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L’Ukraine a ratifié en 2008 la Convention de l’UNESCO de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel ; elle est un des 182 États parties qui ont rejoint cette initiative jusqu’à présent. Le pays a dressé une liste préliminaire de 6 éléments dans son registre national, qui compte désormais 80 éléments. Depuis 2013, trois éléments du patrimoine ukrainien ont été inscrits sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité[1], et deux autres figurent sur la Liste du patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente[2].

Ce volume est consacré au patrimoine culturel immatériel ukrainien en situation d’urgence. Les articles de ce numéro font fréquemment référence à l’invasion russe de 2014 et à la guerre considérablement intensifiée depuis février 2022. Dans certains cas, ils décrivent comment les combats ont modifié la forme d’éléments du patrimoine immatériel. Le plus souvent, les auteurs évoquent la façon dont la guerre en a changé le contexte et le sens. En 2019, dans le contexte de la guerre en Syrie et de l’expansion de la pandémie de Covid-19, et depuis lors, le Secrétariat de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel a produit des documents et mis en place des programmes pour traiter du « patrimoine culturel immatériel dans les situations d’urgence[3] ».

A la suite de trois ans de réflexion sur le patrimoine culturel immatériel en situation d’urgence et une réunion d’experts en mai 2019, des « Principes opérationnels et modalités de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel dans les situations d’urgence » ont été proposés et approuvés par le Comité intergouvernemental pour la sauvegarde du PCI lors de sa quatorzième session à Bogotá, en décembre 2019 (UNESCO 14.COM 13) et adoptés en 2020 par la 8e Assemblée générale des États parties à la Convention de 2003 (UNESCO 8.GA 9). Comme l’expliquent l’article liminaire de Valentyna Demian et l’article de clôture d’Oleksandr Butsenko, ces principes opérationnels soulignent le « double rôle » du PCI dans les contextes d’urgence, d’une part, sa vulnérabilité en raison des menaces que les conflits font peser sur lui, et, d’autre part, sa capacité de renforcer l’identité des communautés et de les aider à se relever (UNESCO 8.GA 9).

De nombreux auteurs évoquent dans cet ouvrage le premier rôle, celui de la sauvegarde contre la dévastation des objets matériels et des composantes immatérielles de la culture parce que le contexte a été altéré ou a complètement disparu (ateliers d’artisanat, milieux naturels comme les forêts et les zones humides, infrastructures sociales comme les marchés et les festivals). Tant les utilisateurs de biens culturels que les créateurs eux-mêmes ont été tués ou blessés, ou vraisemblablement déplacés de leurs foyers vers d’autres régions ou pays (on dénombre environ 6 millions de réfugiés à l’intérieur du pays et 8 millions de déplacés à l’étranger). Malgré les bouleversements, de nombreux éléments du PCI ont survécu et ont même connu un regain d’intérêt après la pandémie et pendant la crise militaire.

Le thème dominant de la plupart des contributions concerne le deuxième rôle du PCI dans les situations d’urgence tel que mentionné par l’UNESCO : sa valeur dans le renforcement de l’identité et l’accroissement de la résilience au sein d’une communauté. En effet, la guerre a profondément modifié les éléments du PCI qui sont devenus des symboles nationaux, les rendant beaucoup plus puissants, valorisés et partagés. Des exemples poignants de l’augmentation de l’importance du PCI sont décrits ici, tels que la flasque en forme de coq qui a remarquablement survécu à un bombardement dans la ville de Borodianka (Natsional’nyi Memorial’nyi Kompleks 2022), mentionnée par Oleksandr Butsenko, les activités des kobzars décrites par Mykola Tovkailo, Maryna Hrymych, Myroslava Vertiuk et Andrii Levchenko, les représentations de la Nativité appelées vertep, étudiées par Andriy Sendetskyy, les ateliers de peinture de Petrykivka dans le monde entier, dont parle Iryna Voloshyna, le succès des chansons ukrainiennes aux références folkloriques à l’Eurovision et de nombreuses autres manifestations.

