Abstracts
Résumé
À partir d’une enquête qualitative de terrain dans un centre de détention français, cet article interroge les logiques de verdissement des prisons. Il met en lumière le décalage entre le verdissement défini par l’échelon national et la façon dont se l’approprient les personnels pénitentiaires dans l’établissement étudié (qui l’intègrent dans une perspective de sécurisation et d’apaisement de la détention). Il souligne ainsi les contradictions entre les ambitions environnementales et les enjeux sécuritaires et la difficulté à intégrer ces ambitions de la même façon que pour les autres institutions publiques. Cette perspective permet de penser le verdissement pénitentiaire (en particulier le développement de jardins et d’espaces verts) au-delà de la dualité souvent proposée par la littérature scientifique, soit comme facteur de bien-être des détenus soit comme symbole de logiques austère et disciplinaire.
Mots-clés :
- Verdissement,
- prisons vertes,
- discipline,
- jardins,
- centre de détention
Abstract
Based on a qualitative field study in a French detention facility, this article examines the meanings that underly the greening of prisons. It highlights the discrepancy between greening as defined at the national level and how it is appropriated by prison staff in the studied prison (who integrate it into a perspective of security and prisoners’ well-being). This study thus highlights the contradictions between environmental ambitions and security issues, as well as the difficulty of integrating these ambitions in the same way as occurs in other public institutions. This perspective allows for the consideration of prison greening (particularly the development of gardens and green spaces) beyond the duality often proposed by scientific literature, where it is either a factor in inmate well-being or a symbol of austerity and disciplinary logics.
Keywords:
- Greening,
- green prisons,
- discipline,
- gardens,
- detention facility
Resumen
A partir de un estudio de campo cualitativo realizado en un centro de detención francés, este artículo examina los fundamentos de la ecologización de las prisiones. El estudio pone de relieve la discrepancia entre la política de ecologización definida a escala nacional y la forma en que la adopta el personal penitenciario del establecimiento estudiado (que la considera parte de un esfuerzo por hacer que la detención sea más segura y pacífica). El artículo pone también de manifiesto las contradicciones entre las ambiciones medioambientales y las cuestiones de seguridad, así como la dificultad de integrar estas ambiciones en las prisiones de la misma manera que se hace en otras instituciones públicas. Esta perspectiva permite pensar el reverdecimiento de las prisiones (en particular, el desarrollo de jardines y espacios verdes) más allá de la dualidad a menudo propuesta por la literatura científica, ya sea como factor de bienestar de los presos o como símbolo de austeridad y de lógicas disciplinarias.
Palabras clave:
- Reverdecimiento,
- prisiones verdes,
- disciplina,
- jardines,
- centros de detención
Article body
Introduction
Alors que l’expression green prisons est au coeur de vifs débats scientifiques dans la littérature anglophone (Moran, 2019 ; Bohlinger, 2020) et que de nombreux programmes visent depuis plusieurs années à verdir les établissements carcéraux aux États-Unis et au Royaume-Uni, elle n’apparaît dans aucun article francophone sur les prisons. Pourtant, depuis plusieurs années, une injonction nationale à intégrer les principes du développement durable dans la construction et la gestion des établissements pénitentiaires se fait de plus en plus marquée en France. Bien que cet enjeu paraisse éloigné des préoccupations quotidiennes des acteurs du secteur que sont la surveillance, la sécurisation ou la réinsertion, le ministère de la Justice n’échappe pas à la dynamique plus large des institutions publiques de s’inscrire dans une démarche de transition écologique, par exemple à travers un ensemble d’objectifs à atteindre en matière de consommation d’énergie, de recours à des véhicules propres ou de tri des déchets au sein des établissements pénitentiaires. Parallèlement à cette dynamique, de nombreuses initiatives émergent également de la société civile, qu’il s’agisse d’interventions ponctuelles et locales visant à sensibiliser les détenus au développement durable ou d’initiatives de plus grande envergure. À cet égard, citons le Livre blanc pour les jardins dans les prisons (2018), qui est issu d’un partenariat entre l’Association nationale des visiteurs de prison (ANVP) et Green Link, une organisation philanthropique qui soutient les projets visant la réinsertion sociale par la nature. C’est cet ensemble de pratiques et de dynamiques à l’oeuvre – qu’elles soient imposées par les instances nationales ou qu’elles émergent « d’en bas » – que nous nommons « verdissement des prisons ». En ce sens, nous nous distinguons de la littérature anglo-saxonne où le verdissement est principalement abordé par le prisme de la nature, des jardins et des espaces verts, face visible et symbolique de la transition des établissements carcéraux, plus que par les dimensions techniques du développement durable. C’est donc ce verdissement, dans sa perspective élargie, que nous souhaitons appréhender dans le contexte français par le présent article.
Dans cette optique, nous mobilisons le concept de « traduction » (Trudeau et Veronis, 2009) pour comprendre comment les logiques nationales et les appels au verdissement sont mobilisés par les acteurs locaux, adaptés à un contexte spécifique, voire détournés pour répondre à d’autres objectifs liés à la gestion quotidienne. Nous nous appuyons sur un ensemble d’entretiens avec divers acteurs intervenant à différents échelons du processus décisionnel ainsi que sur une étude de cas menée au sein d’un centre de détention (Nouvelle-Aquitaine). Au-delà d’une analyse de politiques publiques, nous essayons de donner à voir comment s’opérationnalise au quotidien le verdissement de la prison. Pour cela, dans un premier temps, nous revenons sur la littérature existante sur le sujet, afin de présenter le cadre théorique et empirique dans lequel nous situons notre recherche. Nous présentons dans un second temps les initiatives de verdissement actuellement à l’oeuvre au niveau national, ainsi qu’au sein de l’établissement étudié, avant de discuter nos principaux résultats. Ceux-ci mettent en lumière le décalage entre le verdissement défini par l’échelon national et la façon dont se l’approprient les personnels pénitentiaires dans l’établissement étudié. Nous montrons enfin que la traduction de cette politique publique s’opère difficilement et passe parfois par des intermédiaires non étatiques.
