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“Turn on, tune in, drop out.”

Timothy Leary, 1967

People have to go out of their mind before they can come into their senses.

Timothy Leary, 1967

Les sixties aux États-Unis ont connu une multitude de gourous, maîtres à penser et autres guides spirituels, que ce soit dans la sphère littéraire, musicale, culturelle ou politique. Parmi eux figurent en bonne place des personnages charismatiques comme Allen Ginsberg ou Alan Watts dans le domaine du bouddhisme zen, Mario Savio, Martin Luther King Jr., Malcolm X, Stokely Carmichael, Bobby Seale, qui étaient très actifs sur la scène contestataire, Bob Dylan, Joan Baez, Janis Joplin, Jimi Hendrix, les Grateful Dead figures incontournables de la scène folk rock, et Timothy Leary, surnommé le « Pape du LSD » qui a fait souffler un vent de psychédélisme sur la société conservatrice de l’époque qui prônait les nobles valeurs familiales, morales, sociales, culturelles et religieuses établies depuis des décennies et qui s’étaient trouvées renforcées par la présidence patriarcale d’Eisenhower dans les années cinquante.

Toutes ces personnes ont animé la scène contre-culturelle américaine pendant cette décennie turbulente et bouleversé les valeurs américaines les plus ancrées dans l’inconscient collectif (Miles, 2005)[1]. L’un des principaux dénominateurs communs à cette vague de fond de transformation sociale, sociétale et culturelle est sans nul doute la « révolution psychédélique » qui a profondément secoué la Californie en général et le quartier de Haight-Ashbury à San Francisco en particulier.

La déferlante psychédélique a radicalement transformé la Californie. Le terme psychédélique est un néologisme qui a été popularisé par Timothy Leary, en 1961. Ce terme découle également de l’histoire américano-européenne de la psychiatrie[2].

L’historienne française Anne Lombard en donne la définition suivante :

« Psychédélique » […] signifie dans son sens le plus large : qui exalte l’esprit, désigne un état mental de calme profond, de perception des sens intensément agréable, de transes esthétiques et d’impulsion créatrice. Par extension, cette épithète accolée d’abord aux drogues hallucinogènes l’a été par la suite — dollar oblige — à certains restaurants, films, littératures, spectacles. Avec les drogues était née la philosophie du même nom, puis de leurs promesses était née la religion du même nom, puis la révolution du même nom

Lombard, 1972, p. 133

Pendant les années qui précédèrent l’avènement du mouvement psychédélique, les foyers américains avaient été inondés de publicités écrites ou télévisuelles vantant les mérites de cigarettes, de produits pharmaceutiques divers et variés et de marques de boissons alcoolisées, plus fortes les unes que les autres. Pour beaucoup, il ne s’agissait que de drogues dites douces, mises à la disposition du plus grand nombre et approuvées par le gouvernement américain, d’autant qu’elles lui rapportaient une somme non négligeable en raison des taxes qu’il prélevait sur les ventes.

Lorsque la révolution psychédélique éclata, il ne réagit pas de la même manière, estimant que ces substances étaient dangereuses — même si elles étaient l’apanage d’une communauté relativement limitée cette fois-ci — et qu’elles entraînaient une certaine marginalisation et « bohémisation » de la société américaine. Toutefois, et c’est pour le moins paradoxal, les adeptes de cette révolution psychédélique dont le but était la remise en question des codes sociétaux établis, à connotation religieuse (Monneyron et Xiberras, 2008, 20), voire mystique, n’étaient rien d’autre que les enfants de consommateurs réguliers d’alcools forts, de cigarettes fortement chargées en nicotine et goudrons, de barbituriques et d’antidépresseurs.

Cette révolution balaya tout sur son passage et bouscula les repères sociaux :

Le mouvement psychédélique se présente dès ses premiers balbutiements comme une remise en question systématique du prométhéisme qui, depuis les Lumières au moins et durant tout le XIXe siècle, a assuré sa maîtrise sur les sociétés occidentales, de cette « grande » idéologie progressiste qui entend planifier le bonheur social et individuel avec les seuls instruments de la raison

Monneyron et Xiberras, 2008, p. 20-21

Le culte de la raison imposée par les sociétés occidentales établies empêche toute spontanéité et tout acte déraisonnable. Tout se doit d’être cadré et rationalisé afin de ne pas pervertir les codes moraux et sociaux qui constituent la base solide de l’édifice sociétal. Les hippies[3], aussi bien hommes que femmes, s’engagèrent donc à faire sauter tous ses verrous qui, à leurs yeux, empêchaient tout épanouissement personnel, pour enfin libérer le moi dionysiaque, celui de la fête et de tous les excès qui peuvent en découler, en lien étroit avec la nature et la sexualité et toute notion de plaisir. Ils remirent en question les fondements mêmes de la société et de leur civilisation, tentant de trouver ailleurs, comme dans le bouddhisme zen, ce qu’ils ne pouvaient trouver chez eux. Tout en adoptant des codes religieux extérieurs à leur sphère civilisationnelle, les hippies se posèrent en individus en marge du Système[4] qu’ils considéraient comme aliénant. En épousant un mode de vie alternatif de type psychédélique, alliant drogues et mysticisme, ils s’imposèrent comme des rebelles, comme de véritables contestataires culturels. Le LSD allait les aider à découvrir de nouveaux territoires inconnus, à les faire voyager dans des contrées inexplorées de la conscience.

