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Introduction[2]

Les personnes qui doivent être expulsées risquent de subir plusieurs conséquences graves qui changeront leur vie. Elles peuvent être contraintes de quitter un pays qui est le leur depuis des décennies et de retourner dans un pays où elles n’ont plus de liens personnels ou dont elles ne parlent peut-être même plus la langue si elles l’ont quitté alors qu’elles étaient encore enfants. Si elles ont de la famille au Canada, ces personnes et leurs parents s’exposent à une rupture des liens qui les unissent ou à une séparation permanente.

Juge Wagner, R. c. Wong

En 2018, le juge Wagner alertait noir sur blanc ses collègues de la Cour suprême du Canada (CSC) sur les effets dramatiques qu’une condamnation pénale pouvait avoir sur la vie d’un non-citoyen. Ce n’était pas la première fois que le sujet était évoqué dans la salle d’audiences de la cour : en 2013 le même juge Wagner avait déjà déclaré que « le juge qui détermine la peine p[ouvait] exercer son pouvoir discrétionnaire et tenir compte des conséquences indirectes en matière d’immigration » (R. c. Pham, para. 14).

Si la CSC ne se penchait sur le sujet qu’en 2013, le phénomène était loin d’être nouveau. Des auteurs comme Miller (2003) soulignaient il y a déjà plus de 20 ans la progressive « interjection des pratiques réglementaires et administratives (et par nature plus discrétionnaires) du contrôle de l’immigration dans le système de justice pénale » (p. 618)[3]. Ce phénomène, auquel Miller donnait le nom d’« immigrationisation » du système pénal, se manifeste principalement à travers la multiplication des motifs d’expulsion du territoire fondés sur des condamnations pénales et la criminalisation des infractions d’immigration (Stumpf, 2014).

Les conséquences néfastes que les condamnations pénales peuvent avoir sur la vie des non-citoyens qui les subissent ne font plus débat (voir p. ex. Golash-Boza, 2013), mais la façon dont le système de justice qui impose ces condamnations gère les conséquences qui peuvent en découler demeure largement inexplorée dans la littérature. Bosworth (2019), qui étudie l’immigrationisation du système de justice pénale à travers l’optique de la détention et la déportation des non-citoyens, nous dit que les mesures punitives qui s’appliquent à ces non-citoyens sont d’une nature tellement exceptionnelle qu’elles ont provoqué la transformation dudit système. Le présent article tient compte de la position de Bosworth (2019), mais en remet en question les limites. Si Bosworth (2019) soutient que l’immigrationisation du système de justice pénale a radicalement transformé la nature de ce que le système produit – c.-à-d. des peines imposées par le système sur les non-citoyens –, nous soutenons ici que cette transformation se fait sentir aussi et surtout sur les pratiques par lesquelles les acteurs du système arrivent à produire lesdites peines. L’immigrationisation change non seulement les résultats du système, il change aussi les pratiques de ses auteurs.

Si la nature et l’intensité des mesures punitives qui sont produites par le système de justice pénale changent à cause de son immigrationisation, le processus de production de ces mesures change aussi. Cet article met en lumière cette transformation : à travers l’étude du traitement de la mesure d’interdiction de territoire pour motif de criminalité (ITC) par les cours pénales et criminelles de la province du Québec, les pages suivantes soutiennent que les juges du système de justice pénale jouent désormais un rôle essentiel dans la (dé)construction des frontières, et elles analysent comment ce rôle est appréhendé par les juges.

L’article est divisé en trois sections. La première présente l’ITC, qui fait ici l’objet d’une triple conceptualisation : 1) comme double peine imposée aux non-citoyens en raison de leur statut migratoire ; 2) comme le produit de la chaîne décisionnelle du système de justice pénale ; et 3) comme un acte d’internalisation des frontières. La deuxième section est consacrée à la présentation du corpus jurisprudentiel mobilisé, composé de 59 décisions écrites par 43 juges du système de justice pénale québécois, ainsi qu’au détail de la démarche méthodologique de l’étude. Enfin, la troisième section présente les résultats de l’analyse jurisprudentielle : elle fait ressortir les différentes conceptions du rôle qui ont été adoptées par les juges du système de justice pénale pour gérer l’ajout, à leur rôle traditionnel d’adjudicateur de la responsabilité pénale, de leur récemment acquis rôle de borderworker.

Les résultats obtenus permettent de conclure que l’immigrationisation du système de justice commence bien avant l’imposition de la punition : cette transformation se fait sentir non seulement dans les peines imposées par le système de justice pénale, elle transforme aussi et surtout le processus décisionnel par lequel les juges arrivent à produire lesdits résultats. Cette conclusion est inédite : hormis quelques rares travaux (Baglay, 2019 ; Templeman, 2023), la littérature reste muette quant à l’impact de l’immigrationisation du système sur la pratique judiciaire pénale au Canada. Enfin, cet article permet pour la première fois de s’intéresser à la façon dont les juges appréhendent leur nouveau rôle de (dé)constructeur de la frontière.

L’interdiction de territoire pour criminalité

L’article 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) instaure l’ITC dans le système pénal canadien. Conformément à sa section 36(1), tout non-citoyen (qu’il soit détenteur d’un visa, titulaire du statut de réfugié ou même résident permanent) déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’une peine d’emprisonnement maximale d’au moins dix ans, ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle on lui impose une peine d’emprisonnement de plus de six mois, sera déclaré interdit de territoire pour motif de grande criminalité. De son côté, la section 36(2) de la LIPR déclare que les non-citoyens qui ne sont pas titulaires du statut de résident permanent sont interdits de territoire pour criminalité s’ils sont déclarés coupables d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation, ou de deux infractions à toute loi fédérale qui ne découlent pas des mêmes faits[4]. Comme le mentionne Dao (2023), l’ITC est une preuve de la façon dont l’État canadien « continue d’utiliser largement les condamnations pénales comme moyen de contrôle et de restriction à l’égard des non-citoyens » (p. 10). Chaque année, en vertu de ces deux sections de la LIPR, le Canada expulse plus de 1000 individus de son territoire (Benslimane et Moffette, 2019).

