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Introduction

Cet article veut montrer l’évolution de la représentation des chamans contenue dans les films, majoritairement documentaires et francophones, depuis les années 1990.

Les « films à chamans » des années 1980-1990 les représentant majoritairement isolés dans leur milieu naturel et en tant que figure muette et archaïque tendent à être remplacés par des productions audiovisuelles qui, à partir des années 2000, sont de plus en plus nombreuses à documenter leur inscription dans la mondialisation.

Cette mondialisation se manifeste d’abord par l’utilisation générique du vocable de « chaman » qui désigne à présent et par lequel s’auto-identifie la plupart des tradipraticiens de la planète. Provenant de la langue toungouse et désignant d’abord les guérisseurs de Sibérie, ce terme a été ensuite progressivement élargi à tous les guérisseurs et tradipraticiens ne pratiquant pas la médecine dite occidentale. Depuis les années 2000, les officiants de tous cultes, y compris les cultes de vision, se sont approprié la figure du chaman, créée par l’Occident, et qui servait jusque-là à désigner ceux qui pratiquaient les cultes de possession, surtout sur les continents américain et asiatique. Cette généralisation s’est accompagnée de l’inclusion des continents africain et européen absents jusque-là aussi bien des publications et des films sur le chamanisme que des circuits transnationaux du tourisme chamanique. Nous avons par exemple montré comment le Gabon est devenu la destination principale du tourisme chamanique d’Occidentaux en Afrique depuis les années 2000 autour du culte de vision du bwiti et de la plante psychotrope iboga (Chabloz, 2014).

Ce tourisme international, qui est un autre marqueur important de la mondialisation du (désormais dit) chamanisme, s’est développé avant le Gabon un peu partout dans le monde, surtout au Pérou (Fotiou, 2010 ; Leclerc, 2010 ; Ducloy, 2012 ; Amselle, 2013), au Mexique (Basset, 2010) et en Mongolie (Merli, 2005). Il a pris de l’ampleur après la diffusion, à partir des années 1990, de nombreux livres et films documentaires représentant sous un jour salvateur les cultes et les plantes psychotropes sur lesquels s’appuient les chamans. L’iboga au Gabon et l’ayahuasca au Pérou[1], bien plus que les champignons hallucinogènes et le peyotl du Mexique[2] — promus par Carlos Castaneda dans les années 1960 —, sont les substances psychotropes qui ont le plus fait l’objet de publications écrites et audiovisuelles et qui sont le plus recherchées par les touristes occidentaux contemporains. À l’instar de l’ayahuasca, l’iboga est présenté comme étant une « plante miracle » permettant, par les visions qu’elle procure, à la fois de dialoguer avec le monde invisible (les esprits de la nature, ceux des morts), de résoudre ses traumatismes, de comprendre la cause de ses malheurs, et de se débarrasser de ses dépendances (à l’alcool, au tabac, aux opiacés).

La médiatisation des plantes psychotropes alliées des chamans explique également la mondialisation de ces derniers. Par exemple, la connaissance à l’échelle internationale[3] de l’iboga s’inscrit dans une histoire longue qui débute en France en 1864 avec la première description de cette plante par Griffon du Bellay, puis par l’identification de l’espèce Tabernanthe iboga par le botaniste Henri Baillon (1889, p. 782-783) qui apporte un spécimen en France. C’est dans les premières années du XXe siècle que l’alcaloïde principal de l’iboga, l’ibogaïne, est isolé et que débutent des études pharmacologiques et biochimiques. L’ibogaïne, d’abord recommandé pour le traitement de l’asthénie, est le composant principal du médicament « Lambarène »[4], un stimulant neuromusculaire recommandé pour le traitement notamment de la fatigue et de la dépression, mis sur le marché français en 1939 et retiré en 1970 en raison des effets indésirables qu’il provoquait.