Dans cet article, nous chercherons à expliquer en quoi consistait véritablement la révolution psychédélique. Quels étaient les tenants et aboutissants des voyages ou « trips » sous LSD, expression argotique propre au monde des toxicomanes, utilisée pour décrire l’état hallucinatoire, le voyage sensoriel planant et dépaysant résultant de la prise de ce psychotrope en particulier ? À l’inverse, le « bad trip », le « mauvais voyage », pouvait entraîner des réactions paranoïdes et une perception de soi déformée. Quelles étaient les figures de proue du psychédélisme ? En quoi le LSD a-t-il transformé la société américaine et a-t-il été l’un des éléments les plus marquants de la contre-culture des années soixante ? L’approche et la méthode seront essentiellement historiques et sociales découlant des cultural studies, à savoir culturelles (pour ne pas dire contre-culturelles afin de montrer en quoi ces sixties ont contribué à l’avènement de la révolution psychédélique aux États-Unis en général, et en Californie, en particulier, et ont permis de façonner une culture située aux antipodes de la culture mainstream bien établie, une contre-culture, pour reprendre les termes de Theodore Roszak et de Charles Reich[5].

Aux origines du LSD

Contrairement au cannabis qui existait depuis plusieurs milliers d’années, le LSD apparut, quant à lui, au 20e siècle. Il allait faire prendre un tour totalement différent, que l’on pourrait qualifier de psychédélique au mouvement contre-culturel hippie.

Autant le cannabis pouvait être considéré comme une drogue « douce », le LSD appartenait pour sa part à la catégorie des drogues dites dures. Deux personnages hauts en couleur allaient contribuer à le populariser au sein de la communauté de Haight-Ashbury : Timothy Leary (1920-1996) et Ken Kesey (1935-2001) (Perry, 1984, 258). En 1965, Kesey, aidé de ses « Merry Pranksters »[6] avec lesquels il se déplaçait en bus aux couleurs psychédéliques[7], organisèrent des « acid tests », soirées durant lesquelles les participants étaient censés faire « l’expérience du LSD sans LSD »[8] grâce à un équipement sonore sophistiqué diffusant du « acid-rock », comme celui des Grateful Dead qui résidaient à Haight-Ashbury, des jeux de lumière stroboscopique et des projections d’images colorées et variées aux quatre coins d’une salle dont les murs avaient été recouverts de peinture fluorescente.

Lors de ces soirées, le LSD (de son nom allemand Lyserge Säure Diethylamid, à savoir diéthylamide de l’acide lysergique), substance incolore et inodore, était très souvent dilué dans une boisson chimique, du Tang aromatisé à l’orange, pour en faciliter l’absorption[9]. Ce breuvage devait procurer à son consommateur des changements de la perception, de l’humeur et de la pensée. L’ « acid test » était jugé comme étant réussi (« Acid Test Graduation ») (Hoskyns, 1997, 121 ; Rorabaugh, 1989,138) si la personne était parvenue à gérer son comportement et ses réactions du mieux possible, si sa conscience s’était ouverte et si elle avait pu communier avec le cosmos et les sphères.

Le LSD, psychotrope hallucinogène, fut synthétisé pour la première fois en 1938, par le chimiste suisse Albert Hoffman, à Bâle, alors qu’il effectuait des recherches sur les alcaloïdes de l’ergot dérivés de l’acide lysergique, pour le compte du laboratoire pharmaceutique Sandoz. Hoffman fut amené à extraire l’acide lysergique pour pouvoir réaliser la synthèse industrielle de ces substances avant de pouvoir produire des médicaments pour soigner la schizophrénie, ce qui, au demeurant, fut le but premier du LSD. Hoffman fut également amené à synthétiser d’autres dérivés. Parmi eux, le vingt-cinquième qui figurait sur le cahier de laboratoire était la diéthylamide de l’acide lysergique ; le nom qui lui fut donné fut « LSD-25 ». En avril 1943, Hoffman décida de synthétiser à nouveau cette molécule pour en tester les propriétés de manière plus approfondie. En fin d’expérience, il fut pris de vertiges qui entraînèrent des hallucinations, accompagnées d’une sensation d’ébriété pendant près de deux heures. D’après lui, le LSD dont il avait ingéré volontairement 250 microgrammes, dose qu’il pensait très faible (le principal hallucinogène connu à l’époque était la mescaline, active à des doses minimales de l’ordre de 4 milligrammes par kilo de poids), s’était avéré très puissant. Il eut alors une expérience beaucoup plus intense que la précédente, un voyage plus dépaysant, lors duquel les hallucinations colorées se succédèrent à un rythme soutenu. Il connut également des modifications de la conscience, avec, par moments, un sentiment de dépersonnalisation, ce qui le terrifia et lui donna le sentiment que sa mort était proche. Pour Michael Hicks, professeur à la Brigham Young University, cette dépersonnalisation est un processus lors duquel l’individu perd son moi et gagne « une conscience d’une unité indifférenciée » (1999, 63). Six heures plus tard, les symptômes commencèrent à s’estomper puis disparurent. Le lendemain matin, ils avaient laissé la place à une sensation de pleine forme physique et de vitalité et de créativité mentales, comme Hoffman le précisa. De plus, il se souvenait parfaitement des moindres détails de son expérience.

Le professeur Rothlin, directeur du département de pharmacologie des laboratoires Sandoz, décida de faire lui-même l’expérience avec ses collaborateurs, avec seulement 80 microgrammes de LSD, pour vérifier si les conclusions du rapport d’Hoffman étaient exactes. Elles l’étaient, sans le moindre doute. La substance arriva finalement aux États-Unis en 1949 et passa assez rapidement de la côte Est à la côte Ouest toujours plus permissive et plus libérale et surtout éloignée des cercles de pouvoirs washingtoniens.

