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Au Nouveau-Brunswick, le vote ethnique existe-t-il chez les Acadiens? Votent-ils généralement pour les libéraux? En comparaison, le vote anglophone néo-brunswickois est-il davantage divisé? Certains partis provinciaux dépendent-ils plus que d’autres d’un vote ethnique?

Nous proposons dans cet article de répondre à ces questions en étudiant le comportement électoral des Néo-Brunswickois lors des élections générales provinciales depuis 1908, en accordant une attention particulière à la plus récente élection, celle tenue en septembre 2020. Nous soutenons que (i) le clivage électoral entre francophones et anglophones a atteint un sommet historique lors des élections de 2020; que (ii) les francophones ont historiquement voté davantage en bloc que les anglophones, mais que cela n’a pas été le cas en 2020; et que (iii) les tiers partis progressistes tendent aujourd’hui à transcender le clivage linguistique dans la province.

La première section de l’article présente notre problématique de recherche et la perspective théorique que nous avons adoptée, alors que la section suivante situe cette problématique dans son contexte historique, retraçant à grands traits l’histoire du vote linguistique au Nouveau-Brunswick. La troisième section aborde notre méthodologie et nos données et la quatrième expose nos résultats d’analyse. Enfin, la cinquième section conclut et souligne la pertinence sociale de notre enquête.

Le vote ethnique, le vote linguistique

Le vote ethnique est un thème central en politique canadienne, y compris dans l’étude de la vie politique néo-brunswickoise. Traditionnellement, le système de partis sur la scène politique fédérale a réussi à transcender les questions linguistiques, le Parti libéral du Canada et le Parti progressiste-conservateur du Canada s’efforçant de conquérir aussi bien le vote francophone que le vote anglophone (Siegfried, 1906; Brodie et Jenson, 1991). Selon Kenneth Carty, William Cross et Lisa Young (2000), ce système, basé sur une recherche de conciliation entre les deux grands groupes linguistiques, s’est effondré au début des années 1990, notamment dans le contexte de la montée de partis régionaux, comme le Reform Party et le Bloc québécois. Cependant, le phénomène du vote ethnique n’est pas récent pour autant. Dans son discours présidentiel à l’Association canadienne de science politique, André Blais (2005) rappelait que la position dominante du Parti libéral du Canada dans le système de partis canadien depuis 1945 s’expliquait par l’appui des catholiques à ce parti (voir aussi Lijphart, 2003; Albaugh, 2019). Dans The Canadian Party System, Richard Johnston (2017) soutient quant à lui que c’est le vote « en bloc » des Québécois en faveur du Parti libéral du Canada qui aurait amené celui-ci à occuper une position historiquement dominante dans le système de partis canadien (voir aussi Bakvis et Macpherson, 1995). À l’inverse, à l’échelle provinciale québécoise, Pierre Serré (2002) avance que le vote « en bloc » des non-francophones pour le Parti libéral du Québec serait à l’origine de sa domination historique en politique québécoise.

Qu’en est-il sur la scène provinciale au Nouveau-Brunswick? D’emblée, le Parti libéral n’y jouit pas d’une position dominante, les deux principaux partis se partageant le pouvoir de façon à peu près égale depuis 1867. Toutefois, les références au vote ethnique au Nouveau-Brunswick sont nombreuses à partir des années 1960 (Thorburn, 1961; Leslie, 1969; Finn, 1973, Fitzpatrick, 1978; Doucet et Finn, 1984). L’étude de Jean-Guy Finn (1973), tirée d’un mémoire de maîtrise déposé à l’Université d’Ottawa, est la première à tenter d’expliquer le vote ethnique acadien au Nouveau-Brunswick. Bien que Finn base son étude sur le fait qu’il existe un vote ethnique acadien en faveur des libéraux depuis 1900 au fédéral et depuis 1917 au provincial, étonnamment, il ne fournit aucune donnée permettant de mesurer, voire d’attester l’existence d’un tel vote ethnique, qu’il comprend ainsi : « Il y a vote ethnique toutes les fois qu’il est possible de distinguer le vote d’un groupe ethnique en particulier, de celui de l’ensemble de la population » (p. 215).