Son inscription dans la drug culture débute aux États-Unis en 1955 lorsque Harris Isbell administre des doses d’ibogaïne à d’anciens toxicomanes à la morphine au US Addiction Research Center à Lexington (Kentucky), mais surtout dans les années 1960 avec Howard Lotsof. Cet héroïnomane nord-américain expérimente l’ibogaïne et, persuadé que l’iboga est capable d’interrompre l’envie de prendre des drogues, il démarche des laboratoires scientifiques dans l’objectif d’entreprendre des recherches qui valideraient les propriétés anti-addictives de l’iboga. Si celui-ci rencontre quelques succès avec l’obtention de brevets américains dans les années 1980 (expirés dans les années 2000) pour l’utilisation de l’ibogaïne dans le cadre de traitements de désintoxication aux opiacés, à la cocaïne, aux amphétamines, à l’alcool et à la nicotine, et qu’il organise des congrès internationaux sur l’ibogaïne, ses recherches souffrent de l’interdiction de l’iboga aux États-Unis et du classement par l’Organisation mondiale de la santé de l’iboga parmi les drogues à la fin des années 1960. Cette interdiction est suivie par de nombreux pays, comme la France où l’iboga est classé sur la liste des stupéfiants par le ministère de la Santé en 2007. L’ibogaïne est alors de plus en plus expérimenté dans des contextes alternatifs. Des traitements dans des contextes basés sur un modèle médical conventionnel ont été conduits au Panama en 1994 et 1995 et à Saint-Kitts depuis 1996 ou encore au Mexique. Des traitements informels débutent notamment aux États-Unis, en Slovénie, en Angleterre, aux Pays-Bas, en République tchèque. Parallèlement à l’émergence de sites internet créés par les représentants de la sous-culture ayant un usage médical de l’ibogaïne, paraissent des films documentaires où l’on peut voir des Nord-Américains tenter de soigner leur toxicomanie avec l’iboga, en faisant à l’occasion appel aux cadres du rituel du bwiti, comme dans les films I’m dangerous with love (Negroponte, 2009) et Ibogaine, Rite of Passage (de Loenen, 2004). L’iboga y est présenté comme une substance « visionnaire » et non pas « hallucinogène », et surtout pas comme une « drogue » puisque cette plante est utilisée en tant que médicament-miracle anti-drogues et psychothérapeutique. Avant d’être appréhendé dans son cadre rituel, à travers un prisme chamanique, l’iboga, par l’intermédiaire de ses promoteurs occidentaux, s’est inséré dans le mouvement psychédélique à visée thérapeutique pour le traitement contre les dépendances aux drogues, mais aussi comme instrument psychothérapeutique dans le cadre de la « narco- analyse » initiée avec le LSD dans les années 1960 (Bonhomme, 2010 : 317-318).

Les francophones découvrent quant à eux les films sur le bwiti de Jean-Claude Cheyssial, produits entre 1995 et 2003 et qui documentent les pratiques de nganga gabonais (dont certains s’auto- désigneront plus tard en tant que chamans) et les motivations d’Occidentaux venus s’initier auprès d’eux. Ces films, ainsi que la littérature abondante sur le bwiti et l’iboga qui paraît au début des années 2000 (Chabloz, 2009) ont participé à inscrire le bwiti et l’iboga dans le paradigme chamanique (Chabloz, 2018). Ils sont de puissants vecteurs de représentations concernant ce rite et cette plante qui ont nourri la motivation de plusieurs centaines d’Occidentaux à se rendre au Gabon pour s’initier, principalement auprès des initiateurs figurant dans les films.

Après avoir montré les représentations primitivistes contenues dans la plupart de ces livres et de ces films (Chabloz, 2009 ; 2014), parus principalement entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nous souhaitons cette fois révéler dans cet article de quelle manière des films plus récents donnent une autre image des chamans. L’analyse, qui s’appuie sur un corpus de quarante films réalisés entre 1995 et 2023, principalement des documentaires francophones (voir encadré), montre qu’ils ne sont par exemple plus seulement représentés isolés dans leur forêt et oeuvrant de manière désintéressée pour le bien de l’humanité.

Du primitif muet archaïque au chaman du futur

Le primitif archaïque

On retrouve majoritairement dans ces documentaires la « figure mythique du chaman » — désignant tous les guérisseurs/tradipraticiens de la planète[5] —, telle qu’elle a été analysée par Charles Stépanoff (2004) dans les représentations audiovisuelles occidentales. Dans quasiment tous les documentaires, le « chaman » apparaît comme le gardien des traditions ancestrales communes à l’humanité, des « secrets » de la vie, de la mort, de l’au-delà, du monde des esprits (ceux des ancêtres, des plantes, des animaux). Il a un message à transmettre à l’Occident : il vit en osmose avec la nature dans des contrées exotiques et reculées, difficilement accessibles, il est « l’image même du passé incarné dans le présent » (Stépanoff, 2004, p. 29), car il appartient à un peuple considéré parmi les plus anciens. Dans la plupart des productions audiovisuelles de notre corpus se retrouvent ces représentations primitivistes qui apparaissent déjà dans la littérature produite par des initiés occidentaux notamment au Gabon et au Pérou (Chabloz, 2009). Les expériences chamaniques sont considérées remonter aux origines de l’humanité, à « l’époque de Cro-Magnon dans les grottes en Dordogne »[6] et permettre tout à la fois un « bond dans la conscience collective » et un voyage dans le passé (Kounen et al., 2008 : 22, 155). Par exemple, dans le film D’autres mondes de Jan Kounen (2003), un professeur en psychiatrie déclare :

Nous avons beaucoup à apprendre des “primitifs”. Ces prétendus primitifs ont sans doute un savoir auquel nous n’avons pas accès, nous qui nous prétendons évolués. Cette connaissance nous permettrait de mieux comprendre, de découvrir de nouvelles thérapies, dont la société tout entière pourrait bénéficier.