Un autre européen, l’écrivain britannique Aldous Huxley (1894-1963), fut celui qui lança ouvertement la révolution psychédélique avec la parution de son ouvrage, pour le moins controversé, The Doors of Perception, publié en 1954, et dont le titre s’inspirait d’un poème de William Blake, The Marriage of Heaven and Hell (1793), dans lequel le poète avait écrit : « If the doors of perception were cleansed everything would appear to man as it is, infinite ». Huxley est celui qui établit durablement le lien entre consommation de drogues et expérience mystique comme le précisent Monneyron et Xiberras :

Il insiste, en particulier, sur les modifications de la conscience, les modifications esthétiques de la perception, les rêveries, la délivrance des inhibitions, sur le sentiment d’interdépendance avec le cosmos et l’impression d’éternité et d’infini qui donnent à l’homme de sensibilité normale la possibilité d’accéder au visuel, et à l’homme de sensibilité plutôt visuelle, de devenir visionnaire

Monneyron et Xiberras, 2008, p. 31

Il est à noter qu’Huxley, à son tour, inspira le groupe californien de Jim Morrison, The Doors, dans le choix de son nom. Huxley fut très influencé par le mysticisme et les expériences hallucinatoires sous mescaline, substance que lui fit découvrir le psychiatre britannique Humphry Osmond (1917-2004) en 1953. Cette expérience bouleversa sa vie comme il le décrit :

Le changement qui se produisit effectivement dans ce monde ne fut, en aucun cas, révolutionnaire. Une demi-heure après avoir avalé la drogue, je pris conscience d’une danse lente de lumières dorées. Un peu plus tard apparurent de somptueuses surfaces rouges qui enflaient et s’étendaient à partir de noeuds d’énergie brillants et qui vibraient comme animés d’une vie aux dessins qui changeaient en permanence. À un autre moment, en fermant les yeux, je découvris un ensemble complexe de structures grises dans lequel des sphères bleutées et pâles émergeaient en continu en prenant une solidité intense, puis s’élevaient sans faire le moindre bruit puis glissaient hors de vue. Toutefois, à aucun moment, je ne vis de visages, ni de formes d’hommes ou d’animaux. Je ne vis aucun paysage, aucun espace immense, aucune apparition, ni métamorphose magique d’édifices, rien qui ne ressemblait, de près ou de loin, à un drame ou à une parabole. L’autre monde auquel la mescaline me donnait accès n’était point le monde des visions ; il existait dans ce que je percevais, les yeux ouverts. Le grand changement existait dans le domaine des faits objectifs. Ce qui était arrivé à mon univers subjectif était relativement sans importance

Huxley, 1954, p. 16[10]

Grâce à la mescaline, Huxley pouvait enfin toucher au divin, au mystique, et passer de l’autre côté du miroir, comme le chantaient les Doors dans Break On Through (1967). Pour Huxley, ces substances hallucinogènes servaient de passeport pour la philosophie éternelle (Perennial Philosophy), titre de son ouvrage de 1948. Elles lui permettaient de voir les choses dans leur intégralité, comme elles sont véritablement, sans le moindre artifice, sans la moindre altération (Huxley, 1954, 16). En décembre 1955, Huxley testa le LSD pour la première fois de sa vie (Stevens, 1987, 91-94). Ce fut une révélation.

Timothy Leary : « Pape du LSD »

Timothy Leary, titulaire d’un doctorat de psychologie obtenu à l’université de Berkeley en 1950[11], devint un disciple d’Huxley et, se sentant investi d’une mission divine, se mit à propager la bonne parole des drogues hallucinogènes en général et du LSD, en particulier[12]. Leary enseigna la psychologie à l’Université de Berkeley entre 1950 et 1953, puis devint directeur de recherche au Kaiser Foundation Hospital d’Oakland à partir de 1955. N’appréciant guère ce type d’activités et ayant de plus en plus de doutes sur la psychiatrie, il donna sa démission en 1958 pour intégrer l’Université Harvard et y dispenser des conférences dans le domaine de la psychologie, et ce, jusqu’en 1963, date à laquelle la prestigieuse institution le licencia pour n’avoir pas effectué le nombre d’heures d’enseignement initialement prévues à ces étudiants. La véritable raison était, en fait, que Leary se servait de ces derniers comme de cobayes pour ses expériences sur le LSD et leur offrait gracieusement des comprimés ou des petits bouts de buvard imprégnés de cet acide qu’ils devaient faire fondre sous la langue pour permettre la diffusion du produit. Le LSD pouvait également se présenter sous la forme de micropointes, voire de gélatine ou tout simplement sous la forme liquide. De telles pratiques ne cadraient pas avec l’image traditionaliste de Harvard. Sa vie avait en fait basculé quelques années auparavant, en 1960, lors d’un séjour au Mexique, à Cuernavaca, durant lequel il avait consommé des champignons hallucinogènes contenant de la psilocybine, avec son collègue Anthony Russo qui n’en était pas, pour sa part, à son premier essai. Leary décrivit cette expérience en ces termes :

Cinq heures après avoir mangé les champignons, tout avait changé. La révélation était arrivée. Le voile avait été retiré. La vision classique. L’expérience d’une conversation à part entière. L’appel prophétique. Dieu avait parlé

Leary, 1968, p. 283[13]

Dans le même ordre d’idée, il déclara : « On est totalement différent une fois qu’on a vu cet éclair au bout du tunnel cellulaire du temps (…) On est totalement différent une fois qu’on nous a retiré le voile »[14]. De retour à Harvard, et avec l’aide de son collègue de psychologie Richard Alpert, né en 1931, surnommé plus tard Baba Ram Dam (ou Ram Dass)[15], il se livra à des expériences scientifiques sur la psilocybine, afin d’analyser les effets de cette substance au niveau comportemental. Le programme de recherches financé par Harvard s’intitulait Étude de réactions cliniques à la psilocybine administrée en milieux favorables[16] ; on ne pouvait faire plus sérieux. Il poursuivit ses études des drogues en s’intéressant au LSD. Il décrivit son premier « trip » en ces termes :