État de l’art : L’introduction de la nature en prison, au service du bien-être des détenus…
Une grande partie des pratiques associées à l’introduction de la nature dans les prisons, telles qu’elles sont évoquées dans la littérature, se fait au nom de l’amélioration des conditions de détention. De nombreux programmes de verdissement s’inscrivent en effet dans le green care et ont pour vocation de réduire le mal-être en prison. Ainsi, plusieurs auteurs se sont attachés à analyser la dimension thérapeutique de ces dispositifs, considérés comme ayant des vertus apaisantes sur les détenus et censés rendre plus confortables les conditions de détention.
Un verdissement statique
Dans cette perspective, certaines formes de verdissement dit statique (c’est-à-dire d’exposition passive à la nature) sont mises en avant, qu’il s’agisse de la présence d’images de nature (Jewell Bohlinger, 2020 ; Moran, 2019) ou de la vue sur l’eau (Jewkes et al., 2020), lesquelles auraient des effets positifs sur le bien-être des détenus. Si elles sont plus rares, les études analysant les effets de la nature sur le personnel pénitentiaire témoignent également d’effets significatifs. Moran et al., (2022) démontrent en effet, à partir d’un ensemble de données sur les prisons anglaises et galloises, l’existence d’une corrélation entre la présence d’espaces verts dans un centre pénitentiaire et la diminution des absences du personnel pour congés de maladie. Cela fait ainsi plusieurs années qu’est reconnue la nécessité d’intégrer cette dimension thérapeutique de la nature et du paysage dans l’architecture et l’aménagement des espaces carcéraux (Lindemuth, 2007). Cette préoccupation pour les vertus thérapeutiques de la nature dépasse d’ailleurs l’enceinte des établissements. Certaines études s’intéressent particulièrement aux effets de l’environnement immédiat dans lequel sont situés ces établissements sur leurs détenus. À travers une analyse quantitative des données géographiques de 117 établissements en Angleterre et au pays de Galles, Moran et al. (2021) montrent notamment que la proximité d’espaces naturels dans un rayon de moins de 500 mètres d’une prison aurait des effets sur le bien-être des détenus et participerait à réduire les violences envers eux-mêmes et les autres[2].
Un verdissement dynamique
D’autres auteurs insistent sur des formes de verdissement plus actives, dites dynamiques, comme le sont les programmes d’horticulture (Brown et al., 2021 ; Farrier et al., 2019 ; Rice, 1993) ou les interventions qui s’appuient sur le contact animal (Corleto, 2018). Ces formes dynamiques impliquent une participation des détenus et un rapport d’engagement avec la nature. Brown et al. (2021) montrent par exemple qu’au-delà du fait d’être en plein air et de trouver une forme d’apaisement des difficultés liées à leur santé mentale, les détenus participant à des programmes d’hortithérapie y trouvent un espace « sécurisant » dans lequel échanger sereinement avec des pairs, loin des inquiétudes qui peuvent exister à d’autres moments du quotidien de la détention et dans d’autres lieux de l’établissement. Focalisant leur étude sur les femmes incarcérées avec des problèmes psychologiques, Toews et al. (2018) montrent quant à eux que des pratiques de jardinage, même temporaires, produisent des émotions positives et participeraient à l’amélioration de la santé mentale des personnes concernées.
Le contact avec la nature, une ressource pour la réinsertion ?
Au-delà des effets de la nature sur le bien-être des détenus ou sur les conditions de détention et de travail, une partie de la littérature s’est intéressée à ses effets sur la période post-détention et sur la façon dont ces pratiques peuvent faciliter la réinsertion sur le long terme et limiter la récidive. De nombreux programmes s’inscrivent en effet dans la vision réhabilitative de la prison selon laquelle la sanction pénale devrait faciliter la réintégration des détenus sur le marché de l’emploi. Ces programmes de green collar training sont notamment défendus par leurs instigateurs pour leur capacité « à inspirer des changements positifs dans les attitudes des détenus, à réduire la récidive tout en fournissant des opportunités éducatives et vocationnelles » (Little, 2015, p. 368). Décrivant les effets des programmes liés à l’horticulture dans les prisons, MacCready (2014) soutient par exemple que leur impact est positif et qu’ils favorisent chez les détenus l’émergence de qualités liées « au leadership, à la responsabilité, à la compassion et à la résilience » (p. 136). Pour sa part, DelSesto (2022) met en avant les vertus de l’hortithérapie sur le long terme, au-delà de la détention, par le fait qu’elle favorise la désistance, soit l’arrêt de la délinquance ou de la criminalité.
Cependant, plusieurs auteurs viennent nuancer la portée de ces dispositifs, une faible proportion de la population incarcérée étant finalement concernée par ces programmes : « les études académiques focalisées sur les programmes basés sur la nature suggèrent qu’ils ne sont accessibles qu’à un très petit nombre de prisonniers “modèles”, jugés susceptibles de bénéficier d’activités dans un environnement “riche en potentialités” » (Brown, 2014 cité dans Jewkes et Moran, 2015, p. 462). Leur impact serait d’autant plus limité que la plupart de ces détenus possèdent initialement un profil correspondant à celui de ceux qui, avec ou sans green training, se seraient réinsérés à leur sortie (White et Graham, 2015). L’efficacité de ces programmes à vocation environnementale résiderait ainsi selon certains auteurs plutôt dans la façon dont ils peuvent donner une satisfaction à l’ensemble des acteurs du système carcéral tout en témoignant d’une volonté d’agir et de réformer la prison :
Pour les partisans de la droite politique, la durabilité est un moyen de rendre l’espace carcéral plus efficace, plus compétitif, plus productif et, lorsqu’une formation d’« emploi vert » est proposée, plus réparateur pour la société lésée par les actions du délinquant. Pour les partisans de la gauche politique, dont les opinions penchent vers la décarcération, la prison verte promet une expérience plus « saine », plus « nourricière » et plus réhabilitante pour les détenus, tout en étant, dans certains cas, une vitrine pour les politiques environnementales en action.