Bien que l’institution de l’ITC – et donc, le pouvoir des juges du système pénal d’exclure une personne du Canada – existe sous sa forme actuelle depuis 2002[5], c’est seulement en 2013 que la CSC a reconnu explicitement l’importance de celle-ci. Dans l’arrêt R. c. Pham, la CSC conclut que les juges peuvent tenir compte des conséquences indirectes en matière d’immigration lors de la détermination de la peine, pourvu que la peine finalement imposée respecte le principe fondamental de proportionnalité[6]. La CSC précise cependant que les conséquences sur le statut migratoire ne constituent pas des facteurs atténuants et peuvent uniquement être prises en compte au même titre que d’autres conséquences collatérales, comme la perte d’un emploi. De plus, leur considération ne peut pas entraîner « l’infliction de peines inappropriées et artificielles dans le but d’éviter les conséquences indirectes » établies par le législateur (R. c. Pham, para. 15). Il ne faut pas, en définitive, que la prise en considération des conséquences sur le statut migratoire vienne dénaturer le processus de détermination de la peine (R. c. Pham, para. 16).

La CSC s’est penchée à nouveau sur le sujet des ITC en 2018, pour affirmer cette fois que les conséquences de la peine en matière d’immigration « touchent des intérêts juridiques suffisamment sérieux pour constituer des conséquences juridiquement pertinentes » (R. c. Wong, para. 4). Le juge Wagner, dans son avis dissident, déclare même que ces conséquences « sont susceptibles d’avoir un impact plus important sur l’accusé que la sanction pénale imposée en soi » (R. c. Wong, para. 72).

Les propos du juge Wagner permettent d’introduire ici le débat qui entoure la nature de l’ITC : est-ce une peine, une mesure qui punit sans toutefois être une peine, ou bien une simple mesure administrative ? Les réponses données par la littérature sont diverses. Certains auteurs (Chin, 2012 ; Kanstroom, 2000) soutiennent que les conséquences découlant directement de la condamnation pénale doivent être considérées comme une peine, une punition au sens pénologique du terme. D’autres, comme Vazquez (2010), évitent de se positionner clairement, mais soutiennent néanmoins que les conséquences en matière d’immigration ne sont certainement pas collatérales et doivent, au moins, être considérées comme des conséquences directes de la condamnation. Enfin, certains, comme Bowling (2013), les définissent « comme les effets secondaires désagréables d’une tentative, par ailleurs bénigne, de réguler le mouvement des personnes à travers les frontières » (p. 299)[7].

Cet article ne prétend pas apporter une réponse définitive à ce débat, mais se positionne toutefois aux côtés du premier groupe d’auteurs pour considérer que l’ITC est une mesure punitive qui devrait avoir le statut de peine, puisqu’il s’agit d’une souffrance dont l’imposition est déclenchée par la commission d’une infraction criminelle. Plus spécifiquement, l’ITC est ici conçue des trois façons suivantes : 1) d’un point de vue des études sur la punition, comme une double peine ; 2) d’un point de vue procédural, comme l’aboutissement des décisions successives prises par les acteurs du système de justice pénale ; et 3) d’un point de vue du contrôle de l’immigration, comme un acte d’internalisation de la frontière canadienne.

L’ITC comme une double peine

Abdelmalek Sayad nous disait déjà en 1999 que, aux yeux de l’État, « l’étranger délinquant […] est doublement coupable » (p. 20) : il est perçu comme quelqu’un qui, de par sa condition de non-citoyen, commet en permanence l’infraction d’exister en tant que tel. Lorsque cette personne est accusée d’un crime, elle sera socialement considérée comme ayant commis deux infractions, l’infraction criminelle s’ajoutant ainsi à l’infraction inhérente à l’existence de la personne migrante. Toute condamnation pénale visant un non-citoyen aura donc un double objectif : d’un côté, celui de punir l’infraction criminelle ; de l’autre, celui de réprouver et de réprimer l’immigration (Sayad, 1999). Toujours selon le même auteur, ce double objectif se matérialise dans la pratique sous la forme d’une double peine : à l’emprisonnement du non-citoyen s’ajoute désormais l’expulsion du territoire une fois que la peine de prison est purgée.

Reprenant les propos de Sayad (1999), Benslimane et Moffette (2019) ont plus récemment ajouté que la nature de l’ITC est telle qu’il n’est pas nécessaire que l’expulsion soit effectivement menée à terme pour qu’elle soit vécue comme une double peine. Cet article reprend leur conceptualisation, avec une précision additionnelle : la double peine est ici appréhendée comme faisant référence à toute conséquence sur le statut d’immigration d’un individu qui découle d’une condamnation pénale. Quel que soit son niveau de sévérité, une telle mesure constitue toujours une double peine imposée à un individu en raison de sa condition de non-citoyen. La double peine comprend l’ITC (suivie ou pas d’une expulsion effective), mais aussi d’autres mesures comme la perte du droit à solliciter la citoyenneté ou l’interdiction de retourner dans le territoire dans l’avenir.

L’ITC comme l’aboutissement des décisions de la chaîne pénale

Faget (2008) définit la chaîne pénale qui aboutit dans l’imposition d’une peine comme « une série de micro-décisions […] qui conditionnent le traitement puis le jugement de l’affaire » (para. 12). Van der Woude (2017) vient compléter cette définition en ajoutant que « l’output d’un acteur constitue l’input d’un autre » (p. 17). Selon cette conceptualisation, la condamnation qui est à l’origine des ITC de l’article 36 de la LIPR n’est que le résultat de l’accumulation de chacune des décisions des acteurs qui interviennent dans la procédure pénale.

Inhérente à cette procédure est le pouvoir discrétionnaire des acteurs : l’application de la loi à une affaire spécifique demande à chacun des acteurs de la chaîne pénale qu’ils effectuent un choix sur l’interprétation qu’ils souhaitent faire de la loi (Hawkins, 1992). Van der Woude (2017) précise que ce pouvoir n’est « ni bon ni mauvais en soi » (p. 13) : le pouvoir discrétionnaire peut servir pour contrer des lois mal conçues ou pour minimiser les effets d’une punition excessive, mais il peut également être utilisé à mauvais escient. Selon cette conceptualisation, chacun des acteurs judiciaires a donc le pouvoir de contribuer à, mais aussi d’entraver, l’atteinte d’un résultat précis.

Pour Hawkins (1992), bien que le pouvoir discrétionnaire soit présent à tous les niveaux d’une structure bureaucratique, c’est au sein du niveau le plus inférieur – celui des street-level bureaucrats – qu’il se fait le plus sentir. Cet article s’écarte de cette position : certes, chaque maillon de la chaîne pénale retient une partie du pouvoir discrétionnaire qui est diffusé parmi tous les acteurs judiciaires (van der Woude, 2017) et peut donc décider de l’utiliser pour faire avancer ou pour interrompre la progression de la justice ou de l’injustice dans la chaîne pénale. Or, toutes ces décisions intermédiaires aboutissent dans une décision finale, celle qui constitue le corollaire de la chaîne : la décision du juge pénal. Conséquemment, il est soutenu dans cet article que le pouvoir discrétionnaire du juge et le moment séquentiel où il intervient – tout à la fin de la chaîne pénale – donnent à celui-ci la capacité de réaffirmer ou de rendre inutiles les efforts de tous les maillons de la chaîne qui sont intervenus avant lui.

