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PROBLÉMATIQUE

Depuis quelques décennies, plusieurs politiques gouvernementales et recherches soulignent l’importance des collaborations entre l’école et les familles pour soutenir la réussite éducative des élèves (Centre suisse de coordination pour la recherche en éducation [CSRE], 2018; ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 2001; Larivée et al., 2015; Pothet, 2014). Des études s’intéressant spécifiquement à ces dynamiques en contexte de diversité illustrent la place souvent significative de la communauté[1] ou d’actrices et d’acteurs tiers dans l’établissement de collaborations entre l’école et les familles immigrantes (Fahrni et Ogay, 2022; Vatz Laaroussi et al., 2008).

Au Québec, l’importance des collaborations école-familles-communauté pour soutenir la réussite éducative des enfants est au coeur de plusieurs documents ministériels (MEQ, 2001; MEQ, 2020). Par ailleurs, si le rapport de l’école québécoise à l’immigration se dessine sur fond de débats sociaux (Charette et Borri-Anadon, 2022)[2], plusieurs orientations ministérielles visent à soutenir le processus d’intégration des élèves immigrants et de leur famille dans le contexte scolaire[3].

D’ailleurs, en 2018, le ministère de l’Éducation du Québec a proposé une mesure visant l’embauche d’intervenantes et d’intervenants école-familles immigrantes-communauté[4] (IEFIC) au sein d’écoles, de centres de services scolaires[5] et d’organismes communautaires. La conséquence a été que, si les IEFIC étaient déjà présents sur certains territoires (Audet et Potvin, 2013), leur présence dans les écoles a pris de l’ampleur. Les documents ministériels décrivent le rôle des IEFIC comme étant bidirectionnel, visant à soutenir les parents dans leur appropriation d’un nouveau contexte de vie et le milieu scolaire dans sa compréhension des réalités et des besoins des familles (MEQ, 2022). Des recherches notent aussi la contribution du rôle des IEFIC pour soutenir la socialisation des familles à la culture scolaire et leur processus d’intégration dans la société d’accueil, plus généralement (Bilodeau, et al., 2011; Charette et Kalubi, 2016).

En Suisse, les politiques scolaires sont de la responsabilité des cantons. Dans les documents officiels des départements – l’équivalent des ministères – responsables de l’école dans chaque canton, un accent est mis sur la nécessité d’une collaboration entre l’école et les familles, et le besoin d’en créer les conditions avec les familles immigrantes[6]. Par contre, le terme de communauté n’est pas mobilisé[7]. La place et le rôle d’actrices et d’acteurs tiers appelés à intervenir dans la relation entre l’école et les familles immigrantes sont parfois évoqués individuellement[8].

À côté de cela, ce sont principalement des actrices et des acteurs dits associatifs[9], extérieurs à l’institution scolaire et non rattachés aux départements responsables de l’école, qui interviennent afin de favoriser le lien entre les familles immigrantes et l’école. Si leur action est moins formellement définie qu’au Québec, elle est généralement reconnue et soutenue de manière croisée par les départements responsables de deux types de politiques cantonales : les politiques d’aide à l’intégration d’une part (https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/departements/departement-justice-police.html) et de soutien à la parentalité de l’autre (Conférence des directeurs et des directrices cantonaux des affaires sociales [CDAS], 2017).

Dans les écrits, si la plus-value des IEFIC dans le développement de collaborations entre les familles immigrantes et l’école est généralement reconnue (Charette et al., 2019a; Pithon et al., 2008), leurs difficultés à se faire une place dans les dynamiques école-familles-communauté sont aussi soulevées (Kanouté et al., 2016). Selon Rigoni (2021), les dynamiques entre les protagonistes qui gravitent autour des familles immigrantes sont marquées « par une forte hétérogénéité des positionnements et des pratiques » (p. 7), révélant souvent des enjeux de pouvoir. Ainsi, les actrices et acteurs qui se retrouvent dans une position tierce seraient souvent coincés entre les attentes institutionnelles de l’école et celles des parents (Charette et al., 2019b; Fahrni et Ogay, 2022).

