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Introduction

Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) présentait la COVID-19 comme une pandémie qui aurait des incidences négatives sur la totalité des secteurs au sein de la société (OMS, 2021). L’analyse, en matière de santé publique, a rapidement semblé insuffisante pour considérer cette crise, et une lecture pluridisciplinaire a permis d’apporter une compréhension globale et complexe du phénomène, mobilisant entre autres les sciences humaines et sociales (Ait Abdelmalek, 2022). Les conséquences de la crise sanitaire sur les comportements sociaux et les relations interpersonnelles ont pu être appréhendées, qu’il s’agisse de stigmatisation, de racisme, d’âgisme ou de discrimination (Bonotti et Zech, 2021).

Dès l’apparition du virus, la couverture médiatique américaine a été politisée et polarisée (Hart et al., 2020), amenant la population à une opinion divisée sur le sujet et sur les modes d’action menés par le Gouvernement (Chu Yang et Liu, 2021 ; Levisson et al., 2022). Au niveau européen, le Radicalisation Awareness Network Practitioners[2] a alerté la communauté sur le discours antigouvernemental alimenté par la crise sanitaire et propagé par divers mouvements extrémistes (RAN, 2022). Le forum européen pour la sécurité urbaine[3] définit la polarisation comme un processus de division de groupes au sein de la société qui s’opposent sur des thématiques liées au futur sociétal. La polarisation génère alors des croyances de rejet envers l’exogroupe et des pensées dichotomiques d’opposition (EFUS, 2021). En Belgique, l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace[4] a relevé, dès l’année 2020, plusieurs signes menaçants, tels que le risque de polarisation croissant et la diffusion de théories du complot associées à la COVID-19 (OCAM, 2020). La Sûreté de l’État a également alerté les citoyens sur les dangers de la désinformation dès le début de la crise sanitaire (VSSE, 2020). En Belgique, un nouveau contre-mouvement contestataire antisystème issu d’obédiences idéologiques multiples a vu le jour parallèlement et distinctement aux mouvements extrémistes traditionnels (OCAM, 2022).

La diffusion de désinformations et de théories du complot alimente les sentiments de peur et de frustration au sein de la population et peut conduire à des formes de polarisation et de radicalisation (VSSE, 2020). La polarisation, en tant que conflit déjà cristallisé, peut s’inscrire dans un processus soutenant la radicalisation et les comportements violents (EFUS, 2021). L’objectif de notre étude était d’identifier le profil de leaders et/ou de membres actifs affiliés à des regroupements contestant les mesures Covid-19 à partir de leur narration, d’appréhender le discours idéologique du nouveau contre-mouvement « anti-establishment » et de qualifier son positionnement en termes de déviance. Les dynamiques de polarisation et l’engagement dans un processus de radicalisation ont été examinés par l’analyse des profils cernés.

Contextualisation sociétale de la crise de la COVID-19

Même si de nombreuses épidémies se sont succédées dans l’Histoire, la COVID-19 a été un évènement inédit, confrontant la population mondiale à une expérience sans précédent. Cette crise a été qualifiée de « fait mondial total », ayant des répercussions sur l’ensemble de l’humanité (Bansard, 2022). En effet, la pandémie a été immédiate et a entraîné le premier confinement de plusieurs milliards d’individus (Sardon, 2020). Ce virus a perturbé l’ensemble des secteurs de la société, créant un moment suspendu comparable à un temps de guerre (Jodelet, 2020).

Nouvelles normes sociales et processus de polarisation

La pandémie de la COVID-19 a suscité divers sentiments chez les citoyens, tels que l’anxiété, l’incertitude et un sentiment de perte de contrôle, en raison des changements dans leur routine quotidienne (Gori et al., 2022 ; Glowacz et Schmits, 2020). De nouvelles normes sociales vont émerger, être dictées et devoir être internalisées par la population, qu’il s’agisse du lavage des mains, du port du masque, de la distanciation sociale ou du respect du confinement (Stjernswärd et Glasdam, 2021) et l'intention vaccinale (Geber et al., 2023). Les comportements adoptés au sein de l’espace public ou privé vont être régulés et contrôlés socialement par de nouvelles normes. Certains agissements, qui étaient auparavant considérés comme neutres, seront désormais jugés non conformes à la protection collective (Roach Anleu et Sarantoulias, 2022). Ces actes revêtiront désormais une valeur morale (Zlobina et Davila, 2022). Sintez (2020) relève une typologie de postures normatives adoptées par les citoyens mis en présence des mesures particulières entourant la crise de la COVID-19 : posture d’adhésion, d’adaptation, d’amplification, de soumission, de critique et de rejet.

Lors des périodes de crise, le discours institutionnel peut générer tant des mouvances de solidarité que de polarisation. D’une part, les recommandations gouvernementales vont créer de nouvelles normes sociales incitant les citoyens à poser des actes de solidarité et vont prôner des valeurs de soin et de responsabilisation. D’autre part, les consignes de solidarité vont devenir un terreau de contestation et vont pouvoir tendre vers une polarisation du non-respect des mesures (Stjernsward et Glasdam, 2021).

L’étude de Kwon et Park (2022) s’inspire de la Terror Management Theory, proposée par Solomon et al. (2015), pour offrir un cadre explicatif quant aux types de défense pouvant être mobilisés chez les citoyens face à l’anxiété liée à la létalité du virus sur base d’un corpus de Tweets. Premièrement, les défenses proximales vont se concentrer sur la menace, soit de manière adaptative par la recherche de solutions, soit de manière destructrice par des distorsions cognitives. Par exemple, respecter la distanciation sociale est considéré comme une réponse adaptative, tandis que percevoir la Covid-19 comme un complot relève de la banalisation de la menace. Deuxièmement, les défenses distales vont produire des comportements pour réduire l’anxiété, tels que le renforcement d’une vision du monde, de l’estime de soi et de l’engagement dans des relations. Ce type de défense se manifeste par exemple dans le renforcement de l’idéologie politique et peut mener à des attitudes hostiles envers le gouvernement, perçu comme incompétent pour réagir à la menace.

Espace virtuel, infodémie et théories du complot

En raison d’une diminution des contacts sociaux lors de la pandémie, Internet a joué un rôle particulièrement significatif dans la transmission d’informations et la création de normes (CCDH, 2020). Les algorithmes présents sur les réseaux sociaux sélectionnent et valorisent une partie des publications auxquelles l’utilisateur a accès. Ce mécanisme nommé « bulle de filtres » propose à l’individu des contenus similaires et occulte les oppositions (Mabi, 2020). Ce procédé renforce et soutient un sentiment de colère chez le citoyen et diminue la légitimité des autorités (Mabi, 2020). Les réseaux sociaux augmentent dès lors la polarisation et diminuent le seuil de tolérance face aux idées divergentes (CCDH, 2020), confirmant l’idéologie personnelle par un mécanisme de bulles de filtres (OCAM, 2021).