La principale étude scientifique portant sur le vote ethnique au Nouveau-Brunswick est celle de William Cross et de Ian Stewart (2002), qui reprend sensiblement cette conception du vote ethnique. Leur article s’intéresse au système de partis provincial de 1908 à 1999 et montre qu’il a largement été organisé sur une base ethnique jusqu’au début des années 1980, mais qu’à partir de l’élection de 1982, en particulier, le système politique tendrait plutôt vers la réconciliation, les francophones et les anglophones appuyant désormais les libéraux et les progressistes-conservateurs dans des proportions plus similaires.

Nous remarquons trois limites dans l’article de Cross et de Stewart (2002). D’abord, l’article ne s’intéresse pas aux tiers partis, pourtant centraux dans la dynamique du vote ethnique à partir des années 1970. L’existence d’un vote ethnique en faveur du Parti acadien, notamment aux élections de 1978, est ainsi bien reconnue (Ouellette, 1992; Poplyansky, 2018). De façon similaire, le fait que les anglophones aient accordé un vote ethnique analogue à deux tiers partis hostiles au bilinguisme, le Confederation of Regions Party (CoR) dans les années 1990 et le People’s Alliance (PA) à partir des années 2010, est également bien documenté (Martin, 1998; Belkhodja, 1999; Bouchard, 2021; Chouinard et Gordon, 2021).

Ensuite, l’article commence à dater et on peut s’interroger : qu’en est-il depuis 1999? Dans un des chapitres de l’ouvrage collectif L’état de l’Acadie (2021), Gabriel Arsenault et Roger J. Ouellette signalent que le vote ethnique est de retour, du moins lors des élections provinciales de 2018, mais il manque à leur contribution une perspective longitudinale.

Enfin, la conception du vote ethnique développée dans l’article de Cross et de Stewart (2002), ou dans celui de Finn (1973), nous apparaît problématique, puisqu’elle exclut a priori la possibilité que les groupes ethniques minoritaire et majoritaire puissent voter « en bloc » pour le même parti. Le fait que les Acadiens se soient mis, à l’instar des anglophones, à appuyer plus substantiellement les progressistes-conservateurs en 1982 et en 1999 (mais aussi, comme on le verra, en 2003, 2006 et 2010) est considéré par Cross et Stewart (2002) comme une preuve de l’étiolement du vote ethnique acadien. L’appui univoque des Acadiens aux progressistes-conservateurs en 1999 (une première en près d’un siècle), alors que ceux-ci s’étaient dotés d’un chef francophone charismatique, ne nous apparaît pourtant pas comme étant dépourvu de considérations « ethniques » ou linguistiques (Poitras, 2004). On dira plutôt qu’il y a vote ethnique ou linguistique lorsqu’un groupe ethnique ou linguistique vote en bloc pour un parti (ce qui est mesurable quantitativement) – qui d’ailleurs ne sera pas nécessairement toujours le même – pour des considérations ethniques ou linguistiques (ce qui peut être évalué qualitativement au cas par cas).

Historiquement, les Acadiens étaient reconnus comme un groupe ethnique, d’où les références dans la littérature scientifique au vote ethnique acadien. En phase avec les pratiques sociales et scientifiques des dernières décennies, cependant, cet article aborde la minorité acadienne du Nouveau-Brunswick contemporain comme une minorité linguistique et utilise plutôt l’expression de vote linguistique.

