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« Lieu de mémoire » au bord du fleuve Saint-Laurent, à Montréal

Source : Frédéric Dejean, juillet 2022

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Ouvrons ce numéro consacré aux lieux et aux espaces de la mort avec une photographie renvoyant à un événement tragique : la chute mortelle d’une adolescente en juin 2022 dans le fleuve Saint-Laurent, à Montréal. À la suite de ce décès, comme cela arrive fréquemment avec ce type d’accidents (Nicolas, 2006; Roberge, 2017), des membres de la famille, des amis, et même des anonymes sont venus déposer sur la berge du fleuve des fleurs, des bougies ou encore des peluches. Bien que l’association de ces objets hétéroclites – l’ours en peluche côtoie la croix chrétienne – ne soit pas le résultat d’une action concertée et ne corresponde pas à un plan préétabli, elle constitue malgré tout la matérialisation d’un « lieu de mémoire » (Nora, 1997) qui prend forme et sens au sein d’un espace de référence. Même si ce lieu de mémoire n’a pas l’ampleur de ceux qui furent étudiés par l’équipe rassemblée autour de Pierre Nora, il conjugue au présent le souvenir de celle qui n’est plus. Ces objets, disposés dans ce lieu précis, donnent à voir comment l’espace est à la fois le support et le produit d’un passé qui demeure présent. Dans la perspective ouverte par la géographie culturelle, le lieu, point de jonction d’une culture et d’un contexte, est constitué d’un ensemble de « traces » (Anderson, 2015) qui, par leur permanence et leur matérialité, témoignent des événements passés. Qu’est-ce que manifeste cette photographie, sinon que les objets déposés constituent des traces qui matérialisent dans l’espace l’événement tragique?

Science des dimensions spatiales des sociétés (Lévy et Lussault, 2013), la géographie s’est tout d’abord intéressée à ces traces des morts et de la mort dans le paysage. Pionnier de l’approche géographique des religions, Pierre Deffontaines ne consacre pas moins de trois chapitres aux morts (Habitation des morts, Le peuplement des morts et Voyages des morts ou vers les morts) dans son ouvrage Géographie et religions (Deffontaines, 1948; Dejean, 2013). Le géographe se demande comment les disparus marquent de leur empreinte l’espace des vivants, et comment les vivants sont prêts à faire une place à leurs morts, à la recherche d’un difficile équilibre entre le souvenir dû aux disparus et leur mise à distance. Celle-ci relève autant du respect que d’un certain effroi. Cet intérêt des géographes pour les marqueurs des morts/de la mort dans l’espace des sociétés a été confirmé ces dernières années par la géographie culturelle, en particulier dans le monde anglophone, qui fédère des travaux originaux autour du concept de deathscape (Maddrell et Sidaway, 2010). Néanmoins, témoignant de ce que certains observateurs ont appelé un « tournant spatial » dans les sciences humaines et sociales (Warf et Arias, 2009), les dimensions spatiales de la mort et des morts intéressent désormais au-delà des frontières de la discipline géographique : sociologues, anthropologues, historiens ou encore philosophes intègrent les lieux et l’espace dans leurs analyses.

L’engouement pour des analyses par le prisme de l’espace n’est pas sans lien avec le fait que la mort est souvent décrite en des termes géographiques : dans plusieurs traditions religieuses et spirituelles, elle est désignée comme « le dernier voyage » ou « l’ultime traversée ». Malgré tout, si la mort est – du moins dans la conscience occidentale sécularisée – une rupture radicale entre le vivant et le mort, le présent et l’absent, il existe des formes de circulation entre ces deux mondes : c’est le cas par exemple des personnes ayant vécu une expérience de mort imminente (Holden et al., 2009) ou, dans la culture populaire, de la figure bien connue du mort-vivant ou du revenant. Le vocable de « revenant » souligne également l’importance de la sémantique géographique. Les nombreux travaux sur les fantômes (Barthe-Deloizy et al., 2018; Delaplace, 2018; Kwon, 2008), réalisés dans des contextes culturels variés, illustrent également cet intérêt pour ce mode d’existence spectral où les morts viennent inscrire leur présence dans l’espace des vivants, et les vivants visitent à l’occasion le monde des morts. En 2012, la série télévisée Les revenants (inspirée d’un film de 2004 réalisé par Robin Campillo) mettait en scène des morts qui « reprennent leur place » au milieu des vivants : la tension dramatique provenait d’une bizarrerie où les vivants et les morts, bien qu’apparemment proches, découvraient peu à peu que la proximité spatiale ne faisait que cacher une distance infranchissable dans les manières d’être au monde.