Jewkes et Moran, 2015, p. 463
Face à ces analyses mettant en lumière les bienfaits du verdissement des prisons, un ensemble de travaux a récemment cherché à analyser les significations de l’introduction de la nature en prison dans une perspective critique. Plusieurs auteurs attirent notamment l’attention sur le fait que ces dispositifs peuvent masquer certains enjeux liés à la surpopulation carcérale, aux mauvaises conditions de détention ou au manque de moyens. Jewkes et Moran (2015) estiment notamment que « les discours et les idéologies écologiques s’encastrent dans la croissance du domaine carcéral, et les politiques associées s’articulent à des objectifs plus larges du système pénal, au sein d’un contexte politico-économique dont les intérêts résident dans l’extension de ce système pénal » (p. 454). En cela, le réformisme vert serait finalement le nouvel habit de la réforme pénale, mouvement consubstantiel à la prison elle-même (Foucault, 1975).
… ou l’autre face de la gouvernementalité néolibérale du système carcéral ?
En ce sens, Jewell Bohlinger (2020) montre que ce verdissement des prisons participe pleinement des logiques néolibérales de l’incarcération, à travers les logiques de responsabilisation des détenus et de réduction des coûts de l’enfermement. Par exemple, les programmes de relaxation par le visionnage d’espaces naturels remplacent le recours à des professionnels de santé, tandis que les injonctions à la réduction du gaspillage et à l’acquisition de comportements écologiques vertueux visent à réduire les dépenses quotidiennes de l’établissement. Ces différentes pratiques, qui émergent dans les centres pénitentiaires, participeraient donc de cette volonté de « responsabiliser les détenus à s’engager dans une austérité écologique visant à réduire les coûts de fonctionnement » (Jewell Bohlinger, 2020, p. 1122). Comme dans le mouvement environnemental global, les appels à la réduction, au recyclage et à la réutilisation visent à « faire peser le fardeau de l’action écologique sur les individus eux-mêmes » (Jewell Bohlinger, 2020, p. 1126). Ces différents programmes environnementaux en milieu carcéral s’aligneraient donc pleinement sur les logiques néolibérales, visant à créer des green prisoners, chargés de se responsabiliser et de limiter « leurs comportements écologiquement (et économiquement) nocifs » (Jewell Bohlinger, 2020, p. 1126). Toute stratégie de réduction des coûts serait ainsi souvent transformée dans les discours en pratique de développement durable et cette forme de greenwashing constituerait, dans cette perspective, de nouvelles manières de gouverner les détenus, de les inciter à adopter tel comportement permettant d’économiser certaines ressources. Ainsi que le formule Little (2015) à travers son analyse du Sustainability in Prisons Project, l’« éco-carcéralité » constitue une technologie disciplinaire, symbolisant le « mariage de la durabilité néolibérale et de la peine » (p. 365). Allant plus loin, dans leur étude sur les programmes d’agriculture en prison à l’échelle des États-Unis, Chennault et Sbicca (2022) montrent que ces programmes s’inscrivent pleinement dans le capitalisme racial disciplinaire (la plupart des personnes concernées étant racisées), et participent de la production sous-payée de biens agricoles. Ils rejoignent ainsi l’analyse de Hazelett (2023) sur les jardins en prison, pensés en tant que « nature carcérale, utilisée comme un outil disciplinaire pour “réhabiliter” les personnes pathologisées et racialisées par le biais d’une éducation écologique et d’une formation professionnelle dans le but déclaré de réduire la récidive en reproduisant une main-d’oeuvre (obéissante) pour l’économie verte émergente » (Hazelett, 2023, p. 7).
Mais au-delà des enjeux disciplinaires que cela implique, l’introduction de la nature et des opérations de verdissement dans les prisons participerait à renforcer la légitimité des prisons. Comme le montrent plusieurs auteurs, ces opérations ne remettent en effet jamais en cause le système carcéral, mais viennent au contraire le soutenir. Dans son étude, Hazelett (2023) conçoit le jardin en prison, selon une perspective bourdieusienne, comme un capital culturel qu’à travers les discours, les responsables de prisons parviennent à transformer en capital symbolique (valorisant ces initiatives et légitimant implicitement la violence de l’incarcération de masse sans la critiquer) et économique (accumulant une nouvelle valeur par les emplois créés au sein des établissements) : « de même, le jardin de la prison n’est pas seulement utilisé pour masquer l’injustice de l’incarcération de masse, mais aussi pour célébrer la réhabilitation et la réinsertion et légitimer ainsi la prison » (Hazelett, 2023, p. 9). Il rejoint dans cette perspective Jewkes et Moran (2015) qui voient dans ce recours aux pratiques de verdissement une diversion d’autres questionnements actuels sur le modèle carcéral :
En adoptant une position pragmatique par rapport au développement durable, qui permet des économies ou des récompenses « vertes » limitées pour détourner l’attention des coûts énormes de l’incarcération de masse, le système correctionnel marginalise les arguments abolitionnistes, légitimant et soutenant ses opérations.
