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PrésentationFigures de l’héritier dans le roman contemporain[Record]

  • Martine-Emmanuelle Lapointe and
  • Laurent Demanze

En France comme au Québec, l’on pense souvent la littérature contemporaine sous le signe de la perte et de la fin, comme si les oeuvres d’aujourd’hui étaient le lieu d’un désenchantement dont les nombreux spectres et les ruines seraient les emblèmes. La littérature serait alors entamée par la crise de la culture analysée par Hannah Arendt et hésiterait entre fragmentation et recyclage, à force de ne pouvoir rivaliser avec les oeuvres du passé. Richard Millet, dans un récent essai, a décrit cette littérature à l’agonie, inquiète de son prestige perdu et de son universalité contestée. D’autres essayistes lui ont emboîté le pas, comme Dominique Maingueneau, William Marx ou Tzvetan Todorov, pour dire que les lettres s’éprouveraient désormais en rupture avec le passé, sans tradition à défendre ni usages communautaires à fonder. Ces discours de la fin essaiment sous la forme de spectres et de revenants. La littérature s’écrirait dans une « langue fantôme », donnerait une voix à des personnages ventriloques, phagocytés par leurs ascendants, mais également habités par « la prémonition [des] deuil[s] à venir ». Anathèmes légitimes ou dépréciation mélancolique, cela importe peu : ces discours inquiets dévoilent le lien problématique des écrivains d’aujourd’hui avec le passé, bien en peine de se faire les héritiers des siècles révolus. Dans son article « Filiations littéraires », Dominique Viart montre pourtant que la littérature française contemporaine ne cesse d’être obsédée par la question familiale et les problèmes de filiation. Après les temps d’une esthétique classique où régnait l’imitation des anciens, après ceux des ruptures modernes qui mettaient à bas les autorités du passé, le récit d’aujourd’hui se ressaisit des oeuvres antérieures pour se chercher au miroir de ses intercesseurs. L’écrivain contemporain entre ainsi en dialogue avec les oeuvres du passé au point d’en confondre parfois les voix et les écritures. Cette curiosité dialogique se traduit notamment par la profusion des figures d’héritier qui témoignent de la nécessité de repenser les liens familiaux et les transmissions, depuis que la modernité les a ébranlés. L’interrogation inquiète des grands récits et des modèles, qu’ils soient familiaux, littéraires ou historiques, est également au coeur de la littérature québécoise contemporaine. Renonçant aux esthétiques de la fondation et de la transgression qui avaient largement dominé la littérature québécoise des années 1960 et 1970, l’écrivain contemporain se construirait désormais, comme le propose Pierre Nepveu dans L’écologie du réel, « sous le signe d’une éthique de la mémoire et de la présence aux formes, et d’une herméneutique jamais achevée ». La littérature d’aujourd’hui s’attache donc moins aux lieux de mémoire et aux communautés préservées qu’à l’inquiétude d’un sujet qui se réapproprie le legs des ascendants et tente d’en reconstruire le récit de manière fragmentaire et fugitive à la fois. Des Vies minuscules de Pierre Michon aux spectres de la Shoah qui hantent le roman familial dans Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis, en passant par les ancêtres fantasmés de Richard Millet ou de Nicolas Dickner, le récit contemporain entrelace le souci de dire des figures attestées et les enchantements de la mémoire. S’il s’affronte à la cassure des traditions, c’est pour renouer les temps et relier le passé au présent, transformant l’intervalle temporel en un parcours du sens comme le proposait Paul Ricoeur. En somme, tout se passe comme si l’histoire ne pouvait désormais s’écrire sur le mode collectif et devait être repensée, voire replacée, dans le contexte d’une intimité élargie. Le sujet contemporain s’éprouverait ainsi dans une rencontre singulière avec ses ascendants et ses spectres, tout en élaborant des généalogies artistiques et intellectuelles. Filiation biologique et affinités électives se confondraient alors, dans une …

Appendices