Si l’on accepte que l’imposition d’une double peine est, par définition, un acte d’injustice[8], et qu’on accepte aussi l’existence du pouvoir discrétionnaire des acteurs, on peut affirmer ceci : en raison de son pouvoir discrétionnaire, le juge a le pouvoir ultime de décider si un non-citoyen sera traité de façon juste ou injuste par le système de justice pénale canadien, car il aura entre ses mains le pouvoir de décider si les conditions demandées par les articles 36(1) et 36(2) de la LIPR sont remplies. L’existence de ce pouvoir ultime justifie le choix des juges comme sujet d’étude de cet article.

L’ITC comme un acte d’internalisation de la frontière

Le dépassement par la littérature de la conceptualisation de la frontière comme simple ligne de démarcation géographique est maintenant consolidé. Il est accepté que les frontières sont poussées à l’extérieur des territoires nationaux, mais aussi ramenées vers l’intérieur (Bosworth, 2016) et que cela, loin de les affaiblir, contribue à renforcer leur pouvoir (Menjivar, 2014). Le système de justice pénale est l’une des manifestations de cette nouvelle forme de contrôle frontalier internalisé (Aliverti, 2016). Les auteurs constatent que plusieurs des décisions en matière d’immigration sont prises dans le cadre des procédures pénales (Eagly, 2010). Certains ont même affirmé que, à travers les ITC, les salles d’audience pénales sont de facto devenues des tribunaux d’immigration, car c’est entre leurs murs que « la décision déterminante en matière d’immigration, [la condamnation], est négociée » (Lee, 2013, p. 5).

En conséquence, les acteurs du système pénal portent désormais sur leurs épaules un nouvel ensemble d’objectifs : au traditionnel contrôle de la criminalité s’ajoute maintenant le contrôle des frontières. Cette centralité des acteurs du système pénal dans l’opérationnalisation des objectifs du système de contrôle de l’immigration met en lumière le rôle essentiel joué par ces individus dans le processus de borderworking –la construction, le démantèlement et la transformation des frontières – qui cesse d’être exclusivement une affaire d’État pour devenir une multiplicité de pratiques menée par des acteurs non-étatiques (Rumford, 2012, 2013).

Certes, Rumford (2012) propose le concept de borderwork pour parler des activités de frontiérisation menées par des individus ordinaires (« citoyens, entrepreneurs, acteurs de la société civile… » [p. 897]) afin, précisément, de les différencier de ceux qui sont dépositaires du pouvoir étatique de contrôler les mobilités. Or, la littérature a mobilisé le concept pour faire référence également aux individus à qui l’État a délégué de façon explicite ledit pouvoir : Côté-Boucher (2020), par exemple, s’approprie le concept pour décrire le travail quotidien des agents frontaliers. Cet article propose d’utiliser le concept de borderworker pour faire référence à une troisième catégorie d’individus : aux côtés des individus ordinaires qui ne sont pas dépositaires du pouvoir de contrôler les mobilités (Rumford, 2012) et de ceux qui le sont explicitement dans le cadre des fonctions de leur contrat de travail (Côté-Boucher, 2020), le croisement du droit pénal et du droit de l’immigration fait émerger une nouvelle catégorie d’individus à qui l’État a délégué de façon explicite certains pouvoirs qui, de façon indirecte, permettent à cet individu de participer aux activités de contrôle des mobilités. Dans cette optique, les procureurs de la Couronne, les avocats de la défense, la police et les juges adoptent, en sus de leur traditionnel rôle dans le système de justice pénale, le rôle de borderworker (Loftus, 2015).

Sans utiliser explicitement l’étiquette de borderworker, la littérature s’est fait écho du pouvoir des acteurs judiciaires dans la création des frontières : les auteurs ont étudié comment les procureurs deviennent des agents frontaliers de facto (Eagly, 2010) et la façon dont les avocats intègrent le risque d’ITC dans leurs stratégies (Vazquez, 2010). La police est également étudiée (van der Woude et Van der Leun, 2017). Pourtant, la littérature reste pratiquement muette quant à l’étude des juges comme borderworkers. En effet, comme mentionné précédemment, ils occupent une place essentielle dans la chaîne pénale puisque ce sont eux qui décident de la peine qui pourra déclencher, ou non, une procédure d’ITC.

Certes, certains travaux récents discutent du pouvoir des juges canadiens en matière d’ITC. Par exemple, des travaux se sont intéressés à l’impact de R. c. Pham dans la pratique judiciaire. L’analyse jurisprudentielle de Baglay (2019) permet de constater la disparité d’interprétations de l’arrêt de la CSC dans la pratique des juges canadiens. Ses conclusions relèvent néanmoins du champ strictement juridique et n’intègrent pas la perspective de la criminologie des mobilités que cet article propose. Quant à elle, Templeman (2023) tient compte dans ses analyses du pouvoir des juges d’exclure et d’inclure des non-citoyens, or, elle adopte une posture propre à la critical race theory qui lui fait analyser ce pouvoir discrétionnaire comme un moyen de contrôle des personnes racisées. Mais aucune étude ne s’est intéressée à la question depuis une perspective immigrationiste. Les pages qui suivent visent à contribuer à une meilleure compréhension du rôle des juges du système de justice pénale dans l’immigrationisation de la pénalité canadienne. Elles proposent d’envisager ce rôle en proposant une typologie qui permet de rendre compte des manières dont ces juges appréhendent leur pouvoir de (dé)construire la frontière.

Théories des rôles : une approche pour appréhender les juges comme borderworkers

Comment les juges appréhendent-ils leur rôle de borderworker ? Pour y répondre, cet article s’inspire des études menées par Dolbeare (1968) dans des tribunaux de première instance de l’État de New York. Selon cet auteur, les conceptions du rôle des juges sont l’élément le plus significatif du processus d’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de décision. Afin d’examiner ce postulat, nous nous tournons vers la théorie des rôles (Biddle, 1986).

La mobilisation de la théorie des rôles comme outil pour comprendre comment les juges exercent leur pouvoir discrétionnaire n’est pas inédite (voir, p. ex., Blumberg, 1967 ; Paterson, 1982). Néanmoins, dans ces études, la figure du juge était conceptualisée uniquement comme celle d’un décideur de différends. Le présent article ajoute une perspective supplémentaire à cette conceptualisation : le juge retient toujours le rôle de décideur de différends, mais il doit désormais composer également avec celui de borderworker.