Kounen, 2003

On retrouve l’idée primitiviste selon laquelle les solutions à l’avenir de l’humanité se trouvent dans le passé (Amselle, 2010) incarné par les peuples primitifs et en particulier par les « chamans » et par les plantes qu’ils utilisent. Ces plantes (notamment l’ayahuasca et l’iboga) sont représentées sous un aspect primitiviste dans un double sens : d’abord parce qu’elles seraient utilisées depuis la nuit des temps par les Indiens au Pérou et par les Pygmées au Gabon, et ensuite parce qu’elles permettraient aux initiés, grâce aux visions qu’elles procurent, d’accéder aux fondements (de la création de l’univers, de l’humanité, de la conscience collective et individuelle). Pour montrer ces origines, certains réalisateurs de films utilisent différents procédés en dehors de la voix off et des interviews de « chamans », d’« experts » et d’initiés, par exemple des images de synthèse représentant un embryon dans le ventre de sa mère (Negroponte, 2009).

Le discours mettant en avant la supériorité des guérisseurs-chamans sur la « société occidentale » est récurrent dans les films de notre corpus. Dans le reportage Voyages chamaniques (Mardon et al., 2008), un chirurgien français séjournant au Pérou pour se soigner, explique pourquoi selon lui la « médecine traditionnelle indienne » est supérieure à la « médecine occidentale ». Dans un film de Jean-Claude Cheyssial (1998), une anesthésiste gabonaise formée en France déclare que la maladie dont elle souffrait a été guérie par la « médecine traditionnelle » au Gabon, alors que tous les traitements avaient échoué en France. Jan Kounen (2003) déclare à la fin de son documentaire D’autres mondes pendant une séance d’ayahuasca : « À cet instant, dans cette expérience collective, je suis le primitif, éduqué et soigné par des créatures sophistiquées et bienveillantes. » C’est désormais l’Occidental, en perte de repères qui est le primitif. Le primitif (le chaman, le Pygmée [Cheyssial, 2000 ; Guignon, 2008]) est l’évolué, car il a su conserver intacts les liens avec son environnement, les plantes guérisseuses, ses ancêtres et le monde spirituel.

Ainsi, les chamans figurés dans la plupart des films symbolisent une forme d’anti-intellectualisme et de contre-culture, de protestation contre le monde occidental. On retrouve l’idée du privilège donné au sujet des affects contre le sujet de la raison qui, à travers la filiation de la contre-culture des années 1960-1970, renoue avec les diverses protestations contre la modernité, inspirées de la tradition romantique (Champion et Hervieu-Léger, 1990 : 12 ; Chabloz, 2014, chap. 4).

Le chaman du futur

À la différence de l’analyse réalisée par C. Stépanoff de son corpus de films sur le chamanisme, où le chaman « est une figure muette », car il « reste à l’abri des effets de la culture (occidentale), au point quelquefois de ne pas maîtriser le langage » (Stépanoff, 2004 : 23), les documentaires dont il est question ici donnent une place importante aux entretiens avec les chamans, qu’ils soient par exemple Gabonais[7] ou Français[8]. Le chaman intervient en tant que sujet émique et étique (discutant) à côté d’autres spécialistes de la question (souvent des scientifiques), ce qui tend à le représenter non plus coupé d’un monde globalisé, mais inscrit à part entière dans ce dernier, en tant qu’acteur expert, parlant et agissant. Dans plusieurs films, ils sont montrés se déplaçant à l’étranger pour échanger avec d’autres groupes et individus ainsi que pour former des alliances afin de défendre et légitimer auprès de l’Occident la pratique de leurs rites et plantes.

Par exemple, dans le film de G. Kelner (2002), Les hommes du bois sacré, le jeune nganga gabonais Mallendi est filmé lors de sa rencontre (organisée par le réalisateur) avec le pharmacologue Jean-Marie Pelt au Museum d’histoire naturelle de Paris. Mallendi lui explique notamment que l’iboga est une plante « qui soigne et qui sauve ». Le documentaire L’Esprit de l’Ayahuasca de J.-C. Cheyssial (2002), documente quant à lui la rencontre au Pérou de Bernadette Rébieno, nganga gabonaise, avec des curanderos (guérisseurs) de la Haute Amazonie pour comprendre leur rituel autour de l’ayahuasca. Cette rencontre a lieu lors d’un rassemblement de quarante curanderos à Tarapoto qui signent une déclaration demandant notamment « que la médecine traditionnelle soit reconnue et évaluée correctement par la science occidentale »[9]. Le film montre un guérisseur aguaruna qui déclare que :

« les 55 000 habitants de sa région ont été obligés d’abandonner la prise de l’ayahuasca, du toé et du tabac à cause de deux cancers venus d’ailleurs qui sont les Espagnols et les Américains qui nous ont imposé leur religion et qui nous ont interdit la pratique de l’ayahuasca, car considérée comme la manifestation du diable ».

Cheyssial, 2002

Le film de Yann Guignon[10] (2008), La tradition bwitiste et l’iboga au Gabon, donne la parole à Atome Ribenga qui pratique un bwiti dissumba syncrétique fang, et qui dit que l’iboga n’est pas utilisé dans la tradition bwitiste en tant que drogue, mais en tant qu’élément faisant partie de la technique initiatique. Comme dans le film de Cheyssial où les chamans condamnent le colonialisme des Espagnols et le néocolonialisme des Américains qui ont réprimé les pratiques liées à l’ayahuasca au Pérou, Atome Ribenga défend dans ce film l’iboga qui, en 2007, est classée en France comme stupéfiant de catégorie IV[11], et le bwiti, désigné comme pouvant relever de dérives sectaires dans le rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les sectes (Miviludes).

