-t-il qu’il y a du mal en Dieu pour Tillich, ce qui correspondrait à ce premier principe ?
Dans la théologie de Tillich le gouffre du divin, qui, laissé à lui-même serait « démoniaque », « l’absolu nu (Luther)[40] », est lié au deuxième principe, l’élément de sens, le logos, qui permet à Dieu d’être le « fondement créateur ». Le troisième principe est l’Esprit, qui rend effectifs les deux autres principes, « Dieu est Esprit[41] ». Tillich précise :
Comme Esprit, il [Dieu] est aussi proche des ténèbres créatrices de l’inconscient que de la lumière critique de la raison cognitive. L’Esprit est la puissance qui fait vivre le sens et il est le sens qui oriente la puissance. Dieu comme Esprit est l’unité ultime de la puissance et du sens[42].
Ainsi Dieu n’est pas démoniaque, car il n’est pas que le premier principe. Nous avons donc là un premier élément de réponse à la question posée : le premier principe n’est qu’un « moment » dans l’approche que Tillich a de Dieu vivant. Ainsi, on ne peut pas attribuer de mal en Dieu, contrairement à l’approche que Jung a du Soi. Allons cependant un peu plus loin sur la question d’un rapport possible entre la dimension du mal dans le Soi jungien et le premier principe divin de Tillich.
2. Approche symbolique de la théologie tillichienne, un éclairage jungien ?
De manière très générale, Tillich insiste inlassablement sur la nécessité de ne pas appréhender des éléments « ontologiques » qui caractérisent Dieu comme fondement de l’être d’une manière non symbolique. Pour Tillich, les symboles utilisés pour Dieu se comprennent par analogie avec la vie humaine : ces symboles sont des « projections » sur Dieu de l’expérience de la vie[43]. La distinction en Dieu des principes trinitaires peut ainsi se comprendre de manière symbolique puisqu’on les retrouve dans la vie humaine. La psychologie jungienne peut-elle donner un éclairage à ces trois principes qui seraient « projetés » sur la vie divine ? Rappelons, dans la même ligne, que Schelling, dont s’inspire Tillich à propos de ces principes en Dieu, associait le principe de l’abîme du divin à l’inconscient ou « principe obscur[44] ». L’approche qu’a Jung de l’inconscient[45] peut-elle alors illustrer ces trois principes en l’homme de façon plus précise ?
Tous les archétypes jungiens sont ambivalents, avec un pôle positif et un pôle négatif [46]. Ces éléments opposés sont en conflits perpétuels. De manière très générale, l’approche qu’a Jung de l’inconscient, le « plérôme » comme source du « sacré[47] », ressemble à la description du premier élément de la vie divine présenté par Tillich[48]. C’est le moi, le conscient qui doit, en l’homme, sous la conduite de la fonction transcendante du Soi (par les rêves, imaginations actives et synchronicités) contenir ces forces et oeuvrer à la conjonction des opposés[49]. C’est le chemin jungien de l’individuation[50]. On peut considérer que la perception en Dieu de deux principes qui s’unissent en l’Esprit, ce qui est la perspective du théologien Tillich, correspond à la « projection » sur « Dieu » des processus dont l’homme fait l’expérience, ce qu’a étudié empiriquement le médecin Jung[51].
Si l’on s’en tient à une distinction entre le concept du Soi jungien, avec ses deux faces sombre et lumineuse, relevant du discours psychologique et le Dieu comme fondement de l’être de la théologie de Tillich, notre proposition semble cohérente. En effet, dans la mesure où l’homme fait l’expérience d’images psychiques numineuses négatives (images de l’ombre du Soi selon Jung), mais qui évoluent positivement au fil de son évolution, on comprend que la théologie, « par analogie », en rende compte. C’est le cas de l’approche « symbolique » que Tillich a des trois principes de la vie divine[52]. Nous proposons cependant d’aller un peu plus loin dans l’apport de la psychologie jungienne, non seulement pour contribuer à une compréhension psychologique de la théologie symbolique de Tillich, mais aussi pour l’enrichir.
3. Un rapprochement théologique entre le Dieu tillichien et la dimension centrale du Soi jungien ?
La ressemblance entre l’action du Dieu tillichien, sa créativité dirigeante (comme discours théologique) pour guider le processus de sanctification et l’action du Soi jungien (décrit par Jung à partir d’observations empiriques) pour guider le processus d’individuation, est marquante[53]. Cela justifie à notre sens que cette ressemblance soit interrogée d’un point de vue théologique. Avant toute considération supplémentaire, Jung lui-même n’aurait-il pas proposé un discours à proprement parler théologique du Soi ?
Jung a élaboré dans son très controversé Réponse à Job une « mytho-théologie » où il présente le Dieu biblique, Yahvé, comme une personne humaine, un « étant », à la fois bon et mauvais, qui se transforme, s’individue, comme pourrait le faire un humain. Pour Jung, Dieu est ambivalent, seul le moi conscient de l’homme peut lui permettre, dans l’inconscient de l’homme, d’évoluer positivement : le rôle du conscient humain est prépondérant. Cette théologie n’est pas du tout cohérente avec la théologie symbolique de Tillich et nous nous en écartons résolument. Nous comprenons en effet Réponse à Job comme un ouvrage de psychologie, pas de théologie. L’histoire de Jahvé, de notre point de vue, n’y est rien d’autre que l’histoire du processus d’individuation d’un humain, probablement Jung lui-même, projetée sur le Dieu biblique[54]. À notre avis, Jung n’a pas élaboré de théologie cohérente du Soi, qui pour lui est un archétype avec une face sombre et une face lumineuse. Nous pensons cependant qu’un rapprochement à proprement parler théologique peut être proposé entre le Soi jungien et le Dieu tillichien comme fondement de l’être. Mais pour cela il faut considérer uniquement un aspect du Soi, celui de centre de la psyché à l’origine de la fonction transcendante qui guide le processus d’individuation. Pour la suite nous nommerons cette dimension du Soi jungien, le « Soi inconditionné[55] », en référence avec la notion d’inconditionné chez Tillich.
Nous avons fait une remarque plus haut à propos du Soi jungien concernant la dualité entre deux de ses dimensions. Il est en effet tout à la fois le guide du processus d’individuation et son point d’aboutissement[56]. Le Soi s’apparente ainsi à la personnalité individuée en puissance du sujet qui, en fait, guide le sujet vers elle-même. Nous ne développons pas cet aspect pour cet article, mais notre approche du Soi inconditionné nous semble cohérente avec la christologie de Tillich[57].
