Article body
Dans son essai fondateur, Les littératures de l’exiguïté, François Paré soutenait avec raison que les petites littératures sont obsédées par l’espace (1992 : 70), un espace lui-même obsédant à cause justement de son absence : les communautés minoritaires n’ayant pas d’espace à elles cherchent à s’en créer un par l’imagination. La littérature devient donc un outil de choix dans la fondation d’un territoire imaginaire, mais vécu comme réel. Aussi les études sur l’espace pullulent-elles en critique littéraire franco-canadienne. Moncton mentor : géocritique d’une ville de Benoit Doyon-Gosselin, professeur de littérature à l’Université de Moncton, s’ajoute aux analyses précédentes, énumérées par ailleurs par l’auteur (p. 32-37). Ce nouvel essai se distingue cependant des précédentes études tant par sa visée, sa forme que son cadre méthodologique.
En effet, il s’agit pour le professeur, critique et essayiste de Moncton de parcourir la ville et les oeuvres qui la mettent en scène, tant d’écrivains acadiens que d’auteurs d’ailleurs, afin de les confronter à la réalité et de voir comment la ville détermine les oeuvres et comment les oeuvres transforment la ville. L’essayiste cherche ainsi à voir comment les auteurs acadiens – dits endogènes – s’approprient la ville, lui associent une valeur symbolique, mais aussi comment les auteurs d’ailleurs – exogènes – ou venus d’ailleurs, mais installés à Moncton – allogènes – perçoivent la ville et la transforment en haut-lieu de la francophonie acadienne, voire en capitale culturelle de l’Acadie (p. 14-15). Les lieux parcourus par l’essayiste sont très diversifiés : l’Université de Moncton, la rivière Petitcodiac, les rues, les parcs, les cafés, le théâtre l’Escaouette… D’autres sont carrément fictifs, comme la carte du faux métro de Mark York ou le quartier de la Terre-Rouge dans Pas pire de France Daigle. D’autres encore sont transformés soit par le passage du temps ou le travail mémoriel, comme dans ce poème de Raymond Guy LeBlanc qui redonne vie au quartier de son enfance : « J’entre en ville sur le chemin du roi je rebaptise les rues pour l’avenir pour l’héritage / La rue Cornhill porte le nom Dupuis Marie à Ferdinand ma mère. » (p. 50)
Présenté sous une forme fragmentaire, l’essai de Doyon-Gosselin est composé de sections plus ou moins longues qui proposent soit des présentations et des mises au point théoriques, brèves et précises, soit des analyses de textes littéraires succinctes et éclairantes, soit des passages nommés « Fiction » par le chercheur, qui évoquent par leur style les premiers romans de France Daigle, tout en ajoutant une trace d’humour non dénuée d’ironie. Le critique opte pour une forme qui rappelle celle que Paré a donnée à son essai de 1992. On sent donc d’emblée, et parfois un peu trop, l’admiration que Doyon-Gosselin voue à François Paré. On remarque toutefois que l’essayiste monctonien a beaucoup réfléchi à la forme de son essai, particulièrement porteuse puisqu’elle permet de passer de la théorie à l’analyse, puis à la fiction sans heurts. Cette forme fluide sert fort bien son propos et fait de cet ouvrage une excellente introduction, très lisible, à l’approche géocritique privilégiée par l’essayiste.
