Abstracts
Résumé
Cet article analyse la visée prioritaire de la discipline scolaire « éthique » dans le Plan d’études vaudois. Selon ce dernier, la visée de l’enseignement de l’éthique est de « développer le sens d’une responsabilité éthique » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 1). La signification du « sens d’une responsabilité éthique » est analysée grâce à la théorie de la compréhension morale de la philosophe américaine Margaret Urban Walker. Suivant cette analyse, cet enseignement viserait le développement d’une compétence complexe de positionnement collaboratif. Cette compétence situe la formation autonome du jugement moral au sein d’une large trame d’apprentissage. Enfin, ce dialogue entre la didactique de l’éthique et l’épistémologie morale féministe fournit une analyse critique de la notion d’autonomie, qui permet un regard neuf sur les postures enseignantes.
Mots-clés :
- enseignement de l’éthique à l’école,
- responsabilité,
- compréhension morale,
- intégrité,
- posture enseignante
Abstract
This article analyzes the aim of the “ethics” subject matter in the school curriculum of the Swiss canton of Vaud. According to this curriculum, the aim of teaching ethics is to “develop a sense of ethical responsibility” (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 1). The meaning of this “sense of ethical responsibility” is analyzed through the theory of moral understanding of American philosopher Margaret Urban Walker. According to this analysis, the aim of this subject is to develop the complex skill of collaborative positioning. This skill situates the autonomous development of moral judgement within a broad learning framework. Lastly, this dialogue between the didactics of ethics and feminist moral epistemology provides a critical analysis of the notion of autonomy, enabling a fresh look at the role of the teacher.
Keywords:
- ethics instruction in school,
- responsibility,
- moral understanding,
- integrity,
- teacher role
Article body
Introduction
L’éthique[1] (ci-après Éthique) apparaît comme discipline scolaire au début des années 2000 dans de nombreux plans d’études francophones, également sous l’appellation d’éducation morale (Bouchard, 2002), suite à un effort de les laïciser (Ouellet, 2006). Des espoirs sont placés dans cet enseignement qui devrait former des « êtres libres et des citoyens et citoyennes responsables[2] » (Bouchard, 2004, p. IX). En Suisse francophone, l’Éthique apparaît aux plans d’études suite à l’harmonisation de l’instruction publique en 2010 (CIIP, 2010), où elle est jumelée à la discipline Cultures religieuses, sous l’appellation « éthique et cultures religieuses » (ci-après ECR) (CIIP, 2010). Ce jumelage n’est pas sans difficultés, et pose même le risque de marginaliser l’enseignement de l’éthique, lorsque la question de « religion » préoccupe les enseignantes et enseignants dans leurs pratiques (Girardet et al., 2022). Le défi de reconnaître à l’Éthique son identité propre, dans un contexte où elle se voit systématiquement associée ou intégrée dans d’autres disciplines scolaires des sciences humaines et sociales[3], est bien actuel et a d’ailleurs fait l’objet d’un colloque international à la Haute école pédagogique du canton de Fribourg en septembre 2023.
Le but de cet article est de valoriser la singularité de cette discipline scolaire en nous concentrant sur le contexte de la Suisse francophone, plus spécifiquement en faisant l’analyse de la visée prioritaire de l’Éthique dans le Plan d’études vaudois (ci-après PEV), une adaptation cantonale du Plan d’études romand[4] (ci-après PER). L’orientation de cette analyse tient au fait que l’ECR est une spécificité cantonale. Le plan d’études du canton de Vaud, révisé en 2019, accorde une égale importance aux objectifs d’apprentissage de l’Éthique, en les distinguant clairement de ceux de Cultures religieuses (CIIP / DFJC VD, 2019). Et si le programme d’ECR du PER a fait l’objet d’analyses (Bleisch et al., 2021 ; Heinzen, 2015, 2017), celui du PEV a reçu moins d’attention.
Comme nous le verrons en Sections 1 et 2, selon le PEV, la visée prioritaire de l’Éthique est de « développer le sens d’une responsabilité éthique […] orientée vers la recherche du vivre ensemble » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 1‑2). En nous appuyant sur la théorie de la compréhension morale défendue par la philosophe américaine Margaret Urban Walker dans Moral Understandings, nous défendons l’idée (en Sections 3 et 4) que développer le sens d’une responsabilité éthique orientée vers la recherche du vivre ensemble consiste à développer une compétence de positionnement collaboratif, qui mobilise des habiletés perceptives, discursives et affectives. Cette compétence situe la formation du jugement moral autonome au sein d’une large trame d’apprentissage.