La définition du concept de rôle change légèrement selon l’auteur qui la développe (voir p. ex. Legomsky, 1987 ; Paterson, 1982). Cet article retient la définition de Harnisch (2011) qui propose de définir les rôles comme « des positions sociales […] constituées par les attentes d’un même [ego] et des autres [alter] concernant la raison d’être d’un acteur dans un groupe organisé » (p. 8). Cette définition est retenue car elle met en lumière la double nature externe et interne du rôle : les attentes attachées à la position sociale ne sont pas seulement le fruit d’une imposition externe, elles proviennent aussi de la personne elle-même.

Harnisch (2011) s’attarde aussi sur les conceptions du rôle qui, dit-il, « font référence à la perception qu’a un acteur de sa position vis-à-vis des autres (partie ego du rôle) et à la perception des attentes des autres en matière de rôle (partie alter du rôle), telles qu’elles sont signalées par le langage et l’action » (p. 8). Si les juges sont le sujet d’étude de cet article, les conceptions du rôle en sont l’objet : cet article ne veut pas analyser l’exercice du pouvoir discrétionnaire par les juges, sinon la façon dont ces juges conçoivent le rôle qui leur permet de discerner si, quand et comment ils doivent exercer ce pouvoir.

Données et méthodologie

Dans son ouvrage de qui porte précisément sur l’interaction entre les questions d’immigration et le pouvoir judiciaire, Legomsky (1987) affirme que l’un des meilleurs moyens de connaître les conceptions des juges sur leur propre rôle est d’étudier leurs décisions écrites. Cette même approche a été retenue ici.

La typologie proposée dans cet article a été élaborée à partir de l’analyse d’un corpus jurisprudentiel construit grâce à la base de données juridiques CanLII, qui a permis d’effectuer une sélection des décisions dans lesquelles la LIPR était citée. Les décisions collectées ont été rendues par les cours québécoises[9] de première instance (cours municipales, Cour du Québec) entre le 28 juin 2002, date d’entrée en vigueur de la LIPR, et le 1er juillet 2023, date à laquelle la collecte de données a été effectuée[10].

Une première sélection thématique inductive a été effectuée à partir des 131 décisions initiales. Cet exercice a permis d’écarter un nombre significatif de décisions non pertinentes, dans lesquelles le litige n’était ni d’ordre criminel ni d’ordre pénal[11]. Une deuxième sélection a permis d’écarter les décisions portant sur des affaires dans lesquelles l’accusé n’était pas un non-citoyen. Enfin, les décisions pour lesquelles l’accusé était un non-citoyen, mais avait manifesté son indifférence quant à son statut d’immigration et/ou son désir de quitter le territoire canadien par sa propre volonté ont été écartées aussi. Les sélections successives portent le chiffre total de décisions retenues à 59 (9 décisions des Cours municipales et 50 décisions de la Cour du Québec).

Les données ont été d’abord soumises à une analyse verticale visant à cataloguer chacune des affaires selon 1) les conséquences en matière d’immigration que la condamnation pouvait déclencher, 2) la stratégie de la défense[12] et 3) la décision du juge. Cette première analyse nous a également permis d’identifier et d’isoler les passages du texte dans lesquels les juges exposaient, de façon plus ou moins explicite, leurs conceptions de leur propre rôle face à un accusé non citoyen. Une deuxième analyse, cette fois centrée exclusivement sur ces passages du texte, a fait émerger les différents modèles de conception du rôle judiciaire présents dans les données. Enfin, la mise en relation de ces modèles avec les caractéristiques de chaque affaire repérée lors de la première analyse a permis de peaufiner les sous-catégories de notre classification.

Une précision s’avère nécessaire. L’objectif de l’étude étant d’établir l’existence d’une transformation des processus du système de justice pénale, l’aspect temporel des décisions n’a pas été intégré dans l’analyse. La fréquence des jugements et la stabilité de leurs contenus devraient faire l’objet de futures recherches.

Résultats : une typologie des juges à la lumière de la LIPR

L’analyse jurisprudentielle du corpus décrit ci-dessus permet de constater que les juges se divisent en deux grands groupes et six sous-groupes selon la conception qu’ils ont de leur rôle à la lumière des dispositions de la LIPR. Le premier grand groupe est constitué des juges qui acceptent leurs nouvelles fonctions de borderworker. Ces juges reconnaissent que la décision qu’il leur incombe de prendre dans la chaîne pénale aura des conséquences en matière d’immigration et, quelle que soit l’utilisation qu’ils décident finalement de faire de ce pouvoir, ils l’intègrent dans la conception de leur rôle. Le deuxième groupe est formé par les juges qui refusent d’intégrer dans leur conception du rôle du décideur pénal les considérations qui relèvent du système de contrôle de l’immigration.

1. Le juge comme borderworker

Le démanteleur – la destruction de la frontière

Les démanteleurs (n = 12[13]) sont les juges qui, conscients de leur pouvoir de borderworker, décident d’utiliser leurs facultés pour affaiblir et/ou détruire la frontière. Les décisions des démanteleurs ont toutes l’objectif d’épargner, d’atténuer ou de réduire au maximum les conséquences en matière d’immigration qui pourraient découler de leur décision. Pour ces juges, le rôle de borderworker leur donne le pouvoir d’interrompre la chaîne pénale qui menait le non-citoyen vers l’application de l’article 36 de la LIPR, leur épargnant ainsi la souffrance de la double peine qui en aurait découlé.

Les arguments offerts par les démanteleurs [italiques des autrices] sont, pour la plupart, profondément utilitaristes : les justifications reposent majoritairement sur l’instrumentalisation du non-citoyen et les avantages que sa présence sur le territoire pourrait rapporter à la société canadienne. Dans R. c. Limam, par exemple, le juge s’appuie sur le fait que l’accusé prévoit ouvrir son propre restaurant et note que « [n]écessairement, son projet de démarrer sa propre entreprise en restauration subira les conséquences de [son] absence » (para. 38). Dans R. c. Teugasiale, le juge souligne explicitement que l’accusé « a la possibilité et les capacités de devenir une personne utile dans la communauté » et affirme qu’« [i]l est dans le meilleur intérêt général que M. Teugasiale, un actif pour la société, puisse poursuivre son parcours académique et professionnel » (para. 37). Enfin, dans R. c. Amelaine, le juge justifie sa décision d’absoudre un citoyen français, propriétaire d’une entreprise de rénovations, en affirmant qu’« [i]l ne serait pas dans l’intérêt de la société canadienne de perdre l’accusé et sa famille, puisqu’ils en sont des actifs » (para. 114). Le fait que l’accusé ait des citoyens canadiens à sa charge joue aussi dans le calcul utilitariste : dans R. c. Teugasiale, le juge note qu’« [u]ne condamnation risquerait de déstabiliser la cellule familiale et d’avoir un impact négatif substantiel dans la vie d’une petite fille de moins de deux ans ». Les études actuelles montrent que cet argument utilitariste, particulièrement lorsqu’il souligne la contribution économique et les compétences professionnelles particulières de cette personne, se retrouve de plus en plus dans les politiques publiques en matière d’immigration (Ellerman, 2020). Or, nous soulignons ici que cette tendance semble s’exprimer également sur le plan juridique dans un contexte d’immigrationisation du système pénal.