Le contexte historique

C’est à la suite de l’arrivée d’un fort contingent de loyalistes à la Couronne britannique, pendant la guerre de l’Indépendance américaine, que la province du Nouveau-Brunswick fut créée en 1784 à même une partie du territoire de la Nouvelle-Écosse. Les Acadiens furent, au départ, complètement exclus de la vie politique. Seuls les non-catholiques avaient le droit de vote et pouvaient être candidats aux élections de la nouvelle Assemblée législative qui fut mise en place en 1785. Ce n’est qu’en 1810 que les catholiques vont obtenir le droit de voter et qu’à partir de 1830 qu’ils pourront se porter candidats aux élections sans avoir à prêter serment en niant l’autorité spirituelle du pape (Ouellette, 2013).

Le xixe siècle fut marqué par le début d’une timide participation des Acadiens à la vie politique néo-brunswickoise. Amand Landry fut le premier Acadien à se faire élire à l’Assemblée législative en 1846. Son fils, Pierre-Amand Landry, le remplaça en 1870. L’élite acadienne était de plus en plus sensible au fait que la défense de ses intérêts passait par sa représentation dans les instances du pouvoir dans la capitale provinciale, Fredericton.

La question scolaire sera au centre des débats politiques à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Le Nouveau-Brunswick optera pour un système scolaire public et non confessionnel. Cette décision fut âprement contestée par les catholiques tant acadiens qu’irlandais. Un compromis fut trouvé grâce à une collaboration des élites anglophone et francophone, protestante et catholique. La base du Parti conservateur était essentiellement formée de protestants, alors que le Parti libéral regroupait surtout les catholiques irlandais et acadiens (Finn, 1973). Ces deux partis domineront la scène politique provinciale et formeront à tour de rôle les gouvernements successifs jusqu’à ce jour.

Contrairement à d’autres communautés culturelles et linguistiques, comme celles de Belgique où les partis politiques représentent uniquement leurs communautés respectives, le Nouveau-Brunswick a un système de partis davantage coalescent appelé à former des gouvernements de coalition. Ce n’est qu’à partir de 1917 qu’il y aura une distinction nette entre les libéraux et les conservateurs et que les gouvernements seront formés d’un seul parti politique. Le deuxième parti deviendra l’opposition officielle.

La question scolaire remonta à la surface au début des années 1920 lorsque les anglo-protestants réussirent à convaincre le gouvernement conservateur du premier ministre John Baxter d’abroger le règlement 32 qui accordait une place à la langue française dans les écoles et à l’enseignement de la religion en dehors des heures de classe régulières (Thorburn, 1961 : 33). Ces tensions linguistiques et religieuses incitèrent les catholiques irlandais et acadiens à se tourner résolument vers le Parti libéral pour défendre leurs intérêts. Depuis la Confédération et jusqu’à 1917, les Acadiens avaient accordé leur appui surtout au Parti conservateur. La présence de chefs francophones au Parti libéral fédéral (Wilfrid Laurier) et au Parti libéral provincial à Fredericton (Peter Veniot) amena également la communauté acadienne à délaisser le Parti conservateur. Comme nous l’avons mentionné, Jean-Guy Finn désignera ce phénomène comme « la manifestation d’un vote ethnique » (Finn, 1973 : 215).

Peter Veniot sera le premier Acadien à occuper le poste de premier ministre du Nouveau-Brunswick en 1923 lorsqu’il succède à William Foster comme chef du Parti libéral. Toutefois, ce n’est qu’en 1960 qu’un autre Acadien, Louis J. Robichaud, sera élu premier ministre à la suite de l’élection de son parti au détriment des conservateurs. Plus que jamais la communauté acadienne votera en bloc pour les libéraux jusqu’à la défaite du gouvernement de Louis J. Robichaud en 1970 aux mains des progressistes-conservateurs de Richard Hatfield.

Épaulé par son lieutenant francophone, Jean-Maurice Simard, l’unilingue anglophone Richard Hatfield entreprit une opération séduction dans la communauté acadienne (Cormier et Michaud, 1991). L’adoption de la loi 88 en 1981 reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles permit aux progressistes-conservateurs de remporter aux élections de 1982 la plus forte majorité de son histoire en faisant élire plusieurs députés dans les régions acadiennes. Cette pause du vote acadien en faveur des libéraux fut de courte durée puisque le gouvernement de Richard Hatfield sera laminé par les libéraux de Frank McKenna en 1987.