Mais n’y a-t-il pas une difficulté à reprendre à notre propre compte une part seulement de l’archétype jungien, en excluant sa part d’ombre ? Cela ne remet-il pas en question la notion même du Soi élaboré par Jung ? L’approche la plus simple ne serait-elle pas, soit de rejeter cette notion jungienne, l’attitude la plus courante en théologie[58], soit de garder l’intégralité de cette notion, comme le font les jungiens ? L’étude approfondie de la psyché de Jung réalisée par le psychanalyste Pierre Trigano fournit une justification psychologique à notre approche.
4. « Psychanalyser Jung » : les traumatismes subis par Jung peuvent expliquer la part du mal dans le Soi
Le psychanalyste jungien Pierre Trigano a proposé une analyse approfondie des soubassements inconscients de Jung qui pourraient expliquer l’approche contradictoire qu’il a du Soi[59]. Il s’appuie d’une part sur des éléments biographiques récents sur Jung ainsi que sur ses nombreux rêves publiés.
Trigano parcourt l’ensemble de la vie de Jung et, en interprétant certains rêves, émet l’hypothèse qu’il a été incesté par un oncle pasteur. En réaction, Jung, inconsciemment, a cherché à se placer du côté de son agresseur, comme « homme fort ». Trigano développe alors l’idée que Jung avait, par période, un masculin en forte inflation, c’est-à-dire que ce masculin a pris une dimension monstrueuse, obscure. Pour Trigano, cela explique notamment ses proximités avec le nazisme. Dans la mesure où Jung ne reconnaissait pas cette part terrifiante de lui-même, il l’a attribué au Soi, à Dieu. En d’autres mots, au lieu d’admettre que le mal pouvait venir de lui-même, Jung l’a projeté sur Dieu. De plus, selon Trigano, le fait que ce soit son oncle pasteur qui l’ait incesté peut expliquer son rejet du christianisme traditionnel. Son Réponse à Job exprime l’innocence de l’homme face à l’ambivalence de Dieu, à la fois bon et mauvais. C’est grâce à l’action consciente de l’homme que Dieu peut recevoir une « rédemption » et devenir bon. En revanche Jung a aussi des périodes plus positives où il n’est plus sous l’emprise de son masculin en inflation et a une approche dans ses écrits, selon Trigano, non déformée du Soi.
Trigano revisite ainsi l’approche que Jung a du Soi et considère le Soi comme transcendant non seulement le conscient, mais aussi l’ensemble de l’inconscient. Il arrive ainsi à une approche du Soi « supraconsciente[60] » qu’il nomme « Soi absolu » ou « Soi de l’Être[61] ». En évoquant, dans la ligne de Jung, l’inconscient collectif comme « totalité polythéiste désaccordée des archétypes[62] », constituée d’une multitude de « dieux » opposés, Trigano présente le « Soi absolu », principe monothéiste, comme formant l’unité de tous les couples d’opposés de l’inconscient, transcendant la communauté des « dieux/archétypes ». L’étude psychologique de Trigano va ainsi tout à fait dans le même sens que notre approche théologique, dans une perspective tillichienne du « Soi inconditionné ».
Mais que peut apporter cette parenté entre le Soi inconditionné et le Dieu tillichien ?
IV. La foi absolue et le « Dieu au-delà de Dieu » de Tillich
1. La foi absolue tillichienne : deux pôles en tension
Le courage d’être porte sur la guérison et la libération de l’humain de différentes formes de désespoir grâce à l’affirmation de soi en Dieu. Cet ouvrage s’appuie sur la mise en avant de deux pôles en tension : le courage d’être par la participation à un groupe et le courage « d’être soi », ce qu’il nomme « individuation[63] ». Dans le dernier chapitre, « Courage et transcendance. Le courage d’accepter d’être accepté », plus expressément théologique, Tillich aborde cette bipolarité dans la structure de l’être, participation et individuation, pour ce qui concerne la relation à Dieu. Cela le conduit à présenter Dieu, au-delà de toute forme de théisme, dans une conception tout à la fois « transpersonnelle » (pôle de la participation) et « personnaliste[64] » (pôle de l’individuation).
Le pôle de la participation est de caractère mystique : le soi[65] individuel « s’efforce de participer au fondement de l’être, participation qui s’approche de l’identification[66] ». La puissance d’être permet aux mystiques de tirer une « puissance d’affirmation de soi de l’expérience qu’ils ont de la puissance de l’être-même auquel ils sont unis[67] ».
Le pôle de l’individuation « s’exprime dans l’expérience religieuse sous la forme d’une rencontre personnelle avec Dieu et le courage qui en résulte est le courage de la confiance en la réalité personnelle qui se révèle […][68] ». Ce courage s’enracine dans l’approche biblique de la relation à Dieu : « La plupart des textes de la Bible décrivent la rencontre religieuse en termes vigoureusement personnalistes[69] ». Cette forme de courage s’appuie sur une « relation immédiate de personne à personne entre Dieu et l’être humain ». Cette composante interpersonnelle de la foi est structurée par un schéma sujet (l’humain) — objet (Dieu) ou réciproquement, sujet (Dieu) — objet (humain). Dieu est perçu comme « un je qui est relié à un tu, comme une cause qui est séparée de son effet […] il est donc un être, non l’être même[70] ».
La conception personnaliste de Dieu en je-tu « doit être contrebalancée par une conception transpersonnelle de la présence du divin[71] ». La religion biblique ainsi que la théologie protestante sont en effet conscientes « du caractère paradoxal de toute prière […] du fait […] de dire “tu” à quelqu’un qui est plus près du “je” que le “je” l’est à lui-même ». La foi absolue transcende à la fois l’expérience mystique et la rencontre divino-humaine. Elle est l’état d’être saisi par ce « Dieu au-delà de Dieu », par la puissance de l’être même. Cette foi suppose « d’accepter d’être accepté[72] », c’est-à-dire d’accepter consciemment qu’en dépit du « fossé infini » entre Dieu et l’humain, la « puissance de l’être est présente » et qu’ainsi « celui qui est séparé est accepté ». Tillich poursuit : « Celui qui est saisi par cette puissance est capable de s’affirmer parce qu’il sait qu’il est affirmé par la puissance de l’être même[73] ». Ainsi « l’expérience de Dieu au-dessus du Dieu du théisme[74] unit et transcende le courage d’être participant et le courage d’être soi[75] ».