Jewkes et Moran, 2015, p. 465
Les travaux d’Edwards et Edwards (2023) viennent justement montrer comment cette diversion s’opère et comment les représentations de la prison évoluent à travers ces programmes environnementaux de réinsertion dans les prisons (prison-based environmental training programs) en s’intéressant à leurs effets sur les personnes non incarcérées qui implémentent ces programmes. Ces auteurs montrent notamment la façon dont les représentations portées sur les détenus et le système carcéral peuvent changer positivement chez les individus extérieurs intervenant en prison dans ce cadre. L’ensemble de ces travaux met ainsi en avant une autre fonction des différents programmes de verdissement, celle de faire apparaître les prisons comme dorénavant plus orientées sur la réinsertion que sur la sanction, sous la forme de ce que Jewell Bohlinger (2020) appelle un « humanisme carcéral ». Ce repackaging de la prison prend la forme de réformes cosmétiques visant à offrir de nouvelles représentations de l’enfermement (Kilgore, 2014).
Pour une analyse du verdissement des prisons par les mécanismes traductifs
Les recherches sur le sujet permettent ainsi d’éclairer les objectifs et les significations qui sous-tendent l’essor des prisons vertes et ouvrent de nombreuses pistes de réflexion. Cependant, plusieurs éléments nous paraissent limiter la portée de ce cadre théorique anglophone pour appréhender le cas français. Tout d’abord, la plupart de ces travaux sur le verdissement des prisons s’appuient sur des études de cas américains ou anglais, des contextes qui ne sont pas représentatifs de l’ensemble du système carcéral, en particulier du cas français. Ensuite, la plupart des études visent à comprendre les effets de ce verdissement sur les détenus et le personnel. Très peu se sont intéressées aux mécanismes à travers lesquels se déploie ce verdissement. Quels sont les acteurs qui le portent et le diffusent ? Quels sont les dispositifs mis en oeuvre pour susciter l’adhésion des détenus à ces logiques ? Comment le personnel pénitentiaire participe-t-il (ou non) à ces dynamiques ? Afin de répondre à ces questions, notre enquête de terrain vise à comprendre comment s’opérationnalise le verdissement des prisons, à travers le point de vue de l’ensemble des acteurs, depuis les instances nationales jusqu’aux détenus eux-mêmes en passant par les surveillants, les directeurs d’établissement, les services d’aide à la réinsertion, les enseignants, etc. Il s’agit notamment de comprendre comment circule (et comment les différents acteurs s’approprient) cette injonction au verdissement, comment ils la mobilisent en fonction de visions et d’intérêts différents, comment ils l’interprètent et éventuellement l’adaptent en fonction de leurs propres contraintes, de leurs intérêts ou de leurs objectifs. Autrement dit, plus qu’une analyse des effets du verdissement, il s’agit de saisir la façon dont les différents acteurs s’en saisissent et le sens qu’ils lui donnent.
Dans cette perspective, le concept de « traduction » nous paraît pertinent. Dans leur analyse sur les organisations non gouvernementales, Trudeau et Veronis (2009) mobilisent ce concept développé par Rose (1999) comme un cadre interprétatif pour analyser la façon dont ces organisations relient les politiques publiques et leur implémentation locale. Selon Rose (1999), la traduction (translation) : « relie le général au particulier, relie un lieu à un autre, fait passer un mode de pensée d’un centre politique – un cabinet, un ministère – à une multitude de lieux de travail, de services hospitaliers, de salles de classe, de centres d’aide à l’enfance ou de foyers » (Rose, 1999 cité dans Trudeau et Veronis, 2009, p. 1119-1120). Dans leur conceptualisation des réseaux scalaires à travers lesquels se connectent politiques étatiques et vie quotidienne des citoyens, la traduction renvoie à la transformation d’objectifs abstraits en dispositifs et régulations concrets visant à « conduire les conduites » (Foucault, 2004) pour atteindre ces objectifs. Ce constat implique que des orientations ou des politiques pensées à un niveau national peuvent être implémentées de manière différente selon les organisations. Dans le cas qui nous intéresse, à travers l’analyse d’un établissement pénitentiaire, il s’agit de comprendre comment les directions régionales et les chefs d’établissements viennent moduler et adapter des injonctions étatiques à un contexte spécifique avant que les programmes de verdissement n’arrivent au personnel pénitentiaire et aux détenus. Autrement dit, nous visons à comprendre le verdissement des prisons, plus par les pratiques d’opérationnalisation locales que par une analyse des politiques publiques.
Méthodologie
Cet article s’appuie sur une recherche de terrain menée entre 2022 et 2023. Si plusieurs terrains sont investis, cet article s’attarde plus spécifiquement sur un centre de détention pour hommes d’environ 300 places, situé dans une ville moyenne sous l’autorité de la Direction interrégionale de Nouvelle-Aquitaine. Dans le cadre de notre enquête, nous y avons effectué trois séjours (mars 2022, mai 2022 et janvier 2023) nous permettant de nous familiariser avec les lieux, mais également d’instaurer un rapport de confiance avec les différents acteurs de ce centre. Afin de comprendre les logiques s’inscrivant dans le recours ou l’encouragement à certaines pratiques de verdissement ainsi que la façon dont s’en emparent les individus, les entretiens semi-dirigés ont constitué notre outil principal. En effet, l’entretien « révèle la logique d’une action, son principe de fonctionnement » ; alors que le questionnaire « provoque une réponse, l’entretien fait construire un discours » (Blanchet et Gotman, 2003, p. 40-41). Dans le cas de notre enquête, l’entretien permet notamment de ne pas imposer la vision du verdissement de l’enquêteur, et ainsi de saisir les significations du recours à telle ou telle forme de verdissement, autant que ses effets sur les personnes concernées ou le sens qu’elles lui attribuent.