En parallèle de la pandémie, une crise d’infodémie s’est donc déclenchée. La majorité des fakes news ont effectivement été diffusées par les réseaux sociaux, et non par les médias traditionnels. Cette importante quantité de fausses informations a renforcé un contexte antérieur de méfiance envers les institutions officielles et les politiques (Afsahi et al., 2020 ; Garriaud-Maylam, 2020).

Cette période d’incertitude a ainsi créé une « ouverture cognitive », rendant la population plus sensible à divers discours et augmentant le risque d’adhésion de certains aux théories du complot (OCAM, 2020). Le virus a favorisé l’apparition et la diffusion de contenu complotiste en raison d’une recherche de sens face au sentiment d’incertitude, de peur et de perte de contrôle (Poupart et Bouscail, 2021). L’adhésion à ces théories ne représente pas un comportement irrationnel, mais plutôt une conséquence d’un surplus de rationalisation : l’individu essaie de trouver une justification à un phénomène non explicable (Caron, 2021). Ces théories permettent d’offrir une réponse simple aux causes d’une crise complexe, de reprendre le contrôle et de prédire le futur (Van Prooijen et Douglas, 2017). En raison de ce contexte de défiance envers les institutions, l’individu, qui désignera les autorités comme coupables, désobéira à leurs recommandations (Caron, 2021).

Apparition d’un regroupement de contestation des mesures sanitaires

Suivant l’amplification de la polarisation dans la société, en raison de la crise sanitaire relevée par Europol[5] (2021), les citoyens ont fait preuve d’une tolérance plus importante à l’égard d’actes violents. En effet, Europol (2021) a répertorié dans plusieurs pays européens une augmentation des actions de contestation tant en ligne (menaces, incitation à la violence) que hors ligne (incendies criminels, dégradations, …) sur base des informations communiquées par les États membres de l’Union européenne.

En surcroît des groupes extrémistes traditionnels, un mouvement « d’extrémisme antigouvernemental » est apparu en Europe. Ce mouvement rassemble des obédiences idéologiques diverses (droite, gauche, conspirationniste, etc.) mais également des manifestants mobilisés sur plusieurs thématiques (opposition vaccinale, 5G, immigration,….). Les coordinateurs locaux de prévention et de lutte contre l'extrémisme violent et les praticiens de première ligne ayant participé à la réunion de travail du Réseau de Sensibilisation à la Radicalisation (RAN LOCAL) ont relevé plusieurs facteurs ayant favorisé l’extrémisme anti-gouvernemental : problèmes de santé mentale, sentiment d’isolement lié aux mesures de confinement, sentiment de frustration et d’exclusion du système politique, méfiance envers les médias traditionnels. Malgré cette diversité d’acteurs, les éléments constitutifs des « groupes anti-gouvernementaux » sont une méfiance, une résistance et une opposition envers les décisions gouvernementales ainsi qu’une tolérance pour les comportements violents (RAN, 2022).

En Belgique, ce « contre-mouvement » semble être constitué d’un ensemble d’organisations difficilement catégorisables sur le plan idéologique. Elles sont éparses, diffuses et ont majoritairement été créées en réponse à la pandémie. Leur point commun réside en un rejet des mesures gouvernementales, totalement ou en partie (OCAM, 2021). Lors de l’année 2020, les principaux agissements de ce contre-mouvement relevaient d’actions de contestation au niveau local et de menaces envers les politiques et les épidémiologistes sans passage à l’acte violent (OCAM, 2020). En 2021, le contre-mouvement a davantage été visible dans l’espace public et sur les réseaux en raison des actions menées (manifestations, menaces envers les institutions et politiques, discours de haine, etc.), ce qui a soutenu une tolérance du discours protestataire et une polarisation à l’échelle sociétale (OCAM, 2021).

Cette nouvelle idéologie, plus diffuse et imprécise, qui combine théories du complot, désinformation et croyances variées, se juxtapose aux extrémismes traditionnels (OCAM, 2022). En effet, la Direction exécutive du Comité contre le terrorisme (CTED, 2021) a constaté que divers groupes extrémistes ont exploité la crise de la COVID-19 comme une opportunité pour légitimer et intensifier leurs actions à l'échelle mondiale.

Au niveau européen, les mesures sanitaires gouvernementales, impliquant une diminution des possibilités de déplacements et d’agissements, ont contraint l’ensemble des mouvements extrémistes existants à favoriser un mode d’action en ligne. Ces mouvements extrémistes ont vu dans la pandémie de la COVID-19 une occasion favorable de nourrir leur discours idéologique de propagande. À titre d’exemple, l’État islamique a qualifié le virus de « punition divine » comme motif d’attaque envers les pays ennemis. L’extrémisme de droite l’a plutôt intégré au sein d’un discours anti-immigration et antisémite. L’extrémisme de gauche et anarchiste a quant à lui décrié les liens entre la technologie 5G et les mesures répressives (Europol, 2021).

En Belgique, le rapport d’activité annuel de l’OCAM (2020) révèle que l’extrémisme de gauche a participé à des manifestations pour contester la politique gouvernementale pendant la crise sanitaire, alors même que la menace relative à cette forme d’extrémisme est évaluée comme modeste depuis plusieurs années en Belgique. Le danger lié à l’extrémisme de droite est quant à lui considéré comme plus alarmant par l’accroissement et l’intensification des actions tant physiques que sur la toile (OCAM, 2021).

Même si un certain rapprochement peut être évoqué avec les extrémismes habituels, ce nouveau contre-mouvement ne peut être appréhendé par une lecture traditionnelle car il ne relève ni de l’extrémisme, ni du terrorisme au niveau des modes opératoires ou des objectifs. (OCAM, 2021)

Polarisation, radicalisme et extrémisme

Le risque de polarisation est bien réel, car il survient principalement dans des groupes où les membres mobilisent un sujet idéologique empreint d’une morale. La pression groupale va quant à elle engendrer un glissement chez les individus d’une opinion modérée à une opinion extrême (Noppe et al., 2010). Les travaux de Moscovici et Zavalloni (1969) ont contribué à la théorie de la polarisation de groupe. Selon ces auteurs, lorsqu'un groupe discute d'une opinion, il tend à renforcer la position initiale de ses membres, ce qui entraîne une radicalisation des opinions.

Cette dynamique est souvent expliquée par deux processus principaux : l’influence normative et l’influence informationnelle. Les individus souhaitent être acceptés par le groupe et se conformer à ses normes. Pour montrer leur appartenance, ils peuvent adopter des opinions plus extrêmes que celles qu'ils avaient initialement. Et les discussions de groupe fournissent de nouveaux arguments en faveur de la position dominante, renforçant ainsi les opinions initiales des membres.