Les articles de Valentyna Demian et Oleksandr Butsenko témoignent également de l’important renforcement des structures du PCI et des initiatives menées en Ukraine. Les acteurs dans ce domaine ont été profondément stimulés par les dénégations brutales de la Russie quant à l’existence de l’Ukraine en tant que nation. Environ les deux tiers des éléments inscrits dans le Registre national ont été ajoutés depuis le début de la guerre à grande échelle il y a deux ans. Les législateurs, le personnel des centres de développement et d’autres organisations non gouvernementales, les centres culturels au niveau des provinces, les communautés locales et d’innombrables individus se sont tous enhardis et ont accru leur engagement à promouvoir la culture ukrainienne à travers ce que Manuel Castells appelle « l’identité de résistance » (Castells 1997), examinée plus en détail dans l’article d’Oleksandr Butsenko.

L’image de marque de la culture ukrainienne la représente comme étant fondée sur la culture villageoise traditionnelle plus que d’autres, en partie à cause des relations coloniales aux XVIIIe et XIXe siècles, pendant la période des Lumières, du romantisme et ensuite. Les études folkloriques se sont fortement développées dans ce pays et ont eu un pouvoir symbolique énorme pour le mouvement national. L’industrialisation étant survenue tardivement, davantage de traces préindustrielles relatives aux technologies, aux visions du monde, aux coutumes, aux relations, aux loisirs et à l’esthétique sont restées plus visibles peut-être que dans d’autres régions d’Europe. Au XIXe siècle, alors que cette région était de plus en plus considérée comme une nation au sens moderne du terme, la réputation de l’Ukraine concernant son riche folklore riche et ses expressions culturelles dynamiques a persisté. Cette perception perdure encore aujourd’hui, et l’auto-identification constitue depuis longtemps une pierre angulaire des mouvements en faveur de la conscience nationale ukrainienne.

Dans l’Empire tsariste russe, cette image du paysan ukrainien n’était pas incompatible avec la perspective impériale russocentrique. Au XXe siècle, l’idéologie bolchevique n’a pas non plus contesté cette affirmation, mais l’a plutôt exploitée à des fins politiques. La politique marxiste-léniniste a fondu les travailleurs urbains aux paysans ruraux et a soutenu que ces masses constituaient le noyau vivant de l’humanité, la source de toute créativité. La culture des masses devait être célébrée comme étant belle, juste, optimiste et communautaire. Une première période soviétique de korenizatsiia (indigénisation, коренізація, « ukrainisation » dans notre cas) a permis l’épanouissement de l’expression, de la créativité artistique et une croissance limitée de l’identité nationale, y compris de la culture urbaine moderne, jusqu’à sa fin abrupte en février 1932. Au milieu des années 1930, alors que le réalisme socialiste était institutionnalisé comme monopole de l’expression artistique, l’art populaire était à nouveau très estimé. L’expression artistique pouvait très bien être « nationale dans la forme, socialiste dans le contenu ». La première partie du slogan montrait la tolérance à l’égard de l’expression de l’identité ukrainienne (ou géorgienne, kazakhe, kirghize…), bien que dans des limites strictes. L’accent mis sur le socialisme dans la deuxième partie du slogan obligeait les Ukrainiens à basculer résolument dans la culture russe. Plusieurs articles de ce volume évoquent le modèle d’engagement du gouvernement soviétique dans les arts populaires et le patrimoine culturel immatériel.