Le Parti progressiste-conservateur connaîtra une déroute historique marquée par de profondes divisions internes, qui culmineront lors de la création d’une nouvelle formation politique, le Confederation of Regions (CoR), résolument contre le bilinguisme officiel dans la province. Ce parti réussira à faire élire aux élections de 1991 huit députés formant ainsi l’opposition officielle à l’Assemblée législative.

Pour la première fois de son histoire, le Parti progressiste-conservateur élit à sa tête un chef francophone en 1995. Un ancien ministre dans le cabinet du gouvernement de Brian Mulroney, Bernard Valcourt obtient un siège à l’Assemblée législative lors des élections de 1995, mais son parti ne fait élire que 6 députés contre 48 pour les libéraux de Frank McKenna. Il quitte la chefferie du Parti progressiste-conservateur en 1997 sans avoir réussi à ramener sa formation politique sur le chemin de la victoire. La traversée du désert du Parti progressiste-conservateur prend fin au moment où disparaît le parti CoR et surtout quand un nouveau chef, Bernard Lord, arrive à sa tête en 1998.

Fils d’une mère francophone et d’un père anglophone, Bernard Lord est parfaitement bilingue et sait unifier son parti et entreprendre la reconquête de l’électorat acadien. Le lien de confiance qui avait été brisé après la défaite du gouvernement de Richard Hatfield est rétabli par le jeune chef. Lors des élections de 1999, les progressistes-conservateurs remportent leur plus grande victoire de leur histoire en faisant élire un grand nombre de candidats dans les régions acadiennes.

Un autre parti politique opposé au bilinguisme officiel au Nouveau-Brunswick fait son apparition sur la scène politique en 2010. Le People’s Alliance entre à l’Assemblée législative en 2018 en faisant élire trois députés, tous de régions majoritairement anglophones. Il permet au gouvernement minoritaire progressiste-conservateur de Blaine Higgs de déloger les libéraux de Brian Gallant.

Lors de ces mêmes élections provinciales, le Parti vert fait une percée dans l’électorat acadien grâce à la victoire de Kevin Arseneau dans le château fort libéral de Kent-Nord. Il est réélu dans la même circonscription en 2020. C’est la première fois dans l’histoire politique du Nouveau-Brunswick qu’un candidat d’un tiers parti provincial est élu dans une circonscription majoritairement francophone.

En somme, on dira que l’appui des Acadiens au Parti libéral est de nature structurelle, alors que des événements conjoncturels, comme un chef progressiste-conservateur francophile ou francophone, peuvent amener ceux-ci à modifier leur comportement électoral. L’élection d’un chef unilingue anglophone et, de surcroît, un ancien candidat du parti CoR à la tête du Parti progressiste-conservateur en 2016 conduit les Acadiens à choisir à nouveau le Parti libéral. L’élection de Blaine Higgs va contribuer à alimenter la fracture communautaire et linguistique dans la province.

Méthodologie et données

Cross et Stewart (2002 : 38) présentent un tableau qui contient des données sur l’appui électoral des circonscriptions francophones, mixtes et anglophones au Parti libéral et au Parti progressiste-conservateur de 1908 à 1999. Pour cette période, il n’existe pas de données de recensement sur la langue maternelle des habitants des circonscriptions. Ces données existent toutefois pour les quinze comtés traditionnels de la province. Les auteurs classifient donc les circonscriptions provinciales selon les comtés et distinguent trois cas de figure : les circonscriptions « francophones », situées dans les comtés où vivent plus de 75 % de francophones (comme le comté de Gloucester ou de Madawaska), les circonscriptions « mixtes », qui regroupent des comtés comptant entre 25 % et 75 % de francophones (comme le comté de Westmorland ou de Victoria) et les circonscriptions « anglophones », dont les comtés ont plus de 75 % d’anglophones (comme le comté de York ou de Charlotte).