Il convient de souligner les interactions complexes entre ces phénomènes. La polarisation ne mène pas automatiquement à la violence ni à l’extrémisme, cependant, elle peut précéder la radicalisation (OCAM, 2021). La polarisation peut être tant une cause qu’une conséquence de l’extrémisme violent (EFUS, 2021). Un renforcement réciproque entre la radicalisation et la polarisation peut s’opérer (Noppe et al., 2010), mais rappelons que la radicalisation peut exister sans polarisation et inversement (EFUS, 2021).

Le risque d’une amplification de l’extrémisme en raison de la crise sanitaire a été identifié par l’OCAM dès 2020. Ce nouveau regroupement de contestation présente des caractéristiques qui ressemblent à celles de l’extrémisme de gauche et de droite, et un risque de récupération des membres par les groupes extrémistes classiques est envisageable (OCAM, 2021). Sans toutefois apparaître comme une menace sécuritaire semblable aux extrémismes existants, cette idéologie érodant la confiance institutionnelle est source de polarisation (OCAM, 2021). Il reste très complexe de prédire si ce regroupement s’inscrira à l’avenir dans un processus de radicalisation (OCAM, 2021).

Concernant l’adhésion aux théories du complot, le complotisme ne doit pas être analysé séparément, mais de manière inhérente au processus de radicalisation et d’extrémisme (RAN, 2022). Une corrélation bidirectionnelle a été relevée entre les théories du complot et l’extrémisme politique (Van Prooijen et al., 2015).

Les théories du complot alimentent l’assentiment au discours extrémiste et offrent un argumentaire dichotomique lors d’un évènement polarisant. Même si l’affinité pour ces théories n’est pas l’unique critère prédictif d’un passage à l’acte extrémiste, elle peut y contribuer en alimentant le discours idéologique (RAN, 2021). Le complotisme a un effet négatif sur le domaine de la santé publique, celui-ci est corrélé au non-respect des mesures sanitaires et au refus de la vaccination (Poupart et Bouscail, 2021).

Méthodologie

Afin d’identifier le profil des leaders et des sujets affiliés aux regroupements contestant les mesures Covid-19 et d’appréhender la manière dont les groupes fonctionnent et se comportent, plusieurs étapes de recherche ont été suivies tout d’abord pour identifier les regroupements, ensuite pour entrer en contact et rencontrer les publics cibles. Ces entretiens avaient pour objectif d’accéder à l’idéologie et d’appréhender le système interprétatif, les cognitions, les émotions et l’expérience subjective des sujets.

Processus de recherche

Une méthodologie itérative et progressive a été conçue afin d’entrer en contact avec cette population difficilement atteignable, s’inspirant des principes de l’ethnocriminologie et de la loi des 4C conceptualisée par Witvrouw et Glowacz (2015). Ce processus par séquence temporelle a pour objectif de contrer les résistances et les obstacles par une succession d’étapes de mise en lien permettant d’accéder aux membres du groupe : confiance, confidence, communication et coopération.

Dans un premier temps, nous avons défini les critères de sélection du groupe grâce à une ressource institutionnelle. Une rencontre avec l’équipe Outreach de l’OCAM a eu lieu afin de repérer, d’identifier et de typologiser les contours des néo-mouvements de contestation des mesures sanitaires autour de la COVID-19 et des mouvements existants (extrême gauche, extrême droite, extrémisme religieux, etc.).

Figure 1

Séquence du processus de recherche

Séquence du processus de recherche

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Dans un deuxième temps, nous avons procédé à une observation participante qui s’est déroulée au sein de deux réunions internes d’un regroupement et d’une dizaine de groupes virtuels sur les réseaux sociaux, tels que Facebook et Telegram. Cette procédure d’identification nous a permis d’entrer en contact avec les sujets. La création d’un lien de confiance avec les leaders d’abord a facilité les relations avec l’ensemble de l’assemblée, permettant une coopération générale. L’inclusion groupale a ensuite évolué vers des rencontres individualisées et personnalisées avec les membres du regroupement.

Participants

L’étude s’intéresse aux individus qui sont leaders, fondateurs, porte-paroles ou membres actifs d’un collectif. Notre objectif était de rencontrer des individus fortement investis dans leurs positions et leurs actions, dotés d'une expérience profondément ancrée. Il s'agissait de capter l'essence de leur argumentaire et la signification de leur engagement.

Les personnes sympathisantes ou adhérentes au mouvement ont été exclues.

Après avoir réalisé les premiers entretiens individuels semi-structurés, la méthodologie d’échantillonnage « boule de neige » a permis de créer un lien de confiance avec certains sujets en raison de leur sensibilité vis-à-vis de la thématique et de la confidentialité du processus.

Au total, 9 individus, 3 femmes et 6 hommes âgés entre 26 et 55 ans, avec une moyenne d’âge de 43 ans, ont pris part à cette étude. 7 personnes avaient un diplôme d’études supérieures et possédaient un emploi. Leurs professions étaient : ouvrier en bâtiment, avocat, psychologue, musicien, peintre décorateur, éducateur spécialisé et mécanicien. Une personne était sans emploi et une autre mère au foyer. Huit personnes habitaient en Wallonie et une à Bruxelles. Huit personnes se revendiquaient pas d’une orientation politique, un individu s’identifiait d’extrême droite. L’ensemble des sujets se qualifiaient de complotistes. Six personnes ont intégré un mouvement contestataire des mesures sanitaires à partir de 2020. Deux sujets présentaient une ancienneté d’une dizaine d’années dans des mouvements complotistes. Un sujet gravitait dans plusieurs groupes politiques depuis une vingtaine d’années. Aucun participant à l’étude n’a dévoilé d’antécédents de violence. Quatre personnes ont été en contact avec le monde policier (interpellation lors d’une manifestation ou dans un espace public, interrogatoire). Les sujets ont accepté rapidement de participer à l’étude. Une hypothèse quant à cette adhésion à la recherche serait qu’ils ont souhaité se saisir de la recherche pour communiquer et diffuser de la sorte leur message.

Procédure

Nous avons structuré les entretiens individuels autour d’un guide d’entretien. Les sujets ont reçu une invitation à la narration libre avec comme axes abordés : les points de tension, les modes d’action, le respect ou non des mesures sanitaires, le passage à l’acte, les notions identitaires, le positionnement idéologique. L’entretien individuel permettait de comprendre comment le sujet donne sens à ses arguments en présentant ses croyances, ses idéologies, sa morale, ses valeurs et ses représentations sociales dans une interrelation complexe avec son vécu. Grâce à cette méthode de récolte de données, le sujet se sentait en confiance. Nous pouvions alors recueillir un discours moins lisse.

Ces entretiens individuels semi-structurés ont eu lieu dans des endroits discrets (domicile du sujet, local de réunion du groupe, etc.). Nous avons récolté des données entre le 23 mai 2022 et le 5 juillet 2022. Les entretiens ont duré entre 1 h 15 et 3 h 10, avec une moyenne de 2 h 30. Pour les besoins de la recherche, nous avons enregistré les propos à l’aide d’un dictaphone avec l’accord et le consentement éclairé de chaque participant. Nous avons ensuite retranscrit le contenu des entretiens dans son intégralité de manière dactylographiée.