Walker (2007) défend une épistémologie morale critique et féministe qui s’appuie sur une vision expressive et collaborative de l’éthique. Ce cadre permet de reconnaître i) comment la responsabilité est formée et reconnue, ii) envers qui l’on est responsable et iii) qu’il n’y a pas d’autorité morale souveraine. Ce détour par l’épistémologie morale féministe donne des outils aux enseignantes, enseignants, formatrices et formateurs pour interpréter les contenus propres à l’Éthique de sorte à aider sa mise en oeuvre, et propose une solution à un frein important à l’enseignement de l’ECR, celui des « postures enseignantes » (Girardet et al., 2022, p. 2). Puisque les objets d’apprentissage de l’Éthique portent sur la construction de la personne (self), il semble entendu que cet enseignement doit encourager l’autonomie de l’élève et décourager toutes tentatives moralisatrices (Leleux, 2016). Cela pose la question de la posture enseignante correcte à adopter dans le cadre de cet enseignement, qui soulève souvent des questions sensibles. Face à ces interrogations, nous portons (en Section 5) un regard critique sur la notion d’autonomie, pour la faire pivoter vers la notion d’intégrité. Ce dernier segment d’analyse ouvre une voie pour penser la responsabilité éthique hors de la tension triadique du « soi », de « l’altérité » et des « institutions » (Bouchard et al., 2021, p.4), c’est-à-dire hors du cadre où l’autonomie et la liberté individuelle s’opposent à la solidarité et à la sollicitude. Dégager cette tension aide à penser les postures enseignantes propices à cette discipline ; nous suggérons la posture « expressive-collaborative », qui aiderait à surmonter des sentiments d’incompétence ou d’insécurité face à cet enseignement.
1. Le défi d’enseigner l’Éthique en Suisse francophone
La visée prioritaire de l’Éthique dans le PEV est de permettre aux élèves de « développer le sens d’une responsabilité éthique » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 1). La progression des objectifs d’apprentissage s’étend des cycles 1 et 2 au primaire (4 à 8 ans et 8 à 12 ans) au cycle 3 au secondaire 1 (12 à 15 ans). Ces apprentissages débutent avec la découverte de la dimension interpersonnelle au cycle 1 : « s’ouvrir à l’altérité » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 3) qui implique, par exemple, d’ « être attentif à ses émotions et à celles des autres » et d’ « essayer de comprendre l’autre, de se mettre à sa place » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 4). Suit une progression vers un rapport plus réflexif à la vie éthique, où les élèves sont sensibilisés, au cycle 2, à l’importance de valeurs fondamentales telles que « respect, partage, liberté, justice, solidarité… » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 6). Au cycle 3, les élèves sont sensibilisés aux implications éthiques de leur « propre attitude et comportement » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 8). Ainsi, l’analyse de « la problématique éthique » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 3) n’est pas un enjeu de réflexion abstraite, mais est mise en lien avec leur vie et leurs actions.
Ces enjeux d’apprentissage sont situés dans un contexte d’enseignement interdisciplinaire, puisque l’Éthique est jumelée dans le PEV à la discipline Cultures religieuses (ECR) (CIIP, 2010). L’ECR est elle-même intégrée à l’Histoire dans les grilles horaires de l’enseignement obligatoire. Ces configurations posent à l’Éthique le défi de sa propre identité (Heinzen, 2020) et présentent, dans le paysage scolaire romand, un défi pour l’établissement de l’Éthique comme discipline scolaire à part entière. Par exemple, des recherches qualitatives montrent que dans leurs pratiques d’enseignement et représentations de l’ECR, les enseignantes et enseignants se tournent en majorité vers la question de « religion », plutôt que les thèmes d’ Éthique (Girardet et al., 2022). Néanmoins, cette orientation n’en est pas simplement une de préférences. En effet, il semble que parler de religion en classe serait un défi et une source d’ « inconfort » (Girardet et al., 2022, p. 8) à tel point que les contenus propres à l’Éthique en sont ignorés. Cela pose deux sortes de problèmes.
Il y a d’abord le risque réel que l’Éthique ne soit simplement pas enseignée puisque les temps d’enseignement, déjà très faibles, seraient dédiés à l’enseignement de Cultures religieuses et à ses défis. L’ECR se voit en effet allouée en tout et partout respectivement 15 périodes par année au cycle 1 (DGEO, 2024c), entre 8 et 15 périodes par année au cycle 2 (DGEO, 2024b) et 8 périodes par année au cycle 3 (DGEO, 2024a). Dans la mesure où l’ECR a tendance à simplement passer « à la trappe » (Girardet et al., 2022, p. 6), les perspectives sont pour le moins inquiétantes en ce qui concerne spécifiquement la mise en pratique de l’Éthique.
Une autre difficulté est que l’on note deux orientations au sein même de Cultures religieuses : l’une propre à l’enseignement du fait religieux, discipline à la fois anthropologique, historique et sociologique, et l’autre, sorte d’éthique des religions, qui traite de questions telles que la tolérance et le respect de la diversité convictionnelle (voir CIIP / DFJC VD, 2019, p. 4). La première orientation invite les élèves à mieux comprendre le monde et son organisation, par exemple, en comparant diverses expressions sociologiques des religions et de l’art. Notons ici la différence entre ces objets d’apprentissage et ceux de l’Éthique qui, eux, touchent inévitablement des questions propres à comment l’élève agit et vit : par exemple, le rapport à l’altérité, les valeurs, le rapport à ses propres besoins et à ceux d’autrui, la responsabilité, l’honnêteté (CIIP / DFJC VD, 2019). La différence en est une entre contenus descriptifs et contenus pratiques, c’est-à-dire que les objectifs d’apprentissage de Cultures religieuses comparent diverses expressions sociologiques des religions et de l’art, alors que ceux de l’Éthique renvoient à des compétences propres au développement du caractère du « sujet éthique » (Bouchard, 2004, p. 3), qui invite l’interrogation et la réflexion à propos des différents axes pratiques et relationnels de la vie (Galichet, 2006). Qu’en est-il de la seconde orientation de Cultures religieuses ?