En utilisant la même méthodologie, nous chiffrons l’appui aux deux grands partis pour les élections de 2003, 2006 et 2010[1]. Ensuite, à partir des données du recensement de 2011 de Statistique Canada, la Commission sur la délimitation des circonscriptions électorales et la représentation du Nouveau-Brunswick (Nouveau-Brunswick, 2013) fournit, pour chaque circonscription provinciale en vigueur depuis les élections générales de 2014, le pourcentage d’électeurs ayant le français comme seule langue maternelle. À partir de ces données et des résultats électoraux par circonscription fournis par Élections Nouveau-Brunswick, nous sommes en mesure de chiffrer avec plus de précision l’appui des circonscriptions aux différents partis selon leur taux de francophones (c’est-à-dire les électeurs ayant le français comme seule langue maternelle) pour les élections provinciales générales de 2014, de 2018 et de 2020.

Mentionnons que depuis les élections provinciales générales de 2014, il y a 49 circonscriptions dans la province. Parmi elles, 21 comptent au moins 25 % de francophones – allant de 29,3 % (Moncton-Sud) à 96,7 % (Caraquet et Shippagan-Lamèque-Miscou). Les 28 autres circonscriptions comptent donc moins de 25 % de francophones – allant de 24 % (Moncton-Nord-Ouest) à 1,7 % (Carleton). Selon les données du recensement de 2011, l’anglais était la langue maternelle de 65,4 % des Néo-Brunswickois et le français la langue maternelle de 32 % d’entre eux. La proportion d’électeurs n’ayant pas le français ou l’anglais comme (seule) langue maternelle est mince, soit moins de 3 % de la population.

La scène politique provinciale néo-brunswickoise (1908-2020)

La figure 1 illustre l’appui aux libéraux et aux progressistes-conservateurs dans les circonscriptions situées dans des comtés comprenant plus de 75 % de francophones (1908-2010) ou dans les circonscriptions qui ont elles-mêmes plus de 75 % de francophones (2014-2020). Comme le note Finn (1973), depuis 1917, les francophones appuient normalement les libéraux. Entre les élections de 1974 et celles de 1982, pendant le règne généralement francophile de Hatfield (Cormier et Michaud, 1991), on voit que l’écart de l’appui entre les deux partis s’amenuise. Il s’amenuise une fois de plus aux élections de 1995, au moment où le francophone Bernard Valcourt dirige les progressistes-conservateurs. Il faut toutefois attendre les années de règne de Lord (1999-2006) pour que les circonscriptions francophones votent davantage pour les progressistes-conservateurs que pour les libéraux, ce qu’elles feront jusqu’en 2010. Depuis 2014, on assiste en quelque sorte à un retour au clivage linguistique traditionnel (Everitt et Sanford, 2016; Lewis, Bateman et Desserud, 2017; Ouellette, 2018; Arsenault et Ouellette, 2021).

Figure 1

L’appui aux libéraux et aux progressistes-conservateurs dans les circonscriptions francophones

L’appui aux libéraux et aux progressistes-conservateurs dans les circonscriptions francophones

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Figure 2

L’appui aux libéraux et aux progressistes-conservateurs dans les circonscriptions anglophones

L’appui aux libéraux et aux progressistes-conservateurs dans les circonscriptions anglophones

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La figure 2 montre que depuis les années 1950, les circonscriptions anglophones (ou non francophones) appuient généralement les progressistes-conservateurs, sauf durant les années où McKenna est premier ministre (1987-1997).

Les figures 1 et 2 montrent que depuis 1917, l’appui en bloc des francophones pour les libéraux a été globalement plus fort que l’appui en bloc des anglophones pour les progressistes-conservateurs. Depuis 1917, sur un total de vingt-sept élections, les circonscriptions francophones ont voté à au moins 50 % et 60 % pour les libéraux à vingt-trois et treize élections, respectivement. Les circonscriptions anglophones, elles, ont voté à au moins 50 % et 60 % pour les libéraux à dix-huit et trois élections, repectivement.