Le comité d’éthique de la Faculté de psychologie, logopédie et des sciences de l’éducation de l’Université de Liège a approuvé cette recherche.

Analyse

Une analyse thématique et une analyse de contenu réflexive ont été menées sur base des retranscriptions des entretiens. Ces méthodes permettent d’identifier, analyser et rapporter des thèmes (patterns) au sein des données. Elle va au-delà de simplement compter les mots ou coder le texte, elle implique une interprétation des significations et des contextes des données (Braun et Clarke, 2006).

Résultats

Nous présenterons des extraits de verbatim associés aux thèmes relevés tout au long de la présentation des résultats. Ils seront reproduits à même le texte, en italique, suivi entre parenthèses d’une lettre, reliant les paroles au sujet les ayant prononcées, et de la date à laquelle a eu lieu la rencontre.

À partir d’une démarche inductive, nous avons vu émerger différents sous-thèmes des analyses du discours des membres contestataires des mesures sanitaires entourant la COVID-19. Nous avons ainsi identifié à partir de leurs propos des caractéristiques communes et un profil type. Trois sous-thèmes ont également été soulevés lors de l’analyse du discours des participants : le premier réfère au « fonctionnement interne des groupes », le second renvoie à « l’argumentaire mobilisé » et le troisième au « sentiment de méfiance envers les institutions ». Ces sous-thèmes indiquent et confirment l’existence d’un regroupement structuré avec des membres ayant un profil comportemental et idéologique défini.

Profil des membres du regroupement

Les membres du regroupement expriment de fortes valeurs de moralité et des convictions personnelles ancrées. Leurs agirs comportementaux doivent être alignés avec leurs valeurs et leur intégrité. Dans la vie, il faut faire des choix. Et il faut se respecter soi-même et savoir qui on est d’abord (A, 16/06/2022). Les membres présentent un idéal fort et souhaitent défendre leur opinion. Je ne reculerai devant rien, ni devant les menaces ni devant les intimidations. Parce que j’estime que mon combat est juste (B, 24/05/2022). Bien évidemment, il y a des choix à faire. Être intègre. Se respecter soi-même. Pour moi, le plus important c'était le respect de ma propre personne et être en harmonie avec moi-même (A, 16/06/2022). Mais je suis libre, je sais que j'ai conscience que je suis libre dans un monde qui ne l'est pas vraiment, qui n'est pas vraiment démocratique (M, 11/06/22). Les sujets définissent leur action comme une démarche altruiste qui nécessite des sacrifices personnels (perte d’un emploi, séparation du couple, etc.). Ils sont fortement investis dans les questions d’injustice et sont animés d’un certain désir de les réparer. Ce qui m'intéresse ce n’est pas la notoriété. Ce qui m'intéresse, c'est que ce que je fais est utile. C'est ça qui est important. C'est l'utilité des actes posés (A, 16/06/2022). Ils prônent l’autodétermination et l’autonomie intellectuelle. Mais c'est que pour pouvoir dire non, il faut avoir la conscience de pourquoi est-ce qu'on dit non. Et avec tout ce que ça implique. Et c'est ça que je dis, je suis conscient que moi, en tant qu'individu, j'ai le pouvoir, je peux dire non (M, 11/06/22).

Ces analyses nous apprennent que la majorité des sujets présente un grand intérêt pour la spiritualité, la transcendance, les questions métaphysiques et les phénomènes paranormaux. Souvent, je me suis posé la question, qu’est-ce que je fous sur cette terre, qu’est-ce que je fais là, c’est quoi ma raison d’être (F, 7/06/2022). Les participants sont à l’écoute de leurs intuitions lorsque naît un sentiment de doute. Des émotions d’angoisse et d’incertitude envers l’avenir les inhibent dans leur présent. Il n'y a pas que le Covid, il y a aussi le revenu universel. Je suivais mes intuitions, plus jeune je me disais déjà il y a un truc qui ne va pas avec le fait qu'on veut supprimer l'argent liquide » (O, 23/05/24). Parce que maintenant, avec tout ce que j'ai vu, que ce soit avec la police ou le comportement des gens, je ne me sens plus à ma place dans ce monde. Si j'ai une vision assez sombre et désespérée c’est parce qu’il y a justement ce désespoir (M, 11/06/22). Lorsque les individus se fient à leurs ressentis internes en présence de doutes, ils utilisent leurs intuitions pour prendre des décisions ou adopter des croyances. Cette reliance sur l'intuition, particulièrement en période d'incertitude, permet aux individus de naviguer des situations complexes sans dépendre uniquement de l'analyse rationnelle. Ces processus montrent comment les individus tentent de faire face à des situations stressantes et incertaines en s'appuyant sur des mécanismes de défense psychologiques, des intuitions personnelles et des croyances transcendantales.

Le profil socioéconomique, le niveau d’éducation, le type de profession varient au sein de l’échantillon. Il y a de tout dans le groupe où je suis. Il y a des personnes âgées, il y a des plus jeunes, des mamans au foyer, des gens qui sont biochimistes. Ce n’est pas le statut intellectuel ni le diplôme, c’est plus une personnalité. Une personnalité curieuse de nature, peut-être aussi un peu en marge de la société (J, 31/05/2022). Toutefois, le scepticisme et la curiosité sont des traits de caractère communs à l’ensemble des membres. Ils se montrent sceptiques et suspicieux face à l’information provenant des canaux traditionnels, remettent automatiquement en question l’information officielle et souhaitent vérifier les éléments sur d’autres supports Pour moi la télé aujourd'hui c'est une boîte de théâtre. Il faut se dire il y a peut-être un peu de vérité là-dedans mais il y a beaucoup de mensonges et d'imagination (J, 31/05/2022). Il faut aller sur rumble, il faut aller sur des sites complotistes qui ne sont pas, je dirais, contrôlés par les GAFA. Tout ce qui est Google, tout ce qui est Facebook, tout ce qui est YouTube, tout est contrôlé par les mêmes puissances financières et ce sont elles qui font aller la population dans le même sens par une propagande incessante (F, 7/06/2022). Cet intérêt pour les voies non usuelles va se manifester particulièrement dans le domaine de la médecine, où l’on favorisera la médecine douce (aromathérapie, naturopathie, homéopathie, etc.). Puis avec ma passion de naturopathie. Dans cette médecine-là, on voit la personne en entier (…). Je pense que la médecine oublie le côté humain, l'émotionnel, l'esprit et voilà, tout cela joue (J, 31/05/2022).