Le docu-fiction A última floresta (The Last Forest) de L. Bolognesi (2021), montre un représentant des chamans yanomani qui se déplace à l’Université d’Harvard en tenue traditionnelle pour expliquer les problèmes de déforestation et de pollution qui touchent leurs terres, et tient un discours devant une assemblée universitaire dénonçant « l’égoïsme et la radinerie des blancs » pour lesquels seuls les biens de consommation comptent, alors que les Yanomani vivent dans le partage de la nourriture et de leur culture. Ce film montre également des Yanomani communiquer par radio avec d’autres groupes au Brésil pour s’organiser contre l’invasion des chercheurs d’or et mener un rituel chamanique collectif pour consulter les esprits en consommant la plante psychotrope yakruna.

Ces tradipraticiens vivent dans la nature dans laquelle ils prélèvent leurs plantes et leurs rituels sont représentés comme permettant de rentrer en contact avec les esprits de la faune et de la flore sauvages, ce qui annonce une accentuation des représentations écologiques des chamans dans les films.

De la forêt à la capitale

Dans le contexte actuel d’accélération et de médiatisation du réchauffement climatique et des catastrophes écologiques planétaires, notamment la déforestation en Amazonie et les incendies gigantesques de forêts, la figure du chaman est de plus en plus associée aux préoccupations écologiques. Les chamans sont représentés comme des « gardiens de la forêt » dans des films récents, surtout en Amazonie et en Afrique. Par exemple, A última floresta (The Last Forest) (Bolognesi 2021) montre un rituel chamanique collectif de Yanomani visant à lutter symboliquement contre l’invasion des mineurs d’or qui détruisent leurs forêts et polluent leurs fleuves avec du mercure. Dans la même lignée, une collection de cinq documentaires intitulée Les gardiens de la forêt. L’appel des peuples racines vient d’être produite par Arte France et Lato Sensu productions (diffusée sur Arte fin 2023) : « En Amazonie, en Afrique, en Océanie, en Asie et en Amérique du Nord [cette série] invite à découvrir et à comprendre les enjeux autour des 5 grandes forêts primaires du globe à travers le regard de 5 chefs autochtones. »

Parmi ces chefs, dont le rôle est d’informer les populations, notamment occidentales, sur l’importance des forêts « primaires » et de leur préservation, dont le portrait est fait dans chaque film, on trouve « un cacique du Brésil qui lutte contre les ravages et les violences de la déforestation, un chaman pygmée du Gabon qui appelle à renouer le lien spirituel qui nous unit avec la forêt […] »[12]. Ce « chaman pygmée », Hilarion Kassa Moussavou surnommé Mambongo, se présente comme étant initié au bwiti, tout à la fois maître initiateur et gardien de la forêt, qui plante l’iboga, et protège les essences qui sont en forêt[13]. Dans le documentaire qui lui est consacré, Gabon. La forêt qui soigne, on le voit en effet déplorer la surexploitation, en grande partie illégale, de la forêt gabonaise et partir à la rencontre de ses protecteurs : un pépiniériste expliquant les techniques de reboisement, une association luttant contre le braconnage de la faune sauvage, une autre ayant initié des plantations d’iboga dans un village. Ce film présente Mambogo de la même manière que la plupart des autres documentaires faisant le portrait de chamans : il apparaît officiant au sein d’une cérémonie rituelle locale, ici le bwiti, collectant respectueusement dans la forêt les plantes utiles, telles l’iboga, pour ce rite dépeint comme faisant le lien entre les humains et les mondes végétal et animal. Si cette représentation du chaman bienveillant et oeuvrant pour le bien des populations et de l’environnement est classique, l’originalité de ce documentaire est de montrer un tradipraticien qui semble désireux d’améliorer ses connaissances en préservation de l’environnement en consultant des spécialistes, notamment occidentaux. Contrairement à d’autres documentaires, les Occidentaux montrés dans ce film ne sont pas des anthropologues expliquant le rituel ou des touristes venus s’initier, mais sont des représentants d’associations, comme le Français Yann Guignon pour Blessings of the Forest qui oeuvre notamment à la plantation d’iboga et qui lutte contre l’exportation illégale de cette plante et le Belge Luc Mathot pour Conservation Justice qui combat le braconnage de la faune sauvage.

Le seul film de ce corpus donnant à voir une personnalité complexe de chaman inscrite dans un contexte socioculturel et historique sur le long terme au début du XXe siècle est le film de fiction El abrazo de la serpiente (Guerra, 2015) dont l’intrigue se déroule sur les rives du fleuve Yari en Amazonie entre la Colombie et le Brésil : Karamakate, le chaman cohiuano, refuse au départ d’aider l’ethnographe allemand Theodore Von Martius en 1909 ainsi que le botaniste américain Richard Evan Schultes quarante ans plus tard, tous deux à la recherche de la yacruna, la plante « sacrée qui guérit ». Il éprouve méfiance et rancune aussi bien envers l’armée colombienne qui a massacré les siens, les missionnaires qui l’ont recueilli orphelin et maltraité, qu’envers les autres groupes locaux qu’il accuse « de s’être vendus aux blancs » dont la « science ne conduit qu’à la violence et à la mort ». Le portrait qui est fait de ce chaman solitaire, parfois agressif, facétieux et moqueur, est l’un des seuls à rompre avec la figure du chaman bienveillant représentée dans la quasi-totalité des productions documentaires. Ce chaman incarne néanmoins, comme dans les autres films, une dénonciation de la colonisation, responsable de la destruction des plantes et des savoirs chamaniques locaux, ainsi que la supériorité de l’expérience psychique et physique des chamans sur le savoir des scientifiques occidentaux.