Le jumelage entre Éthique et Cultures religieuses a tendance à créer un amalgame entre différents enjeux, ici les enjeux socio-historiques de Cultures religieuses, ceux éthiques qui concernent les pratiques religieuses et les enjeux éthiques par ailleurs. Si les premiers peuvent facilement être distingués de ceux de l’enseignement de l’éthique, les seconds ont un statut intermédiaire. En effet, un des défis de l’enseignement du fait religieux est que la question de « religion » soulève rapidement des sujets « délicats » (Girardet et al., 2022, p. 6). Si bien que les intentions de l’ECR dans le PEV spécifient que « le cours d’Éthique et cultures religieuses est un lieu d’information où les élèves acquièrent des connaissances sur les principales traditions religieuses ainsi que les composantes éthiques qui s’y rapportent » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 2). Si l’on reste fidèle à ces intentions, il est alors non plus question d’Éthique et de Cultures religieuses, mais bien de cultures religieuses et de l’éthique des religions ; la dimension éthique survit en lien avec les défis soulevés par la cohabitation harmonieuse des diversités convictionnelles, mais la discipline scolaire est écartée. Dès lors, comment empêcher que l’Éthique ne soit marginalisée ? Comment valoriser la singularité de cette discipline, sans pour autant ignorer les objets convergents notés ci-haut ?
Afin de faire ressortir la singularité de l’Éthique par rapport aux autres disciplines scolaires, nous proposons de faire une analyse critique de sa visée prioritaire. Cette analyse du contenu des programmes, si elle répond à des besoins didactiques, reposera également sur un cadre théorique propre à l’épistémologie morale contemporaine et féministe. Grâce à ce détour théorique, nous souhaitons i) donner des outils aux enseignantes, enseignants, formatrices et formateurs pour lire les contenus propres à l’Éthique de sorte à aider la mise en oeuvre de cette discipline et ii) proposer une solution à un frein important à l’enseignement de l’ECR, notamment celui des « postures » (Girardet et al., 2022, p. 2) des enseignantes et enseignants.
2. La visée de l’Éthique
Qu’est-ce que développer « le sens d’une responsabilité éthique » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 1) ? Le PEV nous informe que la responsabilité éthique « est orientée vers la recherche du vivre ensemble », ce qui demande que « les élèves apprennent à identifier et comprendre leurs propres valeurs [et] à découvrir et respecter les valeurs […] des autres. » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 2) Le vivre-ensemble[5] agit comme ligne directrice pour qualifier la notion de responsabilité, mais il fait également office de pont entre cette discipline scolaire et une dimension fondamentale de l’existence. Le vivre-ensemble est une donnée descriptive puisque nous partageons, en effet, un monde. Cette notion a également une portée normative et politique : nous devrions « bien » vivre ensemble (Bouchard et al., 2021).
La notion de vivre-ensemble, bien que devenue omniprésente en éducation et au sein du discours social et politique, reste néanmoins « plutôt floue et polysémique » (Bouchard et al., 2021, p. 1). Dans ce qui suit, nous soutenons que le développement du sens d’une responsabilité éthique orienté par la recherche du vivre-ensemble réside dans le fait de développer et d’exercer de la compréhension morale. Nous défendrons cette idée en nous appuyant sur l’approche de la compréhension morale de Walker (2007) pour démontrer qu’une personne qui a développé le sens d’une responsabilité éthique comprend comment vivre ensemble. Selon Walker, l’éthique cherche à rendre possible la mise en place et le maintien d’un monde commun pluraliste et inclusif. Son approche articule donc, à plusieurs égards, une théorie de la responsabilité éthique orientée vers le vivre-ensemble.
3. La compréhension morale
Qu’est-ce que la compréhension morale (ci-après CM)? Et en quoi cette notion éclaire-t-elle la visée de l’Éthique ? Selon Alison Hills, la CM est un bien épistémique plus complexe que la connaissance morale, et donc aussi d’une plus grande valeur (2009, 2010, 2011). Pour faire le lien avec les objectifs d’apprentissage en Éthique, il serait, par exemple, mieux qu’une élève comprenne la solidarité, plutôt que de simplement savoir, sur la base des contenus enseignés, qu’une action X est solidaire. La compréhension est plus complexe que la connaissance parce qu’elle implique que le sujet saisisse (grasping) la connaissance (Hills, 2016 ; Kvanvig, 2003). La CM implique donc qu’une personne soit capable de mobiliser des connaissances morales[6] de manière adéquate. Hills (2016) compare le grasping à la capacité d’empoigner et de manipuler un objet physique : empoigner, par exemple, un ballon de basketball signifie pouvoir le lancer, dribler, faire des passes, bref le manipuler adéquatement pour jouer au basketball. De la même façon, la CM permettra de mobiliser des connaissances afin de répondre à des questions éthiques complexes. Par exemple, une adolescente qui développe sa compréhension de la solidarité n’aura pas seulement appris à identifier qu’une situation est solidaire, mais elle sera capable de placer les actes solidaires dans de nouveaux contextes, de répondre avec solidarité à de nouvelles situations, de répondre avec nuances face aux actes de désolidarisation. Plus important encore, la solidarité s’intégrera comme valeur au sein de sa vision de vie, si bien que ce ne sera pas qu’un concept théorique, mais un phénomène éprouvé.