Cet article souhaite contribuer à l’avancement des connaissances dans le domaine de l’éducation en interrogeant la manière dont des IEFIC au Québec et en Suisse négocient leur rôle et leur place dans le triptyque école-familles-communauté. En prenant en compte les tensions en jeu dans une dynamique impliquant l’institution sociale représentée par l’école, il en dégage trois configurations, qui sont ensuite mises en dialogue avec une typologie existante (Leanza, 2006).

CADRE CONCEPTUEL

Cet article sollicite le modèle théorique développé par Leanza (2006) qui dégage quatre types de postures endossées par les interprètes communautaires lors de rencontres entre des parents immigrants non francophones et des médecins, traduites en rôles[10] :

  1. L’agente ou l’agent linguistique : son rôle est de transmettre aux parents les informations telles qu’elles ont été données par le médecin, sans demander de précisions et sans intervenir à titre personnel dans l’interaction.

  2. L’agente ou l’agent du système : son rôle est de transmettre des informations aux parents avec une certaine connaissance dans le domaine de la santé, et de diffuser des standards de santé que l’institution désire partager.

  3. L’agente ou l’agent d’intégration : son rôle est d’assurer les premiers contacts avec les parents, de leur donner son avis sur certains conseils du médecin et de les soutenir dans leurs réflexions.

  4. L’agente ou l’agent culturel : son rôle est de transmettre des informations au médecin et aux parents, notamment au sujet de pratiques qui diffèrent de la norme attendue, tout en laissant la place d’expert au médecin.

La typologie de Leanza (2006) est construite en considérant la position des interprètes au regard de la différence culturelle réelle ou imaginée entre des personnes immigrantes, les parents, et des personnes professionnelles porteuses d’un discours institutionnel dominant, des spécialistes en médecine. Ainsi, les deux premiers types confortent le discours dominant et entretiennent le statu quo au niveau des pratiques des personnes professionnelles en santé, alors que les deux derniers participent à légitimer la diversité des pratiques et soutiennent la mise en oeuvre de compromis.

Le modèle de Leanza nous paraît porteur pour éclairer les résultats présentés dans cet article. Notamment, nous y repérons l’intérêt commun à comprendre comment des actrices et acteurs tiers négocient leur place et leur rôle dans le cadre d’une mission consistant à favoriser le lien entre familles immigrantes et personnes professionnelles d’institutions de la société d’accueil. Aussi, bien que la recherche de Leanza s’intéressait d’abord à l’interprétariat linguistique, ses résultats ont finalement illustré la complexité d’un rôle situé à la croisée de personnes qui cherchent à mieux saisir les contours d’un nouveau contexte social et de personnes qui intègrent, à des niveaux divers, les éléments implicites de ce même contexte. Leanza souligne aussi la difficulté pour les interprètes d’obtenir une reconnaissance de leur statut auprès des institutions et des personnes qui y oeuvrent, faisant écho au rôle endossé par des IEFIC en contexte scolaire.

De plus, si la typologie de Leanza a été développée dans le contexte de la pédiatrie en Suisse, elle s’appuie sur d’autres, développées dans des domaines divers, dont celui du travail social (Cohen-Emerique, 2003), proche de celui qui nous intéresse ici, soit l’éducation. Aussi, bien qu’elle résonne avec des écrits s’intéressant aux collaborations école-familles immigrantes, dont certains soulèvent le risque que des actrices et acteurs qui se trouvent en position charnière entre les institutions et les parents visent une normalisation familiale pour des sous-groupes minorisés (Akkari et Changkakoti, 2009; Perroton, 2000), il semble qu’aucun modèle similaire à celui de Leanza n’ait été proposé à ce jour dans le domaine de l’éducation. C’est dans cette voie que s’inscrit cette contribution.