Au cours des trois dernières décennies, au moment de l’indépendance de l’Ukraine, l’héritage de la célébration de la culture « populaire » s’est poursuivi dans une certaine mesure. Alors que la nation ukrainienne a été historiquement conçue principalement à travers le modèle d’« identité nationale ethnique » (qui donnerait spécifiquement la priorité à l’ascendance, à la langue, à l’histoire et à la culture du groupe majoritaire dans la vie nationale), un modèle d’« identité nationale civique » (basé davantage sur la citoyenneté, la résidence, l’égalité des droits et l’ouverture à l’inclusion multiethnique) est en essor (voir Shulman 2008 ; Barrington 2021). En effet, les chercheurs notent que l’Ukraine est intéressante parce que « l’Ukraine devient de plus en plus ukrainienne » (Arel 2018) en même temps que son identité civique se renforce considérablement (Barrington 2021). Ces deux modèles d’identité ukrainienne sont étroitement liés aux intérêts du pays pour le PCI. Comme le notent Valentyna Demian et Oleksandr Butsenko, plusieurs lois ukrainiennes protègent l’existence et les cultures des trois groupes culturels autochtones et minoritaires d’Ukraine, et plusieurs des éléments identifiés dans le Registre national du PCI représentent spécifiquement leurs sous-cultures.

L’adjectif ukrainien « narodnyi » (народний) peut être traduit par « populaire », mais aussi par « issu du peuple » et « national ». Cette ambivalence était très utile du point de vue soviétique. Ainsi pouvait-on nommer une vieille femme du village chantant à sa petite-fille une « narodna spivachka » (chanteuse folk ≅ chanteuse nationale) et le même terme pouvait être utilisé pour désigner une éminente soprano à l’opéra. En effet, les plus hautes récompenses artistiques en URSS accordaient le statut d’« artiste narodnyi » (artiste national ≅ artiste populaire). Les Soviétiques ont insisté pour souligner la continuité historique entre ces deux chanteurs (ou sculpteurs, peintres, acteurs, danseurs, organisateurs d’événements…), attribuant systématiquement les « améliorations » de la qualité et de la technique artistiques à la Révolution et à la construction de la culture soviétique. Les perspectives occidentales sur la culture, y compris les études folkloriques, mettent beaucoup plus l’accent sur le contexte et la recontextualisation, attentives aux différences entre les deux chanteurs au moins autant qu’à leurs similitudes (même s’ils peuvent chanter la « même » chanson).

Bien entendu, une différence essentielle réside dans le sens de l’activité. Les détenteurs de la tradition ont exécuté et fabriqué ces éléments parce qu’ils étaient utiles, parce qu’ils construisaient des relations sociales d’une manière souhaitée, parce qu’ils reflétaient ce que le monde était, ou ce qu’il pourrait être, parce qu’ils étaient sacrés, jolis, amusants, parce que « nos gens le faisaient de cette façon » contrairement à « ces gens là-bas », ou pour de nombreuses autres raisons. Pour eux cependant, ces éléments de la culture vernaculaire n’étaient pour la plupart pas identifiés comme étant du « patrimoine » et comme « national ». Ils n’avaient aucune raison de mettre en avant ces qualités particulières ou d’en avoir une conscience historique particulière.

Le concept de « patrimoine » implique activement une conscience historique, marquant l’élément culturel concerné spécifiquement comme « traditionnel », et très souvent « ancien » et « symbole de la nation ». Le « patrimoine » est de plus en plus associé à cette qualité de « réflexion », de « regard dans un miroir sur son passé ». À cet égard, le « patrimoine » s’oppose aux cultures « traditionnelles » et « vernaculaires », qui sont également partagées au sein d’une communauté, peuvent aussi être transmises de génération en génération, être anciennes, mais ne sont pas nécessairement marquées par ces caractéristiques dans l’esprit des porteurs de culture. Le fait qu’un élément culturel ait pu ne pas être marqué auparavant, mais qu’il ait ensuite pris ces significations, renvoie à la « patrimonialisation » comme « l’acte ou le processus de transformation de quelque chose en patrimoine » (voir Harrison 2013). Le savoir devient une « valeur ajoutée », comme l’a si bien décrit Barbara Kirshenblatt-Gimblett (1985 : 370-372).