Les théories de la CM s’intéressent à un ensemble d’habilités exercées par un agent moral face à une problématique éthique ; cette compréhension s’étend donc bien au-delà de celle des normes. On comprend dès lors que la CM n’est pas un état à atteindre, mais plutôt une compétence à développer et à exercer, qui permet de répondre par soi-même aux situations éthiques rencontrées dans sa vie.
La notion de compétence, omniprésente dans le monde de l’éducation, signifie « la mobilisation de ressources diverses dans l’action, en situations généralement dites "complexes" » (Vuillet et Périsset, 2021, p. 30). Les ressources mobilisées peuvent être autant cognitives qu’affectives ou sensorimotrices. Plus précisément, avoir des compétences signifierait « être capable d’agir de manière adéquate dans une famille de situation déterminée » (Vuillet et Périsset, 2021, p. 30). Ensuite, la compétence ne suppose pas seulement d’acquérir, voire d’accumuler un certain nombre de connaissances et de savoirs, mais justement d’être capable de les mobiliser adéquatement (Reuter, 2007, p. 47). Si ces distinctions sont à l’oeuvre également dans l’effort de caractériser la CM, la nature de cette compétence est toutefois débattue.
On avance, par exemple, que ce sont des habilités intellectuelles (p. ex. expliquer pourquoi un acte est juste) qui caractérisent la CM (Hills, 2009, 2010, 2011). D’autres proposent qu’il s’agit d’une compétence essentiellement perceptive, qui permet de distinguer ce qui est juste de ce qui est injuste (Sliwa, 2017). Encore, par analogie à la navigation spatiale, la CM est présentée comme la compétence de naviguer des questions éthiques de la vie ordinaire en mobilisant des capacités attentionnelles (Ouellette-Dubé, 2022). D’autres encore défendent l’idée que la CM suppose une réponse affective adéquate (Callahan, 2018). Que penser de ces divergences ? En fait, ce débat fait ressortir les enjeux épistémiques complexes qui caractérisent l’exercice de la CM, ce qui engage le sujet éthique à plusieurs niveaux.
Ainsi, comme le souligne Walker, la compétence morale implique plus que la seule habilité de former un jugement moral autonome : elle implique de se comprendre pour forger une réalité éthique mutuellement intelligible, au sein de laquelle le jugement peut émerger et être évalué pour son adéquation. Cette intelligibilité mutuelle repose sur des habiletés « perceptives », qui nous permettent d’apprendre à porter attention, des habiletés « discursives », qui nous apprennent à décrire les choses et à savoir ce qu’il faut dire, et des habiletés de « réponse » au niveau de notre ressenti et de notre comportement (Walker, 2007, p. 72)[7]. Suivant ces considérations, la CM constitue un élément charnière du développement moral qui éclaire l’apprentissage éthique. Comme nous l’avons vu dans la section précédente, développer « le sens » d’une responsabilité éthique est le coeur des apprentissages propres à cette discipline. Mais qu’est-ce que développer ce sens, et quelles en sont les implications pour le développement de la personne ?
Ce « sens » n’implique-t-il pas d’abord d’apprendre à lire les situations interpersonnelles qui caractérisent le vivre-ensemble, puis de savoir se situer comme actrice ou acteur au sein de ces situations de vie concrètes ? La demande est double. D’une part, les jeunes doivent pouvoir se former comme sujet autonome – c’est-à-dire qu’ils ou elles exercent leurs compétences éthiques à partir de « qui » ils ou elles sont. D’autre part, cela demande que les élèves se positionnent à « l’intérieur » de l’éthique : qu’ils ou elles valorisent – à leur façon, mais tout de même – le vivre-ensemble. Le sujet éthique, autrement dit, ne peut pas être, pour reprendre l’exemple de Bernard Williams (1985), un observateur bienveillant qui, s’il ne prend pas part aux activités d’une collectivité, peut tout de même comprendre leurs pratiques. Dans ce cas, l’élève apprendrait l’importance de valeurs comme le respect ou la solidarité pour vivre ensemble, mais, comme l’observateur de Williams, cette compréhension serait théorique. Cette interprétation résonne avec l’un des objectifs d’apprentissage du PEV pour le cycle 3, où l’élève pourrait prendre ce rôle détaché : « […] analyser la problématique éthique » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 8). Néanmoins, le caractère engagé des apprentissages du cycle 3 redevient apparent dès lors que l’on considère que les élèves doivent être sensibilisés « aux implications éthiques de leur propre attitude et comportement » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 8).