Je pouvais regarder en arrière et voir mon corps sur le lit. J’ai vécu ma vie à nouveau, ainsi que de nombreux événements que j’avais oubliés. Plus encore, j’ai remonté le temps, au sens de l’évolution, jusqu’au moment où j’ai pris conscience que j’étais un organisme unicellulaire. Toutes ces choses dépassaient largement mon esprit (…) La découverte que le cerveau humain possède une infinité de potentialités et peut fonctionner à des dimensions spatio-temporelles inattendues m’a laissé un sentiment d’exaltation, d’émerveillement et la conviction que je m’étais réveillé d’un long sommeil ontologique. Une expérience transcendante profonde doit laisser dans son sillage un homme et une vie changés

Miles, 2005, p. 71[17]

La « politique de l’extase » (« Politics of Ecstasy »), que Leary prônait, venait de prendre son essor. Comme le font remarquer Monneyron et Xiberras, au sujet de Leary, chaque religion offre des réponses bien spécifiques à des problèmes bien précis :

Ainsi, les religions peuvent être classées en fonction du type de réponses, ou d’images mentales, par lequel elles comblent le puits sans fond de ces questionnements humains qui surgissent avec d’autant plus d’acuité sous psychotropes. De plus, Leary propose de distinguer différents états modifiés de conscience dans une classification qui rapproche les niveaux de conscience ouverts par les religions et parallèlement accessibles par les drogues

Monneyron et Xiberras, 2008, p. 39

Il en distingue cinq :

  • le sommeil, ou l’état d’hébétude (alcool) ;

  • l’éveil habituel, c’est-à-dire l’état naturel de l’homme ;

  • le niveau sensoriel, que l’on obtient avec un hallucinogène léger comme la marijuana et qui doit marquer chez le hippie la première abolition des symboles ;

  • le niveau cellulaire que l’on atteint grâce à une dose légère de LSD, de psychocybine ou de DMT[18] ;

  • le niveau subcellulaire enfin, état intérieur et religieux par excellence, celui où l’on discerne la fameuse « lumière blanche » racontée par tous les grands mystiques et où l’on s’aperçoit que toute matière n’est qu’énergie en pulsation (Lombard, 1972, p. 140).

En ayant ainsi déguisé l’expérience psychédélique en lui donnant des airs mystiques, Leary n’éprouva aucune difficulté à recruter plus de 400 volontaires, aussi bien sur le campus (étudiants et collègues), qu’en dehors (criminels, alcooliques et citoyens « ordinaires ») qui étaient avides de connaître une telle jouissance, une telle révélation et une telle renaissance en touchant du doigt le sacré (Monneyron et Xiberras, 2009, 40). Il leur administra plus de 3 500 sachets de drogues et en conclut que ces doses de LSD avaient une fonction bien spécifique, consistant à ouvrir et à étendre le champ de conscience et à communier intensément avec Dieu si le contexte s’y prêtait et si l’individu était correctement préparé physiquement et mentalement ; d’après Leary, il s’agissait véritablement de « Drogues permettant de trouver Dieu »[19]. La vie s’en trouvait totalement changée (Miles, 2005, 68). Si tous les éléments étaient réunis, l’expérience était véritablement mystique et spirituelle ; elle ne pouvait se solder par un « bad trip ».

D’après Leary, les résultats étaient probants : 90 % de ces cobayes voulaient répéter l’expérience, 83 % estimaient qu’ils en avaient retiré quelque chose de positif et 62 % considéraient que leur vie avait radicalement changé (Miles, 2005, 68), ce qui ne faisait que renforcer la motivation de Leary d’aller plus avant dans sa quête chimique et mystique.

En décembre 1960, Leary rencontra Allen Ginsberg[20] qui allait lui permettre de se fondre dans les cercles bohèmes de Haight-Ashbury. Il lui fit goûter les fameux champignons hallucinogènes et le résultat fut quasi immédiat : Ginsberg se dévêtit, se mit à jouer du Wagner sur son magnétophone et fut pris de visions, allant même jusqu’à croire qu’il s’était réincarné en Messie ! Tous deux descendirent dans les rues et se mirent à bénir les gens qu’ils y croisaient, leur souhaitant amour et paix : « Je suis le Messie, je suis venu prêcher l’amour au monde. On va marcher dans les rues et apprendre aux gens à ne plus haïr »[21]. Dans son délire, Ginsberg passa plusieurs appels téléphoniques, demandant à ce qu’on le mette immédiatement en relation avec le président John Fitzgerald Kennedy ou le leader soviétique Nikita Khrouchtchev… en vain. Une autre fois, il tenta de joindre Jack Kerouac : « Allo, le standard ? C’est Dieu, passez-moi Kerouac ! »[22]. Une fois les effets quelque peu estompés, Ginsberg déclara à Leary que tous les Américains, les dirigeants y compris, devaient impérativement consommer de tels champignons, afin de voir la vie sous un angle radicalement différent. Compte tenu de son image marginale, Ginsberg estima qu’il ne pouvait être pris au sérieux. Il en allait différemment pour un professeur d’Harvard : l’étiquette changeait tout et était gage de crédibilité. Il accepta la mission avec une joie non dissimulée. Il fallut attendre 1961 pour que Leary teste le LSD. Comme il le déclara lui-même, cette expérience bouleversa totalement son existence (Leary, 1968, 253). L’effet était plus fort et le voyage mystique en devenait plus complexe et plus abouti : lors de ses différents « trips », il passa en revue toutes les phases de l’évolution et examina de près chaque cellule de l’être humain, de sa conception à sa mort, puis à sa résurrection mystique. La transe était totale ; elle secouait le corps dans une jouissance chimique quasi orgastique comme la définissait Leary :

Le LSD est un puissant aphrodisiaque, probablement le libérateur sexuel le plus puissant connu de l’homme (…) L’union n’était pas seulement votre corps et le sien, mais toutes vos entités raciales et évolutives avec l’ensemble des siennes. C’était un accouplement mythique

Matusow, 1984, p. 153[23]