La thématique de ce numéro de Frontières tire son inspiration de la réflexion originale ouverte par la philosophe Vinciane Despret qui, prenant appui sur la sociologie latourienne, s’intéresse aux « modes d’existence » (Latour, 2012) des morts : « leur puissance d’agir, ou plutôt de faire agir, leur capacité à s’imposer de l’“extérieur” traduisent l’effectivité de leur présence » (Despret, 2015, p. 17). Ce « travail des morts » (Laqueur, 2018) « exige que les morts soient situés. Qu’on leur ait assigné un lieu à partir duquel ils peuvent “terminer ce pour quoi ils étaient faits”, qu’on leur ait fait une place » (Despret, p. 19). C’est bien parce que cette « situation » doit s’entendre au sens propre – le fait de localiser dans l’espace – que « la première question que posent les disparus ne s’inscrit dès lors pas dans le temps mais dans l’espace […] On n’a cessé au cours de notre histoire – et l’invention du Purgatoire, on le verra, n’en est qu’un épisode – de chercher un endroit où les loger, où les abriter, d’où peut continuer la conversation » (Despret, p. 21-22).

Le cadre conceptuel élaboré par Despret invite à dépasser une approche qui n’aborderait que la question de la place faite aux morts par les vivants (Baudry, 2006) et des pratiques que les vivants ont de ces espaces. Des explorations conceptuelles et empiriques ont été réalisées ces dernières années dans l’étude des « spatialités des mémoires » (Chevalier et Hertzog, 2018), de même que dans des travaux regroupés dans l’étude du « tourisme noir[1] » (Stone et al., 2018) ou encore des étonnantes « spectro-geographies » de la géographie culturelle anglophone (Maddern et Adey, 2008; Wylie, 2007). L’ensemble de ces travaux ont en commun de questionner les multiples façons dont les spatialités des morts et des vivants se croisent, s’interpénètrent et, finalement, comment les premiers agissent sur les seconds (Petit, 2009). Ce numéro de Frontières est l’occasion d’esquisser une réflexion sur la mort/les morts du point de vue de la frontière, à la fois comme rupture et circulation à travers les dispositifs matériels, discursifs et symboliques mis en place par les vivants pour continuer à vivre. Les lieux et les espaces des morts (de la mort et du mourir) sont abordés, suivant la proposition de la géographe Emmanuelle Petit (2014), en tant qu’ « opérateurs spatiaux ». Le géographe Michel Lussault définit l’opérateur spatial comme « une entité qui possède une capacité à agir avec “performance” dans l’espace géographique des sociétés concernées » (2007, p. 19). De ce point de vue, si les lieux et les espaces des morts sont bien produits, ils produisent en retour des effets sur les vivants et les font agir. Malgré tout, s’ils dessinent un potentiel pour l’action, ils ne débouchent pas sur un simple déterminisme géographique.

Plusieurs questions émergent : quelles sont les formes matérielles prises par les espaces de la mort au sein de différents contextes culturels? De quelles façons le patrimoine (matériel et immatériel) lié à la mort se trouve-t-il inscrit dans nos sociétés? Par quels mécanismes ces espaces orientent-ils l’action des vivants, se présentant ainsi comme des « opérateurs spatiaux »? Des formes inédites apparaissent-elles au sein des sociétés marquées par la diversité culturelle? Comment les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) donnent-elles naissance à de nouvelles spatialités propices à des modes d’existence particuliers des morts?

Les articles qui composent ce numéro

Ce sont en tout huit articles qui composent ce dossier. Huit articles dont les ancrages disciplinaires (géographie, sociologie, travail social, anthropologie, archéologie) témoignent de l’intérêt pour les approches spatiales de la mort et des morts au sein des sciences humaines et sociales contemporaines. Par-delà cette diversité, il est malgré tout possible de dégager quelques tendances. Tout d’abord, ils concernent presque tous – à l’exception de celui de l’archéo-anthropologue Hélène Réveillas qui enracine son analyse aux époques moderne et médiévale – l’époque contemporaine. Ensuite, les lieux et les espaces évoqués sont des espaces « réels » et sont concentrés en France (3 textes), en Suisse (1 texte) et en Belgique (1 texte). Quant au texte de Vincent Mariet et à celui de Shawn-Renée Hordyk et de ses collègues, ils sont ancrés dans des contextes culturels fort différents, respectivement celui de la Chine et celui du Nunavik, au Québec. Enfin, le texte de Lionel Obadia tranche avec les autres contributions, puisqu’il relève davantage des études culturelles et, plus précisément, des surprenantes « zombie studies ». Ce bref essai de classification des textes proposés dans le dossier invite à une certaine modestie quant à l’ambition qui serait de traiter les espaces et les lieux de la/des mort(s) dans une perspective transhistorique et transgéographique.