Portant quant à lui sur l’histoire contemporaine d’un chaman en Indonésie, le film Newtopia du Norvégien Audun Amudsen (2019) est remarquable, car il documente pendant quinze ans, à partir de 2005, le quotidien de la famille d’Aman Paska, chaman mentawaï qui vit sur une île de l’archipel de Sumatra. Après de nombreuses années passées à voyager en Asie du Sud-Est, le backpacker nordique espérait avoir enfin trouvé la vie « pure, vertueuse, harmonieuse et romantique » dont il rêvait en partageant le quotidien de cette famille dans la jungle indonésienne. Son film retrace au fil des années la confrontation de son rêve avec la réalité : celle des conditions difficiles de vie dans la jungle, mais aussi celle du « changement de paradigme historique » que vivent les Mentawaï. La construction de routes, l’électrification de l’île, l’arrivée de l’argent (alors que les Mentawaï fonctionnaient avec le troc), l’irruption de la télévision et du tourisme ont bouleversé leur mode de vie. En filmant les pérégrinations et les réflexions d’Aman Pasca de son île jusqu’à la capitale indonésienne Jakarta où il part travailler sur un chantier de construction, le réalisateur montre que les « peuples autochtones » et leurs représentants, les chamans, peuvent aspirer à une autre existence qu’à celle de rester vivre dans leur forêt et que « l’ambition, la cupidité et la convoitise ne sont pas des privilèges occidentaux ». Ce film remet en question les idées reçues sur les chamans qui chercheraient à se protéger des possibilités modernes. L’intérêt et l’originalité de ce documentaire résident notamment dans la rare réflexivité (tout en humour et autodérision) dont fait preuve le réalisateur sur sa position d’Occidental qui était en quête du « bon sauvage » et dans l’absence de dénonciation morale concernant les changements de l’environnement de vie d’Aman Paska avec lequel il s’est lié d’amitié et qu’il filme au long cours sans néanmoins s’attarder sur ses pratiques chamaniques.

Un jeune chaman, de la réalisatrice mongole Lkhagvadulam Purev-Ochir (2023), est un autre film récent, de fiction cette fois et qui est sorti en salles, dressant un portrait réaliste de la condition sociale contemporaine d’un chaman. Zé, lycéen de 17 ans vivant dans une banlieue pauvre d’Oulan-Bator avec ses parents et sa soeur, tente non sans difficulté de concilier son activité de chaman avec les occupations et les préoccupations d’un jeune urbain de son âge au XXIe siècle. On le voit par exemple suivre ses cours au lycée, se faire malmener par ses camarades qui le trouve étrange parce que chaman, se rebeller contre une enseignante autoritaire, tomber amoureux, visionner des images pornographiques et jouer aux jeux vidéo, sortir en boîte de nuit, rêver d’habiter en centre-ville dans un appartement connecté, chercher sa juste place dans le monde. Sans que cela soit explicite dans ce film, qui décrit la vie d’un jeune chaman dans une Mongolie en pleine transformation en donnant peu accès à son intériorité, on devine que les expérimentations adolescentes de Zé mettent en péril aussi bien son pouvoir chamanique que sa vie étudiante. Les doutes qu’il exprime sur sa faculté à pouvoir désormais se connecter au monde invisible à travers la transe chamanique sont à souligner, car très rares sont les films documentaires et de fiction dans lesquels des chamans se questionnent sur leur pouvoir et sur leurs pratiques.

Ces deux derniers films récents se différencient de la plupart des autres films qui abordent les changements des conditions de vie des chamans et qui dénoncent (implicitement par la manière de filmer ou explicitement par une voix off et par les propos des personnes interwievées) les méfaits de la modernité sur le chamanisme et sur les chamans. Nous pouvons mentionner par exemple à ce propos le docu-fiction Pourquoi tordu ? de Charlotte Cherici (2018), dont le titre évoque la « posture tordue » des Occidentaux qui se rendent aujourd’hui dans des centres de soin dans la région d’Iquitos au Pérou expérimenter une médecine traditionnelle « que les colons d’Occident avaient quasiment éradiquée plusieurs siècles auparavant ». Le film dénonce la mercantilisation du chamanisme[14] due à ce nouveau type de tourisme religieux et, par la même occasion, les conséquences néfastes de la société de consommation sur les populations péruviennes.