Le 6 mai 1963, Leary et son collègue Alpert furent finalement renvoyés[24]. Malgré cela, ils ne se découragèrent point, étant convaincus qu’ils oeuvraient pour le bien-être psychique de leurs semblables, que les résultats de leurs expériences étaient convaincants et que la condition de leurs patients s’était nettement améliorée. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? La couverture médiatique dont bénéficia le professeur d’Harvard attira l’attention des héritiers de la famille Mellon[25]. Ces derniers mirent leur immense manoir de Millbrook, situé à Poughkeepsie dans l’État de New York, à la disposition de Leary, adoubé grand « Pape du LSD » (Monneyron et Xiberras, 2008, 38), et de ses disciples, pour qu’il puisse poursuivre sereinement ses recherches. L’ambiance qui y régnait était teintée de mysticisme et d’influences orientales auxquelles Leary avait été très sensible lors d’un voyage en Inde en 1965. Leary définissait de la sorte ses recherches à Millbrook :

Nous nous considérions comme des anthropologues du vingt et unième siècle résidant dans un module temporel qui se situait quelque part dans la période moyenâgeuse des années 60. Dans cette colonie de l’espace, nous tentions de créer un nouveau paganisme et un nouvel engagement de la vie envers l’art.

Stevens, 1987,208

En 1964, dans l’ouvrage intitulé The Psychedelic Experience, rédigé en collaboration avec Alpert et Ralph Metzner, psychologue américain qui participa avec eux aux recherches sur le LSD, Leary donna une définition plus précise de ce qu’était l’expérience psychédélique à proprement parler :

Une expérience psychédélique est un voyage dans de nouveaux domaines de la conscience. La portée et le contenu de l’expérience sont illimités, mais ses caractéristiques sont la transcendance des concepts verbaux, des dimensions spatio-temporelles et de l’ego ou de l’identité. Ces expériences d’élargissement de la conscience peuvent se produire de diverses manières : privation sensorielle, exercices de yoga, méditation disciplinée, extases religieuses ou esthétiques, ou spontanément. Plus récemment, elles sont devenues accessibles à tous par l’ingestion de drogues psychédéliques telles que le LSD, la psilocybine, la mescaline, le DMT, etc. Bien entendu, la drogue ne produit pas l’expérience transcendante. Elle agit simplement comme une clé chimique — elle ouvre l’esprit, libère le système nerveux de ses schémas et structures ordinaires[26].

Toutefois, les forces de l’ordre étaient persuadées que sous cette façade de pseudo-recherche scientifique se cachait un important trafic de stupéfiants. Les différentes descentes de police et arrestations qui eurent lieu à Millbrook ne furent donc pas très étonnantes. Peu à peu, elles sonnèrent le glas du séjour à but scientifique passé dans ce domaine. Le 19 septembre 1966, Leary n’abdiqua pas le moins du monde : il créa la League for Spiritual Discovery à l’acronyme bien trouvé, organisation à caractère mystique prônant les bienfaits et les vertus salvatrices du LSD. Il l’annonça en ces termes à des journalistes, lors d’une conférence de presse qu’il donna au New York Advertising Club : « À l’instar de toute grande religion du passé, nous nous efforçons de trouver la divinité qui sommeille en nous et d’exprimer cette révélation dans une vie de glorification et d’adoration de Dieu »[27]. Leary, en personne, donna des sermons psychédéliques à New York, auxquels la communauté de Haight-Ashbury prêtait une oreille attentive. En raison du succès rencontré, il décida d’aller porter la bonne parole du LSD sur tous les campus américains et partit en tournée de prosélytisme, et ce, malgré l’interdiction de toute consommation de LSD sur le territoire américain à partir du 6 octobre 1966 ; certains y virent l’intervention du diable en raison du triple 6 (666, numéro satanique) et de nombreuses personnes manifestèrent contre une telle mesure (Perry, 1984, 95-96). Sa bénédiction fut parfaitement accueillie par les hippies.

Lors de ses interventions sur les campus, Leary présentait un spectacle multimédia au nom évocateur de The Death of the Mind, dans lequel il tentait de reproduire par des jeux de lumière et des effets sonores les sensations que l’on ressent sous LSD. Le public apprécia ce type de représentations qui sortaient de l’ordinaire et permettaient de redonner vie à l’esprit critique. Bien évidemment, Leary fit de nombreux émules, de nombreux disciples et rallia un nombre considérable d’Américains à la cause du LSD. Il avait déclaré que d’ici 1967, un million d’Américains l’auraient testé (Leary, 1968, 132) ; d’après le magazine Life du 25 mars 1966, ce chiffre avait déjà été dépassé depuis bien longtemps[28]. Le 14 janvier 1967, Michael Bowen (1937-2009), l’un des organisateurs du First Human Be-In du Golden Gate Park, invita Leary à participer à ce grand rassemblement à l’occasion duquel il lança son célèbre slogan « Turn on, tune in, drop out » qui devint, ipso facto, le mot d’ordre de toute une génération. Dans ce cadre, il appartenait à l’être humain de devenir hypersensible, hyperréceptif, de se mettre à l’écoute de ses moindres désirs, de son souffle intérieur, de sa conscience, puis de décoder toutes ses informations pour les extérioriser et les exprimer. L’acte final consistait à s’engager sur la voie du changement, en adoptant un mode de vie plus en adéquation avec ce ressenti jusqu’alors méconnu (Monneyron et Xiberras, 2008, 41-42).

Toutefois, la médiatisation dont Leary fit l’objet, le desservit assez rapidement, car plusieurs le considéraient comme un imposteur profitant de la ferveur hippie pour le LSD pour se mettre sous les feux de la rampe et en retirer une quelconque notoriété. De la sorte, bien que critiquant le Système, il donnait la forte impression de tout mettre en oeuvre pour y appartenir en utilisant, à ses fins personnelles, un mouvement de jeunes gens, initialement acquis à sa cause[29]. Finalement, si Leary avait permis l’envol et le développement de la révolution psychédélique, Ken Kesey fut celui, à n’en pas douter, qui façonna le style psychédélique : mode de vie marginal, influencé par les religions orientales (en particulier le bouddhisme zen), le style vestimentaire « wacko » aux couleurs vives et bigarrées et la musique rock essentiellement produite dans la baie de San Francisco (l’« acid rock »).