Méthodologie

Cet article propose une analyse secondaire de données menée selon une métasynthèse (Fortier et al., 2018). Selon Finfgeld (2003), dans une approche qualitative, la métasynthèse n’est pas une revue systématique des écrits ni la somme de résultats de recherche. « L’objectif d’une métasynthèse est de produire de nouvelles interprétations des résultats, plus substantielles que les résultats des recherches considérées de façon individuelle. Elle permet de clarifier des concepts, d’affiner les connaissances existantes et les modèles opérationnels » (Finfgeld, 2003, p. 894, traduction libre). Notre démarche s’inscrit dans une perspective comparative, permettant d’explorer une même thématique dans quatre espace-temps différents (Brugidou et al., 2005), c’est-à-dire quatre recherches préalablement conduites par les personnes auteures de l’article, deux au Québec et deux en Suisse. Les critères de sélection des recherches ont été ceux proposés par Finfgeld (2003), soit des recherches ayant été conduites selon une démarche qualitative et dont les résultats peuvent être étayés par des données brutes. Dans cette optique, l’auteur et les auteures ont réanalysé leurs résultats initiaux en ressortant les éléments illustrant la négociation du rôle des IEFIC à travers les espaces où il se met en oeuvre : à l’école, auprès des familles et dans la communauté.

Au Québec, une première recherche[11] avait pour objectif de documenter la nature du travail d’IEFIC, leurs perceptions des besoins des familles immigrantes et des stratégies déployées par ces dernières pour soutenir leurs enfants. Des entretiens semi-dirigés ont été menés auprès de six IEFIC[12] travaillant surtout auprès de familles immigrantes récentes. Quatre d’entre eux relevaient d’un organisme communautaire et deux du milieu scolaire[13]. Leur mandat consistait à soutenir l’accueil des familles à l’école de la société d’accueil et la construction de collaborations avec l’école (Charette, 2016).

La seconde recherche[14] a permis de reconstruire des récits de pratique avec 12 IEFIC dans le contexte de la COVID-19 (Audet, 2020). Six d’entre eux relevaient d’un organisme communautaire et six autres du milieu scolaire. Durant la pandémie, le mandat des IEFIC était surtout structuré autour de la nécessité de joindre les familles et de s’assurer qu’elles avaient le nécessaire pour répondre aux besoins scolaires et extrascolaires de leurs enfants. Lors d’entretiens individuels, les IEFIC étaient amenés à raconter une situation relative à leur pratique, qui mettait en scène une famille immigrante, s’était déroulée pendant la première vague de la pandémie et les avait amenés à se questionner, à se réajuster ou à faire preuve d’innovation[15].

Les données suisses proviennent de deux recherches conduites dans le canton de Fribourg. Par des entretiens semi-dirigés, la première a interrogé les responsables d’organismes du soutien à la parentalité – principalement associatifs – quant à la manière de concevoir leur mission auprès des parents, en particulier au regard de l’enjeu scolaire (Conus, sous presse). Nous nous concentrons ici sur le positionnement des trois personnes responsables des deux associations impliquées dans l’organisation d’ateliers de préparation à l’entrée à l’école destinés aux parents. Dans le fonctionnement associatif local, ces personnes conservent une part d’activité sur le terrain. À côté de leur tâche de responsable, elles interviennent régulièrement dans la mise en oeuvre des ateliers, ce qui permet l’analyse croisée de leurs regards avec celui des IEFIC du contexte québécois.

La seconde recherche, de type ethnographique[16], visait à saisir le processus de construction de la relation entre l’école et les parents, au moment de l’entrée à l’école de l’enfant aîné de la famille, dans un établissement scolaire accueillant majoritairement des enfants de familles ayant immigré plus ou moins récemment en Suisse et aux revenus modestes (Conus, 2017; Ogay, 2017). L’analyse produite pour cet article se concentre sur l’observation d’un atelier de préparation des parents à l’entrée à l’école de leur enfant et l’entretien réalisé avec l’intervenante associative qui l’animait[17]. Dans les deux recherches suisses, les dispositifs analysés ne se destinent pas uniquement aux familles immigrantes. Celles-ci y constituent toutefois un public cible privilégié et surreprésenté, justifiant le choix de croiser les analyses avec le contexte québécois.

Au total, les 4 terrains de recherche regroupent 22 IEFIC. Le tableau 1 qui suit synthétise les particularités des deux contextes explorés.