Tout à la fin de son ouvrage Tillich évoque la question des symboles « concrets » : il souligne leur importance[76], mais reconnaît que les symboles traditionnels ont perdu de leur puissance, il donne l’exemple de la « providence » et de l’« immortalité ». Dans la foi absolue, on dit « oui à l’être » sans « rien voir de concret qui pourrait être vainqueur du non-être […][77] ». Nous rapprochons ces remarques de l’article de Tillich consacré à la notion d’archétypes chez Jung évoqué plus haut. Tillich y souligne à la fois la nécessité de la puissance des symboles et leur affaiblissement dans la théologie critique qui démythologise[78]. Il s’agit manifestement d’une préoccupation importante pour Tillich : il est conscient que sa théologie critique du théisme et sa mise en avant du « Dieu au-dessus de Dieu » risque d’appauvrir la puissance des symboles concrets. En effet, la foi théiste porte des symboles puissants, porteurs de courage pour les croyants, or, ils sont en quelque sorte « morts » sous les coups de butoir de la théologie critique, notamment antilittéraliste, telle que celle de Tillich[79]. L’homme « moderne », dans son désespoir, ne peut plus trouver de courage que dans cette « foi absolue[80] ». Elle semble héroïque puisqu’elle est manifestement privée de symboles concrets.
Exprimons-le en d’autres mots : n’y a-t-il que deux alternatives ? La première est une foi « traditionnelle », théiste, porteuse de courage grâce à des symboles concrets et puissants, mais qui peut avoir un côté un peu « naïf ». La deuxième alternative est une foi beaucoup plus dépouillée, éclairée, critique[81], il s’agit de la « foi absolue ». Mais elle peut sembler peu « efficace » pour le courage d’être, car elle ne peut pas s’appuyer sur des symboles concrets[82]. Tillich précise que Jung n’accepte pas non plus les symboles dans une « soumission croyante » et qu’il se débat dans le dilemme entre la nécessaire démythologisation des symboles et l’importance de garder leur puissance[83].
Nous nous plaçons dans le sillage de ces interrogations de Tillich, auxquelles il n’a pas donné de suite approfondie. Nous proposons ainsi, sur la base de la grande parenté entre Dieu comme fondement de l’être chez Tillich et le Soi inconditionné, d’enrichir l’approche qu’a Tillich de la foi absolue, du « Dieu au-delà de Dieu » comme source de courage d’être en prenant en considération la psychologie jungienne du Soi.
2. L’apport jungien pour le pôle de la rencontre personnelle divino-humaine
Le pôle interpersonnel dans la relation au divin, à notre sens, est l’apport principal que le concept de Soi inconditionné peut apporter à la psychologie de la foi absolue tillichienne. En premier lieu nous avons montré par ailleurs que les symboles individuels (et pas seulement collectifs) jungiens s’inscrivent dans l’approche qu’a Tillich de la révélation. Nous avons également montré que considérer le rêve comme medium de révélation est cohérent avec la théologie de Tillich[84]. Le Soi se manifeste par un grand nombre de symboles, notamment dans les rêves : mandalas, « vieux sage », son équivalent féminin et toute figure bienveillante, positive, qui a un rôle de guide pour le sujet. Il a souvent, dans de nombreuses cultures et mythes, l’aspect d’une divinité[85]. Ainsi, ces divers symbolisants « renvoient[86] » au mystère de l’être. Dans l’approche de la psychologie jungienne, on peut dialoguer avec ces symbolisants, soit dans un rêve, soit en imagination active en « je-tu ».
Mais tombe-t-on alors dans la « chosification » de Dieu, comme « objet » distinct de nous alors même que le « tu » divin est plus intime au « je » que le « je » lui-même, élément du théisme vivement critiqué par Tillich ? Assurément non, car dans la perspective jungienne, les figures apparaissant dans les rêves peuvent être interprétées, sur le « plan sujet », comme part inconsciente de notre propre psyché[87]. Ainsi, le « tu » est plus intime au « je » que le « je » ne l’est à lui-même. En « dialoguant » avec une figure du Soi inconditionné, on interagit avec une forme potentielle de sa propre psyché. Ce symbole a ainsi une forme de transcendance puisque nous ne le sommes pas encore[88].
3. L’apport jungien pour le pôle de la participation (élément mystique)
Comme on vient de le voir, les images (symbolisants) du Soi figurent la personnalité potentielle en devenir du sujet. La contempler en s’y reconnaissant potentiellement permet de se rapprocher « de l’intérieur » de la réalisation de soi, le processus d’individuation jungien, dont on rappelle qu’il correspond au processus de sanctification tillichien. En faisant référence au pôle tillichien de participation, dans la « contemplation » d’une image du Soi, on participe à cette personnalité que l’on peut potentiellement être[89]. Cette image renvoie au fondement de l’être. On peut ainsi considérer qu’il s’agit d’une modalité psychologique possible de la participation, du point de vue de la théologie tillichienne, à la puissance d’être.
Jung aborde ce type de question dans un texte sur la messe et la transsubstantiation ; il écrit en particulier :
Par le sacrifice de nous-mêmes nous nous gagnons nous-mêmes, gagnons le Soi […] Mais le Soi, que gagne-t-il ? Nous voyons qu’il se manifeste, qu’il se détache de la projection inconsciente, qu’en s’emparant de nous il entre en nous et ainsi passe de l’état de la dissolution de l’inconscience à l’état de conscience, de l’état potentiel à l’état actuel. […] il est devenu nous-mêmes[90].
Un peu plus loin, Jung écrit :
[L]e Christ, ou le Soi, est un « miroir » qui, d’une part, reflète la conscience subjective du disciple, c’est-à-dire le rend visible lui-même, mais d’autre part « connaît » aussi le Christ, c’est-à-dire qu’il ne se contente pas de refléter l’homme empirique mais le montre également en tant que totalité (transcendantale).
Jung évoque alors « l’identité et la distinction paradoxale » du moi et du Soi. Le Soi se manifeste comme « le point d’Archimède », « la place du repos », à partir duquel « le moi peut être regardé en tant que phénomène[91] ». La « contemplation » des images du Soi, la participation au Soi, en permettant d’accéder à un état d’être supérieur apparaît ainsi comme une expression psychologique concrète du pôle de participation du courage d’être tillichien.
4. Au-delà de la bipolarité entre la rencontre divino-humaine et l’expérience mystique
L’approche que Jung a du Soi a deux qualités pour la foi absolue. Elle permet de lui fournir de nombreux symboles concrets permettant un dialogue interpersonnel avec le divin[92]. De plus, en se « reconnaissant » dans ces symboles, en y « participant », la pratique analytique jungienne favorise la transformation intérieure pour évoluer progressivement vers la réalisation de son être. L’approche jungienne nous apparaît ainsi tout à fait cohérente avec celle de Tillich du point de vue de la remise en question de la structure sujet-objet dans la prière. Cela ne correspond pas au mysticisme où l’individualité se perd dans un ensemble plus large, bien au contraire. La psychologie analytique a en effet pour objectif de renforcer l’individualité singulière de chacun et permet un rapport juste au monde extérieur grâce à la persona, qui permet de s’adapter au monde extérieur tout en ne perdant pas son authenticité singulière. De notre point de vue, cela correspond à ce qu’exprime Tillich à propos de la foi absolue dont le courage d’être soi qui s’y enracine « évite à la fois la perte de soi qui résulte de la participation et la perte de sa relation au monde qui résulte de l’individuation[93] ».