Parmi les décisions analysées, seulement deux d’entre elles semblent contredire cette tendance utilitariste. Les propos du juge dans R. c. Castro-Rodriguez illustrent bien cette position, selon laquelle le caractère utile ou inutile du non-citoyen pour la société canadienne ne devrait pas être un facteur à prendre en considération lors de la détermination de sa peine :

[…] même si le Tribunal retenait que monsieur Castro-Rodriguez fait preuve de parasitisme, qu’il ne contribue en rien à la société canadienne et qu’il constitue un danger clair pour la communauté, ce n’est pas le rôle du processus d’imposition de la peine de favoriser ou de faciliter – même indirectement – une déportation

para. 110

Si la nature des arguments qui justifient le démantèlement de la frontière est peu variée, les moyens pour y arriver sont en revanche très divers. Certains juges se développent des stratégies créatives qui poussent les limites du texte de la loi et de leur pouvoir discrétionnaire. Dans l’affaire R. c. Abbad, par exemple, le juge remplace une peine de douze mois d’emprisonnement par deux peines de six mois moins un jour à purger de façon consécutive, afin d’épargner à l’accusé l’ITC qui serait autrement certaine.

D’autres juges optent pour des moyens moins innovants et intègrent les conséquences d’immigration dans un schéma de raisonnement classique, suivant un argumentaire basé sur les objectifs et principes traditionnels de détermination de la peine. Ainsi, dans R. c. Gagnon, le juge intègre la possible perte de résidence de l’accusé dans l’objectif de réhabilitation, et dans R. c. Castro-Rodriguez le juge construit son argument sur la base du principe de proportionnalité entre le crime commis et la peine à imposer.

Certains en profitent aussi pour envoyer un message au législateur quant à l’injustice de la double peine qui pourrait résulter de leur décision : dans R. c. Teugasiale, le juge affirme que l’absolution qu’il ordonne est un outil par lequel « les tribunaux créeraient des exclusions là où le législateur n’en prévoit pas, créant ainsi un danger réel que la peine devienne une réponse au crime uniquement plutôt qu’une peine juste et proportionnelle au crime et au délinquant ».

Enfin, il convient de souligner l’existence de deux décisions (R. c. Kaba et R. c. Thornton) dans lesquelles le juge décide d’imposer une peine qui épargne à l’accusé les conséquences en matière d’immigration, mais le fait sans offrir aucune justification de sa décision. Le manque de justification ne s’explique pas, d’ailleurs, par l’absence de violence dans la commission du crime : si dans Kaba l’affaire concerne le vol d’un véhicule, dans Thornton l’accusée est trouvée coupable d’avoir agressé un bébé de huit mois.

Le constructeur – l’expansion de la frontière

Les juges constructeurs [italiques des autrices] (n = 3) se retrouvent à l’opposé des démanteleurs : non seulement ils reconnaissent que la condamnation du non-citoyen aura d’importantes répercussions sur le statut d’immigration de la personne, mais ils semblent être fiers d’avoir ce pouvoir entre leurs mains et décident de s’en servir pour renforcer et étendre la frontière au-delà de ce qui est strictement prévu par la loi.

Les décisions des constructeurs mettent en lumière que ces juges sont pleinement conscients de la double peine qui découlera de leur décision pénale : ils savent que la personne sera sévèrement punie, non seulement à cause de son infraction criminelle, mais aussi de son statut de non-citoyen. Or, loin de percevoir cela comme une injustice, les constructeurs intègrent cette double conséquence de la décision dans leurs raisonnements et se montrent ouvertement favorables au durcissement des contrôles de l’immigration dans leurs discours. La double peine est, pour eux, entièrement justifiée : le statut précaire du non-citoyen est perçu comme quelque chose de regrettable, comme un élément qui accentue le caractère indésirable de la personne. Les propos de Sayad (1999) se révèlent exacts : pour les constructeurs, l’accusé n’est pas un simple criminel méritant d’être puni pour le crime commis, il est aussi un étranger qui, de par son passeport, mérite un traitement différencié qui souligne la faute de sa double existence en tant qu’étranger et délinquant.

Dans R. c. Yang, par exemple, l’accusée est une personne de nationalité taiwanaise qui, malgré avoir habité au Canada depuis plus de 20 ans, n’a pas de statut d’immigration au pays. Elle sera accusée, condamnée et déportée après une dispute lors de laquelle elle avait tiré la victime par les cheveux. La défense accepte que la déportation soit inévitable, mais sollicite néanmoins l’imposition d’une absolution qui permettrait à l’accusée de retourner au Canada un an après sa déportation. Toute condamnation, en revanche, entraînerait une prohibition permanente de retour. Le juge prend note de l’argument de la défense qui souligne que l’accusée sera complètement déracinée au Taiwan, après avoir passé plus de 20 ans au Canada. Mais, au lieu d’interpréter cette information favorablement, il attribue à ce séjour prolongé une valeur négative : « [E]n toute connaissance de cause et depuis 20 ans, elle demeure au Canada sachant qu’elle n’a aucun droit d’y résider. Il semble quelque peu ironique qu’elle invoque maintenant ce facteur comme justifiant la clémence du Tribunal » (para. 73). La réprobation du juge va bien au-delà de la sphère pénale : en tant que constructeur, il se permet de juger non seulement l’infraction au Code criminel, mais il mobilise son pouvoir de borderworker pour réprouver l’individu pour sa non-citoyenneté et faciliter ainsi son renvoi du Canada.