Tableau 1

Éléments comparatifs du rôle d’IEFIC en contexte québécois et suisse

Éléments comparatifs du rôle d’IEFIC en contexte québécois et suisse

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RÉSULTATS

S’inspirant de la typologie de Leanza (2006), nos résultats sont présentés selon les rôles et les postures endossés par les IEFIC par rapport à l’institution scolaire et aux familles immigrantes. Nos résultats révèlent une articulation importante du rôle d’IEFIC avec les possibilités offertes par l’institution scolaire pour le déploiement de celui-ci, et ce, tant du côté québécois que du côté suisse. Les tendances transversales émergeant de nos analyses sont donc présentées dans cette optique. Elles sont illustrées par des verbatims emblématiques, non exhaustifs. Des pseudonymes sont utilisés.

Entre porte-parole de l’école ou des familles : une diversité de rôles indépendamment des contextes

Nos analyses nous permettent d’avancer que les 22 IEFIC rencontrés n’ont pas la même perception de leur rôle et de la façon de le mettre en oeuvre auprès des familles et de l’école. Par exemple, dans la recherche de Charette (2016), la manière dont les six IEFIC décrivent leur rôle s’inscrit sur un continuum allant d’un endossement du discours dominant à celui revendiquant les droits des parents, comme illustré ici :

J’explique c’est quoi la mission de l’école. Comment ça fonctionne ici, à qui il faut poser les questions et comment les parents peuvent s’impliquer s’ils veulent s’impliquer comme bénévoles. […] L’enseignante est occupée, elle ne peut pas vous recevoir sans rendez-vous, il faut écrire dans l’agenda, les parents ne comprennent pas ça. (Lina)

La plupart du temps, j’essaie de me mettre dans la peau des parents. Savoir poser des questions à leur place. Il y a certaines personnes qui ne sont pas capables de le faire. […] Par exemple, je suis avec la famille, je vais dire : « Comment ça va fonctionner la francisation alors? » […] Je suis capable d’aller leur faire réaliser certaines choses que la famille ne réalise pas nécessairement. (David)

Dans la première recherche suisse (Conus, sous presse), les IEFIC responsables d’associations impliquées dans l’organisation d’ateliers de préparation à l’entrée à l’école abordent aussi diversement leur rôle. Dans le premier cas, la responsable interviewée souligne le rôle d’intermédiaire entre deux mondes, de constructeur de « ponts », qu’a son association entre l’école et les parents : « On aime là pouvoir accompagner la transition, faire des liens. On a des enseignants, on a des parents, et puis notre rôle c’est de faire des ponts » (Laura). Dépassant la seule socialisation des parents aux normes du contexte scolaire, le rôle mis en avant est celui d’une agente d’interconnaissance et d’adaptation réciproque entre le personnel scolaire et les parents. Cette volonté d’être dans un rôle d’intermédiaire accorde une place à la défense des droits des parents évoqués par David plus haut. Elle correspond à un refus d’inscrire son action dans un discours prescriptif à l’égard des parents et à une posture déontologique revendicatrice de soutien à leur pouvoir d’agir, illustré dans l’extrait suivant :

Si on est dans l’accompagnement, comme on essaie de le faire nous, on regarde avec le parent quelles sont ses idées éducatives à lui, et puis on travaille avec ses ressources, à en faire quelque chose de constructif, en partant de ses idées à lui. Si je rencontre un parent et je dis : « Non, il ne faut pas faire comme ça, il faut faire comme ça », donc il doit appliquer quelque chose qui ne lui appartient pas, ou pas encore, alors moi j’ai du mal avec ça. (Laura)

Dans le deuxième cas, la responsable positionne le rôle de son association de manière distincte. Plutôt que de le situer comme celui d’une agente d’adaptation réciproque entre l’école et les parents, elle considère son rôle comme étant celui de porte-parole des attentes de l’école auprès des parents. Les ateliers de préparation se font sans les acteurs scolaires, l’objectif est transmissif. Il s’agit d’indiquer aux parents quelles pratiques éducatives mettre en oeuvre pour préparer l’enfant à son entrée à l’école.

