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Si elles ont été longuement étudiées depuis plusieurs décennies, et ce, dans des contextes géographiques variés, les relations entre famille et politique font figure de boite noire. Cette situation s’explique tant par le fait que « la famille est une réalité en mouvement » (Wieviorka, 2018) – qui peut prendre différentes formes selon les sociétés (Tournier, 2010) – que par l’étendue et l’évolution des activités politiques. Ainsi, si famille et politique sont liées, l’élasticité de la définition de ces termes rend difficile l’écriture de conclusions généralisables et définitives (Tournier, 2010).

Cette difficulté tient également à la nature des relations potentielles entre famille et politique. En science politique, dès le milieu du vingtième siècle, de premiers écrits se sont d’abord intéressés au comportement électoral et à l’influence éventuelle de la famille pour faire du choix idéologique un potentiel « legs ». Les grands courants explicatifs du comportement électoral (école de Michigan, choix rationnels, etc.; Mayer, 2007) ont ainsi été mobilisés pour saisir, déconstruire ou démystifier le rôle éventuel de la famille dans la détermination des orientations politiques (Smets et van Ham, 2013), ce que d’autres nomment l’« hérédité politique » (Offerlé, 1993). De l’acte de voter au choix politique, l’influence de la famille est visible (Bhatti et Hansen, 2012; Gidengil, O’Neill, et Young, 2010; De Landtsheer et al ., 2018; Jennings, Stoker, et Bowers, 2009). Considérée comme le lieu primaire de la socialisation politique, l’influence de la famille reste pourtant difficile à appréhender : au sein de la famille, « qui transmet », « que transmet-on ? » et « à qui » (Gotman, 2006) ?

Les travaux contemporains ont montré qu’au sein de la famille, la transmission politique – lorsqu’elle est présente –, quelle que soit sa nature, n’échappe pas aux logiques genrées : hommes et femmes, en fonction des contextes, ne transmettent pas ou n’héritent pas de la même façon (Marneur, 2016; Mévellec et Tremblay, 2016). En outre, certains travaux proposent d’explorer la transmission, comme une interaction sociale, ayant lieu non seulement dans l’ordre descendant, c’est-à-dire des parents vers les enfants, mais également dans l’ordre inverse, lorsque les enfants sont eux-mêmes à l’origine des discussions politiques au sein de la famille (McDevitt et Chaffee, 2002). De même, que transmet-on ? Pour certains, la transmission touche les attitudes politiques et les comportements : une partie de cet héritage serait génétique (Alford, Funk, et Hibbing, 2005). D’autres considèrent que la famille – en tant que lieu de socialisation politique – vient nourrir l’ambition politique (Oskarsson, Dawes, et Lindgren, 2018) : si un parent a été candidat, les probabilités que les enfants le deviennent sont plus élevées. Toutefois la causalité n’est pas toujours simple à confirmer. Ainsi, lorsqu’on observe de jeunes militants de partis politiques, leur ambition électorale ne semble plus vraiment être influencée par leur socialisation politique familiale (Ammassari, McDonnel et Valbruzzi, 2023). Néanmoins, selon van Liefferinge et Steyvers (2009), les maires qui ont été élevés dans des familles très politisées commencent souvent leurs carrières plus jeunes. La présence d’une mère politiquement active peut également structurer l’engagement futur des enfants (Oskarsson, Dawes, et Lindgren, 2018; Lawless et Fox, 2005). Héritage et transmission opèrent cependant dans des contextes institutionnels et spatiaux-temporels précis.

En effet, si l’hérédité cadre mal avec les principes de la démocratie égalitaire et qu’il faut dépasser l’analyse par les régimes politiques (Brossier et Dorronsoro, 2016), tant le couple « famille et politique » transcende ceux-ci, les caractéristiques institutionnelles peuvent cependant favoriser l’hérédité dite « élective », c’est-à-dire la transmission de mandats électifs au sein d’une même famille. Cela peut se faire de génération en génération (Patriat, 1992; Offerlé, 1993) ou de façon moins systématique, au sein de mêmes grandes familles politiques dans une logique plus lignagère que dynastique (Jaffrelot, 2006). Certaines caractéristiques du système institutionnel tendent ainsi à favoriser la transmission de mandats : les systèmes peu concurrentiels et centrés sur les candidat·e·s (Fiva et Smith 2018). De telles configurations favoriseraient la transmission, cette fois-ci d’un « avantage », défini comme « une prime au sortant » qui transiterait par la transmission d’un patronyme (Dal Bó, Dal Bó, et Snyder, 2009). D’autres soulignent que le patronyme peut aussi être érigé en défense du territoire et de ses qualités (Marmont, 2010; Broutelle, 2011). Cet exemple invite aussi à considérer la famille « comme […] un médiateur essentiel de la mémoire collective » (Broutelle, 2011). L’influence de la famille peut aussi être plus informelle et se réaliser grâce à des capitaux symbolique, social et un patrimoine particulier (Kenawas, 2015). Si les membres d’une même famille tendent à obtenir des scores supérieurs à leurs concurrents aux élections, cela crée ce que certains appellent des « dynasties politiques » (van Coppenolle, 2017). Quels que soient les contextes, les études soulignent la nécessité d’opter pour une définition large de la famille pour englober l’hétérogénéité des formes de la famille contemporaine et de ses influences.