Nous avons donc réalisé 20 entretiens semi-dirigés avec des personnels de la direction, des membres des services techniques et administratifs, des détenus, des surveillants, des enseignants et des bénévoles extérieurs intervenant au sein de l’établissement. Notre immersion régulière dans cet établissement nous a notamment permis d’interroger à plusieurs reprises (mais aussi de manière plus informelle) certains de ces acteurs. Cela nous a conduits à mieux appréhender le contexte dans lequel interviennent ces différents acteurs et de mieux saisir la signification de certains propos tout comme les conditions d’émergence de certaines pratiques. Afin de compléter cet échantillon, nous avons également interrogé 24 acteurs institutionnels intervenant au niveau national ou régional afin de comprendre la façon dont se construisent des discours, mais également comment se prennent les décisions liées au verdissement des prisons. Ces entretiens semi-directifs (d’une durée moyenne de 1 h 30) ont été retranscrits intégralement et analysés selon une méthode de codage thématique portant sur (1) les représentations des effets de la nature en prison, (2) les significations des pratiques de verdissement dans l’établissement étudié, (3) les moyens de leur mise en oeuvre, (4) les acteurs concernés dans l’implémentation de ces opérations de verdissement, et (5) la diversité des modalités de leur réception et de leur appropriation.
Ces entretiens ont été complétés par une analyse de la littérature grise et de nombreux rapports, publics et internes, auxquels nous avons eu accès, nous permettant de mieux saisir la portée et les significations du matériau recueilli lors des entretiens.
Pour compléter cette approche, se situant plutôt du côté des discours, nous avons réalisé de nombreuses observations dans des espaces variés (visites exhaustives d’établissements de détentions, espaces des activités socioculturelles, etc.) et sous différentes formes (discussions informelles, observations directes ou participantes à des activités). Ces observations rendent compte de certaines pratiques, à la fois de la part des personnes détenues, mais aussi du personnel pénitentiaire. Ces phases d’observations ont permis autant de nourrir les questionnements et notre grille d’entretien que d’illustrer et de confirmer certains propos tenus par les acteurs lors des entretiens.
Des injonctions nationales au verdissement à ses appropriations locales
Les injonctions environnementales conçues au niveau national s’inscrivent sous différents registres. À l’instar d’autres services publics, l’administration pénitentiaire française est tenue de respecter le cadre juridique environnemental en vigueur, qui s’étoffe progressivement. Ces différentes réglementations se matérialisent dans une batterie d’indicateurs orientant l’action régionale et locale. D’une part, la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP) définit une série de six objectifs prioritaires (assortis de 97 indicateurs de pilotage) dont les Directions interrégionales des services pénitentiaires (DISP) doivent se saisir. Au-delà d’objectifs liés à la sécurisation, à la prévention et à la réinsertion, le sixième objectif s’intitule : « engager l’administration pénitentiaire dans une démarche de développement durable ». Il se décline en dix indicateurs chiffrés (huit ayant trait à la consommation des fluides et aux véhicules propres, deux aux biodéchets et à la biodiversité). Afin de décliner ces objectifs auprès des DISP, la DAP définit un Contrat annuel d’objectifs et de performance (COP) dans le cadre d’un « dialogue de performance » pour orienter l’action des DISP et des établissements pénitentiaires, à travers l’évaluation des actions menées durant l’année écoulée et l’élaboration d’objectifs à atteindre pour l’année à venir. Les enjeux environnementaux y restent, selon plusieurs acteurs institutionnels, encore à la marge : « La COP, quand elle se réunit, elle vient vérifier, même si le développement durable, il est à la marge, c’est 2 à 3 % des discussions. On arrive en fin de séminaire quand on aborde le sujet de développement [durable] » (Référent développement durable d’une DISP). D’autre part, ces DISP ont pour mission de favoriser la diffusion des objectifs et des indicateurs localement auprès des différents établissements pénitentiaires à travers des Conférences régionales d’objectifs (CRO) annuelles. Dans la DISP étudiée (Nouvelle-Aquitaine), la CRO a abouti à la sélection de 22 indicateurs parmi lesquels les établissements peuvent établir un ordre de priorité. Aucun de ces 22 indicateurs n’avait trait au développement durable. Ainsi, le management par indicateurs construit au niveau central, tel qu’il se déploie sur le terrain, conduit à la disparition de l’objectif du verdissement, au profit d’autres objectifs jugés prioritaires comme la sécurisation et le maintien de l’ordre carcéral.
Une logique traductive est ici à l’oeuvre dans la mesure où les objectifs adoptés localement diffèrent de ceux qui sont définis initialement par la DAP, certains étant considérés comme inapplicables : « les injonctions descendantes sont impossibles à mettre en oeuvre dans au moins 50 % des cas » (direction établissement). Il y a ainsi un double filtre dans la définition des objectifs, certains étant mis de côté par la DISP dans un premier temps, et d’autres par les directions d’établissements dans un second temps. Ce double filtre est particulièrement prégnant en ce qui concerne les objectifs liés au développement durable. Dans l’établissement étudié, aucun indicateur de pilotage n’y fait explicitement référence. Malgré cette absence d’objectifs de développement durable définis par l’établissement, plusieurs initiatives de verdissement sont présentes. D’où cela provient-il ? D’une volonté de répondre malgré tout à ces objectifs ? Ou d’une vision différente des fonctions du verdissement ? Comme nous allons le voir, les objectifs liés aux économies d’énergie, très présents dans les documents administratifs nationaux, disparaissent, dès lors que l’on s’intéresse aux applications locales du verdissement, au profit de pratiques davantage liées au jardinage et à l’introduction de la nature dans les établissements. Nous faisons donc le choix de nous concentrer seulement sur les usages qui sont mis en oeuvre localement (plus que sur ce qu’il serait possible de faire ou sur les visions abstraites du verdissement que l’on retrouve dans les documents nationaux) pour saisir le sens attribué par les acteurs de terrain à ce verdissement et la façon dont ils le mettent en oeuvre dans leur quotidien.