On sent vraiment le besoin de poser les principes. Et il y a le principe alors, bien sûr, de la gestion de l’autonomie, qui est essentiel, il y a la gestion des émotions, ça c’est vraiment quelque chose aussi, dans le vivre-ensemble, qui est extrêmement fort, en particulier pour une certaine population migrante qui veut compenser différents traumatismes en évitant toute frustration, ce qui nous crée des monstres après. (Corine)

Les discours de Corine et de Lina se font écho, alors qu’ils semblent ancrés dans une logique de socialisation des parents aux normes du monde scolaire, dans une perspective unilatérale d’adaptation des pratiques éducatives parentales. La dimension normalisatrice de l’intervention est d’ailleurs justifiée au nom de la mission d’aide à l’intégration qui est au coeur de l’action des intervenantes.

L’atelier de préparation à l’entrée à l’école observé dans la seconde recherche suisse (Conus, 2017) révèle la complexité du positionnement des IEFIC. Il est animé par une IEFIC (Denise) rattachée à l’association de Laura. Dans l’idée du rôle d’intermédiaire prôné par l’association, l’atelier est préparé conjointement avec le personnel de l’école. Pourtant, le jour de l’atelier, seule l’IEFIC l’anime. L’atelier consiste en un temps de transmission de prescriptions éducatives aux parents, où il n’est pas question d’école, mais uniquement de pratiques éducatives parentales attendues d’ici à l’entrée à l’école de l’enfant[18]. Il s’inscrit ainsi davantage dans la conception de rôle prônée par la responsable de la première association, Corine, plutôt que dans celle défendue par Laura, la responsable de l’association de Denise. Surtout, il répond à l’objectif exprimé par les enseignantes de l’école à la suite de la séance de préparation, soit d’« informer les parents de ce que l’on attend d’eux », plutôt qu’à l’objectif de départ annoncé par l’IEFIC au chercheur, « favoriser les rencontres entre les enseignants et les parents » (Denise).

Comme les données d’Audet (2020) ont été recueillies dans le contexte d’une pandémie mondiale où les inégalités scolaires et sociales ont été mises en exergue dans plusieurs régions du monde (Conus et Durler, 2022; Russo et al., 2020), nous aurions pu penser qu’elles se seraient presque exclusivement inscrites dans une posture revendicative en faveur des familles, comme rapporté par Laura et David. Pourtant, les 12 IEFIC interviewés témoignent aussi de conceptions diverses de leur rôle, comme illustré ici :

Une partie de notre mandat est de transmettre à la famille de l’information sur le système scolaire québécois ainsi que sur le fonctionnement des écoles dans notre région. Nous parlons des classes d’accueil, de la francisation, de la boîte à lunch, du transport scolaire et de l’uniforme. Nous préparons la famille et l’enfant pour la rentrée scolaire. (Maria)

De nombreux parents immigrants perdent leur sentiment de compétence en arrivant dans un nouveau pays. Qu’ils aient des diplômes universitaires ou non, peu importe leur vécu, ils portent un bagage. Mais en arrivant ici, ils ont l’impression que celui-ci ne leur sert plus à rien et vivent un sentiment d’incompétence. Nous leur disons constamment quoi faire. […] C’est très important pour moi de sensibiliser les enseignants à cet aspect et de les faire réfléchir au sentiment avec lequel ils laissent les parents quand ils les quittent. (Ghi)

Les résultats explorés sur les quatre terrains de recherche rappellent ceux de Leanza (2006) où les IEFIC sont parfois les porte-parole des parents, l’agente ou l’agent du système, parfois les porte-parole de l’école, l’agente ou l’agent d’intégration, ou l’agente ou l’agent d’intégration ou culturel. Nos résultats illustrent toutefois deux rôles peu observés par Leanza, celui de revendication des droits des parents et celui de médiation, lorsque les IEFIC cherchent à se situer comme un intermédiaire constructeur de ponts entre les parents et l’école.