Ken Kesey : artisan du psychédélisme

Dès 1959, Kesey s’était intéressé aux drogues, pendant ses études à Stanford, lors d’un emploi d’auxiliaire médical, rémunéré 75 dollars par jour, dans le service psychiatrique du Veterans’ Memorial Hospital, situé à Menlo Park, à proximité de Palo Alto (Perry, 1984, 12). Cet hôpital conduisait des recherches scientifiques financées par la CIA (projet M-KULTRA) sur des drogues comme le peyotl, la mescaline, la psilocybine, la cocaïne et le LSD. Kesey se porta volontaire pour voir comment il réagirait sous leurs effets (Hoskyns, 1997, 31). Cet épisode l’inspira pour son roman One Flew Over the Cuckoo’s Nest (1962)[30]. Pour Kesey, le LSD permettait de faire sauter les verrous de la conscience, lui permettant de découvrir des zones inexplorées et insoupçonnées comme il le déclara en 1964 lors d’un entretien avec le Peninsula Time Tribune[31]. Il organisa des « acid parties » qui devinrent rapidement un succès ; elles se reproduisirent à intervalles très réguliers, ce qui ne fut pas sans inquiéter les résidents du quartier de Haight-Ashbury qui entendirent un déluge de décibels et assistèrent à des déambulations hypnotiques dans les rues. De guerre lasse, ils réclamèrent régulièrement l’intervention des forces de police pour canaliser tous ces débordements. Kesey et ses proches n’étaient donc pas inconnus des services de police. Avec la collaboration d’Owsley Stanley, grand chimiste du LSD (Wolfe, 2006), 147-48)[32], Kesey organisa des soirées plus décadentes les unes que les autres, auxquelles les Hell’s Angels participèrent avec le plus grand plaisir, mettant en place, au passage, un véritable trafic de drogues avec la côte Est du pays. De la sorte, la jeunesse bohème de Haight-Ashbury fréquenta de véritables trafiquants de drogues, ce qui, quelques années plus tard, entraîna la disparition du mouvement hippie en raison de la répression dont il fit l’objet. Ces « acid parties » furent organisées dans divers endroits : la première eut lieu le 27 novembre 1965, vers Santa Cruz, dans un ranch nommé The Spread, la deuxième, le 4 décembre, peu après le concert des Rolling Stones au San Jose Auditorium, dans une maison, à proximité de l’Université d’État de San José, la troisième, à Mountain View, entre Palo Alto et San José (Miles, 2005, 54). Les autres furent organisées dans des magasins ou des maisons appartenant à des amis de Kesey, dans la propriété de Kesey à La Honda, dans des boîtes de nuit avec la présence des Grateful Dead, ou à Muir Beach, le 17 décembre 1965, qui fut le plus grand rassemblement de la sorte. Les deux plus célèbres furent, sans nul doute, celle du jour de l’an 1966, organisée à San Francisco, et celle du 8 janvier 1966 qui rassembla plus de 2 000 personnes au Fillmore Auditorium (Saint-Jean Paulin 1997, 61-62), grande salle de spectacles appartenant à Bill Graham, dans laquelle des artistes comme The Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service, Jefferson Airplane et Janis Joplin commencèrent leur carrière. D’autres groupes comme Led Zeppelin, The Who, Cream, Quicksilver Messenger Service, Jefferson Airplane, Jimi Hendrix Experience, The Allman Brothers Band, Pink Floyd et The Doors s’y produirent également.

Les habitants de Haight devinrent de plus en plus hostiles à ces « happenings » ; avec l’aide de la police, ils tentèrent, tant bien que mal, d’y mettre un terme, en invoquant, au passage, une loi de 1909, selon laquelle tout mineur devait être accompagné d’un adulte s’il allait danser. Toutefois, force est de constater qu’il était particulièrement difficile d’appliquer ces règlements à la lettre et de freiner l’organisation de telles fêtes dont la jeunesse raffolait, comme le déclarait, Jerry Garcia (1942-1995), guitariste charismatique des Grateful Dead :

Des milliers de personnes, mec, tous complètement défoncés, se retrouvant dans une pièce remplie d’autres milliers de personnes, dont aucune n’avait peur des autres. C’était de la magie, de la pure magie, c’était magnifique

Matusow, 1984, p. 299[33]

D’une certaine manière, ces hippies faisaient fi de tous règlements, de toute remontrance ou de tout cadrage : ils ne supportaient nullement d’être privés de liberté et souhaitaient, purement et simplement, faire ce qui leur plaisait, au moment où ils le voulaient, sans se soucier de savoir si cela allait à l’encontre des idées et des valeurs de l’opinion publique. Le meilleur exemple fut l’interdiction, le 6 octobre 1966, de toute consommation de LSD. Plutôt que de dissuader les jeunes d’en fabriquer et d’en consommer, elle eut l’effet inverse, comme si l’attrait du fruit défendu était plus fort que toute interdiction provenant de l’ordre établi. Les manifestations pro-LSD se multiplièrent, sous l’impulsion des Diggers, ce qui eut pour conséquence de souder le mouvement encore davantage contre une société qu’ils considéraient comme bassement matérialiste. Pour les hippies, l’individu devait passer au-dessus des contingences purement matérielles d’une société sur le déclin, pour se lancer dans une quête mystique que seules les drogues hallucinogènes permettaient ; psychédélisme et mysticisme étaient par conséquent étroitement liés. Ce mysticisme trouvait ses racines dans les écrits d’Alan Watts (1915-1973), philosophe britannique, qui popularisa les principes de philosophie orientale au sein de la communauté hippie, en les associant aux substances hallucinogènes[34]. Watts, comme d’ailleurs Leary, estima que ces drogues pouvaient servir de passeport pour une spiritualité plus profonde et plus aboutie qui devait, à terme, déboucher sur un sentiment de plus grande liberté pour les individus. La préface de The Joyous Cosmology (1962) est relativement claire à ce sujet :