Des logiques d’austérité à l’encontre du verdissement
Au niveau local, si l’intérêt de verdir les prisons est perçu comme intéressant, cet objectif est souvent relégué assez loin dans l’ordre des priorités comme le reflète l’organisation des services. Les moyens étant déjà réduits pour la gestion quotidienne des établissements, la question environnementale semble passer au second plan. Au sein du centre de détention étudié, l’enjeu environnemental ne bénéficie pas d’un service spécifique ou d’agents qui y sont dédiés, il est plutôt dilué dans l’ensemble des services en fonction des initiatives portées et des sensibilités individuelles : « un peu au SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation), un peu aux services techniques, un peu aux surveillants » (Surveillant). Les logiques austères semblent même réduire les opportunités de verdissement. Comme l’évoque un surveillant responsable des espaces verts que nous avons rencontré, deux détenus intéressés étaient auparavant désignés pour entretenir, jardiner et embellir les espaces verts à l’entrée de la prison, mais également pour participer au tri des déchets à l’extérieur. Ces activités en extérieur ne peuvent avoir lieu que si deux surveillants au minimum sont présents. Or, comme nous l’a expliqué l’officier chargé de la gestion des ressources humaines, l’établissement fonctionne depuis quelques années avec une dizaine d’agents manquants (sur une base théorique d’une centaine). Cette situation de sous-effectif chronique empêche dorénavant de mobiliser du personnel et donc de maintenir cette activité qui permettait pourtant à des détenus de se former sur ces enjeux environnementaux. Ce surveillant nous fait également part de la difficulté pour la direction de l’établissement de financer l’achat des plants nécessaires à verdir la « cour d’honneur ». Cette situation l’amène à apporter des boutures de son propre jardin pour embellir cet espace dont il a la charge, mais pour lequel il ne dispose pas des moyens nécessaires. À l’exemple d’un projet (en 2018) de mise en place du recyclage des déchets qui n’a pas été encouragé par la direction précédente, notamment par crainte d’un travail supplémentaire pour les surveillants, cela témoigne du report de la charge environnementale sur les personnels. Si cette austérité budgétaire se manifeste sur différents registres, c’est particulièrement le cas pour le verdissement :
On avait demandé un budget, et on devait avoir un intervenant qui devait commencer fin juin. Tout était prêt, et en fait on n’a pas eu le budget […]. Et, du coup, c’est tombé à l’eau. Heureusement qu’on a des bons surveillants qui nous donnent des [plants]… Et puis quand [la direction] vous dit « il faut toujours faire plus d’heures », et qu’on n’augmente pas votre salaire, par contre il faut toujours donner plus, être toujours disponible, toujours, toujours plus. Et alors qu’on est en manque de l’essentiel, en manque de personnel, en manque de moyens […]. Les contraintes c’est… on revient toujours au même. Moi, je veux bien mettre plein de choses en place, mais on n’a ni le personnel ni le budget.
Officier, bâtiment 3
Au-delà de l’acceptation d’une surcharge de travail par certains personnels, la mise en oeuvre du verdissement dépend également de la bonne volonté des instances de direction de l’établissement. Comme l’évoquent des chargés de programmation au sein de l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ), la capacité des responsables d’établissements à soutenir ces initiatives est essentielle :
Dans plusieurs opérations qu’on va mener, on aura une zone « potager ». Mais là aussi, la zone « potager », c’est finalement à l’équipe de direction de l’établissement de… de la faire vivre, de trouver les intervenants pour amener les ateliers, d’entretenir cet espace potager. Et ça, tout dépend effectivement des établissements »
Chargé de projet, APIJ
Cette transition écologique est donc difficile à mettre en oeuvre sur le terrain et ne peut être appliquée au quotidien que par des surveillants déjà très engagés dans l’écologie, qui peuvent faire bouger les lignes tout en mobilisant des ressources alternatives et en négociant le soutien de la direction[3]. Ce « bricolage » se manifeste notamment au niveau des jardins dont certains détenus ont la gestion. Comme le précise l’officier du bâtiment 3 où un jardin a récemment été mis en place, « tout est récupéré à droite à gauche », qu’il s’agisse des topinambours, des salades qui poussent dans d’autres cours, des graines récupérées par les détenus lors des repas, ou de certains plants de tomates apportés par des surveillants. Cela se fait donc avec les « moyens du bord », avec une circulation entre les jardins personnels des surveillants et les jardins de la prison.
Ces dynamiques traduisent ainsi une informalisation du verdissement afin de faire face aux manques de moyens budgétaires de l’établissement.
En parallèle à ce jardin qui est réservé aux détenus de l’aile concernée, un autre jardin a été développé au coeur de l’ensemble pénitentiaire, à l’attention de tous les détenus. Combinant maraîchage et horticulture, ce jardin occupe une importante surface autour du bâtiment du Centre local d’enseignement (CLE). Il a notamment été pensé par l’un des enseignants comme un moyen d’attirer vers les lieux d’enseignements des publics qui s’en tiennent traditionnellement éloignés. Si la direction approuve le projet, c’est grâce à un enseignant particulièrement investi et à quelques détenus qui ont pris le temps de monter des dossiers de candidature à différents concours (par exemple le Trophée des jardins en prison, financé par Green Link) pour obtenir des subventions de manière à ce que ce jardin puisse être financé et pérennisé. Cette initiative n’aurait pas vu le jour sans l’implication d’intervenants locaux et extérieurs (activité jardinage organisée par l’association Horizons Verts chaque semaine), des acteurs que connaît l’enseignant par ses engagements à l’extérieur du centre. Cela témoigne aussi du bricolage nécessaire au développement d’un tel espace, mais aussi de la fragilité d’un tel dispositif qui repose sur la motivation d’une seule personne et dont le budget n’est pas pérenne (du fait de l’annualisation des programmes nécessitant la construction de candidatures annuelles et la recherche permanente de nouveaux financements).