Les participants à notre étude se décrivent comme contestataires dans leur parcours de vie, mais certains éléments de leur vie privée augmentent ou diminuent leur niveau d’investissement. Les leaders auront un long parcours de militance qui a débuté à la suite d’une adhésion préalable à une théorie du complot, tandis que les militants s’investissent au moment de la crise sanitaire. Les leaders mobilisent d’ailleurs dans leur discours des termes relatifs à la guerre. J'ai vraiment démarré ma croisade avec le COVID (F, 7 /06/2022). Regardez la liste de ce que les juifs ne pouvaient pas faire. Quand on avait le CST, c'était exactement pareil pour nous (O, 23/05/2022). A contrario, des membres militants, ils présentent un fort de contrôle de soi, se montrent charmeurs et séducteurs. Ils relatent recevoir de la reconnaissance et de la gratitude de la part des citoyens. Cette mise en lumière et cette popularité les valorisent de manière narcissique. J'ai assisté à une représentation d'un film, les citoyens sont venus vers moi en nous remerciant. C'est le plus beau cadeau du monde (V, 23/05/2022).

Les idéologies politiques des sujets se manifestent par des combinaisons composites et hétéroclites. Seul un participant affirme souscrire à une politique d’extrême droite et souhaite constituer une liste électorale. Aucun participant n’a exprimé des éléments de discours pouvant relever d’une adhésion à une politique d’extrême gauche. Seul un autre sujet, revendiquant des valeurs de légalisme et de constitutionnalisme, ambitionne de créer son parti afin de prôner l’indépendance du droit en politique. En effet, les sept autres participants à notre étude disent ne pas avoir d’appartenance politique, qu’elle soit de gauche ou de droite. Cette absence de position sur l’échiquier politique s’explique par leur adhésion aux théories du complot, générant un sentiment de méfiance, une perte de sens et une perte de confiance envers le monde politique de manière générale. Cette croyance en un ensemble de théories du complot engendre un système de croyances méta dont découle la souscription à de nombreuses idéologies : anticapitalisme, climatoscepticisme, anticonsumérisme, écologisme, antimondialisme, antitech, etc.

De façon consensuelle, les sujets déclarent unanimement que la crise sanitaire a été l’évènement révélateur de la fin d’un cycle. Sept participants sur neuf proposent une solution antisystème, par la sortie du système et la création d’une forme de néo-communautarisme qui pourrait s’inspirer des caractéristiques du survivalisme. Par des activités diverses qui permettent à tout un chacun de pouvoir se poser les bonnes questions et d'obtenir les bonnes réponses. C'est ce qu'on appelle de l'information circonstanciée. Nous sommes là vraiment pour fouiller l'information, la vérifier et la diffuser ensuite (A, 16/06/2022). Notons que l’intérêt politique avancé par les deux autres participants empêche leur adhésion à l’antisystème (ou leur rejet du système) compte tenu de leur volonté de modifier le système de l’intérieur. Imagine que s'il y avait un nombre de gens important, une majorité écrasante qui n'aurait pas voulu du pass, ni des vaccins, ni de quoi que ce soit. Ils auraient reculé mais d'un fameux pas. Ils auraient tout laissé tomber. Ils réagissent aussi en fonction du peuple (M, 11/06/22).

Argumentaire mobilisé

Les participants avançaient plusieurs arguments afin de contester les mesures sanitaires prises par les autorités lors de la crise de la COVID-19. Nous avons regroupé ces arguments en cinq catégories : la critique de la législation ; l’incohérence des mesures en vigueur ; l’inefficacité des mesures ; la remise en cause de la dangerosité du virus ; et finalement la dangerosité du vaccin. La législation sera qualifiée de fluctuante, liberticide, non subsidiaire, anticonstitutionnelle et discriminatoire. En plus c'est du secret médical, on l'a complètement galvaudé. Comment est-ce que qu'on peut oser demander à quelqu'un s'il est vacciné pour aller manger au restaurant (F, 7/06/2022). Par exemple, je prends le cas de la vaccination obligatoire du personnel soignant. Le médecin n'a pas le choix de son médecin pour déterminer s'il peut y avoir des risques d'effets secondaires liés au vaccin. (…) Est-ce que c'est logique ? Non, c'est contraire à la loi du 22 août 2002 sur les droits du patient (A, 16/06/2022).

Les mesures sanitaires en vigueur seront décrites comme incohérentes par les sujets de notre échantillon, qu’il s’agisse du confinement, du port du masque ou des règles ayant trait aux tests. Lorsqu’ils ont, par exemple, imposé de manière généralisée et de manière permanente le port du masque à Bruxelles, par exemple, c’est de la connerie. Comment on peut imposer un port du masque à 2 h du matin dans un champ ? (A, 16/06/2022) À un moment donné, je me suis assis sur le banc j'ai deux flics qui sont venus trouver, ils m'ont dit vous ne pouvez pas rester assis, vous devez marcher. Mais l'absurdité. Donc je dois marcher pour ne pas donner le Covid aux gens (V, 23/05/2022).

D’autres mesures, telles que le port du masque ou les tests PCR, seront quant à elles décrites comme inefficaces. Un bout de tissu qui protège contre un virus mortel. On est dans un délire complet (J, 31/05/2022). Mais au niveau des tests PCR, pourquoi baser une pandémie sur un test PCR qui n'est pas fiable ? Même le concepteur a dit que ce n'était pas fait pour ça. C'est une indication, c'est tout. Dès qu'il y a quelque chose de pulmonaire. Donc ça peut être le COVID, la grippe, ça peut être plein de choses (O, 23/05/2022). Les membres du regroupement mettent en question la dangerosité et la létalité du virus. Il a toujours été léger pour la grosse majorité de personnes parce que finalement, les coronavirus c’est que les virus dans la famille des rhumes, pharyngites et grippes (J, 31/05/2022). Le risque de mourir du COVID c'est de 0,05 % quand ce n'est pas soigné (F, 7/06/2022). Ils avancent plutôt le danger de la vaccination et ses effets secondaires. Sur ce dernier point, seulement trois participants se décrivent comme ayant une position anti-vaccin antérieure à la crise sanitaire. Donc ce qu'il y a eu par rapport à la vaccination Covid, c’est des accidents vasculaires cérébraux, les inflammations lymphocytaires chronique. Des convulsions locales, des embolies de l'artère coronaire, des thromboses, des myocardites, la maladie de Crohn, des maladies néonatales, c'est-à-dire des fausses couches (B, 24/05/2022). Plusieurs participants ont exprimé leur adhésion à de nombreuses théories du complot liées à l’industrie pharmaceutique. Ursula Von Der Leyen, je ne sais pas si vous écoutez un petit peu ce qu'elle raconte, mais cette demi-folle dont le mari possède une entreprise qui est directement liée à Pfizer aux vaccins. Elle a acheté pour 4 milliards de doses, elle lui fournir tous les Européens. (F, 7/06/2022). Je ne serais pas étonné que le vaccin, leur saloperie de produit soit vraiment là pour tuer des gens. Pour en tout cas en rendre malade une bonne partie, pour les rendre dépendant de l'industrie pharmaceutique ad vitam aeternam (F, 7/06/2022).