Entre rôle souhaité, besoins des familles et attentes de l’école : une place à négocier

Nos résultats mettent également en lumière un enjeu qui semble transversal par rapport aux quatre recherches explorées, soit la difficulté pour plusieurs IEFIC de se tailler une place au sein de l’école. Une IEFIC du projet de Charette (2016) mentionne :

La façon dont j’ai été accueillie ici, et pourtant il y avait des IEFIC avant, peut-être que la directrice a changé pendant la période où il n’y en avait pas… et puis, la façon dont elle m’a reçue, c’est, elle m’a dit : en ce moment, il n’y a rien à faire, il n’y a pas vraiment de problématique, donc je ne sais pas ce que tu vas faire de tes journées. (Annie)

Des attitudes les renvoyant à un rôle de porte-parole de l’école sont aussi évoquées : « On a des situations parfois très spéciales, où des enseignants veulent sortir de la salle quand on parle aux parents. » (Laura)

Ainsi, la possibilité de s’inscrire dans le rôle d’intermédiaire apparaît à négocier, et son importance à rappeler, de cas en cas. Une IEFIC du projet Conus (Conus, sous presse) souligne à quel point il est nécessaire de s’adapter au mieux aux modes de faire de l’école pour être acceptée : « Ma motivation est que ça corresponde à leur culture institutionnelle, pour que ça passe bien. […] J’ai vraiment la stratégie, comment je peux faire pour que finalement à la fin on puisse travailler au mieux pour les familles. » (Laura)

Ce souci de faire sa place peut amener des IEFIC à répondre aux attentes de l’école en privilégiant une action consistant à orienter les pratiques éducatives parentales, parce que « nous on doit aussi répondre à ce qu’ils [les membres du personnel enseignant] ont besoin » (Denise). Une IEFIC du projet d’Audet (Audet, 2020) souligne d’ailleurs devoir adapter son rôle aux attentes de l’école, tout en soulignant la position ambiguë dans laquelle cela la met vis-à-vis les familles :

J’ai suivi ces familles jusqu’à la fin de l’année scolaire, jusqu’aux camps pédagogiques. C’était important pour nous de les informer de la nécessité de faire les travaux scolaires. D’un autre côté, nous ne voulions pas être perçus comme des polices afin de conserver notre lien privilégié avec elles. Pour y arriver, il fallait que les familles voient que notre rôle n’était pas celui de l’enseignant ou de la direction. (Léanne)

Pour Léanne comme pour Denise, il semble que la frontière entre leur rôle et celui de l’école soit assez poreuse. Cette adaptation aux attentes de l’institution entraîne le risque de perdre de vue le rôle d’intermédiaire souhaité dans le triptyque école-familles-communauté.

Un IEFIC de la recherche de Charette (2016) rappelle aussi la nécessité de faire preuve de vigilance afin d’éviter de prendre en charge des rôles et responsabilités qui devraient revenir à l’école :

Quand les parents ont des questions, ils me téléphonent. Je dis : « Ah oui. Ils viennent me voir, ah oui, ça c’est le bulletin. » Mais ça ne devrait pas être comme ça. Ça devrait être la responsabilité de l’école de s’assurer que les parents font une rencontre et qu’on leur explique, qu’ils comprennent. (David)

De son côté, une IEFIC du projet d’Audet (2020) fait clairement la distinction entre son rôle et celui de l’école auprès des parents, et il y reconnaît même un atout :

Un autre élément facilitant, selon moi, est le fait que je ne suis pas une employée de l’école. Je travaille en collaboration avec le milieu scolaire, mais je ne relève ni de l’école ni du centre de services scolaires. Cela me place dans une position d’égal à égal avec les parents. J’évite de cette manière la relation hiérarchique existant entre le parent et l’école. C’est l’une des premières choses que je leur dis lorsque je me présente. Je leur mentionne que je suis comme eux, que je les comprends. Je crois que les parents le ressentent. (Majda)

Par ailleurs, les données d’Audet (2020) laissent croire que la pandémie aurait permis, dans certains cas, de mettre en lumière l’utilité du rôle des IEFIC aux yeux de l’école :

J’ai continué mes suivis auprès de mes familles les plus vulnérables, mais j’ai surtout aidé les enseignants et les directions à entrer en contact avec les familles pour faciliter le lien. C’était comme si, pour une première fois, certains d’entre eux se rendaient compte qu’ils devaient rejoindre les familles. Ils avaient tendance à me demander de les rejoindre à leur place. (Anna)