La « découverte » du « peuple » et de son « savoir », par Johann Gottfried Herder, les frères Grimm et bien d’autres par la suite, a constitué un changement majeur dans le sens de ce savoir. La signification de la tradition a changé dans l’esprit des intellectuels, mais pas nécessairement dans la perception des porteurs de culture eux-mêmes. Ces idéologues instruits ont commencé à se rendre dans les villages de la campagne (ou dans les cuisines de leurs domestiques) pour documenter les textes, les expressions verbales, les coutumes et rituels nouvellement appréciés. La tradition était encore plus appréciée si elle semblait ancienne, pré-rationnelle ou en voie de disparition. On considérait également que ce savoir avait une valeur supplémentaire s’il était « spécifique au niveau local » (plus précisément, associé à l’étendue géographique de la nation qu’ils aidaient à « révéler » [et à « construire »]).

Pendant peut-être un siècle ou plus dans de nombreux cas, la signification des traditions pour les folkloristes et leurs collègues était différente de celle qui prévalait pour les « gens » qui pratiquaient eux-mêmes les éléments culturels. De nombreux folkloristes au début imaginaient leur travail un peu comme des archéologues, sauvant des objets de valeur presque perdus dans la poussière, n’étant pas capables de saisir (ou par manque d’intérêt ou de connaissances) le sens qu’ils avaient pour les porteurs de ces éléments. Tout comme les sauvages aux « coutumes étranges » de Sir James Frazer et les danseurs de Morris de Cecil Sharp, les chasseurs-cueilleurs, les paysans ou les roturiers n’étaient pas nécessairement conscients de la valeur de leurs chants, de leurs histoires, de leurs coutumes et de leurs croyances, ni d’un « héritage ». Les premiers spécialistes des sciences sociales n’y voyaient pas de problème, car ils pensaient que c’était le travail du chercheur d’interpréter et d’expliquer, alors qu’ils imaginaient que les détenteurs de la tradition se comportaient pour la plupart sans libre arbitre, répétant sans esprit critique ce dont ils avaient hérité.

Bien sûr, cette description simplifie à l’extrême la situation, et il existe depuis longtemps des courants d’études qui s’intéressent, parfois en profondeur, à la compréhension des traditions culturelles exprimées par leurs groupes. Dans les années 1960 et 1970, avec l’essor des études culturelles, le tournant de la « culture de l’écriture », la prise de conscience plus profonde de l’orientalisme, du postcolonialisme et de nombreux autres changements dans les perspectives académiques en sciences sociales et humaines, ce clivage s’est en grande partie réduit. Les folkloristes, anthropologues, sociologues, historiens de l’art et spécialistes de la littérature qui pensaient autrefois avoir « révélé la vérité » sur ces traditions s’efforcent désormais de comprendre le sens du contenu culturel d’une manière plus concordante avec la compréhension des porteurs de culture. Les anciens ensembles de significations asymétriques continuent cependant de résonner dans de nombreuses situations : les perspectives populaires des « autres cultures » et du « folklore » national perpétuent sûrement souvent des préjugés sur leur contenu comme étant exotique, irrationnel et archaïque, dénotant un caractère distinct et a priori « national » (que les porteurs de culture dans leur contexte local le perçoivent ainsi ou non).

Tous les auteurs et auteures des articles de ce volume adoptent cette position « consciente du patrimoine » selon laquelle les traditions symbolisent la nation, ont de la valeur et méritent attention, considération et sauvegarde. La plupart de nos lectrices et lecteurs partagent sans aucun doute cette vision selon laquelle ces éléments constituent un « patrimoine ».

La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel consacre un nouveau développement important dans ce changement de signification asynchrone à deux niveaux vers le « patrimoine » et ses qualités associées. Pour participer au mouvement du PCI, non seulement les folkloristes et autres bâtisseurs de la nation, mais aussi les porteurs des éléments culturels eux-mêmes doivent activement conceptualiser le contenu culturel comme un « patrimoine ». En outre, ils doivent s’engager auprès des niveaux administratifs régionaux et étatiques.