Les textes de Marc-Antoine Berthod et de ses collègues, de Pauline Launay et de Pierre Louer--Saingeorgie dessinent un ensemble cohérent et ont en commun de questionner les différentes spatialités qui scandent la transition entre la vie et la mort au sein des sociétés suisse et française. Les trois textes mettent en évidence comment l’évolution du rapport à la mort, et aux corps des morts, a entraîné l’émergence de nouvelles spatialités, aussi bien dans la gestion des derniers instants que dans la prise en charge des défunts. De ce point de vue, il n’est pas anodin que les titres de ces textes mettent de l’avant l’idée de « transition » (Berthod et al.), de « passage » (Launay) et de « parcours » (Louer--Saingeorgie), comme si le changement de statut – du corps vivant au corps mort – devait être souligné par des lieux et des espaces spécifiques à chaque étape.

Dans leur texte, Marc-Antoine Berthod, Catherine Gaignat et Alexandre Pillonel s’intéressent à la façon dont « les crématoires […] ont été progressivement intégrés à l’environnement des cimetières ». Ancrant leur réflexion dans une enquête de nature qualitative approfondie, les trois auteurs montrent que le choix du crématoire a des conséquences significatives sur les manières, nécessairement multiples dans des sociétés multiculturelles, dont les proches vivent leur deuil. Ainsi, à la différence de la tombe qui inscrit le défunt dans la durée et dans la permanence, le crématoire trouve une place dans une « esthétique de l’éphémère et de la transition qui semble caractériser en arrière-fond le rapport qu’entretiennent les personnes en deuil avec les défunts ». Certains des dispositifs de crémation analysés par les auteurs visent à susciter le sentiment d’un « chez soi », font appel à des notions de « douceur » et de « rondeur », et répondent à la multiplicité dans le rapport à la mort, caractéristique des sociétés marquées par le pluralisme. Pauline Launay prolonge cette réflexion sur la façon dont l’évolution culturelle du rapport à la mort débouche sur des spatialités nouvelles. Fondant son analyse sur une enquête ethnographique au sein d’une unité de soins palliatifs (USP), l’autrice « a porté une attention particulière à la dimension spatiale de l’unité (architecture, topographie et ambiance) ». Elle montre comment la prise en charge du corps du mourant – transitionnant entre les statuts de mort, cadavre et finalement défunt – par des professionnels dont la pratique est inscrite dans une approche biomédicale, laisse malgré tout place à une ritualité bricolée à laquelle participent les différents lieux qui composent les USP. Dernier texte de ce regroupement, celui de Pierre Louer--Saingeorgie explore également la prise en charge des défunts à travers la question des mobilités post-mortem qui, rompant avec le triptyque traditionnel « domicile-église-cimetière », ont subi des transformations profondes au cours des dernières décennies. L’analyse géographique proposée est centrée sur les mobilités post-mortem dans le sud du Finistère, en Bretagne, et permet de mettre en évidence comment les formes spatiales produites par ces nouvelles mobilités ont des incidences sur les rapports que les vivants entretiennent avec leurs morts. Cette mobilité d’un genre particulier n’est pas exempte d’une dimension symbolique dont l’auteur entend rendre compte.

Si le texte de Bérangère Tarka est également ancré dans un contexte européen (Belgique), son objet rompt avec les lieux et les espaces traditionnels de la mort (le cimetière, les établissements de soins palliatifs ou encore les pompes funèbres) et s’intéresse à la façon dont un aéroport, lieu par excellence du transit et des circulations internationales, peut, dans des circonstances très particulières, devenir un véritable « lieu de mémoire ». Le 22 mars 2016, deux attentats-suicides à l’aéroport de Bruxelles provoquent la mort de 18 personnes. Prenant pour point de départ cet événement hors norme, l’autrice interroge « la reconfiguration de l’activité d’identification en contexte d’attentats terroristes sur le territoire national et la porosité des frontières entre le travail sur le corps des victimes décédées et sur les restes humains et la démarche d’accompagnement des familles endeuillées ». Malgré l’unicité de l’événement – autant par son occurrence que par sa nature – l’autrice entend dégager l’imbrication au sein de l’espace aéroportuaire de l’irruption de la mort violente, de sa prise en charge et de sa gestion, à travers notamment l’étape du recueillement. Elle met ainsi à jour les mécanismes par lesquels est opérée, au sein même de l’aéroport, la transition du lieu de mort au lieu de mémoire, et comment, en un même lieu physique, peuvent se superposer des lieux symboliques multiples.