Il s’agit donc, d’une part, de les rendre autonomes dans leur jugement. D’autre part, il reste incontournable que cette discipline, comme le formule Walker, vise le fait « d’être motivé par le but de perdurer ensemble […] » (2007, p. 71). Est-ce là une tension entre la liberté de conscience des élèves et le développement du sens d’une responsabilité éthique ? Comme nous le verrons, pour Walker, la CM est l’effort de « préserver ou construire la compréhension de moi-même et la compréhension mutuelle en terme éthique » (2007, p. 71). Le sens d’une responsabilité éthique prend donc forme dans l’acte de maintenir ces compréhensions mutuelles. L’approche de Walker permet de reconnaître que l’apprentissage de l’éthique ne se réduit pas à un « objet d’étude » (Leleux, 2016, p. 119) comme les autres, puisqu’il est nécessairement engagé, tout en montrant comment préserver « une objectivité forte » (Harding, 1993 ; Walker, 2007, p. 65) qui le guide, sans placer l’enseignante ou l’enseignant en position d’autorité.[8] Entendu sous cet angle, le développement du sens d’une responsabilité éthique n’est pas en tension avec la liberté de conscience des élèves et l’exercice de leur autonomie (nous reviendrons à cette question en Section 5).
4. Compréhension morale et responsabilité
Walker (2007) défend une épistémologie féministe et critique, au sein de laquelle on reconnaît i) comment la responsabilité est formée et reconnue, ii) envers qui l’on est responsable et iii) qu’il n’y a pas d’autorité morale souveraine (pas même l’individu). Son approche s’inscrit dans une vision de l’éthique comme étant expressive et collaborative : « an expressive-collaborative model of morality » (Walker, 2007, p. 67). Ce modèle, que nous nommerons l’ « approche collaborative », défend une approche plurielle de la compréhension. En vertu de son cadre collaboratif, cette approche reconnaît, dans une visée inclusive, que ce sont des compréhensions morales (moral understandings) qu’il nous faut apprendre à écouter et à évaluer. Ces compréhensions, lorsque rendues intelligibles au sein d’une communauté, permettent « l’attribution, la prise en charge ou le détournement de responsabilités » entre les personnes qui forment cette communauté.
Concrètement, l’objet d’apprentissage, par exemple « […] analyser la problématique éthique » (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 8) au cycle 3, lorsque qu’enseigné à partir de cette approche collaborative, situe cette problématique i) comme un enjeu concret d’une communauté de personnes, ii) comme devant être mise en commun pour dégager les différentes compréhensions qui en émergent et iii) comme faisant l’objet de l’idéal réflexif d’objectivité forte, qui examine « les discours, instruments, processus et relations d’autorité » (Walker, 2007, p. 65) qui produisent la connaissance. Par exemple, au sein d’une séquence sur l’activisme alimentaire, on pourrait analyser la problématique de la production du cacao et demander aux élèves d’analyser ce que des conditions de travail injustes impliquent pour leur consommation de chocolat. On peut leur demander ce qu’il serait solidaire de faire, et pourquoi, ou encore quels sont les enjeux de justice de cette problématique, et ainsi de suite. Cette mise en commun des enjeux éthiques crée une « communauté de recherche » (Walker, 2007, p. 64) qui vise le maintien de ces compréhensions dans un état « d’équilibre réflexif » (Walker, 2007, p. 70) ou, selon les situations, « d’équilibre perceptif » (Nussbaum, 1992, p.190). Ici, l’enseignante ou l’enseignant n’a pas un rôle d’autorité ou d’expertise, mais a le rôle, pour reprendre l’expression de Gareth Matthews, de « caisse de résonnance » (Matthews et Sheffer, 2021, p. 255) qui donne des petites pulsions à la discussion et veille à en maintenir les conditions nécessaires. Quelles seront ces conditions ?
Au niveau descriptif, il s’agit de comprendre comment l’éthique s’organise dans notre société et régionalement, au sein de nos communautés d’appartenance (p. ex. à l’école). Il s’agit de comprendre quels sont les besoins, valeurs, intérêts et responsabilités mis en avant dans cet espace et comment les gens s’organisent entre eux. L’approche collaborative considère l’éthique comme « un médium de compréhension mutuelle incorporé dans une réalité sociale, qui demande de rendre compte des identités, relations et valeurs qui définissent nos responsabilités » (Walker, 2007, p. 67). Ces compréhensions sont développées grâce à des ressources, comme le fait d’apprendre à utiliser les concepts éthiques partagés (p. ex. justice, bienveillance, promesse, honnêteté, solidarité), des figures exemplaires (moral exemplars) et des jugements éthiques paradigmatiques (p. ex. il est mal de faire souffrir une personne inutilement.). Le cadre de compréhension descriptif entend rendre possible une intelligibilité mutuelle et des attentes communes.
Au niveau normatif, il faut apprendre à reconnaître à quoi sert l’éthique (« what morality is "for" » (Walker, 2007, p. 67). Ce point est important pour comprendre comment la CM situe le sujet à l’intérieur de l’éthique. Comme l’écrit Walker :
[L’éthique] nous apprend à nous considérer comme des êtres capables de choix réfléchis et sensibles à des biens mutuellement reconnaissables, et nous apprend que les autres nous voient également ainsi. Ce faisant, elle nous rend responsables pour nous-mêmes et envers les autres du sens que nous donnons à nos vies.