Mais les voies traditionnelles de l’expérience spirituelle attirent rarement les personnes de tempérament scientifique ou sceptique, car les véhicules qui les empruntent sont mal entretenus et encombrés d’un bagage excessif. Le penseur alerte et critique n’a donc guère l’occasion de partager directement les modes de conscience que les visionnaires et les mystiques tentent d’exprimer — souvent dans un symbolisme archaïque et maladroit. Si le pharmacologue peut nous aider à explorer ce monde inconnu, il nous rendra peut-être l’extraordinaire service de sauver l’expérience religieuse des obscurantistes.

Pour faire de ce livre une expression aussi complète que possible de la qualité de conscience que ces drogues induisent, j’ai inclus un certain nombre de photographies qui, dans leur reflet vivant des motifs de la nature, donnent une idée de la beauté rythmique des détails que les drogues révèlent dans les choses communes. En effet, sans perdre leur largeur de vue normale, les yeux semblent devenir un microscope à travers lequel l’esprit plonge de plus en plus profondément dans la texture dansante et complexe de notre monde[35].

À l’instar d’Aldous Huxley, Watts pense que les drogues hallucinogènes peuvent ouvrir des portes, même les plus secrètes, comme celles menant à la spiritualité, en offrant à l’individu la possibilité de se réaliser pleinement et de rentrer en communion avec l’au-delà et son moi le plus intime. Les drogues jouent donc le rôle d’un véritable sacrement. D’après lui, sous l’effet des drogues, l’individu ressent les mêmes sensations que lorsqu’il est en plein recueillement de type mystique. La transe ou l’extase qui envahit alors le sujet lui semble comparable à une extase spirituelle atteinte après de longues années de méditation et d’introspection religieuse. Force est de constater que de nombreux adeptes du LSD se donnèrent bonne conscience, justifiant leur dépendance aux narcotiques par une recherche mystique toujours plus approfondie, car n’ayant toujours pas abouti et ouvert les horizons escomptés. Dans cette recherche sans fin de son identité, l’homme ou la femme, sous LSD, peut parvenir à trouver des réponses à des questions fondamentales comme son origine, sa naissance, sa raison d’être sur terre et sa place dans l’univers, chose impossible sous cannabis, car ce dernier n’est pas suffisamment puissant pour faire sauter les verrous de la conscience (les normes sociales, les carcans moraux et sociaux, les freins et les limites que la société et l’éducation avaient ancrés en chaque individu).

Grâce au LSD, l’homme ou la femme découvre le monde extérieur sous un angle nouveau : un monde harmonieux, cohérent, coloré, accueillant et bienfaisant. Kesey considérait d’ailleurs le LSD comme le « détergent de l’esprit » (« mind detergent ») dont le but était de nettoyer les cerveaux de la jeunesse américaine qui avaient été, formatés, conditionnés et pervertis par le discours standardisé des élites washingtoniennes. Le moment était donc venu de s’ériger contre la bien-pensance établie, de dénouer la camisole de force cérébrale qui empêchait les jeunes de penser librement et comme ils l’entendaient. Le LSD et le psychédélisme devaient donc devenir l’élément moteur de la révolution sociale[36].

Pour Monneyron et Xiberras, ce psychédélisme a résumé, à lui seul, tous les aspects des années soixante, comme a essayé de le montrer le présent article :

L’expérience des substances psychédéliques, en ouvrant des espaces inconnus et en manifestant l’amour cosmique, permet ainsi d’intégrer en une seule devise les schèmes les plus divers de l’imaginaire des années 60 : néo-tribalisme, néo-rousseauiste, néo-fouriérisme, révolution sexuelle et attrait pour l’Orient

2008, p. 42

Cette décennie turbulente n’aurait pas été ce qu’elle a été sans le cannabis et surtout sans le LSD. Ce dernier lui a donné une saveur toute particulière au sens propre, comme au sens figuré. Associé à la musique rock, le LSD a bouleversé les codes sociétaux établis et l’avènement du rock psychédélique, sous la houlette de groupes comme les Grateful Dead, les Jefferson Airplane ou le Big Brother and the Holding Company, en a fait la drogue de la contre-culture californienne par excellence.

Le LSD, qu’Albert Hoffman avait baptisé son « enfant terrible »[37], sera progressivement remplacé par des drogues dures bien plus addictives comme les amphétamines et l’héroïne au milieu des années soixante-dix. Christian Elcock, historien et auteur d’une thèse sur l’histoire du LSD dans les cercles new-yorkais, reconnaît que ces drogues étaient nettement plus lucratives pour les dealers dans la mesure où elles entraînaient une véritable addiction physique, ce qui n’était pas le cas du LSD (Geoffroy, 2018). La consommation de LSD a toutefois repris dans les années 1990, mais dans des proportions bien moindres que pendant les sixties. Son expérimentation est actuellement marginale comme l’a fait ressortir une étude de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) (Geoffroy, 2018). Toutefois, la situation serait progressivement en train de changer.