En effet, Benoit Doyon-Gosselin propose une lecture inspirée de la géocritique développée par Bertrand Westphal, qu’il applique « dans toute son orthodoxie, mais en tentant d’affiner la réflexion théorique » (p. 10). Il explore les quatre notions qui la fondent : la multifocalisation, la polysensorialité, la stratigraphie et l’intertextualité. Il s’agit donc de comparer les regards sur la ville (la multifocalisation) en se fondant sur les descriptions qui font appel aux divers sens (la polysensorialité), dans une perspective diachronique, qui tient compte « [des] différentes couches de temps se superpos[a]nt dans un espace et un lieu donné » (p. 21). Doyon-Gosselin ne retient cependant pas l’intertextualité puisqu’à son avis, « il est superflu [d’y] faire appel […], car la multifocalisation répond déjà à cet impératif » (p. 31). La présentation théorique est limpide et on sent que le critique maîtrise à fond son approche; qu’il peut même la préciser à partir de la perspective excentrée des « petites » littératures, comme la littérature acadienne. Il propose donc, au fil de son essai, des précisions méthodologiques qui lui sont révélées par son corpus. Par exemple, il signale que le point de vue endogène dominera dans les oeuvres émanant de petites communautés puisque « moins une ville est reconnue sur le plan international, moins elle offrira de regards allogènes et exogènes » (p. 15). Il montre bien aussi que certains lieux ont une valeur différente en contexte minoritaire. Ainsi en est-il du café qui, loin d’y être un non-lieu, acquiert une « valeur spatiale ajoutée » (p. 82). L’auteur avance que « [d]ans les fictions monctoniennes, le café constitue certainement un haut-lieu de la sociabilité littéraire » (p. 82). J’ai, pour ma part, des réticences à l’égard de la géocritique westphalienne, qui pose comme présupposé de base que l’espace influe sur la littérature qui, à son tour, influe sur l’espace sans tenir compte du processus interprétatif. La géocritique, comme celle de Moncton ici proposée, fonctionne comme si l’analyse se faisait sans l’apport du critique, sans son intervention. La dialectique ville réelle-écriture-ville renouvelée semble impliquer un processus sans agent intermédiaire, mais cela est faux puisqu’en plus des points de vue de la personne qui écrit et du personnage dont Westphal tient compte lorsqu’il parle de regards endogène, allogène ou exogène, il y a aussi celui du critique qui repère, analyse, voire imagine la transformation qu’aurait opérée l’écriture sur l’espace réel. Là aussi les regards endogènes, allogènes ou exogènes interviennent. Or certaines formulations du type « la puissance géocritique de Moncton » (p. 124) occultent cela. C’est un point aveugle de la théorie convoquée que Doyon-Gosselin n’aborde pas.
Bref, Moncton mentor : géocritique d’une ville nous invite à découvrir ou à redécouvrir la capitale culturelle de l’Acadie, à parcourir ses rues, à fréquenter ses cafés, à explorer ses parcs, mais à le faire après avoir lu ou en lisant les oeuvres qui mettent en scène la ville. Il s’agit d’un essai incontournable pour quiconque s’intéresse à la présence francophone en contexte minoritaire au Canada et en Amérique, à son rapport à l’espace et à son inscription dans le temps. L’ouvrage sera aussi particulièrement utile pour enseigner la géocritique, car il s’agit là d’une introduction exemplaire.
Appendices
Note biographique
Lucie Hotte est professeure titulaire au Département de français et directrice du Centre de recherche sur les francophonies canadiennes de l’Université d’Ottawa. Elle dirige également le Laboratoire de recherche sur les cultures et les littératures francophones du Canada. Ses recherches portent sur les théories de la lecture, les littératures minoritaires et l’écriture des femmes. Elle s’intéresse également à la réception critique des oeuvres d’écrivains marginaux. Elle a beaucoup publié sur les littératures franco-canadiennes et québécoise ainsi que sur les enjeux institutionnels propres aux littératures minoritaires. En 2001, son essai Romans de la lecture, lecture du roman : l’inscription de la lecture (Éditions Nota bene) a remporté le prix Gabrielle-Roy et, en 2015, elle a reçu le prix du meilleur livre de l’Association des professeurs de français des universités et collèges canadiens pour René Dionne et Gabrielle Poulin : oeuvres et vies croisées (Éditions David). En 2017, on lui a remis la médaille commémorative du 150e anniversaire de la Confédération du Sénat canadien en reconnaissance de sa contribution exceptionnelle à la promotion de la culture franco-ontarienne. Madame Hotte est membre de la Société royale du Canada.
Bibliographie
- Paré, François (1992). Les littératures de l’exiguïté, Ottawa, Nordir.