Les chamans entrepreneurs et les entrepreneurs en chamanisme

Quelques rares documentaires montrent des chamans qui monnayent leur image et leurs pratiques. Par exemple, le film Shaman Tour de Laetitia Merli (2009) fait le portrait d’une chamane mongole réputée qui, notamment, accueille des touristes et leur fait payer les photos qu’ils prennent de sa famille et de son troupeau de rennes, et comment les revenus tirés du tourisme lui permettent de survivre et d’envoyer ses enfants à l’école. Dans le film de fiction s’inspirant de l’initiation chamanique mongole de la Française Corine Sombrun, Un monde plus grand (Berthaud, 2019), c’est la transe chamanique qui est montrée « touristifiée » et monnayée : la chamane Oyun revêt ses habits rituels et met en spectacle une transe au son du tambour. La traductrice explique à Cécile de France (qui incarne à l’écran Corine Sombrun) qu’Oyun débite en fait des recettes de cuisine aux touristes à la place des paroles rituelles.

Sur le Pérou, le reportage Voyages chamaniques (Mardon et al., 2008) donne à voir l’importance du tourisme chamanique à Iquitos, qui représente aujourd’hui un véritable business et livre des prix pour une séance d’initiation dans les années 2000 (50 dollars). Sur le Gabon, les documentaires ne montrent jamais l’aspect économique de l’initiation des Occidentaux au bwiti et à l’iboga, les chamans (gabonais comme français) étant le plus souvent représentés à travers les traits d’un sage oeuvrant de manière désintéressée pour le bien de l’humanité[15].

C’est dans le documentaire La revanche des chamanes (Merli, 2011) que l’on trouve pour la première fois le portrait de ce que j’appelle un chaman entrepreneur. On y découvre Kara-ool Tiouliouchevich, « chaman suprême de la République de Touva » qui, en plus des consultations qu’il donne dans son centre à Kysyl ou à domicile, s’évertue à créer un centre international pour le chamanisme. Il prend par exemple rendez-vous avec le ministre de la Culture pour lui demander une subvention de 45 000 euros pour construire ce centre, mais en ressort déçu, car le ministre ne lui a promis que le tiers de la somme. Le film montre également Kara-ool et ses confrères/associés former, contre rémunération, des apprentis chamans venus parfois de loin ; se mettre en tenue pour accueillir un groupe de touristes étrangers qui n’arrive finalement pas, car il a été « détourné » par une chamane dissidente devenue concurrente (la ville de Kysyl compte trois centres chamaniques). Tandis que la voix off souligne que « Kara-ool ne ménage pas ses efforts pour faire la promotion de sa petite entreprise » et que lui et ses chamans sont parfois invités en Europe pour se produire sur scène et pour animer des séminaires, il est filmé en train de participer à un festival culturel de sa ville. Ce film montre le renouveau du chamanisme à Touva et la manière dont des chamans de Kysyl misent sur le tourisme « porteur d’avenir » et forment de nouveaux adeptes pour étendre leur pouvoir, acquérir une nouvelle légitimité et oeuvrer à la reconnaissance internationale du chamanisme. La revanche des chamans dans ce documentaire consiste à montrer que le chamanisme a survécu à 70 ans de matérialisme soviétique comme l’annonce la voix off, et selon Kara-ool, lorsqu’il fait visiter le futur centre international pour le chamanisme à des journalistes russes : « Il est temps de sortir des idées soviétiques qui présentaient le chaman comme un alcoolique stupide qui ne croit en rien. Le chaman est un sage, les gens viennent le consulter pour lui demander conseil. » Sa plus grande revanche consiste à réhabiliter le chamanisme, à léguer son savoir à sa petite-fille qui selon lui « sera une grande chamane ».

Deux autres documentaires tournés en France illustrent l’une des formes que prend l’entrepreunariat en chamanisme : les festivals du chamanisme. La Voix des chamanes (Pégart, 2018) documente les éditions 2017 et 2018 du Festival du chamanisme à Génac où étaient réunis une centaine de chamans des cinq continents à l’initiative du Cercle de sagesse de l’union des traditions ancestrales dont un rassemblement est également montré dans une partie du film Aujourd’hui les chamanes (Merli, 2015). On y découvre des personnages comme le Français d’origine bretonne Patrick Dackay, « chef coutumier » de ce cercle de sagesse[16], ancien homme d’affaires désormais acquis à « la tradition des druides solitaires », qui est devenu « chaman celte » et qui promeut et commercialise un « chamanisme occidental ». En plus d’avoir fondé et de diriger le festival de chamanisme depuis 2008[17], il publie des ouvrages, est le sujet de films, organise des conférences et des formations, ainsi que des « voyages initiatiques » en France et à l’étranger. Le retour du chamanisme, traditionnellement associé aux « peuples primitifs/premiers », s’observe donc également en France[18], y compris dans des films documentaires depuis les années 2000 (Pellarin, 2006). La majorité des pratiques qui y sont montrées sont d’inspiration harnérienne. L’anthropologue Michael Harner[19], qui collabora avec Carlos Castaneda, rejette les plantes psycho- tropes dans le chamanisme au profit d’outils comme le son du tambour afin d’accéder à des états modifiés de conscience, et a mis au point des techniques chamaniques « modernes » débarrassées de leur contexte culturel afin de mieux correspondre aux attentes des Occidentaux. Ses promoteurs reprennent le discours selon lequel l’engouement pour le chamanisme, loin de révéler un attrait pour les cultures exotiques, est une tentative de retour de la part des Européens à leurs propres origines puisqu’il est universel et est antérieur à toutes les religions[20]. Du fait de son absence de dogmes, le chamanisme serait par ailleurs adaptable à la modernité et à son besoin de pragmatisme. Le chamanisme international qui est montré dans ces films et qui se pratique dans ces festivals se base sur le son des instruments de musique (tel que le tambour) ou des expériences corporelles (telles que les huttes de sudation, la danse) pour accéder à des états modifiés de conscience. Les plantes psychotropes telles que l’iboga et l’ayahuasca, interdites en France, n’y apparaissent pas[21].