Si ce jardin semble être considéré comme une réussite par l’ensemble des acteurs du centre de détention et susciter un sentiment de fierté collective, il importe finalement de souligner que celui-ci ne mobilise dans l’action qu’une quinzaine de personnes par an (environ 5 % de la population incarcérée), une très faible proportion de l’ensemble des détenus. Pour autant, tous les détenus que nous avons interrogés connaissent ce jardin : même ceux qui ne le fréquentent pas et ne sont pas attirés par le jardinage estiment que sa présence est positive, ne serait-ce que par la vue qu’il offre au quotidien, par la rupture qu’il permet avec un environnement bétonné.
Un verdissement détourné de ses fonctions écologiques ?
Ce travail de verdissement, s’il s’accorde avec les logiques de transition écologique, est souvent et surtout porté par d’autres objectifs. Ainsi, le jardin du bâtiment 3 a été pensé dans la perspective de permettre aux détenus de s’occuper et de se détendre à travers cette activité de jardinage. L’écologie semble secondaire dans la mise en place de ce jardin : « l’écologie, ça ne compte pas, ce n’est pas pour ça… » (officier bâtiment 3). L’apaisement constitue l’objectif principal, ce qui passe notamment par l’activité jardinage ou la possibilité de flâner, de lire, de socialiser dans un espace enherbé et cultivé.
Dans le cas du jardin du CLE, il s’agissait ainsi pour l’enseignant de mobiliser les détenus, de leur donner envie de s’engager davantage dans les activités éducatives, et éventuellement de suivre les cours dispensés dans le bâtiment autour duquel s’organise le jardin. Ce jardin avait de fait été pensé comme un moyen ayant une vertu pédagogique de faire du centre d’enseignement une nouvelle centralité, d’y attirer des élèves.
Les effets positifs sur les détenus se font sentir même auprès de ceux qui se tiennent éloignés des activités jardinage par l’apaisement que le jardin procure, confirmant la vertu thérapeutique des espaces verts en prison (Moran, 2015), ce que toutes les personnes interrogées ont mis en avant dans leurs discours. Comme nous l’indique par exemple un détenu incarcéré pour une longue peine :
Je préfère voir des espaces verts, des fleurs, des trucs, des arbres, que du béton. […] Mais oui, effectivement, oui, ça calme, oui. […] Mais, bon, ces ruches-là, les abeilles, elles étaient dehors, elles venaient butiner sur les fleurs, là aussi. Pareil. Et donc voilà, ça fait du bon miel et tout ça. C’est, enfin pour les yeux, moi, je trouve que c’est toujours mieux, de voir… […] De voir de la verdure. Même là, bon, c’est l’hiver, évidemment l’hiver, c’est des choux, c’est des carottes et des navets. Mais, mais voilà, y a un jardin, y a un potager. Ça fait, ça pousse, ça va… Et y a des… y a des… y a les pigeons, y a les oiseaux qui viennent, les chats, les machins, les trucs, voilà
Détenu, bâtiment 2
Les surveillants bénéficient également de cet environnement apaisé sous deux aspects, leurs conditions de travail étant rendues à la fois plus agréables et plus faciles par le verdissement qui peut aider à la gestion quotidienne des détenus :
On a des espaces verts. Alors effectivement il y a des grilles, des grillages. Tu vois, il n’y a pas de barreaux aux fenêtres, y a des… […] Ça joue effectivement sur le moral, ça joue sur, sur tout ça. […] Les détenus… on arrive sur des détentions beaucoup plus apaisées. Donc, beaucoup plus calmes. Vraiment ça, c’est plus… […] Le son d’une prison, écoutez. Écoutez, il n’y a pas un bruit. Il n’y a pas un bruit. Quelques oiseaux, là, un peu […] Le verdissement, c’est de la sécurité passive. »
Officier du bâtiment 2
Dans la perspective d’amplifier cette fonction sécuritaire du verdissement, certains officiers et surveillants encouragent parfois la mise en place informelle de jardins pour préserver le calme dans la détention. Ainsi, bien qu’elles ne soient administrativement pas autorisées, des plantations sont entretenues par des détenus dans plusieurs cours de promenade, comme celles des bâtiments 2 et 3. Conscients que cette activité permet à des personnes incarcérées de cultiver quelques plants de menthe pour leur thé ; des tomates, des salades ou des piments pour améliorer leur repas quotidien, plusieurs surveillants ont affirmé laisser faire. De manière similaire, la possibilité d’une vue sur la nature ou d’un accès à la verdure, en étant désirée par certains détenus, peut alors être mobilisée par certains surveillants comme une récompense à laquelle peuvent prétendre ceux dont le comportement est exemplaire (et donc comme un outil de régulation) : « Il y en a qui ne voulaient pas changer de bâtiment, justement, parce qu’ils voyaient plus d’herbe. Ils avaient plus de vue sur l’horizon » (officier, bâtiment 3).