Pour le constructeur, toute excuse est bonne pour mener à son terme ce qu’on peut qualifier ici de double procès où l’accusée est jugée par une cour pénale non seulement pour son délit, mais également pour son absence de statut d’immigration en règle. Toujours dans Yang, afin de prouver que l’accusée n’a jamais été une charge pour le pays, la défense souligne qu’elle a toujours travaillé dans un restaurant. Mais pour le juge, cet élément a priori positif se transforme rapidement en élément négatif :

[S]i l’accusée n’a jamais eu de statut légitime au Canada depuis 1999, elle n’a jamais déclaré ses revenus ou payé d’impôts. […] Or, le fait de travailler au noir pendant deux décennies – une forme d’évasion fiscale – est loin d’être banal. […] D’abord, cela démontre l’inverse d’une bonne intégration sociale, tant au niveau pénologique (art. 718 C.cr.) qu’au niveau de l’évaluation de son souhait de revenir au Canada. De plus, cette évasion fiscale prolongée démontre une morale élastique et un laxisme notable au niveau des valeurs et de l’honnêteté, ce qui est pertinent à l’évaluation du premier critère de l’absolution

R. c. Yang, para. 104 à 108

La conception du rôle de constructeur présente d’autres répercussions : le fait que le juge se perçoive lui-même comme un constructeur l’amène aussi à considérer les agents d’immigration comme ses collègues. Naît ainsi une sorte de corporatisme, un sentiment de solidarité interprofessionnelle qui pousse les constructeurs à veiller pour que ses collègues puissent bien mener à terme leur mission de contrôle de l’immigration. Nous observons un exemple de cette solidarité dans R. c. Villanueva, affaire dont l’accusé est un citoyen du Honduras accusé du crime de conduite avec un taux d’alcool supérieur à la limite permise. Faisant déjà l’objet d’une ITC en raison d’une précédente condamnation, l’accusé est en attente de la résolution d’une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. La défense souligne au juge que toute nouvelle condamnation aura un effet négatif sur l’examen de cette demande humanitaire et augmentera le risque que l’accusé soit effectivement déporté, mais le constructeur écarte rapidement cet argument : peu préoccupé par les effets que la déportation pourrait avoir sur la vie de l’accusé, il se montre en revanche très inquiet du fait que la stratégie de la défense aurait l’effet « d’empêcher un agent de l’État chargé d’évaluer les possibilités de réhabilitation d’un requérant, de prendre en compte certains de ses comportements criminels » (para. 56), car « l’agent du service de l’immigration n’aurait qu’une vision parcellaire des évènements » (para. 58). Ceci serait contraire aux intérêts de la société canadienne, qui « a certainement intérêt à ce que des décisions de cette nature, révisables judiciairement, soient rendues en toute connaissance de cause » (para. 59).

L’agent d’entretien – la maintenance de la frontière

Qu’ils soient d’accord ou pas avec leurs fonctions de borderworker nouvellement acquises, les agents d’entretien [italiques des autrices] adoptent une attitude de résignation qui les amène à assurer que la frontière est maintenue comme le législateur l’a conçue : ils ne font aucune démarche pour interrompre la chaîne pénale menant à l’imposition d’une double peine mais, contrairement aux constructeurs, ils ne se réjouissent pas non plus des conséquences en matière d’immigration que subira le non-citoyen.

Les agents d’entretien sont les plus nombreux de notre échantillon (n = 28). Ce constat n’est pas surprenant. En effet, il s’agit finalement de la conception la plus confortable, soit l’acceptation passive du rôle de borderworker qui ne demande aucune modification majeure de la pratique professionnelle des juges, mais seulement l’acceptation par ces derniers du fait que leurs décisions auront des conséquences supplémentaires sur l’individu condamné. Souvent, la seule modification observée dans la pratique consiste tout simplement en l’ajout dans les décisions écrites d’une phrase ou d’un paragraphe type qui fait allusion à l’article 36 de la LIPR. Loin d’avoir des effets réels sur la peine effectivement imposée, cette mention a pour seul effet de permettre au juge d’affirmer qu’il a pris en compte le statut de non-citoyen de l’accusé lors de la détermination de la peine, comme recommandé par la CSC, et de se prémunir ainsi face à de possibles reproches en cas d’éventuel appel[14].

L’agent d’entretien émerge dans la plupart des cas lors des affaires où le juge, confronté à un crime qu’il considère d’extrême gravité, décide délibérément de ne pas intégrer dans son raisonnement les conséquences de la condamnation en matière d’immigration pour moduler la peine. Cette décision est justifiée de deux façons différentes. D’un côté, lorsque la défense demande l’absolution du non-citoyen, l’agent d’entretien opte pour affirmer que l’absolution serait contraire à l’intérêt public. De l’autre côté, dans les affaires dans lesquelles la défense sollicite l’imposition d’une peine réduite de six mois moins un jour, le respect du principe fondamental de proportionnalité ne permet pas, selon les juges, d’imposer une peine suffisamment réduite pour contourner les effets en matière d’immigration. Par exemple, nous lisons dans R. c. Pierre que :

Ainsi, en dépit de l’existence de facteurs jugés atténuants et tout en considérant le statut d’immigration « précaire » du délinquant il s’agit d’une infraction dont la gravité objective est importante et la peine suggérée par la défense se retrouve nettement au plus bas, sinon à l’extérieur de la fourchette de peines généralement octroyées en semblable matière

para. 108

Le discours de ce juge suit à la virgule près ce que la CSC avait affirmé dans R. c. Pham. De plus, il adopte une interprétation stricte du concept de peine : peu importe la souffrance infligée par l’ITC, les conséquences d’immigration ne font pas partie de la peine et, donc, leur considération ne peut pas entraîner l’imposition d’un châtiment disproportionné.

Ces justifications sont souvent accompagnées d’une série de remarques visant à déresponsabiliser le juge face à sa propre passivité et à pointer du doigt le non-citoyen comme seul responsable de la double peine que ce dernier subira. Ainsi, ces juges affirment par exemple que « ce sont les choix de l’accusé faits en toute connaissance de cause qui vont l’amener devant le Tribunal de l’immigration » (R. c. Lutchmaya, para. 78), que « l’accusé doit cependant assumer les conséquences de ses actes commis en toute connaissance de cause et subir les inconvénients découlant de l’existence d’un casier judiciaire » (R. c. Ramirez, para. 67) ou encore que « les conséquences indirectes du crime sur sa demande d’asile sont imputables à sa conduite et non à la sévérité de la loi » (R. c. Yektas, para. 65).

Dans d’autres cas, plutôt que de se réfugier derrière la gravité du crime, les juges mettent de l’avant le caractère clément de la double peine qui sera imposée au non-citoyen. Dans R. c. Panda, par exemple, le juge décide de condamner la personne car sa décision « n’entraînera pas une interdiction de territoire, mais retardera simplement l’obtention de sa citoyenneté » (para. 106). De son côté, le juge de l’affaire R. c. Diaz Lopez affirme que « la preuve ne révèle pas que ses chances d’obtenir la citoyenneté sont compromises. Tout au plus, dans le cadre de l’administration régulière [de la LIPR], son dossier pourrait être examiné plus attentivement par les autorités compétentes en regard de cette condamnation et, par conséquent, on peut penser que le processus qu’il devra suivre pourrait être un peu plus long » (para. 22). 