2007, p. 69
Cette compétence collaborative suppose que le sujet éthique développe sa compréhension à partir de la situation sociale au sein de laquelle elle ou il est inévitablement imbriqué. L’élève n’apprend donc pas à former son propre jugement éthique comme individu isolé, mais bien grâce à la mise en commun des perspectives et des attentes. Selon ce cadre, être un agent responsable implique donc, au-delà de faire seulement ce qui demande d’être fait, de se positionner comme un être intégré, voire incorporé dans une réalité partagée où les négociations, les choix et les actions sont le fruit d’une enquête commune et d’une constante mise en équilibre des jugements.
L’approche collaborative révèle le caractère mobile et évolutif de la vie éthique, caractère qui se reflète dans un second élément normatif. L’approche de Walker entend rendre compte des demandes épistémiques que pose la complexité des situations éthiques au sujet. Pour répondre à cette complexité, comme nous l’avons vu dans la section précédente, un ensemble d’habiletés (perceptives, discursives, affectives, de réponse) sont nécessaires pour se positionner en situation, en tenant compte du contexte, tout en résistant à la tentation de codifier son propre jugement.
Soulignons qu’une dimension socle de ces habiletés est l’attention à ce qui demande d’être vu, qui implique de porter attention aux éléments d’une situation, au contexte, aux personnes impliquées, à soi, à ses propres jugements, à ceux d’autrui, etc.
L’attention est réceptive, plutôt que sélective (Caprioglio Panizza, 2022), c’est-à-dire que l’attention n’agit pas sur une situation, mais la prend en compte en y engageant le sujet : « […] entendue comme sensibilité à la particularité d’une situation. Cette attention inclut un élément passif et un élément actif, puisqu’elle suppose une capacité à se laisser affecter par ce qui arrive et à reconnaître son implication […] dans les relations où nous sommes inscrits […] » (Garrau, 2014, p. 50). L’attention met en perspective temporelle l’action éthique et le besoin de décentrement. C’est-à-dire que le positionnement éthique demande souvent un temps pour prendre en compte une situation dans sa complexité, si bien que la capacité de mobiliser l’attention précédera et sera nécessaire au jugement et à l’action.
D’un point de vue didactique, l’approche collaborative favorise les narratifs parce qu’une « histoire est la forme fondamentale de représentation des questions éthiques » (Walker, 2007, p. 75). La lecture d’une histoire permet un mouvement vers autrui, pour autant que l'on porte attention aux vies présentées dans ces récits – récits qui ont une extraordinaire capacité de mettre en relation des expériences, des événements et des idées morales, desquels se dégageront de nouvelles perspectives dans un contexte réaliste (Laugier, 2006 ; Nussbaum, 1992). Grâce à ce contexte et à l’encadrement de l’enseignante ou de l’enseignant, l’élève peut mesurer l’importance d’éléments éthiques (p. ex. besoins d’autrui, solidarité, émotions, etc.).
La dimension collaborative apparaît au sein des didactiques, d’une part parce que le narratif permet de s’appuyer sur une expérience humaine qui devient commune comme objet d’étude, mais aussi comme possibilité d’expérience, et donc à partir de laquelle il est possible de construire une compréhension mutuelle des angles éthiques qui en ressortent. D’autre part, les histoires et les questionnements que celles-ci soulèvent peuvent être étudiés grâce à des moyens habiles, tels que les dispositifs pour mener des recherches philosophiques avec les élèves. L’épistémologie collaborative au coeur de la théorie de Walker montre de nombreuses affinités avec la Communauté de recherche philosophique, dispositif construit par Ann Margaret Sharp et Matthew Lipman (Gregory et al., 2018), qui a d’ailleurs inspiré le moyen Les Astuces de Baralde et Soélie pour enseigner l’Éthique au cycle 2 du primaire (Heinzen et al., 2021).
En somme, l’approche collaborative de la CM montre que développer le sens d’une responsabilité éthique implique le développement d’une compétence complexe de positionnement collaboratif, grâce à laquelle une personne est à même de se repérer au sein d’une réalité éthique (axiologique, normative, interpersonnelle, sociale) complexe et en mouvement. Cette analyse éclaire les dimensions épistémiques (recherche de compréhension), psychologiques (cognitives, affectives) et sociales du processus de développement du sens d’une responsabilité éthique. Cette approche par la CM situe donc le jugement moral au sein d’une large trame d’apprentissage qui demande au sujet d’être engagé collaborativement dans la démarche de juger.
5. Les postures enseignantes et l’intégrité du sujet
Dans cette dernière section, nous traitons des implications de l’approche collaborative pour la question des postures enseignantes. L’une des menaces les plus sérieuses dans l’enseignement de l’éthique, semble-t-il, est que l’élève défère aux propos de l’enseignante ou de l’enseignant. Les didactiques de l’éthique doivent encourager l’autonomie de l’élève, sans quoi « l’action de l’enseignant.e serait une entreprise de moralisation » (Leleux, 2016, p. 126) ou, dans le pire des cas, une forme d’endoctrinement (Nohra, 2006). Ces risques sont liés à l’autorité que traduit nécessairement le rôle d’enseignante ou d’enseignant en classe. Dès lors, quelles postures adopter et comment se prémunir contre des formes de déférence ? Nous revenons à des questionnements qui sont communs, comme discuté en Section 1, aux postures enseignantes de l’Éthique et de Cultures religieuses.