Si cette prise en compte d’une conception élargie de la famille fait consensus, les travaux n’ont pas encore épuisé, à notre sens, l’ampleur des dimensions de l’évolution du métier politique, mais aussi de la participation politique. À l’heure où le congé de maternité de Jacinda Ardern, Première Ministre Néo-Zélandaise et son choix de siéger avec son bébé à l’ONU ont fait les manchettes, la famille constitue-t-elle un frein ou un tremplin à l’exercice du mandat politique ? Avoir une famille et être engagé·e politiquement sont-ils deux choix compatibles ? La conciliation travail-famille-engagement politique constitue-t-elle un enjeu ? Y a-t-il des répercussions sur l’avancement en carrière, en tenant compte du genre (Navarre, 2015) ? Les politiques publiques qui cherchent à favoriser la présence des femmes en politique active permettent-elles de neutraliser les pesanteurs familiales ? Sur quels soutiens familiaux ces élu·e·s peuvent-ils ou peuvent-elles compter pour mener à bien leurs différentes activités (Pini et McDonald, 2004) ? Inversement il est possible de penser que des élu·e·s plus âgé·e·s puissent aussi être engagé·e·s dans des relations d’aide intra-familiales. Cela influence-t-il leurs carrières politiques ? De plus, alors que les formes traditionnelles d’adhésion à des partis politiques et l’exercice du droit de vote sont plutôt en déclin, d’autres formes d’engagement politique se déploient (Ogien et Laugier, 2014). Comment la famille est-elle susceptible d’exercer une influence sur ces autres formes d’engagement ?

Par ailleurs, selon Broutelle (2011 : 35), « […] la famille transmet une certaine lecture de l’Histoire en fonction du système de représentations sociopolitiques qui lui est propre, ou du rôle joué par ses membres au cours de certains évènements, qui rend ces derniers plus ou moins pensables et leur confère une interprétation particulière ». Comment cette mémoire affecte-t-elle les engagements politiques ? Quels types d’engagements sont concernés ? Les « héritier·ère·s » reproduisent-ils les schémas précédents à l’identique ? Comment les membres d’une même famille se démarquent-ils face au « patrimoine » reçu ? Les cinq articles de ce numéro thématique abordent d’une façon ou d’une autre ces questionnements, en se focalisant tantôt sur les configurations diverses que prennent les liens entre la famille et la politique, tantôt sur la transmission d’un capital symbolique et émotionnel.

Des configurations à géométrie variable

Si les modes de socialisation infrafamiliaux conduisent certains individus à embrasser la carrière politique (Tournier 2009; Garraud 1992) et si la famille contemporaine réfère à des réalités variées, cette dernière semble toujours influencer fortement l’engagement politique traditionnel (Lacroix et Lardeux, 2022). La première partie de ce numéro thématique prend au sérieux cette idée en la traitant toutefois sous deux angles différents. D’une part, et même si la socialisation familiale est importante, il arrive que l’engagement en politique se fasse contre l’avis de sa famille et plus précisément de son conjoint. Il est possible, d’autre part, de s’engager pour sa famille : la famille devenant l’objet de l’engagement.

Ainsi, la contribution de Louise Dalibert met en évidence la façon dont la famille s’impose comme une variable importante dans les trajectoires d’engagement politique. À partir de 36 entretiens menés auprès d’élus ayant quitté la vie politique ou étant sur le point de le faire, et la mise en récit de cinq parcours biographiques, cet article répond à l’interrogation suivante : « comment la famille influe-t-elle tout au long de la carrière politique et dans les choix opérés par les professionnels de la politique ? » L’analyse invite à considérer la perméabilité et l’imbrication des sphères privées et politiques et à faire en sorte que la « vie privée » des élus ne soit pas un angle mort de la recherche.

Les auteurs Taladi Narcisse Tonli et Issa Ouattara rappellent dans l’article présenté dans ce numéro l’importance de la vie privée dans le cas des femmes burkinabé, soulignant l’influence de la famille dans leur engagement en politique et les différentes formes qu’il peut prendre selon les contextes. Les auteurs écrivent ainsi : « Les femmes politiques burkinabé sont écartelées entre l’entre soi masculin en politique, dans la famille et les représentations socioculturelles à caractère sexiste ». Cette réalité amène ces femmes à élaborer des stratégies et des logiques différentes pour accéder à cet engagement politique. Dans un contexte où la famille se révèle à la fois une ressource et une contrainte forte, les femmes doivent faire preuve, selon les mots des autrices, de « résilience ».