Bien entendu, cette ancienne asymétrie des significations a également été érodée depuis longtemps par la base, soit par les porteurs de traditions eux-mêmes. De nombreuses traditions sont nées en contexte urbain et impliquent un engagement de la part de personnes qui ne sont pas isolées de la culture de l’élite, mais même les villageois les plus isolés en marge de la modernité ne peuvent pas rester insensibles aux folkloristes qui leur demandent de chanter des chansons hors de leur contexte, qui continuent à prendre des notes sur du papier lors d’un mariage, et qui achètent leurs casseroles mais sans jamais les utiliser pour cuisiner. Les éléments traditionnels qui impliquaient du troc ou un paiement sont devenus encore plus commercialisés. Certains individus locaux, peut-être déjà semi-spécialistes ou gardiens des traditions, ont acquis une réputation d’« experts » ou de « trésors vivants ». De nouveaux éléments ont été développés pour convenir aux nouveaux publics intéressés. Dès le 19e siècle et de plus en plus au 20e siècle, les gens qui aimaient se produire sur scène étaient rassemblés en groupes et emmenés dans les villes régionales ou les capitales pour présenter leurs traditions locales aux citadins. Des organismes de sensibilisation et diverses initiatives gouvernementales ont introduit ou renforcé la conscience nationale et les ont encouragés à rejoindre la grande « communauté imaginée » au-delà de leurs horizons étroits antérieurs. Avec la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, les participants de la communauté sont explicitement censés être bien conscients et soutenir leur élément en tant que « patrimoine ». L’asymétrie a disparu en grande partie.

Cette « patrimonialisation », marquant les éléments comme « traditionnels », « précieux » et « nationaux » par les bâtisseurs de la nation, le changement de signification souvent boudé par les porteurs de la culture eux-mêmes, ainsi que la concomitance et l’intensité de ces deux transformations, présentent des schémas assez divers. Un continuum complexe de possibilités peut être observé dans les articles de ce volume, et nous espérons que cela pourra suggérer des modèles interculturels à la lectrice et au lecteur intéressés.

Fort de sa connaissance intime de nombreux détails de la région, Yuriy Rybak est en mesure de choisir trois éléments culturels quelque peu méconnus, sans connexion (ou peu) avec le courant international du patrimoine. En effet, les bergers ne pensaient pas au « patrimoine » lorsqu’ils extrayaient le bois de coeur des jeunes tiges de pin et fabriquaient des flûtes à partir des tubes d’aubier ainsi obtenus. Autrefois, et encore à l’époque des enquêtes de terrain des collègues de Rybak, ils jouaient principalement pour leur propre divertissement, pour passer le temps pendant qu’ils gardaient leurs animaux, jouant peut-être pour les animaux, puis dans un contexte élargi au village pour animer les danses. De la même manière, les chanteurs solistes décrits par Rybak, qui improvisaient sur la mélodie, le rythme et le mode, étaient aussi initialement désengagés des tendances culturelles plus larges et plus officielles. En effet, un tel engagement les empêcherait probablement de chanter de manière traditionnelle, comme le note Rybak : « il est important que les chanteurs […] aient été le moins influencés par la musique académique ». Plus tard, quand les bergers ont commencé à jouer sur scène, ou que les chanteurs vocalisaient au micro, la fonction de « patrimoine » était clairement présente. En effet, ces performances recontextualisées constituaient une innovation frappante et devenaient des « représentations de soi-même », servant spécifiquement de symboles de leur musique dans ses contextes vernaculaires antérieurs (Kirshenblatt-Gimblett 1995 : 371). Elles sont devenues un « patrimoine ». Il est clair que Rybak a choisi de proposer ces éléments culturels au Centre de créativité populaire de Rivne et d’en parler ici précisément en raison de leur non-intégration dans des pratiques culturelles plus globales. Les habitants de ces villages ne sont pas les initiateurs de ce processus. Rybak les valorise cependant fortement en tant que vestiges d’expressions plus anciennes et localisées. Il est également clair que ces pratiques musicales ont un besoin urgent d’être sauvegardées parce qu’elles n’ont pas trouvé une niche au sein de laquelle elles auraient suffisamment de valeur dans les nouvelles réalités culturelles de ces villages du XXIe siècle. Rybak et ses collègues font partie des premiers « découvreurs » et « promoteurs » qui convertissent ces traditions en « patrimoine ». « Les organisations du patrimoine veillent à ce que les lieux et les pratiques en danger de disparition […] survivent. [Elles le font] en ajoutant la valeur du passé, de l’exposition, de la différence et, si possible, de l’indigénéité » (Kirshenblatt-Gimblett 1995 : 370).