Conclusion
Nous avons tout d’abord souligné que, pour Tillich, les archétypes jungiens ont de l’intérêt pour la théologie. Ensuite nous nous sommes focalisés sur l’archétype du Soi en mettant en avant l’approche contradictoire qu’en a Jung. En effet, pour Jung, le Soi a une dimension obscure, ce qu’il nomme l’« ombre du Soi ». Or cette part de mal en le « Dieu » jungien n’est pas cohérente avec le fait que pour Jung lui-même le Soi, à travers les rêves notamment, ne peut pas nous conduire vers une perdition, mais seulement vers la réalisation de notre être. Nous avons alors discuté de la dimension symbolique de la théologie tillichienne et avons montré que la psychologie jungienne permet de mieux la comprendre pour ce qui concerne le premier principe trinitaire. En effet, ce principe pourrait, à tort, être associé à une forme de mal en Dieu. Or nous le comprenons comme une projection sur Dieu d’une « ombre » humaine, clairement identifiée dans le cadre de la psychologie analytique.
Nous avons rappelé qu’il y a une grande ressemblance entre l’action du Soi qui guide le processus de réalisation de soi du point de vue jungien et la « créativité dirigeante » tillichienne qui guide le processus de sanctification. Sur cette base nous avons proposé une reprise différenciée du Soi jungien comme centre transcendant de l’ensemble de la psyché et qui ne comporte pas d’ombre. Nous l’avons nommé le « Soi inconditionné ». Il s’apparente au Dieu comme fondement de l’être de Tillich qui nous guide dans le processus de sanctification.
En considérant alors l’apport du Soi inconditionné à la foi absolue tillichienne, nous avons proposé des éléments concrets dans la manière dont on peut vivre ce type de foi, au-delà de toute forme de théisme. Notre proposition permet de surmonter une difficulté soulignée par Tillich, à savoir le dilemme entre la nécessité tout à la fois de symboles religieux vivants et puissants et la critique démythologisante des symboles chrétiens. Ainsi, le courage d’être, l’affirmation de soi en Dieu, peut s’appuyer sur des éléments psychologiques très concrets, tout particulièrement les rêves. La psychologie analytique fournit en effet des méthodes pour « déchiffrer » les suggestions données dans les rêves par le Soi, par Dieu, afin de croître psychiquement, avancer dans l’affirmation de son être. Nous avons ainsi proposé, en « greffant » la psychologie jungienne à la théologie de Tillich, une approche concrète de la foi absolue qui conduit au courage d’être. Il s’agit d’une « troisième voie » entre une théologie critique qui « assèche », « désenchante » la foi et une théologie théiste, traditionnelle, avec des symboles puissants, mais qui ne sont plus vivants pour une grande majorité d’humains de nos jours. Cette troisième voie théologique est tillichienne[94], elle est donc critique, démythologisante, tout en s’appuyant sur des symboles concrets très vivants, ceux de nos rêves.
Au fil de l’article, nous avons brièvement évoqué la question de la figure du Christ comme symbole du Soi. La prise en considération du « Soi inconditionné » pourrait permettre d’éclairer la dimension psychologique du lien important pour Tillich entre l’expérience que chacun peut faire de l’Être Nouveau et celle qu’en a faite Jésus de Nazareth.
Appendices
Notes
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[1]
Paul Tillich, Le courage d’être, Genève, Labor et Fides, 2014, voir la quatrième page de couverture.
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[2]
Jean Pierre LeMay a écrit un ouvrage très stimulant sur le thème de ce livre dans une perspective existentielle, Se tenir debout, le courage d’être dans l’oeuvre de Paul Tillich, Québec, PUL ; Paris, L’Harmattan, 2003.
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[3]
Paul Tillich, « La signification de l’histoire des religions pour le théologien systématique », dans Le christianisme et la rencontre des religions, Genève, Labor et Fides, 2015, p. 449-466. Il s’agit de sa dernière conférence.
-
[4]
La religion de l’esprit concret s’appuie sur « l’expérience du sacré au sein du fini » (ibid., p. 457) : il s’agit du « fondement sacramentel » et donc « concret » de la religion. Or, pour Tillich, le sacrement ne concerne que le monde « matériel » (au sens le plus large du terme), nous avons cependant montré par ailleurs que les symbolisants émergeant de la psyché, notamment dans les rêves, peuvent être considérés comme des sacrements — au sens de Tillich — « renvoyant » au symbolisé, Dieu comme « Puissance d’être », voir « Révélation et “fonction transcendante” : lecture croisée de Tillich et de Jung », Laval théologique et philosophique, 78, 1 (février 2022), p. 41-66.
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[5]
Notons cependant le caractère obscur de Dieu dans certains textes bibliques, voir par exemple Thomas Rohmer, Dieu obscur. Le sexe, la cruauté et la violence dans l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 1998.
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[6]
Rappelons que dans la perspective platonicienne d’Eckhart, « Dieu connaît de toute éternité, en son Verbe, l’idée, l’être idéal, ou archétype de toutes les créatures possibles. La création est l’acte divin qui fait passer certains de ces êtres de l’univers idéal des archétypes à l’univers phénoménal des réalités concrètes : toute créature a donc un être double, l’un virtuel en Dieu et l’autre réel dans le monde ». Ainsi, au plus intérieur de l’âme humaine est déposé son archétype éternel, « par lequel elle est rattachée à l’essence divine », ce point central de l’âme est souvent désigné par Eckhart par les termes « fond », « lumière » ou « étincelle ». Voir Louis Cognet, « Eckhart (Maître) », dans Encyclopaedia Universalis [DVD], Paris, Encyclopaedia Universalis SA, 2011.
-
[7]
Elisabeth de Bourqueney souligne à propos du mot « équivalent » que la traduction en français ne « recouvre pas la richesse du terme anglais latine translation of platonic “idea” » et poursuit, « l’idée platonicienne prend un ton contemporain et l’archétype jungien trouve ainsi une validation philosophique : c’est une corrélation productrice de sens nouveau ». Cette théologienne estime, comme nous, que le concept d’archétype jungien est ainsi « validé théologiquement » et que cette « corrélation psychologie-théologie […] productrice de sens nouveau » est développée « dans Le courage d’être notamment ». Voir Elisabeth de Bourqueney, « La translation de concept chez Paul Tillich », Estudos de Religião, 30, 3 (set.-dez. 2016), p. 303-318.