Finalement, la manière avec laquelle les IEFIC se positionnent entre l’école et les familles, transversalement aux contextes explorés et au-delà des différences interindividuelles, s’avère complexe. Cette complexité se trouve renforcée par le fait que leur place et leur rôle sont à ce stade peu délimités, encore à négocier, ce qui est toutefois perçu comme un avantage par une interviewée d’Audet (Audet, 2020) oeuvrant comme IEFIC depuis 22 ans :

Le fait que notre rôle ne soit pas vraiment normé est, en quelque sorte, un avantage. C’est un aspect qui a été évoqué dès la création des postes d’agents de liaison. Déjà, à ce moment-là, nous avions compris que le poste n’était pas compatible avec une définition de tâche rigide et fixe. Cette flexibilité nous permet de faire un peu ce que nous voulons pour répondre aux besoins de notre clientèle. Notre mandat change chaque année. (Sunita)

Discussion

Un regard transversal sur les résultats de l’analyse secondaire menée nous permet finalement de dégager ce qui nous semble relever de configurations du rôle des IEFIC. Ces configurations oscillent sur le continuum suivant, sans que chacune des catégories soit exclusive :

  1. Les IEFIC comme porte-parole de l’école : Dans cette configuration, le rôle des IEFIC est principalement ancré dans une logique de socialisation des parents aux normes du monde scolaire, et parfois des IEFIC eux-mêmes, dans une perspective d’adaptation unilatérale : former les parents. Ce rôle peut aussi avoir comme toile de fond l’objectif de faciliter la vie aux parents en rendant le contexte scolaire intelligible. Dans une telle configuration, les normes institutionnelles encadrant la place accordée aux IEFIC risquent d’être plus ressenties.

  2. Les IEFIC comme porte-parole des parents : Cette configuration a principalement pour objectif de sensibiliser l’école aux réalités des parents et de soutenir le pouvoir d’agir des parents. Les IEFIC sont souvent reconnus par l’institution scolaire ici, leur permettant de donner une meilleure place aux parents, par le fait même.

  3. Les IEFIC comme intermédiaire de médiation : Cette configuration favorise l’interconnaissance et l’adaptation réciproque des parents et de l’école. La place accordée par l’institution scolaire aux IEFIC ici est variée, ces derniers se trouvant souvent à naviguer entre les normes institutionnelles et la place que les parents peuvent y occuper.

La typologie des postures et rôles des interprètes communautaires proposée par Leanza (2006) apporte un éclairage intéressant à nos résultats. Nous retrouvons notamment d’importantes similitudes réaffirmant la complexité de ce rôle tiers que les IEFIC – ou les interprètes communautaires chez Leanza – ont à jouer entre les familles immigrantes et les actrices et acteurs institutionnels. Nous retrouvons ainsi dans nos données la position et le pouvoir symboliques des IEFIC au regard des différences réelles ou imaginées pouvant survenir entre l’institution scolaire et les familles immigrantes, parfois en confortant un discours dominant porté par l’institution, parfois en légitimant la diversité des familles et en favorisant la réalisation de compromis. Dans le second cas toutefois, et c’est là une distinction avec les résultats de Leanza (2006), nos résultats font émerger un fort endossement d’un rôle de médiation école-famille et de revendication en faveur des parents, et ce, peu importe le contexte. Plusieurs IEFIC privilégient ainsi un discours qui soutient le pouvoir d’agir des parents, mais également de l’école, invitée à prendre ses responsabilités envers les familles.