Quand le verdissement s’oppose à la sécurité de l’établissement
Les logiques de verdissement deviennent quelques fois, pour les surveillants et les gradés, un moyen de répondre plus efficacement à leur mission de gestion de populations détenues. Cependant, certaines des injonctions nationales au verdissement peuvent être perçues comme allant à l’encontre de cette mission. L’objectif de réduction des dépenses énergétiques en est un exemple saillant. En effet, au niveau national, la mission maintenance de la DAP a rédigé un « kit de communication » sur le sujet des économies d’énergie à destination des établissements pénitentiaires (mentionnant la norme d’une température à 19 degrés et de l’extinction des lumières lors des promenades des détenus). Cependant, dans l’établissement étudié, conscients que les économies d’énergie ne constituent pas une priorité pour les détenus, les intendants de l’établissement estiment ne pas pouvoir réduire la consommation annuelle d’électricité (qui représente un budget conséquent de l’ordre de 500 000 euros par an). De fait, la direction nous précise ne pas impulser d’initiatives pour inciter les détenus à modifier leurs comportements. La seule marge d’action dont elle dispose consiste à éteindre le chauffage collectif lorsque la température extérieure est suffisante. Ce choix de ne pas intervenir s’explique notamment par la volonté de ne pas susciter de tensions et de maintenir une certaine forme de « paix sociale » (Officier bâtiment 1). En effet, l’immobilisation des détenus dans leur cellule une grande partie de la journée rend nécessaire le maintien de la température à un niveau supérieur à 19 degrés afin de ne pas susciter de plaintes. Une hiérarchisation des pratiques écologiques apparaît, certains comportements énergivores n’étant absolument pas ciblés dès lors qu’ils garantissent une forme de bien-être des détenus, et par conséquent une certaine « paix sociale ». Ainsi, dans les bâtiments anciens et mal isolés de l’établissement, les détenus préfèrent surchauffer l’hiver pour ouvrir la fenêtre et pouvoir fumer ou échanger entre eux. Malgré ces « aberrations écologiques » évoquées par les acteurs du ministère et en particulier par notre répondante de la mission maintenance, les surveillants préfèrent parfois localement ne pas intervenir sur ces sujets, conscients des éventuels problèmes sécuritaires que cela pourrait engendrer. De la même manière, les projets de verdissement promus par le ministère sont souvent perçus avec méfiance par le personnel de l’établissement, qui estime que cela peut engendrer de potentielles « caches » (buissons, plantes) où dissimuler certains objets interdits, ainsi que de potentiels appuis à l’évasion (arbres). Cette préoccupation est partagée par l’ensemble des personnes interrogées, toutes étant conscientes de cet enjeu et de la façon dont cela constitue un frein au verdissement de l’établissement. La majorité des détenus rencontrés, très conscients des enjeux sécuritaires, ont d’ailleurs eux-mêmes évoqué le problème des caches pour expliquer les difficultés à verdir les cours de l’établissement.
Les surveillants mettent donc en oeuvre de manière variable et instrumentale les pratiques de verdissement, les délaissant lorsque cela risque d’aller à l’encontre de leurs objectifs ou les utilisant lorsque cela peut les soutenir. L’aspect sécuritaire passe ici par un ajustement contextuel des injonctions à verdir les prisons, quitte à suspendre temporairement ou non les pratiques écologiques. Ce constat semble nuancer les propos de Little (2015) et de Hazelett (2023) pour qui le verdissement viendrait soutenir univoquement la disciplinarisation au sens d’une écodiscipline.
Finalement, les propos précédents mettent en lumière deux principaux résultats :
1) Une logique inverse à celle évoquée dans la littérature selon laquelle le verdissement des prisons viendrait s’articuler aux logiques d’austérité (Moran et Jewkes, 2014) est à l’oeuvre. Dans le cas français étudié, c’est bien plutôt l’austérité générale qui réduit le déploiement des opérations de verdissement, qui les rend difficiles à pérenniser et qui limite la portée des initiatives qui émergent.
2) Une forme de verdissement, portée par des acteurs locaux – souvent sous une forme bricolée et fragile –, s’inscrit dans des perspectives parfois contradictoires avec les objectifs nationaux. Les dynamiques de verdissement telles qu’elles sont portées à l’échelle nationale et locale semblent ainsi peu connectées et s’inscrire dans des registres différents. En particulier, si l’administration centrale met plus l’accent sur les pratiques de réduction de la consommation de fluides, les personnels et les détenus interrogés sur la thématique du verdissement évoquent spontanément les bienfaits psychiques des jardins, des arbres, de la nature. Les tentatives de traduction des programmes nationaux semblent ainsi peu opérantes du fait des spécificités locales.
Conclusion
Comme le montre notre cas d’étude, les injonctions nationales au verdissement peuvent être mobilisées différemment par les acteurs régionaux et locaux. Notre recherche met particulièrement en lumière la façon dont le personnel pénitentiaire traduit ces injonctions en fonction de ses propres missions, en saisissant les opportunités existantes pour déployer des pratiques de verdissement qui permettent d’apaiser les détenus, de les occuper et, ce faisant, de maintenir une forme d’ordre dans l’établissement. Cependant, l’affranchissement de certaines normes ou contraintes environnementales par le personnel pénitentiaire pour répondre à des objectifs sécuritaires explique la difficile opérationnalisation, au niveau de l’établissement, du verdissement, tel qu’il est imaginé par la DAP ou par la DISP. Cette réception ambivalente souligne les contradictions entre les ambitions environnementales et les enjeux sécuritaires, tels qu’ils apparaissent dans le cas d’un centre de détention, et ainsi la difficulté à intégrer ces ambitions de la même façon que pour les autres institutions publiques. Interroger le verdissement des prisons par le biais des intermédiaires traductifs, en déplaçant la focale sur l’action des personnels au niveau de l’établissement, offre une opportunité de saisir les formes de gouvernementalisation concrètes qui sous-tendent ces dispositifs et s’y articulent. Cette perspective permet finalement de penser le verdissement pénitentiaire au-delà de la dualité souvent proposée par la littérature scientifique, soit comme facteur de bien-être des détenus soit comme symbole de logiques austère et disciplinaire.
Appendices
Notes
-
[1]
Université Rennes 2, Département de géographie, Place du Recteur Henri Le Moal CS 24 307 35 043 Rennes Cedex
-
[2]
Or, si cette proximité avec la nature peut avoir des effets sur le bien-être des détenus, par quoi cela passe-t-il ? Une plus faible pollution ? Le chant des oiseaux ? Les odeurs de la nature ? Ce sont des questions que posent Moran et ses collègues (2021) à la fin de leur article et qui soulèvent d’intéressantes perspectives.
-
[3]
Dans le cas du centre de détention étudié, le changement de direction de 2022 a permis de débloquer tout un ensemble de projets, illustrant le pouvoir des chefs d’établissements dans les démarches entreprises.
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