-
[8]
Paul Tillich, Histoire de la pensée chrétienne, Paris, Payot, 1970, p. 228-231.
-
[9]
Le mot « idéal » est à comprendre ici en référence à Eckhart et non pas au sens du « moi idéal » freudien.
-
[10]
Paul Tillich, « Carl Jung », dans The Meaning of Health. Essays in Existentialism, Psychoanalysis, and Religion, Chicago, Exploration Press, 1984 (1962), p. 174-178. Nous reportons ici une traduction privée réalisée par André Gounelle et pour laquelle nous le remercions vivement.
-
[11]
Tillich évoque les « doctrines du soi » jungiennes en lien avec les polarités de la personnalité. Bien que le théologien ne fasse pas explicitement référence à l’archétype du Soi, il y fait peut-être allusion. En effet Tillich fait preuve d’une bonne connaissance de la psychologie jungienne, or, l’archétype du soi y est essentiel : le terme « soi », quand on évoque Jung, est très marqué dans ce sens.
-
[12]
Christine Maillard, Au coeur du Livre Rouge, les Sept Sermons aux morts, Aux sources de la pensée de C.G. Jung, Paris, Imago, 2017, p. 297.
-
[13]
Carl Gustav Jung, Ma vie, Paris, Gallimard, 1973, p. 315.
-
[14]
Nous reportons ici des éléments de la définition du Soi rassemblés à la fin de Ma vie, p. 635-636 (glossaire, « Le Soi »), cette autobiographie de Jung commencée en 1957 et publiée dans sa version originale en 1961, l’année de sa mort.
-
[15]
Id., Dialectique du moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1964, p. 255-256.
-
[16]
Ibid., p. 122. Jung qualifie le Soi de « personnalité plus vaste », d’« Anthropos », de « grand homme qui est en tout homme », d’« homme intérieur », voir Ma vie, p. 354.
-
[17]
Id., Aion, Paris, Albin Michel, 1983, p. 243. La « personnification » du Soi apparaît aussi manifestement dans un autre texte, à propos d’une discussion sur la notion psychoïde, dont la fonction de guide du processus d’accomplissement s’apparente à celle du Soi. Jung écrit : « […] la possibilité s’impose qu’à la fin [l’inconscient] possède également comme le conscient un sujet, c’est-à-dire une sorte de moi ». Jung évoque alors une « supraconscience » et met en avant la possibilité de l’existence d’un « second système psychique existant à côté de la conscience » qui serait « d’une signification absolument révolutionnaire ». Voir Les racines de la conscience, Paris, Buchet/Chastel, 1971, p. 567.
-
[18]
Id., Ma vie, p. 318.
-
[19]
Id., L’homme à la découverte de son âme, Paris, Payot, 1962, p. 80-82.
-
[20]
Id., Le divin dans l’homme, Paris, Albin Michel, 1999, lettre au Père Lucas Menz (1955), p. 199, la citation de Paul correspond à Ac 17,28, « […] car en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être » (p. 202, n. 3).
-
[21]
Ibid., lettre à Dorothée Hoch, pasteur, p. 195. Nous relevons ici un écho psychologique à la notion paulinienne de la diversité des membres du corps unique du Christ (1 Co 12).
-
[22]
On peut aussi relever une autre dualité qui pose question. Le Soi, qui guide le processus de maturation psychique constitue aussi l’aboutissement de ce processus, c’est-à-dire le devenir possible de la personnalité. Nous ne développerons pas cette question dans cet article, mais elle sera discutée brièvement plus bas dans une perspective christologique.
-
[23]
Jung écrit à propos de Dieu qu’il est « la représentation de l’antagonisme en un seul et même être, dont la nature la plus intime est faite de la tension des contraires » Voir Id., L’énergétique psychique, Genève, Georg & Cie, 1981, p. 80.
-
[24]
Id., Le divin dans l’homme, p. 280-286, lettre au Père Victor White (1953) : Jung présente le Christ comme la face positive du Soi et le diable sa face négative ; voir aussi Id., « Le Christ symbole du Soi », dans Aion, p. 51-85. Jung décrit en détail l’aspect terrifiant de Dieu, Yahvé, dans son Réponse à Job.
-
[25]
Soyons un peu plus précis. Jung a tantôt une approche exclusivement positive du Soi et y associe directement la figure (qu’il perçoit exclusivement lumineuse, en accord avec la tradition chrétienne) du Christ, tantôt il présente aussi sa dimension obscure.
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[26]
Id., Ma vie, p. 389 et 391.
-
[27]
De manière très générale, nous nous plaçons dans une perspective tillichienne : nous ne partageons pas le point de vue selon lequel des éléments logiquement contradictoires peuvent être attribués au divin, comme si le caractère insaisissable du mystère de l’être pouvait autoriser un discours logiquement incohérent. Tillich insiste sur le fait que le paradoxe en théologie ne correspond absolument pas à des contradictions logiques qui exigeraient un sacrifice de la raison pour les accepter, comme « sagesse divine ». Il n’y a qu’un seul « paradoxe véritable dans le message chrétien : le surgissement de ce qui domine l’existence dans les structures de l’existence. […] Ce qui fait un paradoxe, ce n’est pas qu’il contredit la logique, mais qu’il transcende toutes les attentes et les possibilités humaines. […] Accepter ce paradoxe n’est pas accepter l’absurde ; c’est être saisi par la puissance de ce qui vient d’au-dessus de notre expérience, et fait irruption en elle » (Paul Tillich, Théologie systématique I, Paris, Cerf ; Québec, PUL ; Genève, Labor et Fides, 2000, p. 85-86).
-
[28]
Le processus d’individuation peut être très douloureux, mais il conduit, à travers d’inévitables épreuves, à la réalisation de l’être, non pas à sa perdition. Le parcours de Job qui, après de multiples épreuves, accède à la « connaissance » de Dieu, peut figurer un tel processus.
-
[29]
Ce terme n’a pas ici de sens moral, mais il correspond à des prises de conscience sur les éléments inconscients de la psyché du rêveur, voir la citation correspondant à la n. 19.
-
[30]
Notons cependant l’exception notable du psychanalyste jungien Pierre Trigano, Psychanalyser Jung, Ganges, Réel Éditions, 2016, livre 1, p. 25-49.
-
[31]
En fait, nous considérerons cette dimension du Soi comme transcendant non seulement la conscience, mais aussi l’ensemble des archétypes, toute la psyché, consciente et inconsciente.