Méfiance envers les institutions

Au travers de leur discours, les participants mettent en évidence un sentiment de méfiance généralisé envers les institutions. Tout le monde cache beaucoup de choses, ça, j’en suis de plus en plus convaincu. Plus j’avance, plus je pense qu’on nous cache des choses et qu’on nous ment sur énormément de sujets (F, 7/06/2022). Tout d’abord, les participants qualifient le politique de « pouvoir manipulateur et corrompu qui infantilise les citoyens ». Vous ne pouvez pas dire je laisse mon destin aux politiciens. Non, c'est fini. Vous savez, c'est comme par exemple un meurtre. Quand vous tuez une personne, vous ne pouvez plus faire confiance. Quand vous êtes violé, vous pouvez plus faire confiance. Ah ben ici c'est la même chose (A, 16/06/2022). Ensuite, les sujets décrient la corruption, par le lobbying pharmaceutique, du politique et de l’Organisation mondiale de la Santé. Tout le monde a une seule source d’info, bien souvent délivrée par l'OMS et par Big Pharma et par toutes les grosses sociétés qui ont été rachetées par la même personne, Bill Gates « (V, 23/05/2022). Ils critiquent fortement les médias traditionnels, relayant les courants de pensée majoritaires, qui suivraient un narratif officiel, au détriment de la vérité. Le discours de ces médias, perçu comme unifié et moralisateur, prônerait une pensée unique. Sur Internet ou là, l'information est déjà beaucoup plus diversifiée donc on va dire un peu plus démocratisée que la télé qui reste des chaînes privées qui appartiennent évidemment à de grands groupes qui eux disent ce qu'ils veulent dire avec leur version à eux (M, 11/06/22). En outre, les participants considèrent la science comme dépendante d’enjeux financiers et politiques. On critique particulièrement la médecine, certains sujets envisageant d’ailleurs de ne plus se rendre à l’hôpital et de se tourner vers des soins naturels. Je pense que comme partout, il y a des soignants et des médecins qui juste pour le fric vont vacciner (O, 23/05/2022). Pour finir, les membres de collectifs désavouent également la qualité de l’enseignement scolaire. Ce sentiment de méfiance généralisé envers les institutions génère une impression de manipulation et de censure au sein de l’échantillon. De plus, certains participants verront leur contenu censuré sur les réseaux sociaux, ce qui amplifiera un sentiment de frustration et de colère. Il faut aller sur Rumble, il faut aller sur des sites complotistes qui ne sont pas, je dirais, contrôlés par les GAFA (F, 7/06/2022). Ils seront ainsi incités à se tourner vers des discours marginaux, qui s’inscrivent dans un faisceau de théories de complot (agenda 2030, Forum de Davos, [6]Great Reset, transhumanisme, chemtrail[7], khazar[8], métavers[9], etc.). Les participants de l’étude ont perçu la crise sanitaire comme un révélateur de défaillances antérieures, mais également comme un moment décisif, propice aux changements. Ils désirent quitter le système, mais restent ambivalents : ils reconnaissent la dissonance de leurs convictions avec leurs agirs. On dépend encore du système, on a un pied de chaque côté, on n’a pas le choix. La proposition de l’autre côté n’existe pas (E, 7/06/2022). L’adhésion des participants aux théories du complot renforcera ce sentiment de peur et d’incertitude face à l’avenir et inversement.

Fonctionnement interne du regroupement

Les productions des participants révèlent que la connaissance et l’entrée dans le regroupement se réalisent par bouche-à-oreille. Le degré de structuration des collectifs varie, mais ils présentent tous une hiérarchie interne. Les objectifs communs décrits par l’ensemble des groupes sont d’éveiller les citoyens, de valoriser la démocratie directe, de transmettre des informations, de convaincre, d’avertir et de favoriser l’esprit critique. Le regroupement utilise un ensemble d’actions : diffusion d’informations sur les réseaux sociaux, destruction d’une convocation pour la vaccination, réalisations artistiques, participation à des plateformes parallèles, élaboration de supports de communication, organisation de réunions internes et de conférences, etc. On relève comme mode d’action le non-respect des mesures, par exemple le refus du port du masque. Par ailleurs, des manifestations organisées et spontanées ont eu lieu, mais la majorité des participants estiment qu’elles ne sont pas efficaces : elles seraient contrôlées, instrumentalisées et infiltrées par le gouvernement. L’un des leaders interrogés s’était spécialisé dans l’exercice d’actions pénales et civiles. L’ensemble des sujets de l’échantillon se référera à des figures publiques comme modèles et sources d’inspiration : Didier Raoult, Pascal Sacré[10], Jean-Jacques Crèvecoeur, etc. Deux leaders convertiront quant à eux leur groupe en parti politique avec pour objectif d’impliquer les citoyens par la démocratie directe.

Des liens émotionnels se sont tissés au sein du regroupement, la fréquentation de personnes ayant une même idéologie apaise un sentiment de solitude et d’isolement. C’est ça aussi le bon point de cette crise, c'est que ça permet de faire un tri qui est monumental et qui va vraiment servir pour tout le reste de la vie. Parce qu'on va être toujours conscient que 'Ah oui, tu te souviens, à cette époque-là, toi et moi, et lui et elle on a refusé. Même si le groupe n'existe plus, on savait qu'on pourra peut-être se revoir en vrai et qu'on se souviendra de ce qu'on a traversé, de ce qu'on a refusé surtout (M, 11/06/22). Cependant, des tensions sont aussi apparues en raison de divergences dans l’intensité, l’idéologie et l’adhésion à certaines théories du complot. Des concurrences, des jeux de pouvoir et des jalousies ont également existé entre les leaders. Au fur et à mesure de l’évolution de la crise, un sentiment de lassitude et d’impuissance naîtront chez certains sujets qui remettront en question l’efficacité de leurs actions.

Processus de polarisation

Il se dégage des analyses que le contexte d’incertitude au début de la crise de la COVID-19 a été un facteur générant de la peur, un état de figement et de sidération chez les participants qui ne pouvaient se référer à une mémoire collective d’un évènement similaire. Au fil du temps, après avoir mené leurs propres recherches, les membres du regroupement commenceront à ressentir de la confusion et des doutes. Le sentiment de peur se transformera alors en impression d’avoir été manipulé et trahi par le gouvernement.