Le degré de passivité des agents d’entretien, cependant, n’est pas uniforme. Dans certaines affaires, il est possible d’observer une attitude légèrement plus active. La déresponsabilisation des juges cède la place ici à une position plus proche de celle des démanteleurs. Néanmoins, les efforts restent finalement symboliques : malgré la volonté de vouloir prendre en compte les conséquences en matière d’immigration, et sûrement contraints par les exigences de R. c. Pham en matière de proportionnalité, ces juges n’osent pas leur accorder le poids nécessaire pour qu’elles aient un vrai impact sur la peine effectivement imposée. Les actions de ces juges, qui semblent être des démanteleurs dans l’âme, sont finalement inefficaces et, même à contrecoeur, ne leur permettent pas de sortir de la catégorie d’agents d’entretien. C’est par exemple le cas de l’affaire R. c. Pouya, dans lequel le juge tient à souligner qu’il est conscient des « fortes possibilités que l’accusé soit expulsé du Canada et qu’il doive retourner dans son pays d’origine » (para. 56) et laisse entrevoir son regret de ne pas pouvoir l’éviter. Ce juge prend en compte les conséquences en matière d’immigration pour faire diminuer légèrement le quantum de la peine, mais conclut qu’une peine de 29 mois et 22 jours – qui n’a donc aucun effet en ce qui a trait à l’évitement des conséquences sur le statut d’immigration – est juste et proportionnelle.

2. Le refus de devenir un borderworker

Les sourds

Les sourds [italiques des autrices] (n = 8) sont ces juges qui, malgré les efforts des parties en ce sens, décident de ne pas écouter les arguments sur les conséquences que la condamnation pénale peut avoir sur le non-citoyen. Sceptiques, ils refusent d’accepter la véracité des récits des accusés et de leurs avocats quant à la double peine que leur décision peut déclencher et n’intègrent pas ces conséquences dans leur prise de décision. Pour les sourds, le rôle du juge pénal demeure inchangé, et ils refusent d’entendre tout argument visant à les convaincre de leur nouveau pouvoir en tant que borderworker.

Bien que les conséquences de leurs positionnements pour le non-citoyen soient extrêmement similaires, les sourds se différencient des agents d’entretien dans leur reconnaissance de l’existence de ces conséquences : si les agents d’entretien acceptent l’existence de la double peine mais se montrent indifférents face à elle, les sourds refusent d’accepter l’existence de ces conséquences. Pour les sourds, tout simplement, leur décision n’aura aucun impact sur le statut d’immigration de la personne et le non-citoyen ne subira qu’une seule peine, celle qui sera directement imposée par le juge. Dans R. c. Mahombi, par exemple, le juge se repose sur l’absence d’éléments de preuve :

Je souligne à cet effet qu’il n’y a pas de preuve claire du réel statut au Canada de Kashinde-Emmanuel Mahombi. […] Je n’ai pas d’information, parallèlement, à savoir s’il a fait des démarches pour avoir un autre statut, de citoyen canadien par exemple, ou tout autre statut. […] L’interdiction de territoire, par exemple, à laquelle il est fait référence à compter de l’article 44 de la Loi, comporte des dispositions particulières relatives aux demandeurs d’asile, quant à sa prise d’effet. Est-ce le cas de l’accusé Mahombi ? Je crois comprendre que son statut est définitif, mais je n’en ai pas la preuve. En un mot, il m’apparaît que la prétention d’automatisme quant à l’expulsion du Canada n’a pas de fondement, ou du moins, la preuve ne permet pas de le démontrer

para. 42 à 47

Identique est la stratégie suivie par le juge dans l’affaire R. c. Nabout, qui considère que la défense n’a pas démontré suffisamment que l’obtention de la citoyenneté canadienne par l’accusé serait compromise par une condamnation pénale. De son côté, le juge de R. c. Matabaro s’en sort en affirmant que « le lien entre la présente sentence et le statut d’immigration de l’accusé, s’il existe, est très indirect et il dépend de variables qui sont impossibles de prévoir » (para. 91).

La stratégie du juge dans R. c. Owolabi Adejojo est plus radicale : il opte, tout simplement, pour la négation de l’existence de conséquences en matière d’immigration. Ainsi le juge affirme que « en ce qui concerne le statut d’immigrant, il n’y a rien à gagner ou à perdre, rien à espérer, aucune conséquence collatérale qui pourrait être évitée ou même atténuée » (para. 115).

Les aveugles

Les juges appartenant à ce groupe (n = 6) considèrent que le système de justice pénale doit fermer les yeux aux différences de citoyenneté des personnes accusées. De la même manière que ceux qui défendent que le système prétend être insensible à la couleur de la peau des justiciables (Van Cleve et Mayes, 2015), les juges aveugles [italiques des autrices] soutiennent que le système ne doit pas considérer la nationalité et doit traiter de la même manière tous les individus, quel que soit leur statut d’immigration. La question de la double peine ne se pose même pas pour les aveugles : ils font le choix conscient de fermer les yeux face au débat concernant l’existence de cette double peine, de façon à ne pas devoir se questionner à ce sujet.

Pour ces juges, les conséquences de la peine en matière d’immigration doivent être écartées du système de justice pénale, car le contraire placerait les non-citoyens dans une situation de privilège et créerait « une inégalité manifeste avec les délinquants [citoyens] qui se trouvent dans une situation similaire » (R. c. Todorov, para. 11). L’affaire R. c. Todorov nous montre par ailleurs que cette sorte d’aveuglement auto-infligé se manifeste même dans les affaires où le juge est conscient que la peine imposée entraînera des conséquences négatives plus graves pour un non-citoyen que pour une personne née au Canada.

Le manque de compétence devient souvent le bouclier derrière lequel le juge aveugle se cache pour justifier la conception restreinte de son rôle. C’est par exemple le cas de R. c. Lauture, dans laquelle le juge reconnaît que « [l]es conséquences collatérales de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sont importantes, mais ce tribunal n’est manifestement pas un forum approprié pour les examiner » (para. 6). Dans le cadre de l’affaire R. c. Gamarra Moran, le même juge insiste particulièrement sur ce point :

Ce risque [de renvoi] est donc une conséquence inéluctable du droit édicté par le Parlement en créant des infractions passibles de peines maximales de dix ans ou plus. […] La question de savoir si ce risque se réalisera n’est pas une question qui relève de la compétence de ce tribunal

para. 14

Les mots de l’Honorable Patrick Healy dans R. c. Todorov résument bien l’essence de la position des juges aveugles : pour eux, l’imposition d’une peine à un non-citoyen sans prendre en compte les conséquences certaines en matière d’immigration que ladite peine aura est quelque chose qui peut être, certes, « malheureux », mais n’est en aucun cas « injuste » (R. c. Todorov, para. 11).