En faisant état des fouilles menées sur le territoire français, l’archéo-anthropologue Hélène Réveillas introduit dans ce dossier une épaisseur historique (périodes médiévale et moderne entre les VIIe et XVIIIe siècles) et rend compte des lieux occupés par des morts bien spécifiques : « les individus victimes de pathologies endémiques et épidémiques ». Elle questionne la place qui leur est réservée au sein des espaces funéraires et dégage une tension entre l’intégration parmi « les sujets considérés comme sains » et, au contraire, la mise à l’écart, la relégation spatiale de ces morts marquant également une mise à distance symbolique des pathologies dont les personnes souffraient. L’autrice établit une distinction entre des malades « ordinaires » qui, une fois décédés, sont intégrés aux autres morts au sein des cimetières, et des victimes d’épidémies et de maladies comme la lèpre. Dans ces cas-là, les dépouilles sont mises à distance, tout comme l’étaient les personnes malades.

Suivent deux articles qui introduisent d’autres espaces et contextes culturels. Traitant de la République populaire de Chine, Vincent Mariet analyse comment « l’éducation dite patriotique s’appuie sur des espaces liés à la mort ». À l’instar du dark tourism qui s’est développé sur les sites mêmes des grandes catastrophes, le gouvernement chinois a instauré un « tourisme rouge » qui intègre des sites associés à la mort, comme des camps de prisonniers ou des champs de bataille. L’auteur enracine son propos dans l’étude de « quatre sites emblématiques de la terreur guerrière qui s’est abattue sur la Mandchourie du Sud de 1931 à 1953 ». Il met en évidence comment un « parc mémoriel » peut être traversé par des paradoxes et des contradictions qui reflètent autant la finalité recherchée que les moyens mis en oeuvre. Il est ainsi « tout à la fois lieu militaire, lieu d’éducation, lieu culturel, lieu touristique, lieu de loisir », associant ainsi des sentiments et des émotions multiples. C’est ensuite au Québec, en contexte culturel inuit, que nous amène le texte consacré à la notion de Kitsaniq (deuil) et à l’accompagnement des deuils que vivent les jeunes du Nunavik. Les trois autrices font le constat que la littérature scientifique a bien documenté les décès qui surviennent dans des circonstances traumatisantes au Nunavik, mais que les données ciblant l’expérience de deuil sont rares. Prenant appui sur une « approche ethnographique ciblée », elles identifient les obstacles à l’accompagnement du deuil et mettent à jour des stratégies « susceptibles de guider les initiatives futures en matière de soins aux personnes endeuillées ». Elles sont ainsi amenées à insister sur le caractère fécond des « programmes de guérison autochtones land-based (ancrés au territoire) » pour apporter du soutien lors d’un deuil. Ces programmes considèrent qu’en tant qu’hôte et partenaire, le territoire est un facteur essentiel pour la guérison, tant sur le plan personnel qu’intergénérationnel.

Le dossier se clôt par un texte de l’anthropologue Lionel Obadia, qui propose une plongée dans les zombie studies par le prisme de la spatialité. Pour ce faire, il mobilise des films, des romans et des bandes dessinées. Structurant son propos autour d’une série de couples antinomiques (par exemple urbain vs rural) l’auteur montre que les lieux et les espaces auxquels est associée la figure du zombie agissent comme des révélateurs des pathologies des espaces réels.

Cette exploration multidisciplinaire illustre clairement comment les relations entre les vivants et les défunts ne peuvent faire l’économie de la médiation spatiale. Qu’ils soient des lieux de transition, de mémoire ou d’exclusion, ces espaces révèlent les dynamiques complexes où des éléments symboliques, matériels et culturels se conjuguent. En interrogeant les formes contemporaines et historiques de ces spatialités, les articles de ce numéro montrent que la mort, loin d’être un simple événement ponctuel, s’inscrit dans des pratiques sociales, des processus mémoriels et des dispositifs spatiaux qui continuent d’agir sur les vivants et leur quête de sens.