L’article de Maria Verhovska sur la vannerie dans la région de Lubny révèle des similitudes avec les traditions décrites par Rybak dans les termes de ce continuum. Ces paniers n’ont pas été fabriqués en tant qu’objets « patrimoniaux », mais parce qu’ils étaient des contenants efficaces pour transporter du lait, des légumes, des manuels scolaires et d’autres choses. Contrairement aux exemples de Rybak, l’artisanat a été formalisé et activement organisé au début de l’époque soviétique. Pourtant, il a été promu puis produit en masse principalement parce que les paniers étaient utiles. Même après cette croissance spectaculaire de la vannerie dans la région, celle-ci a rapidement diminué lorsque d’autres matériaux pour des contenants similaires sont devenus de plus en plus accessibles (comme le plastique après la Seconde Guerre mondiale). Le texte de Verhovska suggère que les paniers ont peut-être gagné une valeur patrimoniale quand le style korzhyky (« vraiment beau ») qu’elle évoque est devenu populaire dans les années 1980, et lorsque Svitlana Iakuba, l’une des dernières vannières traditionnelles, décrit la situation en 2019 : « Maintenant, ils se battent pour mes paniers. […] Assurément, j’ai des clients ! » Le processus de patrimonialisation, qui inclut le projet même de Verhovska d’étudier cet élément culturel, est peut-être arrivé trop tard si l’objectif était de changer la trajectoire historique de l’artisanat.

Andriy Sendetskyy décrit les représentations chrétiennes de la Nativité, appelées vertep, et ses nombreuses variantes, et il demande instamment leur inclusion dans le Registre national ukrainien du PCI. Cet ensemble de traditions a largement conservé ses fonctions antérieures en tant qu’expression de la spiritualité de Noël, du commentaire social et du lien communautaire lorsque les artistes se rendent dans les maisons ou se produisent dans des espaces publics communautaires. Cette tradition est depuis longtemps liée à la culture écrite cléricale et a captivé l’imagination des ethnographes au XIXe siècle. Ainsi, certains de ses participants en ont une conscience historique depuis des générations, même si la fonction « patrimoniale » n’est qu’une des nombreuses motivations qui poussent les gens à la pratiquer. La suppression du vertep à l’époque soviétique a certainement contribué à lui donner une valeur accrue en tant que symbole national pendant la période de l’indépendance ukrainienne. De toute évidence, l’exemple donné par Sendetskyy de la performance du vertep dans la communauté émigrée à Rome, présentant le président russe comme principal antagoniste, véhicule un message fort et intentionnel de symbolisme national et culturel sur un mode « patrimonial ».