Les muets

Peu nombreux (n = 2), les juges muets [italiques des autrices] sont ceux qui, malgré qu’ils soient conscients du statut de non-citoyen de l’accusé, ne consacrent aucune partie de leur décision aux conséquences de la peine en matière d’immigration. Les juges muets non seulement refusent d’intégrer dans leur pratique le rôle de borderworkers, mais ils décident délibérément de rester indifférents face à lui et ne justifient pas ce refus de le contempler.

Par exemple, dans R. c. Peterson le juge fait état, dans la section Jurisprudence, des arguments des deux parties quant à la situation de l’accusé en matière d’immigration. Or, loin de les prendre en considération par la suite, il les ignore de façon totalement radicale et délibérée : le juge ne consacre pas un seul mot aux arguments des parties lors de son analyse, et il base entièrement sa décision sur la nature du crime commis et les facteurs aggravants de l’accusé. Les conséquences en matière d’immigration sont complètement ignorées.

Conclusion

L’analyse présentée dans cet article offre une meilleure compréhension des perspectives des juges qui, par la progressive immigrationisation du système de justice pénale, se retrouvent aujourd’hui à incarner simultanément les rôles de décideur pénal et de borderworker.

La CSC a eu, avec les arrêts Pham et Wong, l’occasion de clarifier comment doit opérer ce rôle dual. Pourtant, le contenu ambigu des deux décisions n’a pas vraiment contribué à définir comment le pouvoir discrétionnaire des juges doit en même temps obéir au contrôle des frontières et à celui de la criminalité. Le système canadien semble avoir opté pour ce que Schneider (1992) nommait « la discrétion du compromis des règles » : étant incapables d’arriver à un consensus sur la façon appropriée de procéder, le législateur et la CSC ont décidé de transférer la responsabilité aux décideurs individuels – ici, les juges.

Ce rôle nouvellement acquis donne aux juges la possibilité d’utiliser leur pouvoir discrétionnaire pour décider si un non-citoyen se verra imposer une double peine ou pas, mais tous ne décident pas de l’utiliser de la même manière. Cette étude confirme les conclusions de Baglay (2019), qui constatait que l’arrêt Pham était utilisé de façon contradictoire, « parfois comme une autorité pour prendre en compte les conséquences de l’immigration, tandis que dans d’autres, il est invoqué pour faire exactement le contraire » (p. 47-48). Les résultats de cette étude nous permettent d’avancer une potentielle explication à cette situation paradoxale : la mobilisation des conséquences de l’immigration dépend de la conception que les juges ont de leur rôle de borderworker.

L’analyse jurisprudentielle fait émerger une classification bipartite qui distingue les juges qui intègrent dans la conception de leur rôle leur pouvoir comme borderworker de ceux qui refusent d’intégrer ledit pouvoir dans la vision qu’ils ont de leur rôle. Les premiers se divisent en trois catégories : 1) ceux qui intègrent ce nouveau rôle dans l’exercice de leurs fonctions aux fins de démanteler la frontière ; 2) ceux qui l’accommodent dans l’exercice de leurs fonctions pour renforcer sa construction ; et 3) ceux qui, avec passivité, acceptent d’exercer des fonctions de maintenance de la frontière. De leur côté, ceux qui refusent d’accepter le nouveau rôle qui leur est attribué peuvent également être divisés en trois catégories : 1) ceux qui refusent de croire que leur décision aura des conséquences en matière d’immigration ; 2) ceux qui persistent dans l’idée de l’existence d’un système de justice pénale qui agit avec totale indépendance du passeport de ceux qui se soumettent à lui ; et 3) ceux qui décident, tout simplement, d’ignorer complètement le sujet.

La contribution de cet article est triple : premièrement, les constats présentés dans cet article viennent complémenter ceux des ouvrages existants qui analysent les pratiques des juges canadiens à la lumière du droit de l’immigration et de la jurisprudence de la CSC. Aux points de vue strictement juridiques (Baglay, 2019) ou de la critical race theory (Templeman, 2023) de la question s’ajoute maintenant la perspective novatrice de cet article, qui analyse la question depuis le prisme de l’immigrationisation. Deuxièmement, cette étude permet de mettre en lumière l’importance de la figure du juge, en tant qu’acteur ultime de la chaîne décisionnelle pénale, dans le processus de (dé)construction des frontières. Enfin, ces résultats nous ont permis de soutenir qu’avoir donné aux juges le pouvoir de borderworker a transformé la façon dont ceux-ci conçoivent leur rôle et le mettent en oeuvre. Cet article montre que ce ne sont pas seulement les résultats produits par le système de justice pénale (Bosworth, 2019) qui ont été transformés, mais aussi et surtout les pratiques des acteurs qui façonnent ce système.

Cette transformation est évidente pour les juges qui acceptent ouvertement leurs nouvelles fonctions de borderworker : les dispositions de la LIPR ont transformé le rôle et les conceptions du rôle de ces juges, qui désormais ne se conçoivent pas seulement comme des agents du système pénal, mais aussi comme des agents qui participent à la (dé)construction des frontières. Mais les effets de la LIPR se font aussi sentir sur les juges qui semblent refuser les fonctions de borderworker : conscients du fait que la loi souhaite leur imposer ce nouveau rôle, les juges qui veulent le refuser doivent désormais faire un effort pour justifier la raison pour laquelle ils ne souhaitent pas l’intégrer.

Que les juges du système de justice pénale refusent ou intègrent leur nouveau rôle de borderworker, l’impact qu’une condamnation pénale peut avoir sur le statut d’immigration d’un non-citoyen ne fait pas débat. L’immigrationisation du système de justice pénale canadien ne cesse de s’accentuer, et la capacité de (dé)construction des frontières fait maintenant partie intégrante de l’éventail des pouvoirs des juges des cours pénales et criminelles du pays. Comme il a été fait dans cet article, reconnaître l’existence de ce pouvoir et en étudier son exercice devient désormais indispensable pour comprendre la façon dont les acteurs d’un système de justice en incessante transformation s’adaptent ou résistent aux nouvelles responsabilités qui leur sont attribuées.