-
[32]
Paul Tillich, Théologie systématique II, Québec, PUL ; Paris, Cerf ; Genève, Labor et Fides, 2003, p. 146-155. Pour la suite nous mentionnerons cet ouvrage par TS II.
-
[33]
Voir « Le processus de sanctification de Paul Tillich et le modèle de la psyché de Carl Gustav Jung : un enrichissement possible ? Éléments de discussion sur la théologie de John P. Dourley », Laval théologique et philosophique, 75, 1 (février 2019), p. 17-37. Notons que John P. Dourley, qui a écrit plusieurs textes sur Tillich et Jung, rapproche trop rapidement à notre sens le divin selon Jung et le Dieu tillichien ; voir ibid., « III. Discussion critique de l’approche de Dourley », p. 21-32, plus particulièrement le paragraphe « 3. La rédemption mutuelle entre le conscient et l’inconscient », p. 25-28.
-
[34]
Notons que Marie-Louise von Franz, l’une des principales collaboratrices et continuatrices de la psychologie analytique, développe cette dimension du Soi comme centre régulateur de la psyché conduisant au processus d’individuation. Elle qualifie le Soi de « Grand Homme » logeant « dans notre coeur » qui « nous communique ses intentions par l’intermédiaire de nos rêves ». Elle considère que l’expérience subjective que l’on a de cette fonction de guide suggère une « intervention divine et créatrice dans la vie d’un être, une intervention personnelle et individuelle » (p. 451). Elle évoque la reconnaissance de ce « noyau atomique de notre psyché », organisateur de la croissance de l’être dans diverses cultures (le daimon intérieur des Grecs, le Ba des Égyptiens, le « génie » de l’individu romain et dans les sociétés primitives), mais sans évoquer la spiritualité chrétienne (p. 447-448). Nous pouvons supposer qu’elle ne connaissait pas la théologie de Tillich. Voir Marie-Louise von Franz, Âme et archétypes, Vincennes, La Fontaine de Pierre, 2020, p. 445-455.
-
[35]
C.G. Jung, Aion, p. 55-56. Jung évoque souvent la question de la « privatio boni », la non-substantialité du mal contre laquelle il s’insurge, mettant en avant la dimension obscure de Dieu, Satan, qu’il considère comme l’« ombre du Soi ».
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[36]
Pourtant cette difficulté est parfois occultée par des auteurs chrétiens qui, du moins implicitement, associent peut-être un peu trop rapidement le Dieu chrétien au Soi jungien, voir par exemple Jean Monbourquette, Apprivoiser son ombre, Québec, Novalis ; Montrouge, Bayard, 2006, p. 168-174.
-
[37]
TS II, p. 118-131.
-
[38]
Ibid., p. 131 : « L’examen des principes trinitaires ne s’identifie pas avec la doctrine chrétienne de la Trinité. Il la prépare, rien de plus. […] les principes trinitaires interviennent chaque fois qu’on parle d’une manière signifiante du Dieu vivant. » Cette approche est reprise plus loin, voir Id., Théologie systématique IV, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 308-309 : « Les symboles trinitaires sont dialectiques. Ils reflètent la dialectique de la vie, à savoir le mouvement de séparation et de la réunion qui lui est propre. […] [La doctrine trinitaire] décrit rigoureusement l’ensemble des processus de la vie. »
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[39]
Tillich mentionne l’Ungrund de Boehme à propos du premier principe comme dynamique en Dieu (TS II, p. 124).
-
[40]
TS II, p. 129-130.
-
[41]
Ibid., p. 130.
-
[42]
Ibid., p. 129. Nous avons proposé par ailleurs, concernant la révélation tillichienne et la fonction transcendante jungienne, que le rapport entre le gouffre divin et le logos pour la théologie de Tillich s’apparente au rapport entre inconscient et conscient pour la psychologie de Jung, voir « Révélation et “fonction transcendante” ».
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[43]
TS II, p. 123-125, il est question dans ces pages de la bipolarité dynamique/forme en Dieu, mais cette analyse nous semble pouvoir s’appliquer à la bipolarité puissance/sens, notamment, car les éléments de dynamique et de puissance sont très proches. Tillich écrit « La forme divine doit se concevoir en analogie avec ce que nous avons nommé “intentionnalité” au niveau humain. La vitalité, le côté dynamique au niveau humain, la contrebalance […] il s’agit d’un problème qui ne relève pas d’une psychologie métaphysique, mais qui porte sur le mode d’utilisation des concepts psychologiques comme symboles de la vie divine » (p. 125-126). Tillich rapproche l’intentionnalité de la rationalité : « Au niveau humain la forme est la structure rationnelle de la raison subjective qui devient effective dans un processus vital ». (À propos de la croissance humaine dans une tension entre intentionnalité et vitalité, voir TS II, p. 31-36.)
-
[44]
Paul Tillich, La naissance de l’esprit moderne et la théologie protestante, Paris, Cerf, 1972, p. 187-188. Tillich précise que l’unité des principes en Dieu « ne peut être détruite que dans les créatures. […] On le trouve explicitement formulé dans les écrits de Jung ». Rappelons qu’il s’agit là de l’une des très rares mentions de Jung dans l’oeuvre de Tillich. Marc Boss précise, dans une étude approfondie sur la doctrine des puissances chez Schelling, qu’il ne s’agit pas tant « d’une théologie que d’une anthropologie théologique » (Marc Boss, Au commencement la liberté, La religion de Kant réinventée par Fichte, Schelling et Tillich, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 249). Un peu plus loin, il écrit, dans une perspective schellingienne : « C’est ainsi que la créature humaine, à l’image de Dieu, réunit en elle-même la première et la deuxième puissance. » Pour notre part, dans la perspective de la théologie symbolique de Tillich, nous abordons la question sous la forme suivante : la théologie des puissances est une analogie, un symbole pour la vie divine de l’expérience humaine comprise dans la perspective du processus de maturation tel que Jung le présente (processus d’individuation). Ainsi l’homme individué réalise en lui-même l’union des deux puissances. L’approche symbolique de Tillich n’est cependant pas toujours mise en avant. Notons par exemple que, dans un article où André Gounelle aborde la question du non-être en Dieu, il n’évoque pas la dimension symbolique et analogique de la doctrine des puissances, et écrit — de façon un peu trop rapide à notre sens — « pour Tillich, il existe en Dieu un élément agressif, destructeur, démoniaque, qui représente un danger constant pour lui comme pour nous, mais que Dieu contient, réprime, canalise par la puissance positive de l’être, par une victoire toujours renouvelée et sans cesse à renouveler sur la mort et le néant » (voir André Gounelle, « La puissance d’être selon Tillich », II. La puissance d’être et le Dieu vivant, Laval théologique et philosophique, 47, 1 (1991), p. 17). Remarquons que Gounelle fait référence aux p. 123-126 de TS II (n. 28 et 31) ; or, c’est précisément dans ces pages que Tillich souligne la dimension symbolique de « l’élément négatif dans le fondement de l’être ». Dans cet article, Gounelle n’utilise le mot « symbole » qu’une fois, dans l’introduction, et il ne fait pas alors référence à la négativité en Dieu.