Adoptant une tout autre perspective, Manon Laurent nous amène à envisager l’importance de la famille comme objet de l’engagement. Dans son article, elle analyse la participation, en Chine, de parents à des groupes de discussion en ligne, le suivi des actualités éducatives et la surveillance des activités éducatives de leurs enfants. Si l’engagement se réalise initialement pour les enfants de la famille, il conduit parfois également des parents à développer une vision plus critique de la société et des politiques éducatives qui s’imposent à eux. Plus précisément, l’autrice montre que l’engagement parental participe à développer une conscience de classe qui prend un sens politique important dans le contexte du régime chinois.

Des transmissions sous réserve

L’importance de la famille ne dépend pas seulement des configurations dans lesquelles se trouvent celles et ceux qui s’impliquent en politique, mais également de la manière dont la transmission (l’hérédité) se manifeste. Si elle peut prendre la forme traditionnelle du passage, en ligne directe, d’un patrimoine ou d’un capital symbolique, elle se manifeste aussi avec plus de nuances, soit dans les chemins qu’elle emprunte, soit dans les contenus qu’elle véhicule et les effets qu’elle produit.

Dans cette deuxième partie, la première contribution plonge le lectorat dans l’univers plus classique de la transmission de l’hérédité élective ou du moins une des formes les plus connues : celle où le patronyme est associé à une classe sociale. La position sur l’échelle sociale détermine l’avenir des membres de la famille, dans ce cas-ci des hommes. En effet, la contribution de David Stefanelly, analyse la façon dont Paul de Dieuleveut entre en politique et s’engage naturellement dans le mouvement légitimiste de la France du dix-neuvième siècle. Cet engagement « naturel » se réalise grâce à sa famille, qui lui offre tant un patronyme qu’un patrimoine. Examinant la façon dont Paul de Dieuleveut fait fructifier ce capital symbolique et financier familial, l’auteur souligne cependant que « les antécédents familiaux ne sont donc pas toujours déterminants et la dimension personnelle est un critère à prendre en compte », rappelant les conclusions des travaux présentés plus haut.

La contribution de Jeanne Toutous rappelle quant à elle le fait que la famille constitue la pierre angulaire du militantisme, ici linguistique, qu’il soit mis à distance ou non. La famille fait figure d’instance de socialisation première. La contribution rappelle toutefois que la filiation militante n’est pas restreinte aux parents mais peut sauter des générations, démontrant la nécessité d’opter pour une définition élargie de la famille, et d’envisager la puissance fictionnelle, voire mythique, de l’entité famille. Travailler sur la transmission linguistique invite ainsi à explorer les formes de socialisation politique familiale à travers différentes trajectoires militantes qui dépassent l’idée de transmission linéaire.

Cette image de la famille comme autorité symbolique et émotionnelle est également visible au sein de la dernière contribution, témoignant comme le souligne Catherine Leclercq des dimensions affectives des transmissions. À partir d’entretiens biographiques d’une militante communiste, l’autrice retrace son engagement, et son désengagement, à travers une histoire familiale, sociale et politique, inscrivant ce parcours individuel « dans la socio-histoire des partis politiques et des affects ». Ces derniers se manifestent dans la figure d’un père omniprésent, tant dans la sphère de l’intime que celle du politique et marquent de façon indélébile son rapport au parti.

S’il y a bien un point commun à l’ensemble des contributions de ce numéro, c’est l’intrication entre la sphère publique et privée que crée le couple « famille et politique ». Alors que la famille renvoie à l’espace privé et la politique à l’espace public (Martin et Commaille, 2001), tant le vocabulaire politique emprunte à la famille (succession, héritage pour n’en citer que quelques-uns (Offerlé, 1993) que l’usage des métaphores familiales pour décrire le rôle des autorités publiques (Lenoir, 1998) invitent à creuser davantage ces relations sous l’angle de l’intime. Ainsi, si la famille n’est pas un thème nouveau dans les travaux sur la socialisation et l’engagement politique, elle trouve néanmoins pleinement sa place dans les questionnements les plus récents qui animent ce champ de recherche en science politique. D’une part, elle permet de (ré)interroger des rapports de genre (Bargel, 2013; Dutoya, 2016) qui s’imposent aux activités politiques (de la primo-socialisation à l’exercice des mandats, en passant par l’engagement et l’ambition électorale). Elle invite, d’autre part, à engager la discussion avec les celles et ceux qui s’inscrivent dans le tournant émotionnel (Filleul, Leclerc, Lefebvre, 2022; Faure, 2016). En effet, au terme de ce numéro, il est évident que l’entrée par la famille invite à penser le politique à travers l’intime, sans réifier à priori la distinction entre le « privé » et le « public ».