Certains chamans occidentaux, dont beaucoup peuvent être considérés comme étant des chamans entrepreneurs, car ils vivent de leurs revenus d’édition et de coaching en développement personnel basé sur le chamanisme, sont représentés dans des films documentaires et/ou en sont les auteurs. Par exemple, le film Visions chamaniques, territoires oubliés (Paquin, 2019) suit les étapes de l’initiation de la chamane nord-américaine Sandra Ingerman chez les Fangs du Gabon et les Shipibos du Pérou.

Le chaman français Arnaud Riou a quant à lui co-réalisé le film Etugen. Entre la terre et le ciel (Riou et Baigneres, 2023)[22] dans lequel il apparaît aux côtés de chamans, de guérisseurs de la Mongolie à l’Amazonie, de yogis, de philosophes, de médecins (mais aussi de ses clients-chefs d’entreprise qu’il forme au chamanisme) qui invitent tous à « à découvrir une sagesse universelle ». Le parcours d’Arnaud Riou est intéressant, car, au contraire d’autres chamans autoproclamés n’ayant pas su ou n’ayant pas éprouvé le besoin de se revendiquer d’une lignée, celui-ci s’est récemment découvert une ascendance chamanique grâce à une chamane mongole. Dans le documentaire Grand-mère Ayengat. Message d’une chamane mongole aux dirigeants de ce monde (Sinet, 2018), on apprend que « grand-mère a reçu de ses oracles l’obligation de recréer le lien qui existait entre les ancêtres d’Arnaud, des druides du XIIIe siècle » et ses propres ancêtres chamans. A. Riou explique dans un entretien[23] que ses ancêtres auraient aidé ceux de grand-mère Ayengat lors d’une expédition de Gengis Khan en Bretagne, et que c’est pour cette raison qu’elle l’aide aujourd’hui. Du fait de cette « dette karmique », ils ont décidé de « collaborer pour mieux s’entraider ». D’un côté, Ayengat offre à Riou une caution chamanique, ce qui participe grandement à légitimer ce dernier dans ses activités de coaching en développement personnel. De l’autre, Riou offre une visibilité à Ayengat sur le marché internationalisé très concurrentiel du chamanisme (notamment mongol), en la faisant apparaître dans les films qu’il coréalise, les ouvrages qu’il publie et sur son site internet[24], ce qui participe à augmenter sa notoriété, y compris en Mongolie. La collaboration avec Riou donne par ailleurs l’opportunité à Ayengat de voyager en France pour, entre autres, intervenir dans les stages payants sur la découverte du chamanisme que Riou organise pour des dirigeants d’entreprise dans son moulin en Bourgogne.

Ces alliances stratégiques entre chamans français et étrangers, qui se révèlent parfois dans les films documentaires et qui donnent lieu à des collaborations à la fois mystiques, filmiques et commerciales sont nombreuses. Elles bénéficient à tous les protagonistes, qu’ils soient chamans entrepreneurs ou réalisateurs entrepreneurs en chamanisme, tels que les duos plus connus de Jan Kounen/Guillermo Arevalo[25] pour le chamanisme péruvien et de Corine Sombrun/Enkhetuya pour le chamanisme mongol[26].

Le cas de Corine Sombrun, musicienne française initiée au chamanisme mongol par Enkhetuya et devenue elle-même chamane, est particulier, car cette Française, en plus de faire l’objet de films documentaires et de fiction, de publier des ouvrages autobiographiques et d’intervenir dans des conférences et dans les médias comme le font classiquement tous les chamans entrepreneurs occidentaux, collabore en plus avec des neuroscientifiques. Avant le générique de fin du film Un monde plus grand (Berthaud, 2019), il est indiqué que :

Corine Sombrun est à l’origine des premières recherches en neurosciences sur la transe chamanique mongole. Après 10 ans d’efforts et d’expérimentations, elle a réussi à faire accepter l’étude de la transe dans les milieux scientifiques. Des projets de recherche sont en cours dans les domaines de la psychiatrie, de la médecine et des neurosciences.

Berthaud, 2019

Ainsi, les alliances entre chamans entre pays dits du « Nord » et du « Sud » qui sont données à voir (ou à deviner) dans les films récents, participent à moderniser la représentation du chamanisme en l’inscrivant dans des dynamiques et des problématiques contemporaines.