La tradition de peinture de Petrykivka décrite par Iryna Voloshyna occupe également une position intermédiaire dans ce continuum. Les peintures de Petrykivka ont fait l’objet de recherches ethnographiques pour la première fois en 1911 et ont été présentées dans des expositions internationales en 1913 et 1928, signes évidents d’une patrimonialisation relativement précoce (Kara-Vasyl’ieva 2005). Déjà avant cela, les peintres pouvaient parfois gagner de l’argent ou des biens pour leur travail, même si la reconnaissance extérieure en a augmenté clairement la valeur. Tandis que les Soviétiques ont supprimé les traditions du vertep en raison de leur lien à la chrétienté et les ont éradiquées dans de nombreuses régions, les peintures de Petrykivka sont apparues dans une zone géographique limitée et sont devenues mobiles (peintes sur papier, bois ou d’autres objets). La tradition de la peinture s’est transformée en une forme d’art du souvenir. Comme pour les paniers de la région de Lubny, les Soviétiques ont institutionnalisé leur soutien à ce produit, même si l’auteure et les personnes interrogées précisent clairement que ce soutien était une aubaine chargée d’ambivalence. Dans les années 1990, la tradition de Petrykivka a été fortement reconceptualisée (et recontextualisée) pour symboliser spécifiquement la nation ukrainienne plutôt que d’être une variante de la créativité soviétique. Cette reconceptualisation a eu des implications sur la forme et le contexte.

L’enquête fortement diachronique de Mykola Tovkailo illustre une patrimonialisation encore plus ancienne et plus forte. La tradition du kobzar n’a jamais été un phénomène « de masse » mais la préservation d’une minorité clairement identifiable de spécialistes qui ont suivi une formation et une initiation formelle. Tovkailo soutient que ces ménestrels ont longtemps conservé un sentiment de conscience historique. La tradition du kobzar a également été qualifiée de « patrimoniale » et « nationale » très tôt et très fortement par l’intelligentsia. Les changements dans la peinture et la vannerie de Petrykivka ont été quelque peu subtils du XIXe siècle à la période soviétique, puis à la période de l’indépendance ukrainienne. En revanche, les changements dans la tradition du kobzar ont été radicaux et traumatisants, conduisant à un anéantissement presque total de la tradition au début de l’époque soviétique. Cet élément culturel a connu un puissant renouveau depuis l’indépendance de l’Ukraine, assumant vigoureusement ses fonctions de symbole national, d’activité patrimoniale et d’art du spectacle.

Iryna Zubavina analyse le cinéma néo-poétique en Ukraine et pousse le paradigme de la patrimonialisation un peu plus loin dans son article. Les films de ce genre présentent et représentent clairement une grande partie du contenu de la culture vernaculaire immatérielle ukrainienne à travers leurs puissants montages audio et vidéo. Plutôt que de passer du mode vernaculaire au mode patrimonial, le contenu de ces films est pour la plupart « né comme étant du patrimoine ». Les films en soi, entrés dans une troisième génération depuis 1930, constituent également eux-mêmes un élément puissant de la culture immatérielle. En effet, étant donné qu’ils sont doublement ou triplement « réflexifs », symboliques et porteurs d’une conscience historique, ils peuvent sans doute être l’exemple le plus révélateur de tout le patrimoine culturel immatériel.

L’article de Maryna Hrymych, Andrii Levchenko et Myroslava Vertiuk apporte une contribution unique à ce volume dans la mesure où il met en lumière les activités récentes d’une institution municipale particulière, un musée et un centre culturel, en termes de promotion et de programmation d’activités liées au patrimoine culturel immatériel. Les initiatives réussies du musée Ivan Honchar peuvent servir d’exemple instructif de pratiques intenses de sauvegarde en action.