Nous proposons dans cette section un angle d’approche de cette question. Soulignons plus précisément les postures suivantes, qui émergent des recherches sur les postures enseignantes de l’ECR : « posture d’évitement », « posture d’incompétence » et « posture d’insécurité » (Girardet et al., 2022, p. 6‑7). Dans la mise en pratique, on note des tendances à éviter les questions « délicates » (Girardet et al., 2022, p. 6), un sentiment d’incompétence, par manque d’expertise, pour enseigner les contenus de ces disciplines, ou encore une forme d’insécurité, par crainte de « créer un conflit de loyauté chez les élèves » (Girardet et al., 2022, p. 7) ou de ne pas savoir rester impartial.
D’une part, les objets d’apprentissage de l’Éthique portent sur une sphère intime de la vie des élèves, d’une façon qui n’est pas le cas pour la majorité des disciplines scolaires (histoire, géographie, biologie, mathématiques, etc.) qui ne touchent pas directement à la construction de la personne (self) – qui inclut le caractère, les préférences et valeurs, la vision du monde, l’agentivité, etc. Cette dimension peut légitimement provoquer les hésitations notées dans les postures ci-dessus. D’autre part, comme démontré dans la section précédente, une compréhension collaborative de la responsabilité éthique, comme construite et maintenue au sein d’une communauté de recherche éthique, déplace considérablement le rôle de l’enseignante ou de l’enseignant, qui n’a pas comme mission, depuis une posture d’expertise, de « former » les élèves (leur self), mais bien de veiller à mettre en place des conditions pour que celles-ci et ceux-ci se coconstruisent au sein du processus de positionnement collaboratif. Pour vraiment saisir la force de cet acte de coconstruction, il reste néanmoins à questionner la notion d’autonomie.
La notion kantienne de l’autonomie est généralement privilégiée dans les didactiques de l’éthique, notion qui renvoie à la capacité de formuler pour soi-même une règle d’action sur la base de raisons, règle que l’on peut reconnaître comme universalisable (Kant, 1943 ; Leleux, 2016 ; Leleux et Rocourt, 2010). Soulignons néanmoins que cette notion d’autonomie, et les perspectives du développement moral qu’elle suggère, a fait l’objet de sévères critiques dans les dernières décennies, notamment parce que son orientation rationaliste et individualiste risque de soutenir des fins, idéologies ou modes de réflexion patriarcaux (Gilligan, 1982 ; Kheel, 2008 ; Plumwood et Afeissa, 2015). Ces critiques devraient être intégrées aux didactiques de l’Éthique.
L’approche collaborative propose une conception de l’autonomie nuancée par l’idée qu’une personne se construit comme sujet à même ses relations. Comment alors développer son identité propre et éviter la dépendance ? Il s’agira, comme le fait Walker, de faire un déplacement de l’autonomie vers la notion d’intégrité.
Walker suggère que l’intégrité est une forme de fiabilité (reliability) (2007, p. 122) à un ensemble de valeurs, et donc à une certaine forme de vie, qui agit comme une ligne directrice grâce à laquelle ce qui est important apparaît et peut prendre forme. L’intégrité du sujet, dans ce cas, n’est pas la marque d’une vie menée autour de divers projets personnels, établis comme une forme de plan de vie (life plan), où la nécessité d’intégrité est intrapersonnelle. Plutôt, l’intégrité du sujet est ce qui transparaît du fait de se construire en tant que, pour reprendre l’expression de la philosophe écoféministe Val Plumwood, « moi-en-relation » (2015, p. 29) : une intégrité dont la nécessité est interpersonnelle.
S’il semble difficile de faire cohabiter le souci de l’autonomie du sujet et celui que ce dernier puisse se construire au sein du vivre-ensemble, ce conflit repose sur une conception du sujet comme être se construisant seul, et donc comme voyant son territoire empiété par ses devoirs et responsabilités envers autrui – ce sont des conceptions de l’autonomie qui présupposent une vision du moi (self) comme séparé, « désincarné et désinséré » (Plumwood et Afeissa, 2015, p. 25). Comme le souligne Plumwood, il s’agit là de l’image du moi autonome de la théorie libérale, à laquelle sous-tend une vision dualiste du sujet humain comme être essentiellement égoïste, c’est-à-dire motivé que par la poursuite de son propre intérêt, et devant donc être « bridé » (Plumwood et Afeissa, 2015, p. 25) grâce à une théorie d’éthique normative fondée sur des principes abstraits et universaux. En substitutif à cette image, Plumwood en propose une du sujet humain comme d’un être imbriqué dans des relations, et où son identité se construit au sein de cette toile relationnelle. Selon la conception du moi-en-relation, il ne s’agit pas de brider ou de taire, mais bien d’éduquer, d’informer, de rendre fort (empower) des individus qui se soucient de construire un monde en commun.