La revanche des chamans

Si ce sont surtout les chamans du Nord qui sont représentés dans les films documentaires et de fiction comme faisant partie du monde moderne et que ceux du Sud sont encore très souvent renvoyés à la figure mythique du sage intemporel antimondialiste, on peut cependant noter une légère évolution dans les représentations des productions audiovisuelles récentes les concernant.

Quand la majorité des « films à chamans » des années 1980 et 1990 les montrent en tant que personnages primitifs muets, sédentaires, isolés dans leur forêt, subissant et fuyant les méfaits de l’Occident et de la mondialisation (Stépanoff, 2004), le corpus de films plus récents analysé dans cet article comprend plusieurs productions tendant à représenter de nouveaux chamans inscrits dans la mondialisation.

Au tournant des années 2000, des Occidentaux apparaissent de plus en plus dans ces films consacrés au chamanisme, principalement comme initiés (devenant parfois chamans à leur tour) et comme experts. C’est surtout à partir des années 2010, après le développement du tourisme chamanique — auquel a participé la diffusion des films des années 1990-2000[27] —, que sont produits surtout les films présentant une nouvelle image de chamans mondialisés. S’ils sont encore souvent représentés en confrontation avec le « monde moderne », plusieurs films montrent des chamans qui ont trouvé leur place dans celui-ci : en se déplaçant à l’étranger, en allant porter la bonne parole dans les organisations internationales, en accueillant des touristes, en participant à des festivals dans leur pays et à l’étranger, en composant des alliances stratégiques, en entreprenant dans le domaine du chamanisme et en inscrivant leurs pratiques dans le prisme du développement personnel, ou encore en officiant sur Instagram[28]. Certains de ces chamans du futur savent également jouer avec la caméra et veulent maîtriser leur image diffusée dans les films, et un autre se présente en tant que « chaman international »[29].

Emprunté au titre du film de L. Merli (2011), notre titre conclusif « La revanche des chamans » illustre ici l’interprétation qui peut être faite de l’évolution des représentations des chamans dans les récentes productions audiovisuelles. Après avoir été opprimés pendant les colonisations européennes pour certains, par le matérialisme soviétique pour d’autres, craints et méprisés par les gouvernements et les populations de leur propre pays, tout en étant parallèlement primitivisés et instrumentalisés par les populations occidentales (Chabloz, 2009), les tradipraticiens-chamans de tous les continents reprennent l’avantage.

D’abord un avantage symbolique, car ils sont représentés comme étant les seules figures spirituelles dans le monde à pouvoir guérir à la fois les âmes et les corps des humains (quelle que soit leur provenance) tout en préservant la planète et en s’inscrivant dans la mondialisation. Même les bouddhistes qui ont fasciné avant eux les Occidentaux en quête de nouvelles spiritualités dans les années 1960-1970 n’ont pas bénéficié d’un tel tour de force médiatique.

Ensuite un avantage matériel, car, en répondant aux sollicitations des organisateurs d’événements et des réalisateurs de films occidentaux, en créant eux-mêmes des centres de chamanisme dans leur pays, en utilisant les réseaux sociaux, certains chamans augmentent leur visibilité, leur notoriété, leur pouvoir et leurs sources de revenus, alors que la plupart continuent à vivre dans des conditions économiques difficiles.

On peut voir et dénoncer dans ces nouvelles pratiques et représentations les symptômes d’une uniformisation, folklorisation, marchandisation du chamanisme et des cultures exotiques. On peut aussi y voir une revanche, celle de ne plus être assigné à résidence et de participer au monde d’aujourd’hui. On peut certes regretter que cette revanche soit plus individualiste que collective et qu’elle s’appuie, tout en en profitant, sur le système capitaliste. Mais les nouvelles représentations réalistes concernant les chamans contenues dans plusieurs films récents de ce corpus ont le mérite de rompre avec le mythe primitiviste du bon sauvage et sont, en ce sens, décoloniales. En découvrant dans ces films que les chamans étrangers ne sont plus montrés en tant qu’incarnation de leur altérité absolue, représentation exotique et enchantée qui leur est vendue au moins depuis les années 1960, les aspirations et comportements des touristes mystiques occidentaux qui viennent les solliciter pourraient évoluer. Prendre conscience du contexte sociohistorique et politique des sociétés dans lesquelles vivent les chamans, ainsi que des enjeux identitaires, économiques et de pouvoir qui les animent, permet de les envisager et de les rencontrer de manière plus lucide et moins néocoloniale.

Si les réalisateurs de films sont les meilleurs alliés des chamans pour les faire exister sur la scène internationale, que ce soit pour les représenter de manière idéalisée ou réaliste, ces réalisateurs sont pratiquement tous occidentaux. Gageons que les chamans des pays dits du Sud seront davantage à même de trouver les ressources et les réseaux afin de réaliser et de diffuser leurs propres productions audiovisuelles ; et qu’ils pourront ainsi offrir un corpus plus conséquent de films visibles par le plus grand nombre permettant de documenter les manières dont ils se représentent eux-mêmes.