Une tendance générale claire dans les articles de ce volume est de confirmer la prémisse de l’UNESCO sur le deuxième des deux rôles du PCI dans les situations d’urgence, selon laquelle « la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel […] peut être crucial pour aider les communautés à se préparer aux urgences, à y faire face et à s’en relever » (UNESCO 8.GA 9). À l’heure actuelle, le mode dominant est la « réponse » à la situation désastreuse : la « reprise » appartient plutôt à l’avenir. Les menaces contre l’État, la culture et les citoyens ukrainiens ont entraîné une prise de conscience accrue des qualités « patrimoniales » de leurs traditions et pratiques vernaculaires. De nombreux auteurs affirment explicitement comment la guerre a amené la population à apprécier de plus en plus la « valeur ajoutée » de leur culture en tant que symbole de leur identité nationale et donc en tant que mécanisme important pour la résistance ukrainienne, partie du « front culturel » pendant la guerre. Le processus de « patrimonialisation » s’est nettement accéléré et intensifié pour les militants de la construction de la nation, mais aussi pour les citoyens ordinaires, ce qui est extrêmement important. De cette manière, la guerre redouble le processus de réintégration de cette asynchronie historique de patrimonialisation. Le patrimoine culturel est un outil clé utilisé pour construire une identité ukrainienne de plus en plus partagée et fortement ressentie dans toutes ses régions (conformément aux découvertes de Korostelina et Toal [2023] près des lignes de front, par exemple). L’un des objectifs déclarés des agresseurs lors de l’invasion actuelle est de désukrainiser le pays (en raison de leur fausse allégation selon laquelle la nation ukrainienne est artificielle, sans racines et n’est qu’une province dissidente au sein de la civilisation russe). La guerre s’est terriblement retournée contre eux à cet égard.

Ce recueil d’articles rassemble des auteurs d’horizons divers. Valentyna Demian et Oleksandr Butsenko travaillent directement avec les institutions du PCI à Kiev. Maryna Hrymych est historienne, ethnographe, éditrice et militante. Ses co-auteurs Myroslava Vertiuk et Andrii Levchenko sont musiciens, enseignants et leaders engagés dans un style innovant de renouveau ethnomusical. Mykola Tovkailo est la cheffe élue d’une guilde kobzar, profondément engagée dans la tradition en tant que praticienne. Iryna Voloshyna est doctorante en folklore aux États-Unis, apportant une perspective américaine et internationale issue de ses études supérieures. Andriy Sendetskyy est chercheur et professionnel du théâtre. Iryna Zubavina est chercheuse, historienne du cinéma et critique de cinéma. Yuriy Rybak et Maria Verhovska sont respectivement des ethnomusicologues et des ethnographes de formation plus classique.

La structure de ce volume reflète la volonté des rédacteurs invités de présenter le patrimoine culturel immatériel de l’Ukraine à partir d’un aperçu général de la situation actuelle, à travers des cas concrets liés à des traditions, pratiques et éléments particuliers. Chacun d’entre eux met en lumière le rôle du PCI dans la construction continue de l’identité étatique soutenue par la société pendant la guerre et en particulier dans l’Ukraine d’après-guerre. La séquence de présentation des articles ne reflète pas l’importance des matériaux. La lectrice et le lecteur sont invités à choisir de les lire dans n’importe quel ordre.

Les articles ukrainiens originaux de Valentyna Demian, Maryna Hrymych, Andrii Levchenko, Myroslava Vertiuk, Yuriy Rybak, Andriy Sendetskyy, Mykola Tovkailo, Maria Verhovska et Iryna Zubavina ont été traduits par Andriy Nahachewsky. Les mots clés sont transcrits selon les normes simplifiées de la Bibliothèque du Congrès et fournis dans l’original ukrainien. Les noms, titres et autres termes ukrainiens sont transcrits en ukrainien (plutôt qu’en russe comme cela a souvent été le cas). De même, les termes coloniaux qui reflètent les perspectives russophiles sont ukrainisés. Le mot « région » est utilisé pour désigner des zones ethnographiques ou d’autres zones géographiques informelles. Le mot « oblast » (область) est le nom de chacun des 24 territoires administratifs de l’Ukraine, un peu comme les provinces canadiennes. Nous utilisons le mot « district » pour désigner les subdivisions ukrainiennes « raion » (район) de chaque oblast, un peu comme les municipalités. Les droits sur les illustrations appartiennent aux auteurs.