De plus, de manière similaire à Leanza (2006), nous soulignons la difficulté pour les intervenants et les intervenantes de ne pas se coller aux standards institutionnels afin de se tailler une place dans une institution souvent décrite comme une école-forteresse. Dans les deux contextes explorés, la place des IEFIC semble dépendre de leur capacité à pénétrer le fonctionnement d’une institution qui voit parfois le rôle des IEFIC comme étant celui de travailler auprès des parents plutôt que d’agir en son sein, avec le risque pour les IEFIC de se voir renvoyés à un rôle d’agentes ou d’agents du système, au sens de Leanza (2006). Nos analyses montrent toutefois que cette « complicité avec le système dominant » (Leanza, 2006, p. 121) semble parfois consciemment choisie par les IEFIC, sans qu’ils adhèrent pour autant en tous points aux normes scolaires attendues. Dès lors, si certaines différences de postures relevées de la part des IEFIC confortent les constats d’un champ du soutien à la parentalité marqué par des conflits d’interprétation (Neyrand, 2022), nos résultats montrent qu’elles peuvent également être le signe d’habiles bricolages de la part de certains IEFIC, entre les besoins des familles et les demandes institutionnelles, variant ainsi selon les moments et les situations en jeu, leur permettant de glaner une place au sein de l’école. Cela dit, cette situation nous interpelle. D’abord, la frontière paraît ténue du côté des IEFIC entre une posture consciente consistant à jouer le jeu de l’école et le glissement parfois assumé vers un rôle d’agent ou d’agente du système, justifié au regard d’une mission d’intégration perçue comme légitimant une action d’imposition des normes dominantes aux parents (Bouamama, 2003).

Dans une perspective comparative, il s’avère que la mise en oeuvre du rôle d’IEFIC est semblable en plusieurs points dans les deux contextes explorés, nous permettant de poser certaines hypothèses explicatives. Tant en contexte suisse que québécois, il semble que la mise en oeuvre du rôle relève moins d’éléments structurels – comme le fait de faire partie du personnel scolaire ou non, d’être issu de l’immigration – que de la place prise par l’institution scolaire et à son fonctionnement, tenu par des cadres et des normes, dans des contextes institutionnels et sociaux spécifiques[19]. Les trois configurations de rôle des IEFIC dégagées par notre métasynthèse mettent ainsi en lumière comment l’école est susceptible de placer certaines familles en contexte d’inégalités. Si le rôle des IEFIC paraît utile pour réduire cette asymétrie, il semble que la place effective occupée par les IEFIC ne bénéficie pas toujours de balises leur permettant à la fois de mettre en oeuvre leur rôle de soutien auprès des parents et d’inscrire leur action dans un cadre institutionnel conjointement délimité. Aussi, dans les deux contextes, nous soulignons le risque que l’école se dédouane de son propre rôle consistant à accueillir et à accompagner la diversité de ses élèves et de leurs familles (Périer, 2005), lorsque ces tâches sont assumées par des IEFIC.

Conclusion

Dans le cadre de cet article, nous avons fait le pari original d’utiliser une typologie construite dans le domaine de la santé pour éclairer nos résultats issus du domaine de l’éducation et les trois configurations du rôle des IEFIC que nous y avons repérées.

Nous avons pu montrer que, bien que nos résultats et ceux de Leanza (2006) s’inscrivent dans deux domaines différents, ils se font partiellement écho. Cela est particulièrement perceptible au sujet du rôle prescrit pour des actrices et acteurs tiers, de la place souhaitée auprès des familles et de l’institution, de la reconnaissance accordée par cette dernière aux IEFIC et de la place effective négociée. Aussi, nos résultats, tout comme ceux de Leanza, interrogent plus largement le rapport entre la société d’accueil, des personnes qui la représentent à travers des institutions, et des personnes représentant des groupes minoritaires, comme celles issues de l’immigration. D’une part, certains acteurs et actrices tiers souhaitent agir en tant que leviers à un rapprochement réciproque entre la société d’accueil et les familles immigrantes. D’autre part, les institutions et les personnes qui y oeuvrent souhaitent parfois les mobiliser comme un instrument de conformation des familles aux normes attendues, dans une vision asymétrique.

Notre article met en lumière des similitudes importantes dans la mise en oeuvre d’un rôle dans des contextes politiques, sociaux et institutionnels pourtant divergents, justifiant la pertinence de poursuivre la comparaison des contextes, voire même de l’élargir. De plus, malgré certaines limites de notre démarche, dont la relative petitesse de l’échantillon, notre article contribue à l’avancement des connaissances en dégageant des configurations du rôle des IEFIC dans le domaine de l’éducation. Des recherches futures pourraient permettre de la mettre à l’épreuve et de la bonifier avec de plus grands échantillons, dans différents contextes nationaux et internationaux.