-
[45]
Tillich rapproche manifestement le premier principe aux « ténèbres créatrices de l’inconscient », voir la citation de la n. 42.
-
[46]
Par exemple, le pôle négatif de l’archétype maternel est aliénant, castrateur, il peut être figuré par une sorcière. Son aspect positif est quant à lui bienveillant et protecteur, il peut être figuré par la vierge Marie, dans la tradition catholique et orthodoxe.
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[47]
Christine Maillard développe les rapprochements entre l’Ungrund de Boehme et l’inconscient jungien comme plérôme (Au coeur de livre rouge, p. 105-108). Notons aussi que l’inconscient collectif, pour Jung, est associé au sacré au sens que Rudolf Otto donne à ce terme, voir Rudolf Otto, Le sacré, Paris, Payot, 2015.
-
[48]
Voir notamment la citation de Tillich au début de la n. 44 : en l’homme les différents principes ne sont pas nécessairement harmonisés par l’Esprit, contrairement à Dieu.
-
[49]
Rappelons que nous avons mis en évidence par ailleurs que les liens entre la conscience et l’inconscient d’un point de vue jungien ressemblent à ceux que Tillich met en avant entre le logos et l’abysse, voir « Révélation et “fonction transcendante” ».
-
[50]
Voir « Le processus de sanctification ».
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[51]
Tillich lui-même évoque l’« application » (que nous comprenons comme une projection) que Boehme fait de l’inconscient de l’homme à (sur) Dieu, voir La naissance de l’esprit moderne, p. 184.
-
[52]
Remarquons que du point de vue humain, le processus s’inscrit dans le temps alors que du point de vue de la théologie de Tillich, le processus n’y est pas soumis. Nous avons évoqué dans l’introduction la dimension obscure du Dieu biblique. Dans la perspective proposée ici, elle peut être comprise comme une projection sur Dieu de l’ombre des auteurs bibliques.
-
[53]
Voir « Le processus de sanctification ».
-
[54]
C’est aussi l’approche du psychanalyste jungien Pierre Trigano, qu’il argumente sur la base d’une analyse approfondie de la biographie et des rêves de Jung. Voir Psychanalyser Jung, 2020, livre 3, p. 75-198.
-
[55]
Insistons : ce Soi n’est pas une nouveauté par rapport à la psychologie jungienne, mais une part de l’approche qu’a Jung du Soi, part qui est exclusive à certaines périodes de sa vie.
-
[56]
Voir n. 22.
-
[57]
Relevons seulement ici un élément important. Pour Jung, le symbole du Soi est la figure du Christ intérieur, la figure archétypale de ce que nous sommes appelés à devenir. Or, dans une perspective tillichienne, le Christ est un symbolisant qui renvoie à Dieu, le fondement de l’être. Dieu guidant le processus de sanctification, on peut comprendre cette dualité sous le rapport de symbolisant/symbolisé. En effet le Christ, porteur de l’être nouveau, comme symbolisant, figure notre être sanctifié « en puissance ». Mais il renvoie aussi au symbolisé, Dieu, qui guide le processus de sanctification lui-même. Ainsi le Soi inconditionné ne portant pas de mal en lui est cohérent avec une figure de Christ sans ombre, ce qui est le cas dans la christologie tillichienne. Nous avons développé la question du rapport symbolisant/symbolisant dans notre « Le processus de sanctification ».
-
[58]
Ce rejet s’inscrit notamment dans le sillage des critiques de son Réponse à Job compris comme ouvrage de théologie.
-
[59]
Pierre Trigano, Psychanalyser Jung, livre 1 (2016), livre 2 (2017) et livre 3 (2020).
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[60]
Ibid., livre 1, p. 258.
-
[61]
Ibid., p. 257-258.
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[62]
Ibid., p. 262.
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[63]
Ce terme, dans le contexte tillichien, n’a pas le même sens que le processus d’individuation jungien.
-
[64]
P. Tillich, Le courage d’être, p. 210-211.
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[65]
Le soi tillichien se rapporte de façon générale au sujet humain centré, ce mot ne correspond pas au Soi jungien.
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[66]
Ibid., p. 183.
-
[67]
Ibid., André Gounelle aborde la question du statut de la mystique dans l’oeuvre allemande et américaine de Tillich. Il présente la mystique de Tillich en bipolarité avec le sacramentalisme et avec le prophétisme. Mais quoique Gounelle cite Le courage d’être, il n’évoque pas explicitement la tension entre la participation et l’individuation. Cependant, la bipolarité que nous abordons ici nous apparaît proche de celle que Gounelle relève entre la mystique le prophétisme, voir André Gounelle, « La mystique selon Tillich », Laval théologique et philosophique, 59, 1 (février 2003), p. 69-79.
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[68]
P. Tillich, Le courage d’être, p. 186.
-
[69]
Ibid.
-
[70]
Ibid., p. 208.
-
[71]
Ibid., p. 211.
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[72]
Il s’agit pour Tillich de la doctrine paulino-luthérienne de la « justification par la foi », voir ibid., p. 189-190.
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[73]
Ibid., p. 197.
-
[74]
Tillich développe une critique virulente du théisme pour lequel Dieu est « extérieur » à l’homme, ce qui correspond uniquement au pôle personnaliste, voir ibid., p. 206-209.
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[75]
Ibid., p. 211.
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[76]
Ibid., p. 212 : « Une Église qui, dans son message et sa prière, s’élève vers le Dieu qui est au-dessus du Dieu du théisme sans sacrifier ses symboles concrets peut être la médiatrice d’un courage qui intègre le doute et l’absurde ». Voir aussi ibid., p. 213.
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[77]
Ibid.
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[78]
P. Tillich, « Carl Jung ».
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[79]
L’importance de sortir du théisme, à notre sens, en plus de tout ce qu’en exprime Tillich, a aussi un autre sens. Dans le théisme, la foi peut rester extérieure, sans induire de transformation profonde de l’être. En revanche, la théologie tillichienne accorde une importance essentielle à la transformation de soi, à la sanctification, au chemin vers l’être nouveau.
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[80]
Tillich écrit que le doute a dépouillé de « tout contenu concret » cette foi absolue, qu’elle porte un élément de scepticisme (Le courage d’être, p. 202).