L’intégrité du moi-en-relation se caractérise, oui, par l’engagement d’une personne comme actrice de sa propre vie, mais au sein d’un réseau complexe de relations avec d’autres êtres, où la construction d’une vie liée à ces autres êtres agit comme ligne directrice. Un être est donc intégré lorsque qu’il fait partie d’un tout plus grand que lui-même, qu’il y est soutenu et qu’il y trouve sa place. Ce que l’on considère, semble-t-il, si exceptionnellement important dans le fait de préserver l’autonomie du sujet, ce n’est pas tant qu’il puisse mener à bon port ses projets personnels, mais bien qu’il se construise comme être entier au sein de la trame relationnelle à partir de laquelle sa vie prend sens et est possible. Pour faire le lien avec la responsabilité : « Une personne est intègre lorsqu’elle prend responsabilité pour sa part dans le travail collectif qui est celui de déterminer comment vivre » (Walker, 2007, p. 122‑123). Ainsi, l’intégrité implique que l’enseignante ou l’enseignant de l’Éthique doit révéler aux élèves i) leur réalité au sein d’une communauté, ii) leur part prenante dans cette communauté et iii) leur place en tant qu’êtres singuliers qui s’y développent et s’y affirment. Enfin, suivant Walker, nous pourrions nommer ainsi cette posture enseignante : la posture expressive-collaborative.
Conclusion
Cet article a analysé la visée du Plan d’études vaudois (« développer le sens d’une responsabilité éthique […] orientée vers la recherche du vivre ensemble ») (CIIP / DFJC VD, 2019, p. 1‑2) comme étant le développement d’une compétence complexe de positionnement collaboratif. Cette analyse éclaire les dimensions épistémiques, psychologiques et sociales du processus de développement du sens d’une responsabilité éthique, ce qui situe le jugement moral autonome au sein d’une large trame d’apprentissage. Ce texte s’inscrit dans l’effort de valoriser l’éthique comme discipline scolaire, même lorsqu’elle est associée à d’autres disciplines dans les plans d’études. Notons enfin que la visée de l’Éducation à la citoyenneté dans le Plan d’études romand est de « préparer les élèves à participer activement à la vie démocratique en exerçant leurs droits et responsabilités dans la société » (CIIP, 2010, p. 21). Dans la mesure où des enjeux didactiques, épistémologiques et pratiques sont communs à la responsabilité éthique et citoyenne (Leleux et Rocourt, 2010 ; Ouellet, 2006), l’analyse défendue ici a aussi une pertinence interdisciplinaire.
Appendices
Notes
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[1]
Dans cet article, le terme éthique (écrit avec une minuscule) se réfère à l’éthique comme réflexion philosophique à propos des valeurs, des normes et de comment agir et vivre. Le terme Éthique (écrit avec une majuscule) se réfère à la discipline scolaire. La formulation enseignement de l’éthique sera aussi utilisée pour parler de la réflexion didactique sur l’enseignement de cette discipline et sur les pratiques enseignantes qui s’y rapportent.
-
[2]
Extrait d’une lettre adressée aux présidents et aux présidentes des commissions scolaires du Québec, le 13 janvier 2003. Citée dans Bouchard (2004).
-
[3]
Par exemple, à cultures religieuses en Suisse francophone et dans plusieurs lands de l’Allemagne, à l’éducation à la citoyenneté en Belgique et à l’éducation civique en France.
-
[4]
La Suisse est composée de 26 cantons et de 4 régions linguistiques. Il n’y a pas de curriculum national, mais plutôt des plans d’études par région linguistique. Le Plan d’études romand (PER) est la référence pour la région francophone de la Suisse qui inclue les cantons de Genève, Vaud, Fribourg, Valais, Neuchâtel, Jura et Berne. Le PER est structuré par les disciplines, mais aussi par les axes de la formation générale (FG) et des capacités transversales (CT) qui sont censées se retrouver dans les enseignements des disciplines. Le Plan d’études vaudois (PEV), révisé en 2019, compte pour sa part des spécificités cantonales propres au canton de Vaud, comme celles au niveau de la discipline Éthique et cultures religieuses.
-
[5]
L’expression vivre-ensemble s’écrit généralement avec un trait d’union contrairement au verbe vivre ensemble, mais la formulation du PEV « vers la recherche du vivre ensemble » est écrite sans trait d’union, « ce qui laisse planer un doute sur sa classe grammaticale (verbe ou substantif) » (Durisch Gauthier, 2020, p. 13).
-
[6]
Les chercheurs et chercheuses qui s’efforcent de comprendre la nature et l’importance de la CM assument que la connaissance morale existe (Hills, 2011), ce qui est d’ailleurs également le cas au sein de la didactique de l’éthique (p. ex. « Anna sait que cet acte est solidaire »). Voir Leleux (2016).
-
[7]
Toutes les citations directes du texte de Walker sont traduites de l’anglais librement.
-
[8]
Voir Leleux (2016) pour une autre stratégie qui répond à la tension entre l’enseignement de l’éthique et la liberté de conscience des élèves, qui s’appuie sur une épistémologie habermasienne (Habermas et Hunyadi, 2023), au sein de laquelle les normes font l’objet d’une discussion entre toutes les personnes concernées.
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