En effet, après avoir été utilisé en neurologie et en psychiatrie dans les années 1940, puis comme substance incapacitante par la CIA, dans les années 1950, lors des séances d’interrogatoires qu’elle menait, et avoir connu une forte répression à la fin des années 1960, début des années 1970, le LSD a profité du mouvement techno et des raves parties des années 1990 pour retrouver une nouvelle jeunesse. Parallèlement à ce regain, des chercheurs se sont replongés dans les méandres de cette drogue hallucinogène. Ces derniers ont découvert que le LSD pouvait être employé pour traiter la dépression, l’anxiété et les addictions[38]. Pour sa part, l’historienne canadienne Erika Dyck de l’Université de la Saskatchewan s’est également intéressée au LSD et a montré comme il était progressivement passé du domaine clinique au domaine universitaire. Selon elle, les recherches en la matière ont repris avec force et vigueur au tout début du 21e siècle sous la houlette de neuroscientifiques et de psychologues, mais non sans difficulté. En effet, ces derniers ont dû faire face, du moins au début, à une certaine réticence du monde scientifique dans la mesure où ce psychotrope n’était pas considéré comme une substance curative. Leurs recherches en souffrirent ainsi que les subventions qui en découlaient. En 2007, de nouvelles recherches menées sur le LSD inversèrent radicalement la tendance. En effet, grâce à l’imagerie médicale, des chercheurs découvrirent que le LSD était efficace pour traiter les différentes phases de dépression et qu’il pouvait même être prescrit dans les services de soins palliatifs pour apaiser les personnes en fin de vie et les préparer ainsi à la mort[39].

Plus récemment, le California Integral Studies, université privée de San Francisco, fondée en 1968, et dont les enseignements sont axés sur les sciences humaines et les thérapies alternatives, forme chaque année des psychologues spécialisés dans le traitement de pathologies par le biais des substances psychédéliques. En ce début de 21e siècle, les drogues psychédéliques redeviennent donc des domaines de recherche porteurs auprès des spécialistes en neurosciences et en psychiatrie[40]. L’élément déclencheur fut la découverte de plusieurs centaines d’études cliniques effectuées au milieu du 20e siècle qui avaient été occultées et qui montraient assez clairement que le LSD pouvait permettre de soigner l’anxiété, la dépression et les addictions comme alcoolisme de manière relativement efficace dans la mesure où ce psychotrope n’entraîne ni accoutumance ni overdose[41].

Enfin, en janvier 2020, des chercheurs de l’Institut de Recherche du Centre Universitaire de santé de McGill (IR-CUSM) sont parvenus à démontrer que le LSD avait des vertus sociales non négligeables comme l’empathie[42]. Selon eux, en particulier, le LSD pourrait permettre de traiter des maladies d’ordre psychiatrique. Leur étude, menée au préalable sur des souris auxquelles ils avaient administré du LSD en petite quantité, a fait ressortir que ces dernières se comportaient de manière plus sociale et avec plus d’empathie après quelques jours d’ingestion du produit, leur cerveau ayant été stimulé positivement, en particulier les récepteurs AMPA (ceux du glutamate, principal neurotransmetteur excitateur cérébral) et ceux de la sérotonine. Les chercheurs en conclurent que ce mode de fonctionnement empathique sous LSD pourrait se retrouver chez l’être humain et renforcer ainsi ses interactions sociales et son rôle au sein de la collectivité. Par conséquent, ils envisagent désormais de mener le même type d’étude chez les humains dans le but de voir si le LSD pourrait traiter des pathologies comme les troubles du spectre de l’autisme, les angoisses et l’anxiété de manière durable et sans effet secondaire notoire.

En d’autres termes, l’historiographie du LSD montre que la perception de cette substance hallucinogène a grandement évolué au fil des décennies, et ce, grâce à des recherches en laboratoire plus récentes et plus abouties qui ont fait ressortir des aspects jusqu’alors insuffisamment explorés, des aspects positifs que ce psychotrope pourrait avoir sur l’espèce humaine. Le LSD pourrait donc bénéficier d’un retour en grâce dans les années à venir, chose que ses détracteurs n’auraient sans doute jamais pu imaginer dans les sixties et seventies.

Pour beaucoup de consommateurs de LSD, les voyages procurés par cette substance leur ont permis de découvrir d’autres dimensions sensorielles tout en se découvrant eux-mêmes dans des situations qu’ils n’auraient jamais pu imaginer. En effet, tout voyage permet la découverte de l’Autre mais très souvent, le premier inconnu à découvrir et à explorer dans ce type de périple, qu’il soit long ou court, est le voyageur en personne. En outre, très souvent, ce n’est pas la destination qui prime à proprement parler, mais le cheminement, le déplacement d’un point A à un point B ; dans le cas du LSD, le passage d’un état « normal » à un état sous influence hallucinogène. Il s’agit d’ailleurs, comme le faisait remarquer Leary à maintes reprises dans ses écrits, d’un voyage à portée initiatique qui permet de répondre à des questions d’ordre essentiellement philosophique, voire mystique : d’où vient-on ? Où est-on ? Où va-t-on ? Que recherche-t-on ? Que s’attend-on à trouver lors de ce périple ? Comment et dans quelles circonstances est-on parti ? Qu’avons-nous mis dans nos « valises » métaphoriques et qu’allons-nous rapporter au retour ? Dans quel état serons-nous à l’arrivée si jamais nous arrivons à bon port ? Quels seront les souvenirs ou les photos mémorielles de ce voyage ? Voudrons-nous le faire à nouveau ? Dans une situation identique ou dans un contexte bien différent ? Le LSD est donc resté dans l’inconscient collectif comme le psychotrope hallucinogène ayant permis tout d’abord à la génération des baby-boomersde visiter des pans insoupçonnés de leur psychisme et de planer au-dessus « de mandariniers, dans des cieux de marmelade », « dans des fleurs en cellophane jaunes et vertes » et dans un paysage où « des gens à cheval mangent des tartes à la guimauve » pour reprendre les paroles de Lucy in the Sky with Diamonds, chanson que les Beatles produisirent en 1967. Un tel « good trip » permettait ainsi à l’Amérique d’oublier, ne serait-ce que pour un temps, la contestation protéiforme ambiante et les préoccupations liées à la guerre du Vietnam. Les nouvelles recherches en la matière devraient nous en apprendre encore plus sur « l’enfant terrible » d’Albert Hoffman…