Nous avons constaté, dans les entretiens, qu’une polarisation est apparue entre ceux qui adhéraient aux mesures et ceux qui les contestaient, à la suite de tensions et de conflits relationnels tant avec des proches qu’avec des personnes inconnues. Les sujets de notre étude se sont sentis stigmatisés et incompris, ce qui a généré l’apparition d’un sentiment de colère et a mené à des ruptures relationnelles. La plupart des gens nous ont pris pour des rebelles, des fous, sans nous demander pourquoi, en fait. Ils se sont contentés de regarder les infos, ils nous prenaient pour des demi-cinglés (V, 23/05/2022). Les participants auront le sentiment de ne pas pouvoir s’exprimer librement sous le poids d’une pression sociale intégrée. Ils ressentiront de l’énervement, de la lassitude, mais également de la fierté lorsqu’ils seront étiquetés de complotistes par des citoyens. Mais s’ils nous traitent de complotistes, imaginons. Moi, je vais le traiter d’ignorant, d’inculte et d’incompétent (A, 16/06/2022). Ne se définissant pas comme des complotistes, les sujets préféreront parler d’eux-mêmes comme des éveillés ou des résistants, même s’ils attribuent au mot complotiste des qualités comme l’esprit critique, la curiosité, la divergence d’opinions, le scepticisme. On est juste des gens un peu plus douteux, sceptiques, curieux, qui ont une autre vision des choses, qui ne se laissent pas facilement influencer et qui ne répètent pas le discours 'porte ton masque, tu vas mourir', 'on a un vaccin, vaccine-toi'. (J, 31/05/2022). Au niveau de ma propre personnalité, je n'accepte pas tout ce qui me vient tout cuit. (V, 23/05/2022). Les participants, ne sachant plus avec qui discuter et s’exprimer librement, se sentiront discrédités et se placeront dans une posture victimaire. Ils s’inhiberont, deviendront méfiants, limiteront leurs échanges et fréquenteront des personnes qui partagent la même idéologie qu’eux.

Les sujets relèvent plusieurs hypothèses quant à la posture d’adhésion de la population face aux mesures liées à la crise sanitaire. Selon leur discours, la situation anxiogène a créé des émotions de peur, générant un figement, une obéissance à l’autorité et une adhésion aveugle aux décisions gouvernementales. Le gouvernement manipulerait les foules par la peur, produisant un mécanisme de survie. Les citoyens privilégieraient alors la sécurité au profit de la liberté. C’est même plus la police le danger, c’est le fait qu’on se retrouve avec des citoyens qui sont braqués sur le discours dominant et qui ont peur (M, 11/06/2022).

Dans le discours des participants, l’opposition entre le regroupement et la population générale ne relève pas d’une catégorisation figée. Selon eux, les « électrons libres » sont une catégorie d’activistes qui ne souhaitent pas intégrer une structure militante. Les « insiders » sont quant à eux des personnes infiltrées au sein de hautes fonctions militaires et politiques qui transmettent des informations sensibles au regroupement. Le rôle d'un infiltré, c'est justement de pouvoir savoir ce qui se passe dans les associations, dans la nôtre notamment, et de pouvoir aller raconter à ceux qui sont à l'origine de l'envoi de ces infiltrés, ce qui se passe, ce qu'ils vont faire. C’est pour renseigner le politique (A, 16/06/2022).

Actes de déviance

L’analyse thématique des discours des sujets de l’étude révèle que la tolérance à la déviance agit à deux niveaux. Premièrement, ils évoquent un positionnement idéologique pour justifier des comportements déviants ou délinquants. On désobéit, mais c’était une désobéissance qui est juste (E, 7/06/2022). L’ensemble des participants prône la désobéissance civile comme mode d’action collectif afin de faire effondrer le système de manière non violente. Imagine que s’il y avait un nombre de gens important, une majorité écrasante qui n’aurait pas voulu du pass, ni des vaccins ni de quoi que ce soit. Ils auraient reculé, mais d’un fameux pas. (M, 11/06/2022) La non-acceptation des mesures est justifiée par des valeurs fortes de liberté, de justice, l’intégrité ayant un poids supérieur au respect de la loi. À un moment donné, il y a autorité et autorité. Il faut aussi voir l’aspect moral qu’il y a derrière. La loi ce n’est pas la loi si la loi est immorale (O, 23/05/2022). Les participants refusent l’usage de la violence pour des raisons morales de vouloir faire le bien mais également stratégiques. Ils qualifient le non-respect des mesures comme un acte de résistance et semblent peu sensibles à la répression. Ils savent très bien qu’il y a une partie de la population qui ne se fera jamais piquer, quoi qu’ils fassent. Ils peuvent tout faire. Ils peuvent me supprimer mon chômage, je n’en ai rien à caler, je survivrai. La prison je m’en fous, l’amende je ne la paie pas. La limite, c’est l’intimidation physique (F, 07/06/2022).

Les sujets évoquent également la tolérance à la déviance sur le plan comportemental. Les actes posés peuvent être d’ordre collectif : réunions clandestines, lockdown party, affichages non autorisés dans l’espace public, etc. Quand j’ai reçu ma première convocation pour le vaccin, j’y ai mis le feu, j’ai filmé et j’ai mis sur Facebook avec la musique de mission impossible (F, 7/06/2022). Ces agirs partagés génèrent des sentiments positifs tels qu’un sursaut d’adrénaline et une cohésion avec d’autres membres. Ils permettent également de soutenir la posture idéologique des sujets en démontrant, par exemple, le faible taux de contamination malgré un non-respect des distanciations sociales. Parce qu’il m’est arrivé d’organiser des lockdown party. Pour bien prouver à tout le monde que personne ne tombait malade (B, 24/05/2022). Ces agissements peuvent également avoir lieu à un niveau individuel : refus du port du masque, non-respect de la quarantaine, absence de test malgré des contacts à risque, etc. Par ces attitudes, certains sujets sont confrontés au monde policier et judiciaire et relatent des interactions négatives. Ils se placent dans une posture victimaire, ne se sentant pas écoutés ni entendus dans leurs discours, ce qui engendre de la colère et de la frustration. S’il y a un flic qui me saute dessus, peut-être que je vais le pousser par réaction, mais je ne vais pas moi-même aller chercher de la violence de manière organisée (B, 24/05/2022).

Discussion

L’objectif de cette étude était d’identifier le profil des regroupements contestant les mesures COVID-19 à partir de la narration des leaders et/ou des membres actifs. À partir d’une analyse thématique et de contenu, nous avons approché les différentes cadres de références, les profils des leaders ainsi que les dynamiques au sein de ces regroupements. Nous avons pu appréhender et comprendre la manière dont ce regroupement se présentait, fonctionnait et se comportait.

Ainsi les membres du regroupement rencontrés mobilisaient de fortes valeurs de moralité et d’intégrité pour justifier leur posture de contestation des mesures sanitaires. Ces valeurs ont alors favorisé l’investissement sur un mode d’action collectif. Nos données confortent l’impact des fondements moraux sur les attitudes lors de la pandémie. Selon le cadrage théorique de Sykes et Matza (1957), cette priorisation de valeurs peut s’apparenter à une technique de neutralisation d’« appel à des loyautés supérieures » pour rationaliser des comportements déviants. Les valeurs de liberté et de pureté sont corrélées à une intention vaccinale plus faible et des attitudes négatives envers le vaccin (Nan et al., 2022). Ces données vont dans le sens de l’étude de Kleitman et al. (2021) qui souligne que les individus n’ayant pas respecté les mesures sanitaires valorisaient les valeurs de liberté et s’opposaient aux normes sociales collectives.