Ces deux graphiques révèlent aussi que les élections de 2020 ont été particulièrement polarisantes sur le plan linguistique. Dans les circonscriptions francophones, l’appui aux progressistes-conservateurs atteint un niveau historiquement bas (20 %), alors que dans les circonscriptions anglophones, c’est l’appui aux libéraux qui atteint ce niveau historique (18 %).

Figure 3

Pourcentage des votes obtenus selon le pourcentage de francophones par circonscription lors des élections provinciales néo-brunswickoises de 2020

Pourcentage des votes obtenus selon le pourcentage de francophones par circonscription lors des élections provinciales néo-brunswickoises de 2020
Sources : Nouveau-Brunswick (2013); Élections Nouveau-Brunswick (2020)

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La figure 3, portant sur les élections de 2020, permet d’observer ce clivage à la loupe. Elle montre qu‘en règle générale, plus une circonscription était francophone, plus le nombre de votes récoltés par le Parti libéral était susceptible d’être élevé. Ainsi, les cinq circonscriptions de la province comptant plus de 90 % de francophones ont toutes voté à plus de 60 % pour les libéraux. À l’inverse, moins une circonscription était francophone, plus le nombre de votes récoltés par le Parti progressiste-conservateur et par le People’s Alliance était susceptible d’être élevé. Ainsi, les cinq circonscriptions les moins francophones de la province (comptant toutes moins de 4 % d’électeurs francophones) ont toutes voté à plus de 70 % pour le Parti progressiste-conservateur ou le People’s Alliance. Aux élections de 2020, les anglophones n’ont pas moins voté « en bloc » que les francophones.

Le clivage linguistique post-2014 est aussi mesurable à partir des statistiques sur les sièges. Sur un total de 63 sièges lors des trois dernières élections, les circonscriptions à forte présence francophone (25 % et plus) n’ont fait élire que quatre députés progressistes-conservateurs, dont trois francophones : Madeleine Dubé dans Edmundston-Madawaska-Centre (2014), Robert Gauvin dans Shippagan-Lamèque-Miscou (2018) et Daniel Allain dans Moncton-Est (2020). La seule exception est l’anglophone Greg Turner, élu en 2020 dans Moncton-Sud, une circonscription où les francophones représentent entre 25 % et 50 % de la population, comme nous l’avons indiqué plus haut. Dans les circonscriptions à faible présence francophone (moins de 25 %), les libéraux ont fait élire sept candidats en 2014, mais que deux en 2018 et aucun en 2020.

La figure 3 montre toutefois que le pourcentage d’électeurs francophones ne constitue pas un facteur déterminant pour prédire le vote en faveur du Nouveau Parti démocratique (NPD) ou du Parti vert. Les verts ont ainsi élu un député, Kevin Arseneau, dans une circonscription qui compte plus de 67 % de francophones, Kent-Nord, et un député, David Coon, dans une circonscription comptant à peine 6 % de francophones, Fredericton-Sud.

Traditionnellement, le NPD a eu plus de succès dans les circonscriptions anglophones que dans les circonscriptions francophones de la province. Dans son histoire, le parti provincial n’a fait élire que trois candidats, dans des circonscriptions majoritairement anglophones : Robert Hall dans Tantramar (élections générales de 1982), Peter Trites dans Saint John-Est (élection partielle de 1984) et Elizabeth Weir dans Saint John-Sud (élections générales de 1991, de 1995, de 1999 et de 2003) (Levesque, 2020). Comme l’illustrent les figures 4 et 5, entre 2014 et 2020, l’appui au NPD demeure plus important chez les anglophones, mais varie de moins de cinq points de pourcentage entre les circonscriptions à forte présence francophone et celles à faible présence francophone : dans les deux cas, cet appui passe de 10 %-15 % en 2014 à 0 %-3 % en 2020.