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[81]
Nous rapprochons la fin du Courage d’être sur la foi absolue de deux articles plus anciens datant de la période allemande (« Justification et doute. Esquisse en vue de la fondation d’un principe théologique » [1919], p. 1-55 et « Justification et doute » [1924], p. 121-142) où Tillich, même si c’est dans un autre contexte, aborde aussi ce type de foi. Dans ces articles, Tillich met l’accent sur le paradoxe de la vérité (voir aussi n. 27 à propos d’un texte plus récent). L’accent est mis sur la foi du « douteur », celui qui a un doute infini, celui qui doute de toute forme de vérité religieuse : « Sa conscience de la vérité est trop forte et il ne se laisse pas séduire par du conditionné et des compromis. Il ne veut pas être sauvé du doute parce qu’il s’élève grâce à lui au-dessus de toute hétéronomie, de toute demi-vérité ou de toute approche biaisée d’où qu’elle vienne » (p. 40). La radicalité de la conscience critique du douteur est un « joug intellectuel » (p. 41) et le plonge dans le désespoir, mais cet état « est la seule position possible devant l’inconditionné ». Le paradoxe est ainsi que « le doute n’exclut pas qu’on se tienne dans la vérité » (p. 41). En quelque sorte, on peut exprimer la pensée de Tillich de la façon suivante : la vérité inconditionnée n’existe que dans le doute infini de toute forme de « demi-vérité » conditionnée. La vérité inconditionnée est ce qui reste quand on doute de tout. Tillich rapproche ce paradoxe de celui de la justification du pécheur : « […] au conflit entre l’exigence éthique et l’état de fait éthique [qui ne réalise pas l’exigence inconditionnée] correspond celui de se tenir dans la vérité et l’état de fait opposé, qui s’exprime dans le doute. La résolution de ce conflit est impossible dans les deux domaines […] [et] conduit dans les deux cas au désespoir » (p. 46-47). On retrouve ici la différence inlassablement soulignée par Tillich entre le symbole qui s’exprime dans le conditionné et l’inconditionné auquel il renvoie : le doute sur les expressions finies de l’inconditionné « permettent » au douteur d’être saisi par l’inconditionné auquel elles renvoient : « […] l’emploi du concept “absolu” [Tillich donne des exemples, dont la Bible et Jésus comme homme historique] est interdit par le paradoxe absolu, par l’infini du doute, qui est l’expression nécessaire pour l’inconditionnalité de l’inconditionné. […] la foi s’oriente vers l’absolu à travers le concret [à propos du Christ comme révélation de l’absolu] » (p. 50-51). Tillich reprend ce thème en 1924. Voir Paul Tillich, Écrits théologiques allemands 1919-1931, Genève, Labor et Fides ; Québec, PUL, 2012.
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[82]
Comme l’écrit Tillich, « dans l’état de désespoir il n’y a personne ni rien qui accepte » (Le courage d’être, p. 201). Tillich critique le pôle mystique s’il n’est pas équilibré par le pôle opposé de la façon suivante : « Le mysticisme ne prend au sérieux ni le concret ni le doute concernant le concret. Il effectue une plongée directe dans le fondement de l’être et du sens en laissant derrière lui le concret […] Par conséquent il ne résout pas le problème de l’absurde. Cela veut dire […] que ce n’est pas le mysticisme oriental qui portera la solution aux problèmes de l’existentialisme occidental » (ibid., p. 210).
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[83]
« Jung veut comprendre les symboles ; il ne les accepte pas dans une soumission croyante ; il veut les démythologiser, bien qu’il sache que ce soit en contradiction avec leur nature. Il se débat dans le même dilemme que celui qu’une théologie critique rencontre. Il vit dans un monde de symboles, qui est son fondement concret ; il essaie de comprendre les symboles en courant le danger que court toute critique antilittéraliste : perdre la puissance du symbole. Éviter ce danger est une des principales préoccupations de Jung » (traduction privée d’André Gounelle, voir P. Tillich, « Carl Jung », p. 178).
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[84]
Voir « Révélation et “fonction transcendante” ».
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[85]
C’est aussi le point de vue de Trigano. Pour notre part nous estimons qu’un animus positif et spirituel, comme l’anima du plus haut niveau, figuré par la Sagesse personnifiée de l’Ancien Testament, sont des figures respectivement masculine et féminines du Soi. Voir « Sophia, figure d’anima ? Proposition d’une lecture jungienne de quelques textes de l’Ancien Testament », Laval théologique et philosophique, 76, 3 (octobre 2020), p. 421-443.
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[86]
Nous nous plaçons là dans l’approche qu’a Tillich du symbolisant : tout étant « renvoie » au fondement de l’être (symbolisé), cet aspect est développé dans « Le processus de sanctification ».
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[87]
Voir Carl Gustav Jung, Types psychologiques, Genève, Georg & Cie, 1950, p. 479-480.
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[88]
Il s’agit d’une figure prospective de développement possible à un moment donné de notre vie, mais il ne s’agit pas de « prémonition » : nous pouvons ne jamais accéder à ce niveau de développement. En effet, tout dépend de l’attitude consciente adoptée par le sujet en réaction aux suggestions du Soi par la médiation des rêves.
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[89]
Notons que dans son article « Justification et doute » évoqué plus haut, Tillich précise que l’inconditionné, le « Dieu au-dessus de Dieu » du douteur correspondant à la foi absolue n’est pas un « être existant » puisqu’il serait soumis au doute. Mais l’« inconditionné est un sens, non pas cependant un sens particulier, car tout sens particulier est soumis au doute […]. L’inconditionné est le sens sans plus, l’expression de ce qu’il y a simplement du sens […] Tous les je portent en eux de manière paradoxale le sens “je absolu” » (p. 42-43). Compte tenu que le Soi jungien est l’archétype du sens, il nous semble que le rapprochement entre le Soi jungien [au sens où nous l’avons proposé plus haut, sans sa part d’ombre] et l’inconditionné tillichien est pertinent aussi de ce point de vue.
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[90]
C.G. Jung, Les racines de la conscience, p. 314-315.
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[91]
Ibid., p. 338-339.
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[92]
L’apport jungien permet ainsi d’équilibrer le pôle mystique par des éléments concrets comme dans le sacramentalisme, voir Paul Tillich, Dynamique de la foi, Genève, Labor et Fides ; Québec, PUL, 2012, p. 63-69.
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[93]
Id., Le courage d’être, p. 211.
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[94]
Comme signalé dans l’introduction (voir n. 3), notre proposition s’inscrit dans la théologie de « la religion de l’esprit concret » dont Tillich a esquissé les contours comme prolongement de sa propre théologie.