Nous avons pu identifier une forte adhésion aux théories du complot et établir que la pensée complotiste renforce le sentiment de contrôle et de pouvoir d’action au sein de l’échantillon. Cette donnée est cohérente avec des recherches antérieures. Lors de crises sociétales, l’adhésion au récit complotiste possède une fonction. Elle permet de fournir du sens aux évènements, d’éveiller le sentiment de contrôle et de réduire l’incertitude (Van Prooijen et Douglas, 2017). Un résultat que nous ne nous attendions pas à retrouver dans le discours des participants est l’intérêt pour le domaine du surnaturel. De fait, les affinités pour le paranormal sont corrélées à l’acquiescement aux théories du complot, car elles mobilisent des processus sous-jacents identiques permettant d’obtenir des certitudes face à des questions existentielles (Douglas et al., 2019).

Les participants de notre étude mobilisent un ensemble d’idéologies, justifiées transversalement par les théories du complot, dont découle un positionnement antisystème. L’indifférenciation de positionnement idéologique des sujets, entre l’extrême gauche et l’extrême droite, se justifie par une adhésion solide aux théories du complot (agenda 2030, Forum de Davos, Great Reset). Nous avons constaté que cet ensemble de croyances avait pour effet de neutraliser les opinions politiques et d’instaurer une méfiance généralisée envers l’institution gouvernementale. Ces données sont en adéquation avec les résultats d’une étude de cas du centre national d’expertise, d’évaluation et de coordination de la menace terroriste et extrémiste, l’OCAM, réalisée sur la base de 43 signalements (2022), qui révèle que les idéologies classiques ne sont pas un facteur significatif dans le processus de radicalisation des profils complotistes ni dans l’intention d’agir violemment. Les trois quarts des sujets de cette étude ne présentaient pas de croyances relatives à l’extrémisme de droite. L’idéologie complotiste était quant à elle présente chez la moitié des individus signalés. Ainsi, l’idéologie complotiste apparaît à elle seule comme un facteur suffisant de menace même si des éléments similaires se retrouvent dans les narratifs complotistes et d’extrême droite.

Notre analyse du discours des membres du regroupement révèle une méfiance généralisée envers les institutions, engendrant chez les sujets une perception de censure et de manipulation. Cette défiance est alors mobilisée pour justifier l’axe idéologique et comportemental des actes de désobéissance civile. L’étude de Kurtaliqi et al. (2022) appuie ces résultats en démontrant les liens entre la confiance envers le gouvernement et l’adhésion à des mesures particulières, telles que les applications mobiles de traçage. Les participants de notre étude évoquent le concept de désobéissance civile pour qualifier leurs agissements. Selon Ollitrault (2020), la désobéissance civile est un acte illégal, public, non violent qui procède de l’intention de ne pas respecter les directives gouvernementales. Cervera-Marzal (2019) relève que les individus qui pratiquent la désobéissance civile souhaitent convaincre la population de désobéir de manière déterminée, et non systématique, envers une législation précise. L’obéissance à l’autorité contestée, le citoyen est envisagé comme un acteur ayant un pouvoir d’action politique réel : il peut contester une loi considérée comme injuste.

Notre analyse thématique a mis en exergue un fort sentiment d’injustice perçu par les sujets. Le sentiment d’injustice est reconnu dans la littérature comme un prédicteur significatif de l’extrémisme (Van Prooijen et al., 2015). L’adhésion aux théories du complot nourrit également ce sentiment d’injustice (Van Prooijen et al., 2015) et peut être liée à des intentions violentes (Douglas et al., 2019).

Dès lors, la propension à l’antisystème, liée à un brassage idéologique diffus, risque de se poursuivre et peut ainsi représenter une menace violente. Elle pourrait se raviver lors d’une prochaine crise sociétale (VSSE, 2021-2022).

Implications futures

Il serait souhaitable que les études futures s’intéressent à un échantillon plus diversifié. Après avoir cerné le profil des leaders, s’intéresser aux sympathisants permettrait de réaliser une évaluation des risques et une meilleure compréhension du processus d’entrée mais aussi de maintien dans le mouvement. Se pencher sur le discours d’anciens membres pourrait également être pertinent afin d’appréhender les processus de sortie du mouvement.

En complément de notre incursion dans le nouveau groupement antisystème, il serait instructif d’accéder à des profils idéologiques classiques qui exploitent les contenus complotistes relatifs à la crise sanitaire. Notre accès à ce mouvement récent pourrait s’expliquer par son positionnement polarisé aux prémices du processus de radicalisation. La volonté des participants de rendre visible et de revendiquer un discours idéologique auprès d’une institution universitaire pourrait s’expliquer par cette absence de rupture avec l’environnement social.

Une étude longitudinale permettrait d’examiner l’évolution du discours du regroupement en fonction de l’évolution des mesures sanitaires. Envisager la possibilité d’un nouveau moment décisif comme vecteur de polarisation permettrait d’évaluer si des processus similaires apparaissent, quel mode d’action serait privilégié et la présence ou non d’un risque de radicalisation.

Des leviers de changement pourraient être activés au niveau sociopolitique : une cellule de travail structurelle sur la thématique permettant de quantifier le phénomène, de suivre son évolution et d’évaluer le risque pourrait être implémentée. La mise en place d’un centre d’aide et de prise en charge individuelle ou collective pourrait aussi être envisagée. L’élaboration d’outils de prévention primaire, secondaire et tertiaire, favorisant la participation démocratique, offrirait une solution de rechange à des modes d’action plus radicaux. Finalement, la conception de plans d’action au sein de la planification d’urgence lors de crises similaires pourrait diminuer le risque de polarisation et, in fine, de radicalisation.

Conclusion

Nos résultats ont mis en évidence un regroupement d’individus contestant les mesures sanitaires mises en place lors de la crise de la COVID-19. Les sujets de notre étude sont fortement investis par des valeurs morales et de justice. Un sentiment de méfiance généralisé envers les institutions incitera les participants à se tourner vers des discours marginaux, à adhérer à un faisceau de théories du complot et à adopter une posture antisystème. Ce regroupement a émergé dans un contexte de polarisation où la majorité des citoyens adhéraient aux mesures, favorisant ainsi la création d’une nouvelle identité groupale qui revendique la désobéissance civile comme positionnement idéologique, la concrétisant par des comportements individuels ou collectifs. Ce nouveau regroupement ne s’inscrit pas dans un processus de radicalisation et d’extrémisme, mais le fort sentiment d’injustice évoqué par les individus interrogés nécessite une attention particulière comme facteur de risque de basculement vers des agirs violents. Enfin, les implications pratiques incluent d’une part l’évolution du regroupement lors de nouvelles situations de crise, et, d’autre part, l’élaboration d’outils diminuant le risque de radicalisation.