Figure 4

Pourcentage moyen des votes obtenus par le NPD et le Parti vert dans les circonscriptions comptant plus de 25 % de francophones

Pourcentage moyen des votes obtenus par le NPD et le Parti vert dans les circonscriptions comptant plus de 25 % de francophones

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Figure 5

Pourcentage moyen des votes obtenus par le NPD et le Parti vert dans les circonscriptions ayant moins de 25 % de francophones

Pourcentage moyen des votes obtenus par le NPD et le Parti vert dans les circonscriptions ayant moins de 25 % de francophones

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Le Parti vert a suivi la trajectoire inverse. Ce parti a présenté des candidats pour la première fois aux élections générales de 2010, sans succès, obtenant moins de 1000 voix dans chacune des 49 circonscriptions de la province. Le Parti vert a fait élire son chef, David Coon, aux élections de 2014 et trois députés aux élections de 2018, tous les trois réélus en 2020. Aussi bien dans les circonscriptions à forte qu’à faible présence francophone, ses résultats électoraux sont passés de 5 %-8 % en 2014 à 14 %-17 % en 2020.

En somme, les tiers partis progressistes parviennent jusqu’à un certain point à transcender la division linguistique. L’appui combiné au NPD et au Parti vert est ainsi passé de 16,5 % en 2014 à 17,8 % en 2020 dans des circonscriptions ayant plus de 25 % de francophones et de 22,5 % en 2014 à 16,3 % en 2020 dans des circonscriptions comptant moins de 25 % de francophones. À l’échelle provinciale, chez les francophones comme chez les anglophones, le Parti vert semble avoir remplacé le NPD comme principal parti progressiste (Levesque, 2020).

Conclusion

En 1973, Jean-Guy Finn a tenté d’expliquer le vote ethnique acadien, mais sans en mesurer au préalable l’existence; il a mis la charrue avant les boeufs. Près de cinquante ans plus tard, nous nous livrons à l’exercice inverse : décrire quantitativement le clivage linguistique à l’oeuvre sur la scène provinciale du Nouveau-Brunswick, mais sans tenter d’en fournir une explication causale. Nous ne présumons pas que la langue seule explique les différences observées dans le comportement électoral des francophones et des anglophones, qui ne se ressemblent d’ailleurs pas à bien d’autres points de vue. Des études fondées sur des méthodologies qualitatives sont nécessaires pour sonder l’ampleur des motivations de nature ethnolinguistique sous-tendant le comportement électoral des Néo-Brunswickois.

Notre article, inspiré du travail de Cross et de Stewart (2002), apporte de nouveaux éléments. D’abord, nous avons utilisé des données originales pour la période allant de 2003 à 2020 afin d’illustrer le retour à un important clivage linguistique à partir de 2014. Nous avons ensuite conclu que le clivage de 2020 est d’une importance historique. Ensuite, cet article est le premier à documenter le fait que les tiers partis progressistes de la province parviennent aujourd’hui à transcender le clivage linguistique. Enfin, il offre une critique originale, dont l’intérêt dépasse le champ de la politique canadienne, de la façon dont la littérature scientifique existante s’est emparée du concept de vote ethnique.

Des recherches futures pourront aller plus loin. Il serait en particulier pertinent d’analyser le clivage linguistique au Nouveau-Brunswick sur la scène politique fédérale et d’explorer le comportement électoral acadien en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard.

Le constat empirique que les anglophones et les francophones de la province votent bel et bien différemment a de lourdes implications sociales. En particulier, ce constat rappelle la pertinence de respecter la géographie des « communautés d’intérêt » définies linguistiquement au moment de délimiter les circonscriptions électorales. Une circonscription combinant une communauté minoritaire francophone et une communauté majoritaire anglophone risque ainsi de donner lieu à une situation de domination politique (McLaughlin et Deschênes-Thériault, 2021) où la majorité anglophone pourra imposer à la minorité francophone ses choix électoraux.